Appréciation de l’édit de grâce. — Politique de Richelieu à l’égard des protestants. — Essor de leur agriculture. — Développement de leur commerce maritime. — Supériorité de leurs manufactures. Littérature protestante. — Valentin Conrart. — Éloquence sacrée. — Éclat de la chaire de Charenton. — De la prédication dans les provinces. — Universités protestantes. — Services des protestants dans les armées françaises. — Cassion, Guébriant, Rantzau, La Force, Rohan, Châtillon, Turenne, Schomberg, Duquesne. — Défection successive de la noblesse. — Conduite des protestants dans les troubles de la Fronde. — Politique de Mazarin. — Première politique de Louis XIV. — Lettres de madame de Maintenon.
Le chancelier de l’Hôpital sous Charles IX, le président de Thou sous Henri IV, le cardinal de Richelieu sous Louis XIII, avaient attaché leurs noms aux trois édits qui furent rendus en 1562, en 1598, en 1629, et qui réglèrent tour à tour la condition des protestants en France ; le dernier, accordé à des rebelles vaincus, reçut le nom d’édit de grâce. En effet, le pouvoir était assez fort pour oser tout : sorti victorieux d’une crise redoutable, il était soutenu par l’assentiment unanime des catholiques : les plus modérés, il est vrai, ne réclamaient pas de nouvelles mesures de rigueur, parce qu’ils redoutaient les mouvements populaires et l’explosion des guerres civiles ; mais, s’ils différaient avec les catholiques zélés sur l’emploi des moyens, ils s’accordaient avec eux sur le but. Tous croyaient que le premier devoir du roi très-chrétien, du fils aîné de l’Église, était de supprimer l’hérésie dans ses États ; tous regardaient l’existence d’un parti réformé comme un danger permanent pour la sûreté publique ; tous considéraient l’unité de l’Église comme un principe fondamental en religion. Personne, ni parmi les catholiques, ni parmi les réformés eux-mêmes, n’avait encore réclamé au nom du grand principe de la liberté religieuse ; personne n’avait encore élevé la voix pour soustraire la conscience à la domination du souverain. Richelieu fut donc vraiment supérieur à ses contemporains, supérieur même aux hommes distingués qui dirigèrent les destinées de la France dans la seconde moitié du dix-septième siècle, lorsque après la prise de La Rochelle il se contenta d’abattre un parti politique, tandis qu’il se montrait plein de respect envers les convictions religieuses des vaincus.
L’édit de grâce fut, pour les protestants, l’inauguration d’une ère nouvelle. Privés de leurs places de sûreté et de leur organisation politique, exclus peu à peu des emplois de la cour et de presque toutes les charges civiles, ils se trouvèrent dans l’heureuse impuissance de s’appauvrir par le luxe et par l’oisiveté. Obligés de s’adonner à l’agriculture, au commerce et à l’industrie, ils se dédommagèrent abondamment de cette contrainte. Les vastes plaines qu’ils possédaient dans le Béarn et dans les provinces de l’Ouest se couvrirent de riches moissons. En Languedoc, les cantons peuplés par eux devinrent les mieux cultivés et les plus fertiles, souvent malgré le vice du terrain. Grâce à leur travail infatigable, cette province, si longtemps dévastée par les guerres civiles, se releva de ses ruines. Dans le diocèse montagneux d’Alais qui comprend les basses Cévennes, le châtaignier fournit aux habitants un pain tout apprêté qui suffisait à la nourriture de chacun, et que ces populations pieuses comparaient à la manne dont Dieu rassasiait les Israélites dans le désert. L’Aigoal et l’Esperou, les sommets les plus élevés de cette chaîne de montagnes, étaient couverts de forêts et de pâturages où paissaient leurs troupeaux. On remarquait sur l’Esperou une plaine émaillée de fleurs et remplie de sources qui y entretenaient une fraîche verdure pendant les chaleurs de l’été. Les habitants l’appelaient l’Hort-Diou, c’est-à-dire le jardin de Dieu. La partie du Vivarais désignée sous le nom de Montagne produisait du blé en si grande abondance qu’il dépassait les besoins de la consommation. Le diocèse d’Uzès donnait également du blé en quantité, des huiles et des vins exquis. Dans le diocèse de Nîmes le vallon de Vaunage était renommé pour la richesse de sa végétation. Les protestants, qui y possédaient plus de soixante temples, l’appellent la petite Canaan. Les habiles vignerons du Berri rendirent à ce pays son ancienne prospérité. Ceux du pays messin devinrent l’élite de la population de plus de vingt-cinq villages ; les jardiniers de cette même province portèrent leur art à un degré de perfection inconnu jusqu’alors.
[Histoire des Camisards, par Court de Gébelin, t. III, p. 158-165. Genève, 1760. Mémoire sur la généralité de Bourges, par M. de Seraucourt, dressé en 1698. Manuscrits français de la bibliothèque nationale, fonds Mortemart, n° 98. Mémoire du département de Metz, dressé en 1700. Fonds Mortemart, n°> 93.]
La bourgeoisie protestante des villes se livra à l’industrie et au commerce, et déploya une activité, une intelligence et, en même temps, une intégrité qui n’ont peut-être jamais été surpassées dans aucun pays. En Guienne, elle s’empare de presque tout le commerce de vin ; dans les deux gouvernements de Brouage et d’Oléron, une douzaine de familles protestantes possèdent le monopole du commerce de sel et de vin, qui s’élève tous les ans de 12 à 1 500 000 livres. A Sancerre, par leur travail persévérant et l’esprit d’ordre qui les anime, les protestants deviennent, de l’aveu de l’intendant, supérieurs aux catholiques en nombre, en richesse et en considération. Dans la généralité d’Alençon, presque tout le commerce passe entre les mains de quatre mille d’entre eux. Ceux de Rouen attirent dans cette ville une foule de riches étrangers, surtout de Hollandais, au grand avantage du pays. Ceux de Caen revendent aux négociants d’Angleterre et de Hollande les toiles et les draps fabriqués à Vire, à Falaise, à Argentan, assurant ainsi à cette branche de l’industrie nationale un riche débouché. Le trafic important que Metz entretient avec l’Allemagne appartient presque entièrement aux réformés de ce département. Aussi le gouverneur recommanda-t-il plus tard, quoique vainement, aux ministres de Louis XIV d’user à leur égard d’une attention particulière, de beaucoup de douceur et de patience, attendu, disait-il, qu’ils ont le commerce en dépôt et sont les plus riches du peuple. Les négociants de Nîmes, renommés dans tout le Midi, font subsister une infinité de familles. « Si tous les marchands de Nîmes, écrivait Bâville en 1699, sont encore mauvais catholiques, du moins ils n’ont pas cessé d’être de très bons négociants. » Ailleurs il disait dans son remarquable rapport : « Généralement parlant, tous les nouveaux convertis sont plus à leur aise, plus laborieux et plus industrieux que les anciens catholiques de la province. »
[Mémoire pour donner le dernier coup aux hérétiques des îles de Saintonge. V. Manuscrits français de la bibliothèque nationale, affaires du calvinisme depuis l’an 1669 jusqu’en 1788, vol. II. Mémoire concernant la généralité d’Alençon, dressé par M. de Pommereux en 1698. Fonds Mortemart, n° 89. Mémoire concernant la généralité de Rouen, dressé par M. de la Bourdonnaye en 1698. Fonds Mortemart, n° 90. Mémoire sur la généralité de Caen, dressé par M. Foucaut en 1698. Fonds Mortemart, n° 95. Mémoire sur la province de Languedoc, par M. de Bâville, intendant, en 1699. Fonds Mortemart, n° 100. Ce mémoire est imprimé.]
