Genèse 11.24 à 12.5
C’est par la foi qu’Abraham, lors de sa vocation, partit… sans savoir où il allait.
Le développement considérable que les études historiques ont pris de nos jours produit plus d’un résultat dont la poésie a quelque droit de s’inquiéter. Bien des figures que notre enfance entourait d’une auréole d’admiration ont été ramenées à des proportions beaucoup plus vraies, sans doute, mais aussi beaucoup moins extraordinaires. Plus d’un saint est tombé de sa niche, plus d’une statue de son piédestal ; le merveilleux est en train de disparaître des récits qu’on nous permettra de croire.
Voyez, par exemple, ce conquérant égyptien dont notre imagination de quinze ans faisait l’égal des Alexandre et des Napoléon, Ramsès II, le grand Sésostris. L’égyptologie contemporaine l’a presque découronné. En tout cas, elle ne laisse plus voir en lui qu’un assez vulgaire fanfaron, très épris de sa personne et fort habile à se parer de la gloire des autres ; nous rencontrons toujours son cartouche sur une foule de monuments où de forts beaux exploits sont racontés ; mais ce sont d’ordinaire les exploits des autres, ce ne sont pas les siens.
Ces déceptions ne nous attendent pas quand nous étudions les hommes de la Bible ou, pour parler peut-être plus exactement, les hommes de Dieu dans la Bible. Ils n’ont rien à redouter des recherches de l’histoire, car le premier historien qui a tracé leur portrait s’est préoccupé avant tout d’être vrai. Il a parlé avec une parfaite franchise de leurs faiblesses, de leurs fautes et de leurs chutes ; quand il leur attribue quelque action de marque, c’est non seulement qu’elle a bien été accomplie par eux, mais qu’elle n’a point à trembler des découvertes de l’avenir. L’égyptologie n’a pas rabaissé la figure de Moïse. Elle peut lui tresser d’autres couronnes que celles que les juifs ou les chrétiens aiment à poser sur sa tête. Mais elle ne se refuse pas à le nommer un grand homme ; elle le place au nombre de ceux qui ont bien mérité de leurs peuples, ou même de l’humanité.
La figure d’Abraham, non plus, n’a rien à perdre à être examinée de près. Quarante siècles ont passé sur elle ; l’éclat dont elle rayonne n’a pas diminué et ne diminuera point. Ce n’est pas celle d’un homme parfait, nous le savons ; mais Celui que nous avons le droit d’appeler « le Saint et le Juste » lui assigne par son témoignage une place d’honneur entre tous les héros de l’Ancien Testament. Essayons, avant d’entrer dans le récit lui-même, de nous rendre compte de cette place.
Abraham ne fut ni un prophète comme Ésaïe, ni un poète comme David, ni un général comme Josué, ni un législateur comme Moïse. La seule institution qui se rattache directement à lui est celle de la circoncision ; nulle part nous ne rencontrons un recueil de lois qui vienne se ranger sous l’autorité d’Abraham. La seule campagne militaire que ce patriarche ait conduite est celle qui eut pour objet la délivrance de Lot, emmené captif par Kédor-Laomer. Il est vrai qu’elle réussit à souhait ; mais il est vrai aussi que Dieu prit soin qu’elle ne fût suivie d’aucune autre. Pas un livre, pas le plus petit écrit ne porte le nom d’Abraham dans notre recueil sacré ; il n’y a ni un cantique ni un proverbe dont il soit regardé comme l’auteur. S’il est vrai, enfin, qu’il ait été doué dans une haute mesure du regard prophétique, pourtant nous ne connaissons de lui aucune prophétie proprement dite, et son activité n’est point non plus à mettre en parallèle avec celle d’Élie.
La signification de son nom et de son histoire n’en est pas moins religieuse, et dans un sens très étendu. Dès les premières lignes du Nouveau Testament nous rencontrons ce nom mis en rapport avec celui de Jésus-Christ. Notre Sauveur n’est pas seulement fils de David, il est aussi fils d’Abraham, et c’est ce patriarche qui ouvre, dans l’Évangile de Matthieu, sa généalogie. Bien plus : Jésus affirme qu’Abraham a vu son jour et s’en est réjouia. Paul, dans ses lettres aux Romains et aux Galates, présente Abraham comme le modèle des croyants. Jacques rappelle qu’il justifia et prouva sa foi par ses œuvres, et il lui donne le titre unique et admirable d’ami de Dieub. Ce n’est pas tout encore. Dans une de ces très rares occasions où Jésus soulève le voile qui nous cache les réalités de la vie future, lorsqu’il veut désigner d’un trait le séjour du ciel et décrire cette demeure où le pauvre Lazare a été recueilli après sa mort, il l’appelle le sein d’Abraham. – « Le pauvre mourut et fut porté… » où ? Dans le paradis ? Au pied du trône de Dieu ? Non : « dans le sein d’Abrahamc. » Comme si le cœur du patriarche fût devenu assez vaste, par delà le sépulcre, pour embrasser tous les bienheureux !
a – Jean 8.56.
b – Jacques 2.20-24.
c – Luc 16.2.
Si donc on ne parle pas de l’œuvre d’Abraham comme on parle de celle de Moïse ou d’Esdras, on parle, on parlera toujours de sa piété au sens original de ce mot, c’est-à-dire de son amour pour Dieu. Tout, dans son histoire, part de la foi et aboutit à la foi ; or qu’est-ce que c’est que cette foi, sinon une série d’œuvres dont quelques-unes sont triomphales et ont laissé une empreinte ineffaçable dans le cours des siècles.
