Le nom de Spurgeon s’est trouvé bien des fois dans cette chroniquea. Il n’en pouvait être autrement. A lui seul, le grand prédicateur était toute une partie de la Grande-Bretagne protestante. Il s’imposait ; ses paroles étaient de celles qu’on recueille avec bonheur et qu’on répète avec admiration. Ce n’est que justice, justice combien inférieure à son mérite ! de lui consacrer toute cette chronique. Vos journaux ont raconté sa vie, où les événements extérieurs tiennent peu de place ; sa mort, que tout chrétien souhaite pour soi ; ses funérailles, que les plus glorieux pourraient envier. Les lecteurs n’avaient pas besoin qu’on leur apprit l’incomparable force religieuse qu’était Spurgeon, son éloquence sans pareille, son ministère absolument dévoué ; mais ils ont aimé à relire tout cela, en se remémorant la perte subie par tout le protestantisme, et en bénissant Dieu pour le grand serviteur qu’il lui avait donné. Ce mort là ira moins vite que la foule des morts ; il sera longtemps permis d’en parler encore ; seulement plutôt que de répéter ce qui a été dit, et de faire un panégyrique qui pourrait ne satisfaire ni le lecteur, ni surtout l’auteur, je préfère glaner ici et là, sur Spurgeon, des anecdotes inédites pour vous, qui, sortant des généralités, le révéleront plus largement dans sa riche, géniale, humaine et chrétienne nature. Le champ est immense. Le Times, Daily Chronicle, Review of Reviews, British Weekly, etc., les plus grands journaux politiques et religieux, comme les plus humbles ; les plus généraux, comme ceux de la dénomination baptiste, à laquelle appartenait Spurgeon, fournissent des épis pour des gerbes qui ne pourraient tenir dans l’espace dont vous disposez.
a – Cet in memoriam est paru dans Le Chrétien Évangélique de 1892, année de la mort de Spurgeon.
Tout enfant, il laissa voir qu’il était d’une nature exceptionnellement bien douée. Un pasteur de mérite l’ayant rencontré un jour chez son grand-père, le prit sur ses genoux et dit : « Cet enfant prêchera un jour l’Évangile, et il le prêchera à de grandes foules. »
Le 11 octobre 1864, déjà pasteur de son « Tabernacle, » il prêchait à Colchester dans la chapelle où il avait été converti quinze ans auparavant, à l’âge de quinze ans. Il prit pour texte ces paroles d’Esaïe : « Regardez à moi et soyez sauvés, » etc. « Voilà, dit-il, ce que j’ai entendu prêcher dans cette chapelle, quand le Seigneur m’a converti. » Et montrant du doigt une place à gauche sous la galerie, il ajouta : « J’étais assis dans ce banc quand j’ai été converti. » Cette courageuse confession produisit un effet saisissant sur l’auditoire.
A l’âge de seize ans, il prêcha par raccroc son premier sermon ; il venait de le finir et allait indiquer un cantique, quand une voix de vieille s’éleva :
— Dieu vous bénisse ! mais quel âge avez-vous ?
— Attendez que le service soit fini, pour faire de ces questions.
Le service fini, ce fut un feu roulant de questions, où dominait celle-ci :
— Quel âge avez-vous ?
— Moins de soixante ans.
— Oui, moins de seize, dit la vieille.
— Qu’importe mon âge ! pensez à Jésus et combien il est précieux pour nous.
C’était le texte du sermon.
Dans ces debating Societies où les jeunes gens aiment à essayer leurs talents oratoires en défendant le pour ou le contre dans un sujet controversé, l’alternative plaidée par lui étant toujours sûre d’être adoptée, on lui demandait parfois de plaider l’autre aussi, afin qu’elle ne fût pas trop inférieurement traitée et parce qu’il n’y avait que lui de force à répondre à lui-même.
Il était doué d’une mémoire excellente, qui le servait particulièrement bien pour reconnaître les physionomies. Il lui suffisait d’avoir vu une fois une personne et de lui avoir parlé, pour la reconnaître après dix ans de séparation. Il connaissait tous les membres de son énorme congrégation et se souvenait de leurs noms. Lui arrivait-il d’en estropier un, il se tirait d’affaire par un jeu de mots. Sa vue était perçante. Se penchant un jour vers un diacre pendant un service : « Allez dans tel banc, lui dit-il, à côté du frère un tel, il y a un voleur qui vient de lui faire son porte-monnaie. » Le diacre alla cueillir le pick-pocket, qui, avec le volé, le dénonciateur et le policeman improvisé, furent les seuls à noter l’incident.