La France dut également aux protestants le rapide essor que prit alors le commerce maritime à Bordeaux, à La Rochelle et dans les ports de la Normandie. Les Anglais et les Hollandais avaient plus de confiance en eux que dans les négociants catholiques, et liaient plus volontiers correspondance avec euxa. Les réformés français méritaient cette haute réputation de probité commerciale. Perdus pour ainsi dire au milieu d’un peuple qui les observait avec défiance, sans cesse en butte à la calomnie, soumis à des lois sévères qui leur commandaient impérieusement une perpétuelle attention sur eux-mêmes, ils forçaient l’estime publique par l’austérité de leurs mœurs et par leur irréprochable loyauté. De l’aveu même de leurs ennemis, aux qualités du citoyen, c’est-à-dire au respect de la loi, à l’application au travail, à l’attachement à leurs devoirs, à l’ancienne parcimonie et à l’ancienne frugalité des classes bourgeoises, ils joignaient les qualités du chrétien, c’est-à-dire un vif amour pour leur religion, un penchant marqué à conformer leur conduite à leur conscience, une crainte constante des jugements de Dieu.
a – Benoît, Histoire de l’édit de Nantes, liv. III, t. III, p. 140. Édition de Delft, 1693.
Renommés pour leur intelligence et leur activité commerciales, ils ne l’étaient pas moins par leur industrie. Plus portés au travail que les autres sujets, parce qu’ils ne pouvaient devenir leurs égaux que par un travail supérieur, ils étaient encore stimulés et secondés par les principes de leur religion. Ces principes tendaient sans cesse à les instruire et à les éclairer, en ne les conduisant à la foi que par la voie de l’examen. De là des lumières supérieures qui se répandaient nécessairement sur toutes leurs actions et rendaient leur esprit plus capable de saisir toutes les idées dont l’application pouvait contribuer à leur bien-être. Leur propre industrie était encore augmentée et perfectionnée par la connaissance qu’ils avaient de l’industrie étrangère. La plupart, dans leur jeunesse, visitaient les pays protestants, la Suisse française, la Hollande, l’Angleterre, et, en étendant la sphère de leurs connaissances, ils donnaient à leur esprit la souplesse nécessaire au développement de l’industrie. Il faut ajouter que l’année économique des protestants était de 310 jours, parce qu’ils ne consacraient au repos que 50 dimanches et quelques fêtes solennelles, ce qui donnait à leur industrie la supériorité d’un sixième sur celle des catholiques, dont l’année économique n’était que de 260 jours, parce qu’ils en consacraient plus de 105 au repos.
Les protestants adoptèrent généralement le système des manufactures réunies, tant encouragées depuis par Colbert. Ces établissements, organisés sur le principe de la division du travail, dirigés par des chefs habiles qui employaient des milliers d’ouvriers qu’ils stimulaient par l’appât d’un salaire proportionné à leur ouvrage, offraient certainement le moyen le plus sûr et le plus prompt d’obtenir une production à la fois plus perfectionnée, plus abondante et plus économique. Pratiqué depuis longtemps en Angleterre et en Hollande, ce système, que la France allait appliquer pour la première fois sur une vaste échelle, était particulièrement avantageux aux réformés que leurs capitaux mettaient à même de former et de soutenir de grandes entreprises. Dans les provinces de Picardie, de Champagne, de Normandie, en Ile de France, en Touraine, dans le Lyonnais et dans le Languedoc, ce furent eux qui créèrent les plus importantes manufactures, et l’on s’en aperçut bien à leur décadence rapide après la révocation de l’édit de Henri IV.
Avant cette fatale mesure, la France possédait les plus belles manufactures de laine, et elle partageait le riche commerce de drap que faisaient les Anglais, les Hollandais et les Italiens. Celles du Languedoc, de la Provence et du Dauphiné fournissaient des quantités de drap aux négociants de Marseille, qui les expédiaient dans le Levant. Celles de la Champagne approvisionnaient l’Allemagne du Nord. Reims fabriquait des étoffes de laine et des étoffes mêlées de soie et de laine qui trouvaient un débouché dans les provinces rhénanes et dans le Brandebourg. On y comptait plus de 1200 métiers. Rhétel en possédait jusqu’à 80, Mézières 100, qui produisaient des étoffes de laine semblables à celles de Reims, des serges dites façon de Londres, et des serges drapées. Sézanne avait une magnifique manufacture de gros draps et de serges drapéesb. La célèbre manufacture de draps d’Abbeville fut fondée en 1665 par les Van Robais. Celles d’Elbeuf et de Louviers durent également leur origine et leurs progrès à des familles protestantes, qui les établirent en 1669. Celles de Rouen et de Sedan devinrent renommées pour la beauté de leurs produits.
b – Mémoire concernant la Champagne, dressé par M. Larcher en 1698. Fonds Mortemart, n° 92.
Les fabricants français achetaient les laines dont ils faisaient usage en Angleterre et en Espagne. Ils employaient aussi celles du Berri, du Languedoc et du Roussillon, dont la qualité n’est pas très inférieure à celle des laines de ces deux pays. D’ailleurs, en se servant d’ouvriers habiles, ils compensaient le défaut de la matière par le mérite de la façon.
L’invention récente du métier à bas multiplia les manufactures de bas de laine, de soie, de fil et de coton. Les protestants se distinguèrent également dans cette industrie nouvelle, qu’ils propagèrent surtout dans le Sedanais et dans le Languedoc. Une partie de cette province, le haut Gévaudan, contrée montagneuse, stérile et presque entièrement habitée par des réformés, trouva une ressource inattendue et précieuse dans les manufactures de cadis et de serges. On désignait sous ce nom des étoffes légères dont l’extrême bon marché assurait le débit. Tous les paysans en avaient des métiers chez eux et y consacraient tout le temps qu’ils ne donnaient pas à la culture de leurs terres. Comme elles sont fort ingrates, cette culture était bientôt faite, et, d’ailleurs, les hivers étant longs et les montagnes restant couvertes de neige, les habitants n’avaient, pendant ce temps, d’autre occupation que de travailler à leurs manufactures. Les enfants y filaient à l’âge de quatre ans, et toute une famille se trouvait ainsi occupée. Cette industrie ne rapportait pas moins de 2 à 3 millions livres au haut Gévaudan. Les étoffes étaient transportées à Mende et à Saint-Léger, achetées en gros par des marchands qui les faisaient teindre et les revendaient avec de beaux bénéfices en Suisse, en Allemagne, sur les côtes d’Italie, à Malte et dans le Levant.