L’époque où nous voyons paraître Abraham, caractérisée fort justement par le titre de patriarcale, signale une troisième forme de l’intervention de Dieu dans la marche de l’humanité. Deux fois, il avait voulu contracter avec l’homme une alliance ; en Éden d’abord, puis sur la terre que les eaux du déluge venaient d’abandonner. Deux fois le péché avait paru le plus fort, et l’homme avait répondu : Non ! aux prévenances de l’Éternel. Que faire ? Une promesse a été donnée ; elle subsiste ; Dieu ne l’a point reprise. Il reste certain que la postérité de la femme écrasera la tête du serpent. Quand ? Comment ? Qui sera ce vainqueur prédestiné ? Abel est mort, Noé est mort, les châtiments n’ont pas empêché les impies d’avoir, en apparence au moins, le dessus sur les hommes justes et intègres qui marchaient encore avec Dieu. Il n’est plus possible de détruire à nouveau tous les vivants en ne laissant échapper qu’une seule famille : l’Éternel s’est engagé à ne plus envoyer de déluge sur la terre. Il est possible, en revanche, de prendre une seule famille et de se servir d’elle pour sauver tous les vivants. C’est ce que Dieu va faire. La vocation l’Abraham n’a pas d’autre but.
Comprenez-le bien, mes amis, et sachez répondre à ceux qui prétendraient vous montrer ici de la partialité en Dieu, par conséquent de l’injustice. Il n’est animé que par une pensée d’amour et de miséricorde, et cette pensée même est pleine de justice. Il a promis, il tient sa parole. Il n’est pas partial, le père mourant qui confie à l’un de ses fils le soin de sa mère et de ses frères, avec la tâche de leur conserver intacts son héritage et ses leçons. Dieu n’est point partial non plus quand, pour assurer le salut de tous les peuples, il fait choix d’Abraham et par lui du peuple hébreu qui est encore à naître, afin de conserver sûrement en lui l’héritage qui, en d’autres mains, se serait perdu. C’est un privilège pour ce peuple, assurément. Mais c’est une charge aussi, une responsabilité. La tâche énorme lui est imposée désormais, et dès avant sa naissance, de devenir pour toutes les familles de la terre une source de bénédictionsd.
d – Genèse 12.3.
Cela dit, transportons-nous pour quelques instants dans la patrie d’Abrahame, et recueillons ce que nous pouvons savoir du foyer où ses premières années se sont écoulées.
e – Nous l’appellerons dès maintenant Abram, son premier nom, jusqu’à la scène du chapitre 17 de la Genèse, où le patriarche reçoit de Dieu le nom d’Abraham.
Au chapitre onzième de la Genèse, nous le voyons originaire de Ur, en Chaldée.
Au témoignage des plus anciens géographes, cette ville doit avoir été passablement rapprochée du golfe Persique ; il ne serait point extraordinaire qu’elle eût été pour un temps port de mer. L’abondance des alluvions apportées par l’Euphrate expliquerait suffisamment que plus tard elle ait été reléguée dans l’intérieur des terres. On n’est pas très d’accord sur le sens à donner au nom de cette capitale. Il paraîtrait que Ur signifiait cité dans la langue la plus ancienne de la Mésopotamie. En hébreu, ce terme veut dire lumière. Y aurait-il à combiner ces deux explications et à faire de Ur la « ville lumière » du vingtième siècle avant notre ère ? Cela n’aurait rien d’impossible. En tout cas, cette cité doit avoir été, comme la Chaldée d’alors, vouée au culte des astres, de la lune surtout, donc de la lumière. Abram, dans son enfance, aura sans doute entendu souvent les hymnes qui se chantaient, sur la terrasse de quelque temple, à la déesse de la nuit. Et il n’est pas moins probable qu’il ait assisté à plus d’un sacrifice humain, offert sur cette même terrasse à Baal ou à Astarté ; sous ses yeux plus d’un chef de famille, peut-être, a conduit son enfant à l’autel pour l’immoler à quelque divinité sanguinaire. L’impression profonde laissée alors dans l’âme du jeune homme nous expliquera plus tard en partie ce qui se passa chez le père quand il dut gravir Morijah.
Nous aimons mieux, du reste, nous représenter son regard et sa pensée errant sur les plaines fertiles qui s’étendaient fort loin autour de la capitale. Fertilité d’autant plus remarquable qu’elle était acquise. Le sol par lui-même était ingrat. Mais Hérodote nous apprend que, dès une haute antiquité, un ingénieux système d’irrigation l’avait fort heureusement amendéf. Aussi l’agriculture s’y était-elle développée, en même temps que l’élève du bétail. L’ensemble du pays, d’une étendue à peu près égale à celle de l’Ecosse, jouissait d’une civilisation qu’on peut qualifier d’avancée pour l’époque.
f – « Ici l’on n’arrose qu’à force de bras et de machines. La terre de Babylone est comme celle d’Egypte, toute coupée de canaux ; le plus grand de ces canaux est navigable. » (Hérod. I, 193 ; trad. de E.-A. Bétant).
C’est dans cette contrée qu’Abram naquit aux environs de l’an deux mille avant Jésus-Christ. Fils de Térach (d’après nos anciennes versions : Taré), il descendait en ligne directe de Sem.
Il est fort naturel de se demander ici comment une famille sémitique, au sein de laquelle le culte du vrai Dieu n’était point perdu, avait pu s’égarer de la sorte dans une capitale idolâtre et y demeurer. Or, il faut bien avouer que nous ne possédons aucune réponse précise à cette question. Pas plus du reste sur la date que sur le mode de cet établissement. On a supposé que la migration remontait au temps de Héber, arrière-petit-fils de Sem. Le nom de Héber qui veut dire « le passant » aurait été donné à ce patriarche du fait qu’il aurait passé l’Euphrate ou le Tigre, avec ses gens et ses troupeaux, pour se fixer en Chaldée. Pour séduisante qu’elle puisse être, cette hypothèse n’a point les caractères de la certitude. Il est plus sûr et plus loyal d’avouer que nous ne savons pas. Peut-être est-ce seulement au temps de Térach que la famille prit ses quartiers à Ur ; c’est en tout cas seulement à son occasion que nous rencontrons la première mention de la capitale de la Chaldée.