Comme à tous les riches d’esprit, on a prêté à M. Spurgeon beaucoup de mots. Ainsi il aurait dit ceci : « Résistez au diable, et il s’enfuira de vous ; résistez à un diacre, et il sautera sur vous. » — « Je n’ai jamais eu assez d’esprit pour inventer cela, dit-il un jour à son ami le Dr Wright, qui l’interrogeait à ce sujet ; je n’ai pas non plus fait d’expérience m’autorisant à répéter cela. Au surplus, la plupart des vulgarités dont on m’attribue la paternité, sont plus vieilles que mon grand-père. »
Il lisait beaucoup. Il se donnait pour tâche de lire chaque semaine une demi-douzaine de livres d’étude ; il retenait tout ce qu’il lisait. Il n’était ni un hébraïsant, ni un helléniste, mais il étudiait la Bible dans les textes originaux, et pratiquait les commentaires. Ayant à parler une fois de l’olivier, il envoya prendre des renseignements au British Museum ; des pages que lui communiqua le conservateur, il fit quelques phrases à sa façon.
On a beaucoup raconté comment il se préparait et surtout ne se préparait pas pour ses prédications. « J’ai souvent, a-t-il dit, rencontré ces informations, et ne m’y suis pas reconnu. » Il se préparait toujours, tous les jours et tout le jour, et résumait sa préparation le samedi soir. Voici ce qu’il a écrit dans la préface de ses notes de sermons sur la Genèse, etc. : « Les notes dont je me sers étaient trop succintes pour être comprises par personne d’autre que par moi, aussi je leur ai donné du corps. La face d’une enveloppe ordinaire m’a souvent suffi pour noter mes memoranda ; maintenant que je vois la nécessité d’écrire plus gros, j’emploie une demi-feuille de papier à lettre. Quelquefois, je voudrais n’avoir jamais usé de ces procédés, car la mémoire aime qu’on se fie à elle, et plus on s’y fie, plus elle répond à cette confiance. » Quelqu’un qui possède une épreuve d’un sermon de M. Spurgeon, dit qu’elle présente plus de deux cents corrections.
Il était tout à son avantage chez lui, le samedi soir, dans sa campagne à Norwood ; il passait l’après-midi dans la ferme, avec ses vaches, ses chevaux, ses chiens, ses dindons, ses oies, des volatiles de toutes sortes, et d’autres animaux moins aériens. Il connaissait toutes ces bêtes et elles le connaissaient. Il traversait les serres pour rentrer, s’arrêtant presque devant chaque plante, devisant au sujet de chacune. On prenait le thé, puis il faisait le culte de famille avec toute la domesticité, donnant un commentaire des Écritures aussi animé et intéressant que s’il avait prêché. Ensuite il entamait une conversation, laquelle parcourait à bride abattue, avec des saillies pittoresques, des fugues humoristiques, bien des domaines : la littérature, la théologie, la philosophie, la politique, l’économie sociale, ses aventures, ses projets, tout au monde. A neuf heures il congédiait ses visiteurs ; il devenait sombre, était préoccupé. « Je dois maintenant préparer quelques miettes pour mes poulets pour demain matin. » Une courte prière était son bonsoir.
Homme dans toute la force du terme et croyant jusqu’aux moelles, il était la sincérité même et détestait toute affectation, tout maniérisme. Ni les apocalyptiques rêveurs, ni les cœurs purs n’étaient en faveur auprès de lui : nature qui laissait toujours chez elle voir le tuf, il le voulait voir chez tous. Un jour il dit, étant dans son jardin, à son ami, le docteur Wright : « Est-ce que vous n’êtes jamais ennuyé par ces partisans de la sainteté ? Nous en avons un nid ici, et les jardiniers sont férus de cette sottise. J’ai convoqué mes trois jardiniers samedi passé, et je leur ai dit : Voilà quelque temps que je vous surveille, vous, les saints ; vous arrivez en retard et vous partez tôt, et vous me gâtez mes massifs ; je n’ai plus besoin de vos services. Je ferai faire dorénavant mon jardin par des pécheurs. Et, ajouta-t-il, j’ai maintenant trois pécheurs, et ils font magnifiquement mon jardin. » Le talent d’observation, la perspicacité, la pénétration, le bon sens allaient chez lui jusqu’au génie qui donne la divination des cœurs.