Dans le Sedanais, les manufactures d’armes, d’instruments aratoires, de faux, de boucles et, en général, de toutes sortes d’objets de fer et d’acier, avaient pris une grande extension. Les protestants y possédaient des usines à Rubécourt, des forges sur la Vrigne, à Pouru-Saint-Remy, au Pont-Maugis. L’aisance régnait dans ce petit pays et se répandait de là dans les contrées voisinesc.
c – Histoire de l’ancienne principauté de Sedan par J. Peyran, t. II, p. 33. Sedan 1826.
A Montmorency, à Villiers-le-Bel et dans plusieurs autres communes de la généralité de Paris, les protestants fabriquaient des dentelles d’or et d’argent, de soie et de fil, qu’ils revendaient à des marchands en gros de la capitale. Ils fabriquaient aussi des rubans, des brocarts, des galons d’or et d’argent, des boutons de soie et de métal, qui étaient recherchés sur tous les marchés de l’Europed. Colbert pouvait dire avec raison que les modes étaient, pour la France, ce que les mines du Pérou étaient pour l’Espagne.
d – Mémoire sur la généralité de Paris Année 1700. Fonds Mortemart, no 88.
Les chapeaux fins de Caudebec trouvaient un immense débit en Angleterre et en Allemagne. Ils étaient fabriqués exclusivement par des ouvriers protestants.
Les belles manufactures des papiers d’Auvergne et d’Angoumois étaient également entre leurs mains. Ils avaient des moulins à Ambert, à Thiers, à Chamalières, près de Clermont. Ceux d’Ambert produisaient le meilleur papier de l’Europe. Les plus belles impressions de Paris, d’Amsterdam, de Londres, se faisaient sur du papier d’Ambert. Cette manufacture faisait subsister un grand nombre de familles. Ses produits rapportaient tous les ans plus de 80 000 écus. Les manufactures de l’Angoumois n’étaient ni moins florissantes, ni moins renommées. On comptait dans cette province jusqu’à 60 moulins travaillant, et ses papiers rivalisaient avec ceux de l’Auvergne. Les Hollandais et les Anglais en achetaient des quantités immenses, tant pour leur propre usage que pour celui des autres contrées du nord de l’Europe. Dans la généralité de Bordeaux, le canton de Casteljaloux, qui était presque entièrement peuplé de protestants, possédait également plusieurs moulins à papier, dont les produits étaient exportés pour l’imprimerie en Hollande.
[Mémoire concernant l’Auvergne, dressé par M. d’Ormesson en 1698. Fonds Mortemart, n° 94. Mémoire sur la généralité de Limoges, dressé par M. de Bernage en 1698, Fonds Mortemart, n° 104. Mémoire concernant la généralité de Bordeaux, dressé par M. de Besons en 108. Fonds Mortemart, n° 98.]
Ce furent les protestants qui dotèrent la France des magnifiques manufactures de toiles qui enrichirent si longtemps nos provinces du nord-ouest. En Normandie, ils fabriquaient des toiles à Vire, à Falaise, à Argentan, et leurs coreligionnaires de Caen les achetaient en gros pour les revendre aux Anglaise.
e – Mémoire sur la généralité de Caen, dressé par M. Foucaut en 1698. Fonds Mortemart. n° 95. Mémoire sur la généralité de Caen, dressé par M. Foucaut en 1698. Fonds Mortemart, n° 95.
Les toiles si renommées de Coutances rapportèrent, jusqu’en 1664, plus de 800 000 livres par an. Dans le Maine, ils avaient établi des manufactures de grosses toiles au Mans, à Mayenne et dans l’élection du Château-du-Loir ; mais la principale industrie de cette province était celle des toiles fines fabriquées à Laval. Elle avait été introduite, vers la fin du treizième siècle, par des ouvriers flamands qui avaient suivi Béatrice, épouse de Guy de Laval. Les ouvriers du pays l’avaient perfectionnée depuis en trouvant le secret de blanchir les toiles. Au temps de Louis XIV, elle occupait trois classes de personnes : les marchands en gros, qui achetaient les toiles écrues pour les faire blanchir ; les marchands tissiers, qui achetaient le fil et l’assortissaient pour faire les tresses, les chaînes et les ourdissements ; les ouvriers à façon, qui travaillaient pour les maîtres et quelquefois pour eux-mêmes. Le nombre de ces derniers s’élevait jusqu’à 20 000, avant la révocation de l’édit de Nantes. En Bretagne, où les protestants étaient groupés à Rennes, à Nantes et à Vitré, leur principale industrie était celle des toiles noyales, ainsi nommées parce que la première fabrique en fut établie dans la commune de Noyal, à deux lieues de Rennes, et dans huit ou dix communes des environs. C’étaient de grosses toiles écrues, propres à faire des voiles de vaisseau. Avant l’émigration des ouvriers protestants, les Hollandais et les Anglais en achetaient tous les ans pour 3 à 400 000 livres. Les toiles dites de Vitré étaient de grosses toiles de chanvre qui demeuraient écrues et que l’on n’avait pas soin de blanchir. On les fabriquait dans une trentaine de communes des environs de Vitré. Les marchands de cette ville les achetaient en gros et les revendaient à Saint-Malo, à Rennes et à Nantes, d’où on les exportait à l’étranger. Elles étaient propres à faire de petites voiles de navire. Les Anglais les achetaient pour l’usage de leurs colonies. On les vendait aussi aux marchands de Cadix et de Séville, qui s’en servaient pour emballer les marchandises fines destinées au Mexique et au Pérou. A Saint-Paul-de-Léon, à Morlaix, à Landernau, à Brest, on fabriquait des toiles blanches destinées principalement à la consommation du dehors. Tel était l’essor qu’avait pris cette industrie, que les Anglais achetaient tous les ans à Morlaix pour 4 millions et demi de livres de ces toiles, ce qui a été vérifié par le registre des droits qu’elles payaient pour la marque à leur sortie du royaumef.
f – Mémoire sur la Bretagne, dressé par M. de Nointel en 1698. Fonds Mortemart, n° 92.
Les tanneries de la Touraine étaient renommées dans toute la France. Les protestants en avaient établi plus de 400 dans cette industrieuse province. Ils en possédaient 35 à 40 dans les seules villes de Loches et de Beaulieug.
g – Mémoire concernant la généralité de Tours, par M. de Miroménil en 1698. Fonds Mortemart, n° 102.
Les fabriques de soie de Tours et de Lyon, si florissantes au milieu du dix-septième siècle, devaient presque tout leur éclat à l’industrie des ouvriers protestants. Celles de Tours, dont l’origine remontait au règne de Louis XI, mais qui n’avaient pris tout leur développement que sous le ministère protecteur de Richelieu, produisaient des taffetas unis en quantité suffisante pour toute la France, des velours rouges et des velours violets aussi brillants que ceux de Gênes, des serges de soie supérieures à celles de tous les autres pays, des moires d’or plus belles qu’en Italie. On comptait à Tours plus de 8000 métiers d’étoffes de soie, 700 moulins à soie, et plus de 40 000 ouvriers et apprentis employés à dévider la soie, à l’apprêter et à la fabriquer. La seule spécialité des rubans occupait à Tours et dans les communes voisines jusqu’à 3000 métiers. La consommation de cette ville ne s’élevait pas à moins de 2400 balles de soieh.
h – Burn, History of the foreign protestant refugees settled in England, p. 255. Londres, 1846.