De même que nous ne savons rien de certain sur ces circonstances, nous ne savons rien non plus, ou presque rien, sur les parents de notre Abram. Le nom même de sa mère nous est inconnu ; de Térach nous ne savons que son départ de Ur pour Charan et sa mort dans cette dernière ville. Le texte biblique lui donne trois fils : Abram, Nacor et Haran.
A lire tel quel le verset d’où nous tirons ce renseignement, il semblerait qu’Abram ait été l’aîné. Nous croyons cependant que ce rang appartenait à Haran, dont la fille épousa Nacor, son oncle. Cela ne peut guère avoir eu lieu que s’il existait entre ces deux frères une différence d’âge considérable, faisant de Haran l’aîné des troisg. Abram aurait été nommé le premier à cause de son importance hors ligne comme chef du peuple de la promesse.
g – Ajoutons qu’Isaac, fils d’Abram, ayant épousé Rébecca, petite-fille de Nacor, donc petite-nièce d’Abram, si ce dernier avait été l’aîné des trois frères, il y aurait eu probablement une énorme différence d’âge entre Isaac et sa femme.
En outre encore, si Abram est l’aîné, il naît lorsque son père a 70 ans (v. 26). D’autre part, Térach vit 205 ans, et Abram a 75 ans lors du départ de Charan. Donc Térach aurait encore vécu à Charan : 205 - (70 + 75) = 60 ans. Or, d’après Actes 7.4, Abraham n’est parti de Charan qu’après la mort de son père.
L’historien sacré reste muet encore sur l’enfance et sur la jeunesse d’Abram. Les Arabes et le Talmud ont essayé de suppléer à ce silence, en nous racontant quelques traits dont le caractère légendaire est le plus souvent évident. Tous à peu près nous représentent Térach comme très attaché au culte des idoles. Suivant les uns, il aurait confié à son fils un commerce de statues des faux dieux. Abram, éclairé sur la fausseté du paganisme, aurait découragé les acheteurs d’acquérir ces représentations, parlé à leur conscience, empêché la vente… et fortement mécontenté son père. D’après une autre version, le jeune homme n’aurait pas été mis à cette épreuve ; tout simplement il aurait découvert, par une sorte de révélation, la vanité de l’idolâtrie et, malgré des essais de pression de la part de son père, il aurait obtenu du Créateur la grâce d’être tenu à l’écart des pratiques païennes.
Deux récits méritent peut-être d’être reproduits, parce qu’il pourrait bien s’y trouver quelques éléments historiques. L’un d’eux est d’origine musulmane. Abram ayant détruit de sa main soixante et douze idoles (pas une de plus, pas une de moins !), le fait fut rapporté avec grand scandale à Nemrod. Le monarque ordonna alors de jeter le jeune iconoclaste dans une fournaise, où il demeura sept jours entiers sans que le feu lui fît aucun mal. En récompense de sa fidélité, l’ange Gabriel en personne avait enlevé toute chaleur à la flamme. – N’y a-t-il pas là une vague réminiscence, un souvenir lointain de l’héroïsme des trois amis de Daniel ? Nébucadnetsar est devenu Nemrod, les trois jeunes gens ne sont plus qu’une seule victime ; la fournaise chauffée sept fois plus qu’à l’ordinaire est une fournaise où l’on reste sept jours ; l’idée commune aux deux drames est celle de la résistance invincible d’une conscience, appuyée sur la loi de l’Éternel.
La dernière tradition que nous voulions encore mentionner est d’un caractère plus poétique, et il se pourrait aussi que la vérité y eût laissé quelques traces. Les astres, avant même la naissance d’Abram, auraient annoncé qu’il s’élèverait contre le culte de la nature. Nemrod, ayant eu connaissance de cet oracle, aurait exigé que l’enfant fût mis à mort en venant au monde. Ses parents – est-ce un reste inconscient de l’histoire de Moïse ? – auraient naturellement résisté à cet ordre. Abram, caché par eux dans une caverne, en serait sorti seulement à l’âge de l’adolescence. Alors, placé soudain en face du soleil qui dardait sur la capitale ses rayons étincelants, il se serait écrié avec enthousiasme : C’est toi qui es mon Dieu ! Et puis, le soir était venu, le soleil avait disparu… Non, murmura le jeune adorateur trompé ; tu ne peux pas être mon dieu. La lune à ce moment se levait. Ravi par ce spectacle majestueux et doux… C’est toi, crie le Sémite troublé, c’est toi que je veux adorer. Mais la lune aussi disparaît. Un autre astre moins brillant et pourtant splendide aussi, la remplace… C’est toi !… Mais il s’éteint. Et tous les autres s’éteignent tour à tour ; et pas un ne peut être le dieu du jeune homme. – Il est dès lors amené à prendre pour objet de son culte le Créateur des astres, et non ces globes eux-mêmes. Avec toute l’ardeur du néophyte, il proclame sa nouvelle croyance. Nemrod s’émeut ; il suscite maint embarras au prédicateur, l’expose à des persécutions. Ce sont peines perdues. Abram échappe miraculeusement à toutes les attaques dirigées contre lui ; il finit même par amener son roi à l’adoration du vrai Dieu.
Légendes, je le répète. Et pourtant légendes instructives, où deux points doivent être relevés comme dignes de foi. Ésaïe, d’abord, dit quelque part que l’Éternel « a racheté Abrahamh. » Ce verbe « racheter » que nous ne saurions interpréter au sens chrétien que lui donnent les épîtres de saint Paul, et qui signifie plutôt délivrer, ne suppose-t-il pas que le fils de Térach a couru plus d’un danger, que plus d’un piège a été tendu sous ses pas ? Ensuite, il est bien certain qu’il avait acquis – à un âge d’ailleurs indéterminé – une connaissance quelconque du vrai Dieu ; une assez grande habitude de sa voix, de ses leçons pour pouvoir les discerner lorsqu’elles s’adressaient à lui. A l’inverse des données de la légende, les termes scripturaires semblent nous faire entendre que Térach n’était point resté étranger à ces révélations, et qu’il en admettait assez la valeur pour n’y pas résister.
h – Ésaïe 29.22.