La foi et le bon sens, la prière et l’action se pénétraient en lui. Une fois qu’il revenait de Menton, il trouva ses diacres éplorés ; il n’y avait plus que 1250 francs dans la caisse de l’orphelinat. « Demandons à notre Père céleste ce dont nous avons besoin, » dit-il. On s’agenouilla autour de la table et l’on pria : « Maintenant, dit-il, voyons ce que nous pouvons faire nous-mêmes. » Et prenant une feuille de papier, il s’y inscrivit pour 1250 francs, et la passa à son voisin. Quand elle eut fait le tour de la table, elle contenait des promesses pour dix fois cette somme. Rentrant chez lui ce soir-là, il entend une altercation à sa porte : son domestique refusait de laisser entrer un monsieur. Spurgeon s’approche : « J’arrive, lui dit l’étranger, des Indes, je voulais vous remette 17500 francs que j’avais promis là-bas de donner pour votre orphelinat. » Le lendemain, la première lettre qu’ouvrit Spurgeon contenait la même somme.
Ses écrits lui ont rapporté beaucoup d’argent ; mais, comme Beecher, il donnait beaucoup, et il a laissé une très médiocre fortune. Sa veuve n’aura guère que le montant des droits d’auteur de son mari.
Accablé des témoignages de reconnaissance et de sympathie qui, du trône à la chaumière, lui ont été prodigués pendant sa maladie, il disait : « Mais comment vais-je devoir vivre ? » Son penchant à la domination, favorisé par ses succès et l’enthousiasme de ses fidèles, était cependant accompagné d’humilité et du sentiment de sa responsabilité.
Il aimait le rire, large, sonore, épanoui, bon enfant. Il le portait en chaire : « J’aime mieux, disait-il, faire rire mes auditeurs une demi-minute que les faire bâiller une demi-heure. » Comme tous ceux qui ont un grand fonds d’esprit comique, il avait de grands accès de mélancolie. On ne se doutait guère, en l’entendant parler avec une merveilleuse aisance, que, avant de monter en chaire, il éprouvait une anxiété qui allait parfois jusqu’au malaise physique.
Rigide jusqu’à l’intransigeance en fait de doctrine, il avait, comme Luther, une pratique très large et prenait la liberté chrétienne fort au sérieux. Prêchant dans une église où il était près d’une fenêtre ouverte, il demanda au diacre de la fermer, remarquant qu’il aimait bien une coulée de bière (a draught of porter), mais pas un courant d’air. (A draught of air ; ce jeu de mots n’est pas facile à traduire.) Ce n’est que sur le tard qu’il se rangea à l’abstinence totale et employa pour la sainte cène du vin non fermenté.
« Avant de mourir, il faut que j’aille à Londres voir le musée de Mme Tussaud et entendre M. Spurgeon, » voilà le souhait sorti plus d’une fois des lèvres de gens du peuple. Il donne la mesure de la popularité de Spurgeon.
On a beaucoup dit, dans un intérêt facile à comprendre, que son dernier message avait été celui-ci : « J’ai combattu le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. » Non, son dernier message a été ce télégramme à sa congrégation : « Donnez de cordiales offrandes de reconnaissance… Amitiés (Love) à tous les amis. » Mais on a pu, à bon droit, mettre en grandes lettres sur son corbillard les paroles du grand apôtre.
Loin d’avoir fini (ce serait difficile), je dois cependant terminer. Plus d’un lecteur a conservé le souvenir des deux « leçons à mes étudiants, » qui ont paru ici même. Pasteurs et laïques s’en sont également délectés, et quelle bonne gaieté, avec d’inappréciables conseils, elles leur ont apportée ! Votre consciencieux éditeur, M. G. Bridel avait jugé qu’il fallait demander à l’auteur l’autorisation de les traduire. Cela valut au traducteur la lettre suivante, qu’il conserve comme un précieux souvenir à cause de la dernière phrase. Elle est datée de Menton, le 31 décembre 1879 ; elle est sur papier rose, d’une belle écriture rapide, dénotant une nature exubérante, avec des jaillissements comme ceux dont parlent les dernières lignes. Elle a naturellement ici sa place.
« Cher monsieur,
Je donne joyeusement mon consentement à la traduction en langue française de mes deux volumes de Lectures to my students. Je réclame seulement que mes vrais sentiments soient exprimés aussi exactement que possible. Je n’objecte point au retranchement ou à la condensation de quelques passages, mais j’objecterais beaucoup à toute autre altération.
Je pourrais, je crois, vous procurer les clichés des illustrations à un prix modéré chez les éditeurs ; elles semblent nécessaires pour les chapitres sur l’attitude, les gestes, etc.
Veuillez m’envoyer deux exemplaires de tout ce que vous publierez. J’ai le regret de dire que les éditeurs en général ne m’envoient pas des exemplaires de leurs traductions. Ce n’est que naturel que je désire conserver des exemplaires de mes propres écrits.
Votre courtoise et fraternelle lettre m’a fait grand plaisir ; puisse l’amour éternel verser d’incessants torrents de bénédiction pour vous.
Votre cordialement,
C.-H. Spurgeon. »