Les manufactures de Lyon produisaient principalement des taffetas noirs, des étoffes de soie, d’or et d’argent, que l’on envoyait en Hollande. Le seul article des taffetas s’élevait à 300 000 livres, quoique l’on n’en exportât que les plus beaux. Cette délicatesse des Hollandais était cause que les manufacturiers lyonnais trouvaient mieux leur compte à faire passer leurs produits en Angleterre. Le commerce avec ce pays se faisait à Londres, à Plymouth et à Exeter. On y envoyait surtout des taffetas lustrés, des étoffes de soie, des brocarts d’or et d’argent. Souvent en une seule foire les Lyonnais vendaient pour plus de 200 000 écus de taffetas lustrés, pour la plupart noirs, aux agents des grandes maisons anglaises. Ces taffetas, que l’on désignait spécialement sous le nom de taffetas d’Angleterre, et les riches étoffes de soie, dans la confection desquelles entraient l’or et l’argent, étaient les deux articles dans lesquels excellait surtout la fabrique lyonnaise.
Pour les étoffes d’or et d’argent, c’était le génie du fabricant qui leur donnait toute leur supériorité. Ailleurs le travail en pouvait être aussi beau et même meilleur ; mais les ouvriers lyonnais seuls étaient capables d’inventer tous les ans, et presque tous les jours, de nouveaux dessins que les étrangers ne savaient pas inventer comme eux, mais qu’ils goûtaient fort et qu’ils s’efforçaient d’imiter. Un bon dessinateur suffisait souvent à Lyon pour faire la fortune d’une maison, et, quand il avait de la conduite, du rang d’ouvrier il passait facilement à celui de maître. La fabrique lyonnaise commençait aussi à imiter les ouvrages des Indes avec une telle perfection que la façon de ces étoffes constituait les deux tiers de leur valeur. Sous tous ces rapports, Tours était inférieur à Lyon ; mais la fabrique de cette ville l’emportait sur sa rivale par l’élégance et le fini des petites étoffes, et plus encore par un art de nuancer les couleurs que Lyon ne put jamais atteindre.
Même après la révocation de l’édit de Nantes, Lyon recevait encore jusqu’à 6000 balles de soie, dont environ 1400 du Levant et principalement de la province de Ghilan en Perse, 1600 de Sicile, 1500 du reste de l’Italie, 300 d’Espagne, et 1200 du Languedoc, de la Provence et du Dauphiné. On estimait encore la consommation de cette ville à environ 3000 balles ; 1500 étaient envoyées à Tours, 700 à Paris, 200 à Rouen, autant en Picardie, 500 dans le reste du royaume. « Cette estimation, écrivit l’intendant d’Herbigny en 1698, est faite sur un pied médiocre, plus fort que l’état présent des choses, mais beaucoup au-dessous de ce qu’on dit qu’elles ont été lorsqu’elles étaient le plus florissantes. Car on prétend qu’il y a eu jusqu’à 18 000 métiers d’étoffes de toutes sortes travaillant dans Lyon, et l’on tient qu’il n’en faut que 6000 pour la consommation de 2000 balles de soiei.
i – Mémoire concernant la généralité de Lyon, dressé par M. d’Herbigny en 1698. Fonds Mortemart, n° 91.
La partie protestante de la bourgeoisie française ne se livra pas seulement à l’industrie et au commerce : elle entra dans toutes les carrières libérales. Un grand nombre de réformés se distinguèrent comme médecins, comme avocats, comme écrivains, et contribuèrent puissamment à la gloire littéraire du siècle de Louis XIV. Au barreau de Rouen régna pendant cinquante ans un avocat de la religion, Henri Basnage, le savant commentateur de la Coutume de Normandie. Chacun le consultait comme un oracle, et le parlement, si hostile aux huguenots, vénérait son caractère et son savoir. Son contemporain et son ami, Lémery, le père de l’illustre ministre que Rouen s’honore d’avoir vu naître dans ses murs, remplit dans ce même parlement les fonctions de procureur, avec une rare distinctionj. L’Académie française eut pour véritable fondateur le protestant Valentin Conrart, écrivain discret et pur que les auteurs les plus renommés venaient consulter, et qui, selon l’expression de Balzac, trempait sa plume dans le bon sens. Dans la maison de ce savant illustre se réunissait, dès l’an 1629, une société de gens de lettres, dont plusieurs étaient de la religion, comme Gombaud, d’Ablancourt, Pélisson. Ces réunions littéraires inspirèrent à Richelieu, dont les idées prenaient naturellement un caractère de grandeur conforme à l’élévation de son génie, le projet de créer l’Académie française, dont Conrart dressa les lettres-patentes, et dont il rédigea les règlements en 1635. Il en fut le premier secrétaire, et, malgré son attachement inébranlable à la religion protestante, Richelieu le maintint jusqu’à sa mort dans ce poste éminent. La célèbre madame Dacier, fille de Tanneguy-Lefèvre, que ce grand ministre honora de son amitié, appartenait à la même religion. Un autre écrivain protestant, Gui Patin, mérite d’être cité, dans nos annales savantes, comme lettré, comme philosophe et comme médecin. C’était un esprit d’une rare justesse, malgré son penchant à la raillerie. Ses lettres, remplies de traits, de réflexions pleines de finesse et d’anecdotes que l’on s’est trop empressé de déclarer suspectes, sont écrites sans recherche et sans art, et avec une simplicité familière qui leur communique un charme extrême. Pierre Du Moulin n’était pas inférieur aux meilleurs de nos prosateurs classiques. Avec plus de respect pour les bienséances et moins d’âpreté dans le caractère, il rappelait les grandes qualités du style de Calvin, dont l’Institution chrétienne avait fourni à la France le premier modèle d’une prose claire, ingénieuse et véhémente, que n’eût pas désavouée l’auteur des Lettres provinciales. L’éloquence de la chaire surtout fut redevable aux protestants d’une partie de ses immenses succès. Tandis que la prédication n’était encore chez les catholiques qu’un accessoire du culte, elle en était devenue chez leurs adversaires la partie essentielle. « Ils ne demandent que leur saoul de prêches, » disait en plaisantant Catherine de Médicis, alors qu’elle balançait encore entre les deux cultes. Chargés d’enseigner la religion de l’Évangile, les pasteurs protestants s’adressaient à l’intelligence bien plus qu’à l’imagination, et s’efforçaient avant tout de porter la conviction dans l’esprit de leurs auditeurs. Un tel ministère exigeait des esprits cultivés, et forçait le prédicateur à être à la fois un savant, un écrivain et un orateur. Il en résulta bientôt entre les deux religions une émulation dont profitèrent les deux chaires, et, si les catholiques l’emportèrent à la fin du siècle, si les Bossuet, les Massillon, les Fléchier, les Bourdaloue, les Fénelon, furent supérieurs à la plupart des ministres protestants de leur époque, il n’en est pas moins sûr que les prédicateurs formés à l’école de Calvin, et, plus que tous les autres, Lingende et Senault préparèrent en quelque sorte la voie qu’ils parcoururent avec tant d’éclat.
j – Floquet, History of Histoire du parlement de Normandie, t. VI, p. 56-57.
