42 Ajoutons que vos dieux sont des génies cruels, ennemis des hommes : non contents de les aveugler et de les corrompre, ils se font du carnage et du meurtre une sorte de volupté. Les combats sanglants du Cirque, les innombrables batailles où des nations s’entretuent pour le fantôme de la gloire, font les délices de ces dieux, qui se repaissent à loisir de sang et de carnage. Lorsqu’ils tombent sur des peuples ou sur des villes comme des fléaux dévastateurs, ils en exigent des libations de sang humain. Le Messénien Aristomène immole à Jupiter Ithomète trois cents hommes, et se croit fort agréable au ciel par cette triple hécatombe, qui comptait une noble et illustre victime, Théopompe, roi de Lacédémone. Les habitants de la Chersonnèse taurique sacrifient à l’Artémise de la contrée tous les étrangers qu’ils peuvent saisir quand la mer les jette sur leurs parages. Euripide, votre poète tragique, a mis en scène l’inhumanité de ces sacrifices. Monime, dans son livre des Merveilles, rapporte qu’à Pella, ville de la Thessalie, on immole un Achéen à Pelée et à Chiron. Nous savons d’Anticlide, dans son livre intitulé des Retours, que les Lyciens, peuples de la Crète, sacrifient des hommes à Jupiter. Dosidas nous apprend qu’on offrait à Bacchus de semblables victimes. N’oublions pas les Phocéens. Pythocle, dans son troisième livre de la Concorde, nous dit qu’ils brûlaient un homme sur l’autel de la Diane taurique. Rappellerai-je l’Athénien Érechthée et le Romain Marius, qui sacrifièrent leurs filles, l’un à Proserpine, comme le rapporte Démocrate dans son troisième livre des Aventures tragiques, et l’autre aux dieux averronces, selon Dorothée, dans son quatrième livre de l’Histoire d’Italie ? Connaissez à ces traits l’amour que vous portent les démons. Comment leurs adorateurs ne seraient-ils pas des hommes saints et purs ? Les uns bénissent ces démons comme des libérateurs, les autres leur demandent le salut, ils ne voient pas que leurs hommages s’adressent à ceux qui les perdent. Ils ne voient pas qu’ils commettent un meurtre quand ils leur offrent des sacrifices. Le lieu ne change pas la nature de l’action.
Que vous sacrifiiez un homme à Diane, à Jupiter, dans un lieu saint, ou que vous l’immoliez à la Vengeance, à l’Avarice, aux démons, sur un autel ou sur un grand chemin, n’appelez pas l’homme assassiné une victime sacrée ? Votre action n’est pas un sacrifice, c’est un meurtre, un homicide.
43 Ô hommes les plus sages des hommes, vous fuiriez à l’aspect d’une bête féroce, à la rencontre d’un ours ou d’un lion ; comme le voyageur qui, « pressant du pied, dit le poète latin, un serpent qu’il n’a pas vu d’abord sous les ronces, recule tout à coup saisi d’effroi. » Et quand vous voyez, quand vous comprenez ce que sont les démons, des génies funestes, perfides, les plus cruels ennemis de l’homme, vous ne reculez point, vous ne fuyez pas ! Quel bien peuvent vous faire des êtres malfaisants ? Mais je puis vous montrer des hommes meilleurs que vos dieux, c’est-à-dire vos démons. Est-ce que Solon, Cyrus, ne valent pas mieux que le divin Apollon ? Votre Phœbus aimait les offrandes et non les hommes ; il trahit Crésus son ami, il en oublia les présents, et jugez s’il tenait beaucoup à la gloire ; il mena lui-même Crésus au bûcher par le fleuve Alys. C’est ainsi que les démons conduisent au feu leurs amis, leurs adorateurs. Ô hommes plus vrais, plus amis des hommes que le divin Apollon, ayez compassion de cet infortuné prince attaché sur le bûcher. Solon, dites hardiment la vérité.
Pour vous, Cyrus, faites éteindre le feu ; mais vous, Crésus, devenez sage à l’école du malheur. Quel être ingrat vous adorez ? il prend votre or et s’en va. Oui, Solon, en toutes choses, voyons la fin ; prince, ce n’est pas un démon, mais un homme qui vous donne ce conseil. Les oracles de Solon ne sont pas obscurs ; il vous sera facile maintenant de le comprendre ; instruit sur un bûcher par les leçons de l’expérience, vous aurez reconnu que lui seul vous portait la vérité.
44 Je me demande avec étonnement dans quelle intention les auteurs de ces extravagances ont répandu ces funestes superstitions et autorisé par des lois le culte de ces mauvais génies. Que ce soit Phoronée ou Mérops ou tout autre qui leur ait élevé des temples, des autels, et offert les premiers des sacrifices, il est certain que depuis leur époque les hommes se sont fait des dieux pour les adorer. On place l’amour parmi les plus anciens ; toutefois personne n’avait songé à lui rendre des honneurs divins avant Charmus, qui dressa un autel dans l’académie, au jeune adolescent qu’il aimait et qu’il souilla après s’en être rendu possesseur. C’est ainsi que la plus honteuse passion fut appelée amour et placée au rang des dieux. Les Athéniens ignoraient ce qu’était Pan avant de l’avoir appris de Philippide. Est-il étonnant que la superstition une fois établie soit devenue un foyer de corruption, que négligée dans le principe, elle ait pris tous les jours de nouveaux accroissements ; elle a grossi comme un torrent qui a tout emporté, elle a enfanté une foule de démons, elle a immolé des hécatombes, elle a réuni des multitudes d’hommes, élevé des statues, bâti des temples. Mais je ne tairai pas ce qu’étaient ces édifices parés du beau nom de temples ; c’était des tombeaux ; oui, des tombeaux ont été appelés temples. Foulez donc aux pieds ces superstitions : quoi ! vous ne rougiriez pas d’adorer des tombeaux.
45 Le tombeau d’Acrisius est à Larisse, dans le temple de Minerve, au sommet de la citadelle ; celui de Cécrops est dans la citadelle d’Athènes, comme nous l’apprend Antiochus, au neuvième livre de son histoire. Éricthone n’a-t-il pas reçu la sépulture dans le temple de Pallas ; Immer, fils d’Eumolpe et de Daïra, sous la citadelle d’Éleusis, dans l’enceinte du temple de Cérès, aussi bien que les filles de Celée ? Parlerai-je des femmes Hyperboréennes ? Deux d’entre elles, appelées l’une Hyperroque et l’autre Laodice, sont ensevelies dans une chapelle de Diane, qui fait partie du temple d’Apollon, à Délos. Cléarque, selon Léandre, a un tombeau dans un temple d’Apollon Didyme, qui se voit encore à Milet. Passerai-je sous le silence le sépulcre de Leucophryné qui, selon le témoignage de Zénon Myndien, est enterrée à Magnésie, dans le temple de Diane ? Oublierai-je l’autel d’ Apollon, qu’on voit à Thelmesse, et qui s’élève sur le tombeau du devin Thelmissis ? Ptolémée, fils d’Agésarque, raconte dans le premier livre de l’histoire de Ptolémée Philopator, que Cyniras et ses descendants ont leur tombeau à Paphos, dans le temple de Vénus. L’Énumération de tous les tombeaux révérés comme des temples serait infinie. Si le délire d’un pareil culte ne vous fait pas rougir, vous êtes de vrais morts, dès lors que vous adorez des morts, et partout vous portez vos funérailles. Ô infortunés, peut-on vous dire avec un de vos poètes, quel est votre aveuglement ? Vous marchez la tête enveloppée des ombres du tombeau.