Au surplus, serait-il bien extraordinaire que le deuil eût contribué pour sa large part à cette éducation spirituelle du père et du fils ? Tout au début de la vie d’Abraham, avant même qu’il eût reçu l’appel qui devait faire de lui le prince des croyants, nous le voyons appelé à pleurer un de ses frères. « Haran, nous est-il dit, mourut en présence de Térach son père » (v. 28). Ce n’est certainement pas en vain que ce trait nous est raconté, du reste sans aucun détail. C’est le premier cas à nous connu de la mort naturelle d’un enfant avant son père. Comme Adam auprès du cadavre d’Abel, Térach s’est trouvé un jour à côté du corps de son fils : « l’appelant, point de réponse ; le secouant, point de réveili » et constatant avec larmes que toute la tendresse d’un père ne peut ni conserver ni rendre la vie à son enfant. Rien ne nous dit que la famille n’ait pas été bien unie. Abram aussi aura pleuré ; ce n’est pas la déesse de la nuit qui l’aura consolé, ni les astres non plus. Serait-il impossible que l’Éternel, alors déjà comme il l’a toujours été depuis, « le Dieu de toute consolationj » se soit approché du frère qui pleurait et lui ait fait connaître quelque chose au moins de la puissance qu’il sait déployer dans nos afflictions ?
i – Monod.
j – 2 Corinthiens 1.3.
Quoi qu’il en soit de cette supposition, un moment est venu où Abram et Térach eurent du vrai Dieu une connaissance suffisante pour discerner ses ordres et pour lui obéir. C’est à ce moment précis que les ordres divins se firent entendre.
Dans quelles circonstances, et sous quelle forme ?
Si nous ne possédions que le récit de la Genèse, nous serions probablement disposés à croire que le départ de Térach et de sa famille pour le pays de Canaan fut le résultat ou bien de sa libre volonté, ou bien de circonstances extérieures qui le poussèrent impérieusement à s’expatrier. Ce serait, en ce cas, une simple migration de tribu comme l’antiquité et même les temps modernes nous en fournissent de nombreux exemples. Peut-être aussi serions-nous tentés de suivre l’indication d’anciennes versions qui lisent un plus-que-parfait au premier verbe du chapitre douzième et qui traduisent : « L’Éternel avait dit à Abram : Sors de ton pays… » Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, c’est l’Écriture qui se charge de compléter et d’expliquer l’Écriture. Le discours d’Etienne, au chapitre 7k du livre des Actes, nous apprend qu’il y eut deux vocations adressées par l’Éternel et toutes deux à Abram : l’une dans la ville d’Ur, l’autre dans celle de Charan. La première est racontée en ces mots : « Le Dieu de gloire apparut à Abram notre père lorsqu’il était en Mésopotamie. » La seconde vient se placer plusieurs années plus tard, « après que son père fut mort. »
k – Comparez Actes 7.2, 4.
Il y eut donc dans la migration des Térachites deux phases bien distinctes, deux étapes si vous voulez : d’Ur à Charan, d’abord ; ensuite de Charan en Canaan. Chacune a pour cause déterminante un ordre de l’Éternel. Quant à la manière dont cet ordre fut exprimé, elle peut avoir varié. Dans Ur, Abram eut une vision : Dieu lui apparut ou, plus littéralement « fut vu de lui. » Sachant, comme des textes postérieurs nous l’apprennent, que nul ne peut voir Dieu et vivre, nous ne faisons aucune difficulté d’admettre que la figure alors aperçue par le fils de Térach fut l’ange de la face de l’Éternel. Peut-être, par une magnifique nuit étoilée, une lumière plus éclatante et plus pure que toutes les autres éblouit les regards du jeune Sémite. Peut-être, au travers des harmonies du soir qui emplissaient les campagnes de la Chaldée, une voix plus directe, plus précise, plus impérieuse aussi que celles qui montaient vers le ciel, en descendit alors pour lui commander un départ difficile et douloureux. Était-ce une réponse à bien des questions pressantes que sa conscience s’était posées, une solution à des problèmes qui agitaient son âme ? Il se pourrait. Nos missionnaires voient souvent de nos jours des païens qui, la veille encore, leur étaient parfaitement inconnus, venir leur confesser qu’ils sont las des faux dieux et prêts à tout quitter pour apprendre la vérité. De quel droit affirmerons-nous que des phénomènes de ce genre ne se sont point passés vingt siècles avant Jésus-Christ ? Si le Dieu de gloire « fut vu d’Abram, » apparemment qu’Abram le cherchait et lui criait à sa façon : Mon âme a soif de toi !
On s’est demandé si la vision et l’appel se sont répétés quelquefois avant que l’obéissance fût obtenue. Nous n’en savons rien, n’est-ce pas ? Que cela soit possible, probable même, c’est ce qu’on peut conclure de l’histoire de Gédéon. Mais ce qui est certain, et ce qui nous importe beaucoup plus, c’est qu’Abram céda, et que son influence et ses paroles déterminèrent aussi Térach. Or, sur ce point, une remarque s’impose involontairement au lecteur qui réfléchit.