L’église de Charenton, qui était en quelque sorte celle de Paris, eut constamment des ministres distingués, et dont les noms seraient peut-être devenus célèbres, s’ils avaient appartenu à la religion catholique. Un Daillé, formé dans la maison de Mornay, et au sujet duquel l’académicien écrivait à Conrart : « J’ai lu les sermons de Daillé, et je les ai trouvés très savants, très éloquents et très polis ; » un Drelincourt renommé pour la prédication populaire, comme Daillé l’était pour la noblesse et la dignité de ses discours ; un Allix, dont on vantait le savoir, la grande clarté et l’exquise sobriété de langage ; un Mestrezat, auquel le cardinal de Retz rend un témoignage si flatteur dans ses Mémoires, et qui, pour l’exposition lumineuse et la ferme discussion des doctrines, mérite d’être comparé à Bourdaloue ; un Claude, dont le génie ne fut surpassé que par celui de Bossuet, et qui, plus que tout autre, était digne par la rare vigueur de son esprit, par sa logique serrée et quelquefois par son éloquence, de combattre à la tête de son parti. A Montpellier, Michel Le Faucheur, disciple de Théodore de Bèze, avait conservé quelque chose de l’accent oratoire de son maître, et représentait assez bien ces gentilshommes que d’Aubigné fait discourir à la vieille huguenote. A Caen, Pierre Du Bosc faisait admirer sa science et sa critique judicieuse, son intelligence élevée. A Metz, David Ancillon gagnait tous les cœurs, tant par sa vie sans reproche, sa piété sincère et sans faste, que par le soin avec lequel il méditait et composait ses sermons. L’élégant temple de Quevilly, bâti près de Rouen, et que l’on considérait comme la métropole des églises réformées de la Normandie, n’eut pendant près de cent ans que des prédicateurs distingués. Les Du Feugueray, les Lhérondel, les de Larroque, longtemps renommés, furent dignement remplacés par les de Langle, les Legendre, et surtout par Jacques Basnage, qui publia tant de savants ouvrages qu’admira son siècle, et que le nôtre estime encore. C’était un des fils d’Henri Basnage, la gloire du barreau de Rouen.
Les synodes favorisaient ce mouvement littéraire. Ils votaient, sur les fonds dont ils disposaient, de riches dotations en faveur des quatre académies protestantes de Saumur, de Montauban, de Nîmes et de Sedan. Ils surveillaient avec un soin jaloux ces établissements, dont la réputation s’étendit jusqu’à l’étranger, si bien que non seulement beaucoup de prédicateurs hollandais, mais même des princes de la maison de Brandebourg vinrent s’y former. Joachim Sigismond étudia à Sedan, Jean George à Saumur. De Montauban, qui était en France la citadelle de la doctrine de Calvin, comme Wittemberg était en Allemagne la citadelle de celle de Luther, sortirent les Garissolles, les Chamier, les Bérault ; de celle de Saumur, fondée par Mornay, les Cappel, les Amyraut, les Saint-Maurice, les Desmarets, les Tanneguy-Lefèvre ; de celle de Sedan, les Du Rondel, les Bayle, les Jurieu, les Du Moulin sans avoir autant de célébrité que les trois autres, l’académie de Nîmes compta pourtant quelques professeurs de mérite, parmi lesquels Samuel Petit tient le premier rang.
Dans toutes les principales villes du royaume, les protestants entretenaient des collèges dont les plus florissants étaient ceux de Nîmes, de Bergerac, de Béziers, de Die, de Caen, d’Orange. A Paris seulement, ils n’eurent jamais ni collège, ni temple, ni académie.
Une partie de la noblesse protestante prenait part à ce mouvement littéraire, qui fut la gloire la plus pure et la plus durable, du siècle de Louis XIV. Le duc de Montausier, le marquis de Dangeau, l’abbé Dangeau, son frère, avaient été élevés dans la religion réformée ; les Basnage appartenaient à l’une des plus illustres familles de Normandie ; les comtes de Lude, les Saint-Blancard, les seigneurs de Cerisy défendirent longtemps de leur plume la grande cause que leurs ancêtres avaient défendue avec leur épée. Toutefois de vieilles traditions de famille portaient de préférence la noblesse protestante vers le métier des armes. Ce fut à des gentilshommes huguenots que la France dut plusieurs de ses plus belles victoires, sous Louis XIII et Louis XIV. Le comte de Gassion, qui passait pour avoir conseillé la manœuvre à laquelle le grand Condé dut l’heureuse issue de la journée de Rocroi, élevé après cette bataille, et sur la demande du jeune prince, au rang de maréchal, et tué en combattant au siège de Sens en 1647, était protestant et le resta jusqu’à sa mort. Le maréchal Guébriant, le conquérant de l’Alsace, auquel le duc Bernard de Saxe-Weimar remit en mourant sa vaillante épée, le vainqueur de Weissenfels et de Wolfenbuttel, qui périt avec gloire au siège de Rothweil en 1643 ; le maréchal Rantzau, si dévoué, si brave, qui reçut soixante blessures, perdit un bras, une jambe et un œil, et ne conserva d’entier que le cœur ; le maréchal duc de La Force, si miraculeusement échappé des mains des assassins de son père et de son frère dans la nuit de la Saint-Barthélemy, qui battit les Espagnols à Carignan, le duc de Lorraine à Montbéliard, et triompha tour à tour en Italie et en Allemagne, qui, lorsque la cavalerie de Jean de Werth surprit Corbie et que les Croates poussèrent jusqu’à Pontoise, rendit la confiance à Paris consterné et enrôla précipitamment les quinze mille crocheteurs qui sauvèrent la capitale ; le duc de Rohan, qui, condamné à l’exil en 1629, puis rentré en grâce auprès du roi, conquit la Valteline en 1635, et, disgracié de nouveau, combattit encore comme simple volontaire dans l’armée du duc de Saxe-Weimar, et fut blessé mortellement au siège de Rhinfeld ; le maréchal de Châtillon, qui fit triompher les armées de Richelieu sur la frontière du Nord dans les premières années qui suivirent la déclaration de guerre contre l’Autriche et l’Espagne, le brillant vainqueur d’Avain, le conquérant d’Hesdin et d’Arras : tous ces généraux illustres et une foule d’officiers qui combattaient sous leurs ordres appartenaient à la religion réformée. Faut-il nommer Turenne, l’un des plus grands tacticiens de son siècle, et Schomberg, héritier de son bâton de maréchal, qui, selon l’expression de madame de Sévigné, était un héros aussi ? Faut-il rappeler enfin ce glorieux Duquesne qui vainquit Ruyter, battit sur mer les Espagnols et les Anglais, bombarda Gênes et Alger, et jeta l’épouvante parmi les corsaires barbaresques ? Les musulmans n’osaient soutenir la vue de cet homme qu’ils appelaient le vieux capitaine français qui avait épousé la mer et que l’ange de la mort avait oublié.
Toutefois, à la longue, la plus grande partie de la noblesse ne persista pas dans son attachement à la réforme. Elle avait prodigué son sang et ses trésors pour défendre ses convictions religieuses, tant qu’elle avait été soutenue par le sentiment du danger que présentait la lutte, et par l’obligation de garder son honneur en restant fidèle à la cause qu’elle avait embrassée. Sous Louis XIII les mêmes hommes qui avaient bravé les supplices se trouvèrent désarmés contre les faveurs de la cour. Plusieurs pensèrent sans doute, comme autrefois le Béarnais, que les honneurs et les dignités valaient bien une messe. Il faut ajouter que l’édit de Nantes, en donnant une constitution légale au parti protestant, avait mis naturellement ce parti sous la direction de ses assemblées, dans lesquelles les ministres avaient toujours une influence prépondérante. Les grands seigneurs dont les ancêtres s’étaient jetés dans ce parti, pour satisfaire ce besoin d’indépendance féodale qui fermentait encore au cœur de la noblesse, éprouvèrent dès lors pour lui un attachement moins vif. Ils étaient humiliés, comme autrefois le baron des Adrets, de voir donner les diseurs pour juges aux faiseurs, et ils étaient tout disposés à suivre son exemple et à quitter une secte dans laquelle ils ne pouvaient plus jouer désormais qu’un rôle secondaire. Ils se souvenaient sans doute aussi des rudes paroles que le duc de Rohan avait été obligé d’adresser à une assemblée qu’il présidait dans le Languedoc pendant la guerre civile terminée par Richelieu. Interrompu violemment par quelques-uns des pasteurs les plus influents, en butte aux attaques les plus passionnées, aux invectives les plus cruelles, le grand seigneur, dominant tout à coup le tumulte, s’était écrié avec colère : « Vous n’êtes que des républicains, et j’aimerais mieux présider une assemblée de loups qu’une assemblée de ministres. » D’autres furent sincères dans leur changement et cédèrent à la réaction religieuse qui fut si puissante en France à cette époque. Le succès mérité qu’obtinrent l’Exposition de la doctrine de l’Église catholique et le célèbre ouvrage De la perpétuité de la foi, que Bossuet et Arnault dirigèrent contre le calvinisme, furent pour beaucoup dans la conversion de plusieurs des familles les plus illustres. D’ailleurs l’Église protestante, contrairement à son intérêt et par un scrupule qui l’honorera toujours aux yeux de la raison, inclinait à admettre que l’on peut être sauvé dans les deux communions. Le ministre Jurieu soutenait ouvertement cette doctrine avec cette conviction vigoureuse qu’il apportait dans les questions de controverse. Il avait, selon l’expression de Bossuet, ouvert la porte du ciel à ceux qui vivaient dans la communion de l’Église romaine. Il n’avait pas craint de déclarer que l’opinion contraire était inhumaine, cruelle, barbare, et qu’il la considérait comme une opinion de bourreau. Claude, ministre de Charenton, qui était d’un caractère plus doux et plus conciliant que Jurieu, condamnait, il est vrai, cette doctrine ; mais il était tous les jours témoin des pertes que faisait son Église, et il était naturellement hostile à un principe si préjudiciable à son parti. L’Église catholique, au contraire, était inflexible dans son dogme, et elle n’hésitait pas à enlever l’espoir de la vie éternelle à tous ceux qui n’adhéraient pas à sa doctrine. Dans le doute, on suivait le principe qu’il faut prendre le parti le plus sûr, et l’on se réunissait au parti dominant.
Telles sont les raisons diverses qui décidèrent la plupart des grandes familles à abandonner successivement la religion protestante. Le vieux Lesdiguières abjura en 1622 et fut créé connétable. Sa fille, madame de Créqui, était convertie depuis longtemps, mais elle avait tenu son changement secret, de peur de diminuer le crédit de son père parmi les huguenots. Le propre fils de Gaspard de Coligny, Charles de Coligny, marquis d’Andelot, abjura la religion protestante. Le maréchal de Châtillon, fils de François de Coligny, qui s’était réfugié à Genève après le meurtre de l’amiral son père, rentra dans le sein de l’Église romaine en 1653. Le duc de la Trémouille, cet ancien chef de la noblesse du Poitou, neveu du prince d’Orange et du duc de Bouillon et pupille de Duplessis-Mornay, fit son abjuration au camp de Richelieu, devant La Rochelle en 1628. Sa femme, douée d’un courage viril, et une des héroïnes du parti, s’empara, il est vrai, de l’autorité domestique et fit élever ses enfants dans la religion de leurs ancêtres. Mais son fils Henri Charles de La Trémouille, prince de Tarente, après avoir servi quelque temps en Hollande, sous les stathouders, ses proches parents, revint en France, après la mort de sa mère, s’attacha à Turenne qu’il espérait remplacer un jour, et se convertit un an après lui. Ses enfants furent élevés dans la religion catholique. La maison de La Rochefoucault comptait un de ses aïeux parmi les victimes de la Saint-Barthélemy. Cependant une branche de cette famille abjura dès le règne de Louis XIII. Le maréchal de Rantzau se convertit en 1645. Cette même année, Marguerite de Rohan, fille unique du duc de Rohan et dernière héritière de l’une des branches de cette illustre famille, que son père avait, disait-on, destinée au duc de Weimar, pour réunir par cette alliance les luthériens et les calvinistes, épousa un catholique, Henri Chabot, seigneur de Saint-Aulaye et de Montlieu, et les princes de Rohan-Chabot, arrivés à l’âge de faire un choix, optèrent pour la religion de leur père qui était celle du roi. Le duc de Bouillon, fils du maréchal de ce nom et frère aîné de Turenne, renonça à sa religion, en 1635, pour épouser la fille du marquis de Berghe, zélée catholique, qui contribua dans la suite à ses malheurs ; ce qui fit dire aux écrivains protestants de cette époque qu’elle lui avait apporté pour dot la perte de Sedan. Turenne lui-même abjura entre les mains de l’archevêque de Paris, en 1668. Les maréchaux de Duras et de Lorge, ses neveux, suivirent son exemple. Leur sœur, mademoiselle de Duras, qui fut dame d’atour de la duchesse d’Orléans, provoqua cette conférence célèbre de Claude et de Bossuet, à la suite de laquelle elle se convertit en 1678. Louis de Duras, leur frère, fut envoyé en Angleterre par les soins de sa mère, protestante zélée, qui espérait le retenir ainsi dans le culte de sa famille. Mais il ne tarda pas à se convertir à la cour des Stuarts, qui l’élevèrent aux plus hautes dignités de l’État sous le titre de comte de Feversham. Le duc de Montausier, élevé à Sedan, sous la direction du célèbre Du Moulin, se convertit, à l’hôtel de Rambouillet, sous l’influence de la pieuse Julie d’Angennes à qui il s’unit plus tard. L’abbé Dangeau, de l’Académie française, fut ramené à la religion catholique par Bossuet, en 1667. Le marquis de Dangeau, son frère, si célèbre depuis dans l’art du courtisan, avait abjuré dans sa première jeunesse. Les marquis de Maintenon, de Poigny, de Montlouet, d’Entragues, rentrèrent successivement dans le sein de l’Église romaine.