Une antique légende juive, en nous racontant le départ d’Ur, l’embellit – ou le gâte, comme on voudra – par une scène assez aventurée. Elle prétend qu’Abram, bouillant de zèle pour ses nouvelles croyances, aurait mis le feu à un temple d’idoles de sa ville natale. Haran son frère, indigné, se serait jeté dans l’incendie pour sauver ses dieux, et y aurait trouvé la mort. Cette catastrophe, jointe à une certaine malveillance qui s’était manifestée contre lui, aurait déterminé Térach à quitter le pays. Eh bien ! cette tradition aux contours dramatiques, où je ne sais s’il y a quelque part de vérité, ne vaut assurément pas le simple mais profond enseignement enfermé dans cette phrase de notre verset 31 : « Térach prit Abram son fils. »
Car enfin, n’oubliez pas ce que nous venons de constater. C’est au fils que la vision principale et l’ordre décisif ont été envoyés, ce n’est pas au père. Et ce fils, jeune j’en conviens pour l’époque, n’en est pas moins un homme marié : il a déjà épousé Saraï. Ce n’était donc plus un enfant, et la révélation dont il venait d’être honoré faisait de lui, dans la famille, le personnage principal. N’importe. Ce n’est pas Abram qui prend Térach et qui part : c’est Térach qui prend Abram et qui l’emmène. L’autorité reste au père ; la direction de la caravane lui appartient, il la garde. C’est à lui de commander, à Abram d’obéir. Le fils, dites-vous, était plus éclairé que le père ? Je le crois. Il se peut qu’il ait été plus pieux, plus croyant. Aussi le premier usage qu’il fait de ses lumières, la première application de sa foi, c’est de rester à la place qui lui est assignée. Il n’intervertit pas les rôles. Il accomplit, avant qu’il ait été promulgué, le 5e commandement du décalogue : « Honore ton père. » Il attend le signal, il ne le donne pas : Térach prit Abram son fils…
Mes amis, avez-vous compris ? Vous aussi, probablement, vous êtes plus éclairés que vos pères ; plus instruits, du moins en beaucoup de choses. Vous apprenez des sciences qu’on ne nous enseignait point ; vous voyez des merveilles dont notre enfance ne se doutait pas. Il vous est possible, j’en suis sûr, de passer des examens où nous n’oserions pas nous présenter ; vous recevez des diplômes auxquels nous n’aurions aucun droit. C’est bien. Continuez ; je suis pour le progrès des études ; je désire que vos connaissances augmentent et que votre savoir dépasse de beaucoup celui de notre génération. Laissez-moi pourtant vous le dire avec une pleine conviction. Si votre science aboutit à vous faire mépriser vos parents ; si vous vous croyez le droit, parce que vous êtes bacheliers et que vous possédez des certificats, de tout mener dans la maison, d’imposer à un père, à une mère, vos convenances et vos caprices, si vous renversez les rôles, si vous aspirez à commander sans vouloir apprendre à obéir, alors l’œuvre que vous faites est mauvaise, et la lumière dont vous croyez briller s’appelle de son vrai nom : ténèbres.
Eh ! je vous prie, à qui donc les devez-vous ces connaissances dont vous êtes si fiers ? Dites, si ce n’est pas aux sacrifices de ce père dont vous prenez en pitié l’ignorance. Il sait une chose, lui, c’est qu’il ne sait pas ; et par cela seul il vous est supérieur à vous qui vous glorifiez de vos succès. Il gémit de savoir si peu ; vous vous vantez de tout savoir ; la différence est tout à son avantage. C’est avec la modestie de votre père que l’on fait quelque bien dans le monde ; c’est avec votre fanfaronnade qu’on prépare les grosses déceptions pour soi-même et pour les autres. Croyez-moi ! vos parents sont encore mieux faits que vous pour diriger et pour conduire. Abram aurait pu être votre grand-père quand il se mit humblement sous les ordres de Térach. Si vous voulez devenir grands, je vous engage de tout mon cœur à faire comme lui.
Après cela, prenez dans le sein de la famille une part active à la vie commune : rien de mieux ; ou plutôt, c’est votre premier devoir. Communiquez ce que vous avez reçu. Apportez au trésor commun toutes les pièces d’or ou d’argent, de cuivre même, dont vous aurez été faits dépositaires : c’est excellent. Et si, parmi les instructions qu’on vous a confiées, il en est qui ressemblent plus particulièrement à celles dont l’Éternel enrichit l’esprit d’Abram. c’est mieux encore. Vous êtes familiarisés avec la Bible plus que vos parents ne l’étaient à votre âge ? Votre école du dimanche, votre instruction religieuse vous ont appris beaucoup de faits, présenté beaucoup de pensées dont on parlait à peine de leur temps. Bien : déposez tout ce savoir à leurs pieds, ou plutôt sur leur cœur. Et quand il sera nécessaire qu’une décision intervienne à votre foyer, qu’on puisse toujours la résumer en ces mots : Térach prit Abram son fils… non l’inverse !
Trois cent cinquante ou quatre cents kilomètres séparent Ur de Charan. Nous n’avons sur les étapes parcourues par les Térachites le long de cette route aucun renseignement quelconque. Au fond, nous ne savons même pas qu’elle route les pèlerins ont suivie. Ont-ils pris par la rive gauche de l’Euphrate ou par la rive droite ? Ont-ils traversé successivement Warka, Calneh, Babylone et Sépharvajim ? Questions probablement insolubles et d’ailleurs d’une importance très secondaire. C’est peut-être pendant cette marche qu’Abram fit pour la première fois connaissance avec ce désert dont M. Ernest Renan dit qu’ « il est monothéiste. » Si cette phrase signifie quelque chose – ce qui n’est pas certain – elle est de nulle application pour le père du peuple hébreu. Le Dieu de gloire lui était apparu en Chaldée avant qu’il fût dans le désert.
Quant à la ville de Charan, des voyageurs modernes croient en avoir déterminé la place. Située à l’extrême limite du royaume de Babylone, elle commandait la grande route des caravanes qui tend de Syrie en Palestine. D’autres voies commerciales encore rayonnaient de ce centre, se dirigeant vers les principaux passages de l’Euphrate et du Tigre. La contrée qui l’entourait doit avoir été bien arrosée, et un passage du prophète Ézéchiell qui nous montre Charan au nombre des pourvoyeurs de Tyr, donne à penser que le territoire était fertile et la ville industrieuse. L’air était pur, le climat salubre ; les pâturages assez abondants facilitaient l’élève des troupeaux. Aussi ne sommes-nous pas étonnés de voir Nacor, frère d’Abram, rejoindre à Charan les émigrés. Il est probable que les rapports qu’il reçut d’eux l’encouragèrent à s’expatrier comme eux ; il se peut aussi que son père l’ait appelé à venir auprès de lui. Ce qui est sûr, c’est que, bien des années plus tard, Charan est appelée couramment la ville de Nacorm. Les deux frères y auront sans doute soigné ensemble leur père jusqu’à sa mort.
l – Ezéchiel 27.23.
m – Comparez Genèse 24.10 et 29.4-5.