La petite noblesse se convertit également presque entière sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. La plupart des gentilshommes, accoutumés depuis longtemps à suivre à la guerre les grands seigneurs qui avaient du crédit dans chaque province, les suivirent aussi à la cour et sollicitèrent de l’emploi au service du roi, qui était donné presque toujours de préférence aux catholiques. Obligés d’ailleurs de servir sous des chefs animés trop souvent de la haine la plus vive contre les calvinistes, exclus de l’ordre récemment institué de Saint-Louis qui devenait, pour chaque officier, à la fois la marque de sa croyance et celle de sa bravourek, éloignés presque toujours de leurs familles, et des pasteurs qui avaient élevé leur enfance, ne pouvant pas regarder comme voués à une damnation éternelle ceux avec lesquels ils passaient leur vie, ils adoptaient volontiers la doctrine que l’on peut se sauver dans les deux religions et embrassaient celle qui dominait. Il n’est donc pas étonnant qu’il ne soit guère resté de protestants parmi les nobles que ceux qui renonçaient au service, et le nombre en diminuait à chaque génération, parce que bien peu consentaient à être réduits au rôle de gentilshommes de campagne.
k – L’ordre du Mérite militaire ne fut institué qu’en 1759, en faveur des Alsaciens et des officiers des régiments étrangers.
La défection de la noblesse délivra du moins les réformés de l’ambition des grands qui les avaient si souvent compromis dans leurs révoltes contre l’autorité royale. Nul trouble religieux ne se manifesta plus dans le pays. Libres et tranquilles, mais sans union et sans force, ils ne se laissèrent entraîner par aucune des factions qui essayèrent de lutter contre Richelieu et contre Mazarin. En 1632, le duc de Montmorency employa vainement tous les artifices pour gagner les protestants des Cévennes, leur promettant la restitution des places de sûreté dont ils avaient été dépouillés par le ministre de Louis XIII, et l’admission à toutes les charges de l’État, conformément à l’édit d’Henri IV ; ils demeurèrent fermes et inébranlables dans leur fidélité, et contribuèrent à la prompte destruction du parti des rebelles. En 1651, le prince de Condé, qui possédait en Languedoc de grandes propriétés et des partisans nombreux, ne réussit pas mieux dans ses tentatives pour soulever les Cévenols. Tandis que le reste de la province se déclarait pour lui, après le combat de Miradoux, Montauban offrit une sûre retraite à l’armée royale. Les Rochelois soutinrent le parti de la régente contre leur propre gouverneur. La ville de Saint-Jean-d’Angély, dont les murailles avaient été renversées, se défendit contre les troupes rebelles. La population réformée des provinces du Midi se leva tout entière contre le prince de Condé, et garda pour le roi une partie du Languedoc, de la Saintonge et de la Guienne. Nul doute que si elle s’était jointe alors aux révoltés, la guerre civile n’eût ensanglanté bientôt la France entière, de sorte que les protestants concoururent alors au salut de l’État. Aussi le comte d’Harcourt répondit-il aux députés de Montauban, qui lui réitéraient les assurances de leur dévouement à la cause royale : « La couronne chancelait sur la tête du roi, mais vous l’avez affermie. » Lorsque le prince de Condé, après avoir accepté le commandement d’une armée espagnole, proposa à Cromwell d’aller transporter la guerre civile en Guienne et d’appeler les huguenots aux armes, le Protecteur, qui hésitait encore entre l’alliance de Mazarin et celle de Philippe IV, envoya secrètement des agents en France pour étudier leurs dispositions véritables ; et quand il sut qu’ils étaient satisfaits et obéissants, il traita d’insensée l’offre du prince, et joignit ses forces à celles du ministre de Louis XIV, qu’il soutint puissamment contre le roi d’Espagne.
[Selon Burnet, il traita Condé de sot et de bavard que ses propres amis vendaient au cardinal : Stultus et garrulus et a suis cardinali proditus. Burnet’s, History of his own time, t. I, p. 113. Londres 1725.]
Un mot nouveau adopté à cette époque rendait témoignage de leur loyauté. Dans ces temps de divisions intestines, où deux hommes ne pouvaient se rencontrer sans se demander : Qui vive ? les réformés que l’on voulait obliger à crier : Vivent les princes ! ou Vive la Fronde ! répondaient d’ordinaire : Tant s’en faut, vive le roi ! Lorsqu’on désirait connaître l’opinion de quelqu’un, l’un demandant : Est-il des nôtres ? l’autre répondait souvent : Tant s’en faut, c’est un réformé. Peu à peu, pour abréger le discours, on prit l’habitude de désigner sous le nom de Tant s’en faut tout homme qui tenait le parti du roi. Mazarin n’ignorait pas les services que lui rendaient les protestants par leur attitude calme et loyale. « Je n’ai point, disait-il, à me plaindre du petit troupeau ; s’il broute de mauvaises herbes, du moins il ne s’écarte pas. » En 1658, il répondit aux délégués de leurs Églises, que ni sa calotte ni son caractère ne l’avaient empêché de remarquer leur fidélité ; et, s’adressant à de Langle, ministre de Rouen et député du synode de Normandie. « Le roi, dit-il, fera connaître par des effets la bonne volonté qu’il a pour vous ; assurez-vous que je vous parle du bon du cœur. » Ce n’étaient pas là de vaines paroles. Mazarin nomma des commissaires, choisis en nombre égal, dans les deux religions, pour visiter toutes les provinces et remédier aux infractions faites à l’édit de Nantes par le zèle inintelligent des autorités locales. Il fit plus : il renouvela les arrêts sans cesse violés qui exemptaient les ministres protestants des tailles et des autres impositions, leur conférant ainsi le même privilège qu’au clergé catholique. Malgré les réclamations des évêques, il confia les fonctions de contrôleur général des finances au banquier protestant Barthélemy Herwart, originaire de la Souabe, qui avait mis autrefois sa fortune dans les mains de Richelieu, pour aider ce ministre à retenir un corps de dix mille Suédois, qui, faute de solde, allaient l’abandonner au moment même de l’invasion de l’Alsace. Sans l’obstacle de la religion, il n’eût pas hésité à l’élever à la dignité de surintendant. Les finances devinrent alors le principal refuge des réformés qui ne parvenaient que difficilement aux autres emplois. Ils entrèrent dans les fermes royales et dans les commissions, et se rendirent si nécessaires, que Fouquet et Colbert ne cessèrent de les défendre et de les maintenir, comme des gens aussi capables que fidèles. Une autre nomination témoigna de sa sollicitude pour les intérêts protestants. Après la mort du marquis d’Arzilliers, le roi, qui s’était emparé déjà du droit de nommer les députés généraux sans la participation des