La présence de Nacor dans la maison de qui nous retrouvons plus loin des traces d’idolâtrien constituait-elle un danger pour la foi naissante d’Abram ? Nous n’oserions l’affirmer. En revanche, nous signalons un péril beaucoup plus grand dans la facilité même de la vie qu’il s’était faite à Charan. Ses affaires y avaient prospéré admirablement. Nous le verrons un jour armer 318 de ses plus braves serviteurs et courir avec eux à la poursuite de Kédor-Laomer qui emmenait Lot en captivité. Compter une telle armée parmi les gens de sa maison c’est, vous en conviendrez, la preuve d’une situation puissante et d’une fort grande aisance. Où l’avait-il acquise, cette fortune, sinon pendant son séjour à Charan ? Là, ses troupeaux s’étaient extraordinairement multipliés : là aussi, pour les surveiller et les garder, il avait fallu que le patriarche augmentât dans une forte proportion le nombre de ses gens. Bref ; il était en passe de devenir riche, très riche : et là était la tentation. Sa foi n’était pas encore assez sûre pour résister aux séductions du bien-être ; une nouvelle épreuve lui était donc nécessaire, et elle lui vint sous la forme d’une seconde vocation.
n – Voir la mention des idoles de Laban, Genèse 31.19.
Térach était mort. Aucun devoir filial ne retenait plus Abram à Charan. C’est alors, mais alors seulement que l’Éternel lui commande d’en partir, après un séjour dont il nous est impossible de préciser la durée. Nous n’essayerons pas davantage de deviner comment le Seigneur apparut à celui qu’il voulait conduire en Canaan. La vision fut-elle de même nature que la première ? Fut-elle plus répétée et plus pressante ? La Bible n’en dit rien ; ne discutons pas et ne supposons pas. Relevons plutôt, dans les termes de cet appel qui nous ont été conservés, trois ordres et trois promesses, dont le patriarche a dû promptement mesurer la valeur.
Trois ordres d’abord. Le premier a pour objet les localités en général où l’émigré s’était habitué : « Va-t-en de ton pays. » Le second est déjà plus sévère ; il vise des relations plus intimes, plus chères au cœur : « Va-t-en de ta patrie ! » Car enfin, pour être sur les confins de Chaldée, Charan en faisait bien partie. En la quittant, il ne faudra pas aller chercher d’autres capitales ou d’autres pâturages chaldéens ; il s’agit de se rendre dans une autre nation. Le troisième ordre, enfin, est le plus dur ; il va rompre les liens sacrés de la famille : « Va-t-en de la maison de ton père ! » A l’exception de Lot et de Saraï, il s’agira de dire adieu à tout ce qui reste de la maison de Térach, à Nacor en particulier et à ses enfants. Les liens anciens doivent être brisés ; ce n’est pas un éloignement momentané ; c’est bien un départ définitif. Et cette progression dans des commandements qui sont des déchirements, nous la retrouverons, vous savez, quand l’Éternel dira à l’heureux père : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac… et offre-le en holocausteo. »
o – Genèse 22.2.
Mais à cette triple exigence correspond aussitôt une triple promesse. Écoutez. « Je ferai de toi une grande nation. » Quel avenir ouvert soudain aux yeux de ce nomade sans enfants, âgé de 75 ans, séparé de toute sa famille, lancé bientôt dans un voyage qui ne s’arrêtera qu’au milieu d’étrangers et d’inconnus ! Il y a, toutefois, bien des moyens de devenir grand : les conquêtes, c’est-à-dire la force ; les alliances, c’est-à-dire l’habileté, la diplomatie et peut-être la ruse ; les marchés, c’est-à-dire la fortune et souvent les tromperies. Est-ce par un de ces moyens qu’Abram deviendra une grande nation ? Nullement ; écoutez encore. « Je te bénirai. » C’est par pure grâce divine que la grandeur deviendra le partage d’Abram et de ses descendants. Il y aura entre son Dieu et lui des rapports continuels ; confiance, obéissance d’une part ; bénédiction de l’autre. Y aura-t-il des épreuves, aussi ? Assurément ; mais elles seront une des voies par lesquelles le Père s’approchera de son enfant pour le bénir tout à nouveau.
Et pourtant ce n’est pas encore la promesse la plus haute que le Seigneur puisse faire à une de ses créatures humaines. Être béni, c’est beaucoup, c’est tout, semble-t-il. Non ! ce n’est pas tout. Il y a quelque chose de plus grand, de plus doux ; c’est de procurer à d’autres les bénédictions reçues. Or c’est précisément la troisième promesse que Dieu fait à son serviteur après lui avoir donné son troisième ordre : « Tu seras une source de bénédictions… Toutes les familles de la terre seront bénies en toi. » – Laissez-moi vous demander, mes chers amis, si vous pouvez concevoir un sort plus enviable que celui-là ? Jouir, c’est délicieux, sans doute ; faire jouir n’est-ce pas sublime, presque céleste ? Qu’est-ce donc quand la jouissance est une bénédiction ? Croyez-vous qu’un être humain puisse rêver une gloire plus haute que celle de devenir pour quelques-uns de ses semblables une occasion, une source de bénédictions : « Je serais heureux, m’écrivait dernièrement un jeune pasteur, de pouvoir vous rendre les impressions que vous avez maintes fois éveillées dans mon cœur d’étudiant, aux beaux jours déjà si éloignés, hélas ! des unions chrétiennes et des études. » Eh bien ! voilà les véritables joies et les véritables bénédictions, et je ne saurais trop vous le répéter, mes amis, elles ne sont pas, elles ne doivent point être l’apanage exclusif des pasteurs ou des professeurs d’aujourd’hui, pas plus que des patriarches de l’ancienne alliance. Il faut qu’elles soient aussi le vôtre. Voyons. Cherchez autour de vous ; il ne doit pas être si difficile de rencontrer un camarade, un ami, un frère peut-être à qui vous pourriez communiquer quelque chose des grâces qui vous ont été faites, des dons qui vous sont accordés en plus grand nombre qu’à eux. Cherchez bien, vous dis-je. Je suis sûr que vous trouverez. Si vous n’osez rien faire de mieux, vous qui savez prier, essayez d’une prière avec ce jeune homme ou ce malade qui ne sait pas, qui n’ose pas encore. Vous avez été bénis en priant ? Vous le serez dix fois, quand, vous adressant au Père avec un autre de ses enfants, vous serez, pour ce dernier, devenu bénédiction.
Avec les perspectives qui lui étaient montrées, Abram pouvait quitter presque aisément son pays, sa patrie, sa famille ; ce qu’il perdait était plus que compensé par ce qu’il allait gagner. Désormais tous les peuples de la terre allaient hériter quelque chose de ses richesses, les uns plus, les autres moins, en raison de la foi qu’ils déploieraient. Partout celui qui est justifié par sa foi devient, de ce seul fait, un descendant d’Abram. Les empires s’écroulent, les républiques disparaissent : des nations vont rejoindre d’autres nations dans l’abîme de l’oubli, et, en face de cette universelle déchéance, le peuple des héritiers d’Abram ne cesse de grandir, constituant cet Israël selon l’Esprit en qui les promesses faites au père des croyants ne cessent de se vérifier.
Il me faut, au surplus, vous le faire encore observer : dans les premiers ordres de l’Éternel à Abram, une promesse est déjà renfermée. « Va, disait Dieu, dans le pays que je te montrerai. » Le pays n’est pas désigné, c’est vrai. Mais c’est Dieu qui se charge de le montrer. Est-ce que cela ne suffit pas ? Dieu est un bon guide. Si c’est lui qui prend la direction du voyage, Abram n’a qu’à partir ; il ne s’égarera pas ; il ne périra point dans le désert ; Dieu lui montrera un pays. Dès lors aussi, ce pays pourra être le sien ; il y retrouvera une patrie et une famille, car son Dieu y sera avec lui.
Que d’entreprises aux débuts généreux et pleins d’enthousiasme ont échoué misérablement, parce que Dieu ne les avait point commandées et n’avait point dit à celui qui les conduisait : Je te montrerai ! Que de voyages dans la vie où l’on va comme le cœur mène, en attendant qu’il se dégoûte et se lasse, et que l’on tombe lourdement en chemin. Quelquefois on ne se relève plus. On n’a point voulu de guide ; ou celui qu’on a choisi était mauvais, on s’est perdu avec lui.
Êtes-vous, au contraire, mes jeunes amis, de ceux auxquels le Seigneur a dit : Allez ; je vous montrerai ! Alors qu’attendez-vous encore ? Calculez-vous, hésitez-vous toujours ? Vous n’en avez plus le droit, pas plus qu’Abram. Partez comme lui. Vous ne savez pas où vous allez ? Il ne le savait pas davantage. Il lui suffisait que Dieu se fût engagé à lui montrer le terme. Que cela vous suffise aussi : partez ! Laissez, non pas au figuré seulement, mais dans une douloureuse réalité – car toute séparation est une douleur – laissez pays, patrie ; vous, missionnaire, pour une contrée inconnue, peut-être redoutable ; vous, diaconesse, pour vous enfermer dans un hôpital en temps d’épidémie, dans une chambre où le malade est atteint d’une fièvre contagieuse ; vous encore enfants, appelés par le Père à sacrifier une position brillante, des projets longtemps caressés, des perspectives à la fois honnêtes et charmantes, afin de vous asseoir humblement au bureau paternel ou de tenir le ménage d’une mère devenue infirme. Allez, partez ! Je ne sais pas du tout si Dieu veut faire de vous une grande nation. Je sais seulement pour certain qu’il a l’intention de vous bénir et de vous accorder le privilège sans égal d’être pour d’autres une bénédiction. Voudriez-vous vous en priver, en restant où vous êtes ?
Abram est parti, lui. Avant d’avoir compris, je le pense, toute la portée des promesses qu’il avait entendues, il s’est mis en chemin. Il a secoué pour la seconde fois des liens qui lui étaient chers. Plus seul qu’à sa première migration, car il n’a plus son père avec lui, il a repris le bâton du pèlerin, emmenant tout ce qui lui appartenait, et ne comptant que sur Dieu pour n’être pas dépouillé dans la route semée de périls qui s’ouvrait devant lui. Nous ignorons si Saraï sa femme, Lot son neveu, tout en devant être du voyage, n’ont pas essayé quelque temps de l’empêcher. Pour Lot du moins, à juger par ce que nous verrons de lui plus tard, la question peut assurément se poser. Quoi qu’il en soit, il est parti, lui aussi. Ne les accusons pas s’il ont jeté quelques regards de tristesse et de regret sur Charan : nous aurions fait comme eux, et le Seigneur ne nous eût pas condamnés pour cela. Le chef de la caravane était un homme comme nous ; il a connu les angoisses du départ. Seulement, il a savouré en même temps des joies austères auxquelles notre siècle de plaisir est en train de devenir étranger : les joies de l’obéissance. Il emportait dans son cœur la foi mûrie par l’épreuve. Disant adieu à la ville frontière de la Chaldée, il s’est mis en quête de « la cité qui a de solides fondements, celle dont Dieu est l’architecte et le constructeurp. »
p – Hébreux 11.10.