églises, que l’on ne consultait plus que par bienséance, donna, sur la proposition de son premier ministre, cet emploi au marquis de Ruvigny, ami de Turenne et singulièrement estimé des deux partis. « Ruvigny, dit le marquis de Saint-Simon, dont les portraits ne sont pas suspects de flatterie, était un bon, mais simple gentilhomme, plein d’esprit, de sagesse, d’honneur et de probité, fort huguenot, mais d’une grande conduite et d’une grande dextérité. Ces qualités, qui lui avaient acquis une grande réputation parmi ceux de sa religion, lui avaient donné beaucoup d’amis importants, et une grande considération dans le monde. Les ministres et les principaux seigneurs le comptaient et n’étaient point indifférents à passer pour être de ses amis, et les magistrats du plus grand poids s’empressaient aussi à en être. Sous un extérieur fort simple, c’était un homme qui savait allier la droiture avec la finesse des vues et les ressources, mais dont la fidélité était si connue, qu’il avait les secrets et les dépôts des personnes les plus distinguées. Il fut un grand nombre d’années, le député de sa religion à la cour, et le roi se servait souvent des relations que sa religion lui donnait en Hollande, en Suisse, en Angleterre et en Allemagne, pour y négocier secrètement, et il y servit très-utilement. » Ruvigny fut ambassadeur de France en Angleterre sous le règne de Charles II, et ses liaisons d’amitié ou de parenté avec plusieurs des plus illustres familles, notamment avec les Bedford, ne contribuèrent pas peu à maintenir l’alliance entre les deux rois pendant la guerre de Hollande. Son fils Henri de Ruvigny, qui lui succéda depuis dans les fonctions de député général des Églises, qu’il conserva jusqu’à la révocation, les remplit avec autant de distinction. Louis XIV avait en lui une confiance illimitée. En 1679, il l’envoya comme négociateur auprès de Charles II, qu’il voulait retenir dans son alliance, car il le considérait comme un agent plus agréable à cause de sa parenté avec lady Vaughan et de son intimité avec la puissante famille des Russell.
Un dernier fait peut faire apprécier la politique modérée de Mazarin. En 1655, il avait envoyé quelques troupes en Savoie, pour aider le duc Charles-Emmanuel à soumettre les Vaudois. Mais bientôt, faisant droit aux réclamations de Cromwell, il rappela ses soldats, réprimanda leurs commandants, et permit même aux réformés de France de faire des collectes pour secourir leurs frères des vallées. Plus, joignant ses remontrances à celles du Protecteur, il fit cesser la persécution ordonnée par le duc de Savoie, et rendit plus tolérable, par le traité de Pignerol, la condition de ces infortunés.
Quand, après la mort de Mazarin, Louis XIV prit en main l’autorité suprême, la religion protestante était non seulement tolérée, mais permise et autorisée dans toutes les parties du royaume. Si les catholiques ou les protestants se plaignaient de quelque infraction aux traités, le redressement de leurs griefs n’était pour le gouvernement qu’une affaire de simple police. Quant à la faction huguenote, si remuante jadis, elle était entièrement détruite. Le pouvoir royal, au contraire, avait acquis une si grande force et un tel prestige, et l’état général de la nation avait subi une transformation si complète, que le roi, dans l’exercice de son pouvoir suprême, ne rencontrait plus aucun obstacle, et qu’il paraissait même impossible qu’il en rencontrât désormais. La nouvelle constitution des armées, leur supériorité sur des milices assemblées à la hâte, l’usage perpétuel et formidable de l’artillerie, le nouvel art de fortifier les places, ne permettaient plus aux partis de se relever. D’ailleurs, la noblesse des deux religions avait perdu de vue ses châteaux, et ne recherchait plus que les faveurs de la cour. La bourgeoisie était satisfaite et heureuse du maintien de la paix et de l’ordre public. Le triomphe de la royauté était complet.
Louis XIV suivit dans ses premières années la politique que Richelieu et Mazarin avaient adoptée envers les protestants. Madame de Maintenon, qui avait été calviniste, et qui ne fut pas étrangère, dans la suite, à la ruine de ceux qu’elle avait quittés, nous apprend quels étaient alors les sentiments du roi à leur égard. Vers 1672, elle écrivit à son frère :
« On m’a porté sur votre compte des plaintes qui ne vous font pas honneur. Vous maltraitez les huguenots ; vous en cherchez les moyens, vous en faites naître les occasions ; cela n’est pas d’un homme de qualité. Ayez pitié de gens plus malheureux que coupables. Ils sont dans des erreurs où nous avons été nous-mêmes, et dont la violence ne nous aurait jamais tirés. Henri IV a professé la même religion, et plusieurs grands princes. Ne les inquiétez donc point. Il faut attirer les hommes par la douceur et la charité. Jésus-Christ nous en a donné l’exemple, et telle est l’intention du roi. C’est à vous à contenir tout le monde dans l’obéissance. C’est aux évêques et aux curés à faire des conversions par la doctrine et par l’exemple. Ni Dieu ni le roi ne vous ont donné charge d’âmes. Sanctifiez la vôtre, et soyez sévère pour vous seul. »
Cette lettre est un monument précieux des véritables sentiments de Louis XIV à cette époque. Ils nous sont attestés par cette femme célèbre qui devait s’asseoir un jour sur le trône de France, et dont l’unique étude était alors de pénétrer la pensée du prince et de s’y associer. En 1670, il exposa lui-même à son fils les principes qui le dirigeaient dans sa conduite envers les réformés. Ils étaient bien différents de ceux qu’il suivit plus tard :
« Je crus, mon fils, que le meilleur moyen pour réduire peu à peu les huguenots de mon royaume était en premier lieu de ne les point presser du tout par aucune rigueur nouvelle contre eux, de faire observer ce qu’ils avaient obtenu de mes prédécesseurs ; mais de ne leur rien accorder au delà, et d’en renfermer même l’exécution dans les plus étroites bornes que la justice et la bienséance le pouvaient permettre… Mais, quant aux grâces qui dépendaient de moi seul, je résolus, et j’ai assez ponctuellement observé depuis, de ne leur en faire aucune, et cela par bonté plus que par rigueur, pour les obliger par là à considérer de temps en temps d’eux-mêmes, et sans violence, si c’était avec quelque bonne raison qu’ils se privaient volontairement des avantages qui pouvaient leur être communs avec tous mes autres sujets… Je résolus aussi d’attirer, même par récompense, ceux qui se rendraient dociles ; d’animer autant que je pourrais les évêques, afin qu’ils travaillassent leur instruction, et leur ôtassent les scandales qui les éloignaient quelquefois de nousl. »
l – Mémoires historiques et politiques de Louis XIV, t. I, p. 86. Paris, 1806.