Pour ce second voyage comme pour le premier, nous en sommes réduits à des conjectures au sujet de l’itinéraire suivi. Il est probable que les débuts ont été rudes. Il fallait côtoyer le désert, souvent même y pénétrer pour plus d’une journée. Une tradition fort ancienne, reproduite par Josèphe, veut qu’Abram se soit dirigé sur Damas, y ait fait un séjour prolongé, et même y ait régné quelque tempsq. Il est permis de douter de cette royauté du patriarche en Syrie. Rien, en revanche, ne s’oppose à ce qu’il ait passé par Damas ; un mot de la Genèse rend même la chose assez probable. Quand Abram nomme pour la première fois son intendant Éliézer, il l’appelle « Daméscek, » ce qui ne paraît pas pouvoir se traduire autrement que par Damascénien, habitant de Damasr. Si donc Éliézer est un citoyen de cette ville, il est fort admissible que la caravane sémite y ait fait quelque séjour : pour une raison ou pour une autre, peut-être comme portion d’un cadeau offert par quelque chef, Éliézer aura passé au service d’Abram.
q – Citant, sans exprimer son opinion personnelle, un auteur ancien, Josèphe écrit (Antiq. I, 7, 2) : « Nicolas de Damas s’exprime ainsi au 4e livre de ses histoires : Abram a régné à Damas, après y être arrivé comme étranger, avec une armée, du pays qui est situé plus haut que Babylone ; au bout de peu de temps, il partit, etc. » etc. – Un très simple calcul montre que le temps, en effet, a dû être très court et bien peu favorable à un règne. Agé de 75 ans quand il quitta Charan, Abram en a 86 à la naissance d’Ismaël, et cet événement a lieu plus de dix ans après l’arrivée en Canaan. Abram donc a 76 ans au plus quand il entre dans la Terre promise, et moins d’un an s’est écoulé depuis le départ de Charan (comparez Genèse 16.3 ,16).
r – Genèse 15.2.
Descendant vers le sud, le patriarche aura vraisemblablement longé ces eaux de Mérom que devait illustrer un jour une brillante victoire remportée par Josués ; plus bas encore le lac de Génézareth sur les bords duquel le fils d’Abraham et de David devait prêcher l’Évangile du Royaume et faire entendre cette parole : « Cherchez et vous trouverezt » Abram cherchait toujours. Ni voix ni vision ne lui avaient dit qu’il dût s’arrêter. Il marche : Voici l’étroite vallée du Jourdain, voici, à l’horizon, les coteaux fertiles de Basçan ; voici le Mont Hébal et le mont Guarizim, Sichem enfin où le puits de Jacob sera creusé et recevra la visite du Christ et de la Samaritaine. Au moment où la caravane se dispose à camper sous les chênes de Moré, l’Éternel se fait entendre de nouveau. C’est là. On peut dresser des tentes et se reposer ; le but du voyage est atteint : « Je donnerai, dit Dieu, ce pays à ta postérité. » Remarquez, je vous prie, la différence. Non plus : Je te montrerai un pays, mais : Je te donnerai celui où tu te trouves maintenant. Tu n’y es aujourd’hui qu’en nomade ; tes descendants le posséderont. C’en est assez pour qu’Abram témoigne tout ensemble de sa reconnaissance et de sa foi en élevant un autel à celui qui lui parlait de la sorte. D’où nous avons je pense le droit de conclure qu’il a offert un sacrifice.
s – Josué 11.7-9.
t – Matthieu 7.11.
Noé, à la sortie de l’arche avait aussi bâti un autel, comme pour prendre solennellement possession de la terre qui lui était rendue. C’est de même un droit de propriété qu’Abram constate par cet acte. Les Cananéens laissent faire. Ils ne se doutent pas de la signification de ce symbole. Ils ne comprennent pas non plus la prédication qui leur est adressée par ces quelques pierres ; ils ne savent pas y découvrir un avertissement que la miséricorde de Dieu leur envoie avant que leur iniquité ait comblé la mesure.
Au surplus, les nouveaux arrivés ne demeurent pas très longtemps à Sichem. Poussé très probablement par la nécessité de procurer à ses troupeaux de nouveaux pâturages, Abram se rapprocha des montagnes. Il vint camper, dit le récit, entre Béthel et Aï, deux localités plus tard fort connues de l’histoire d’Israël. C’est par ce même pays que le petit-fils de notre patriarche, Jacob, s’enfuit un jour de la maison paternelle pour sauver sa vie, quand Ésaü le menaçait de mort. Nouvelle localité, nouvel autel. Abram n’est pas de ceux qui se contentent d’un témoignage rendu une fois pour toutes, trouvant que c’est déjà beaucoup, presque trop. A Béthel comme à Sichem, il rend publiquement son culte au Dieu qui l’a conduit. N’est-ce pas son Eben-Ezer, à lui, et ne peut-il pas dire, ne dit-il pas de lieu en lieu : Jusqu’ici l’Éternel nous a secourus ? Quand le culte du veau d’or viendra, au temps de Jéroboam, s’installer à cette place, il sera doublement sacrilège, car il profanera une place déjà sanctifiée avant qu’il y eût un peuple d’Israël.
On aime, n’est-ce pas ? à s’arrêter sur ces débuts du patriarche dans la terre promise. Il remplit vraiment, comme avait fait Noé pour la génération du déluge, les fonctions de prédicateur de la justiceu. Missionnaire par ses actes autant que par ses paroles, il marque ses étapes par les monuments de sa foi. Nous sommes à l’heure pure et radieuse de l’aurore. Pourquoi n’y pouvons-nous pas rester ? Pourquoi, du moins, le jour qui va la suivre sera-t-il tout d’abord couvert d’un gros nuage ? Il en est souvent ainsi dans le monde visible : le plus beau lever de soleil introduit plus d’une fois une sombre matinée. De même dans la vie spirituelle. Et l’Écriture qui veut être vraie avant tout, et qui n’écrit pas la biographie des anges, nous laisse voir chez ses plus grand héros la tache du péché. Il n’en va pas pour Abram autrement que pour Moïse ou pour Élie.
u – 2 Pierre 2.5.