… Je le consacrerai à l’Éternel pour tous les jours de sa vie.
Samuel nous est présenté par l’Écriture sainte, sinon comme le premier des prophètes, au moins comme un des fondateurs du prophétisme. Telle est, en particulier, l’opinion de l’apôtre Pierre, dans le discours qu’il prononce à Jérusalem après la guérison d’un impotent : « Tous les prophètes, dit-il, qui ont successivement parlé depuis Samuel ont aussi annoncé ces jours-làb. » Ces jours ne peuvent désigner que ceux de Jésus-Christ et les origines de l’Église chrétienne. Eh bien ! depuis Moïse, Samuel a été le premier qui les ait prédits. Il a repris et rappelé la prédiction faite jadis par le législateur d’Israël, lorsqu’il annonçait qu’un prophète tel que lui serait « suscité d’entre ses frèresc. »
b – Actes 3.24.
c – Deutéronome 18.18-19.
L’époque où il a vécu a été une époque de transition, entre celle des Juges et celle des Rois. Il s’y est montré à tous égards un homme hors de pair. Nous le voyons successivement rendre à son peuple les révélations de Dieu, muettes depuis longtemps ; réduire à l’impuissance des ennemis qui avaient écrasé sa patrie ; juger Israël avec une équité et une impartialité dont il reçut un jour le plus magnifique témoignage ; installer, avec un désintéressement à peu près sans exemple, le roi qui doit prendre sa place, et qu’on n’a voulu recevoir que de sa main ; devenir enfin, auprès de ses contemporains, et demeurer longtemps encore après sa mort une autorité universellement respectée. Son souvenir traverse toute l’histoire des Hébreux. Quand on veut parler d’un temps de ferveur religieuse exceptionnelle, on le compare à celui de Samuel : le chroniqueur dira de la Pâque du roi Josias qu’il ne s’en était point célébré de pareille « depuis les jours de Samuel le prophèted. » L’auteur anonyme du Psaume 99, pour nous faire penser à un type de prière particulièrement intense, nous rappellera que Samuel était au nombre de ceux qui invoquaient le nom de Jahvehe. Jérémie nous décrira l’état de son peuple comme un état désespéré, parce que même les supplications d’un Moïse et d’un Samuel ne pourraient plus le sauverf. Le livre des Actes, qui nous montrait en lui le premier des prophètes, le considère comme le magistrat qui clôt la période des jugesg ; l’Épître aux Hébreux le place, à côté de David, au nombre des héros de la foih.
d – 2 Chroniques 35.18.
e – Nous adoptons, d’après les travaux les plus modernes, cette prononciation du nom hébreu de l’Éternel (Jéhovah).
f – Jérémie 15.1.
g – Actes 13.20.
h – Hébreux 11.32.
« La beauté parfaite de son enfance, écrit un théologien anglais ; la vigueur et la sagesse de son administration ; la dignité calme avec laquelle il cède aux demandes de son peuple et s’incline devant ce qu’il a reconnu pour la volonté de Dieu ; l’énergie qu’il déploie pour se plier à un régime nouveau contraire à ses sentiments personnels et à ses convictions les plus chères ; son empressement à s’oublier ; sa chaude affection pour le jeune monarque qui vient le supplanter dans la faveur populaire ; sa douleur profonde après les chutes répétées de celui qu’il avait contribué à élever jusqu’à sa haute position ; sa résistance prolongée avant d’accepter comme définitive la déchéance de Saül et de la sceller par l’onction de son successeur… tous ces traits se réunissent pour nous peindre une image d’un charme et d’un attrait peu ordinaires. Notre esprit la contemple avec une satisfaction plus complète que bien des héros de l’économie des patriarches.i »
i – Edm. Venables, dans Plumtree’s Bible Educator, II, 226.
C’est cette figure, mes amis, que j’essaierai, avec le secours de Dieu, de faire revivre devant vous. Je ne veux emprunter, pour la dessiner, d’autre traits que ceux de l’Écriture elle-même. Or, les sources de l’histoire de Samuel se bornent au premier des deux livres qui portent son nom, et qui n’en formaient qu’un dans les manuscrits hébreux. Dans la version grecque des Septante, il sont connus sous le nom de I et II Rois. Ils ont probablement reçu leur rédaction définitive quelque temps après le schisme des dix tribus ; mais il me paraît hors de doute que, dans cette rédaction, sont entrés de nombreux documents écrits par Samuel, soit au fur et à mesure des événements, soit surtout dans les années de sa retraite volontaire. L’influence qu’il a exercée sur les règnes de Saül et de David explique sans peine que son nom ait été donné à l’ensemble des deux livres.
L’histoire du précurseur de David s’ouvre par une scène de famille. Ainsi devait s’ouvrir, environ onze siècles plus tard, celle du dernier prophète de l’ancienne alliance et du précurseur de Jésus-Christ.
Or il n’en est pas toujours ainsi. Que de fois les hommes de Dieu apparaissent tout-à-coup dans le monde sans que rien nous ait préparés à les rencontrer ! A peine si nous savons le nom de leur père et le lieu de leur naissance. Nous ignorons quelle mère a pris soin de leurs premières années, quelle éducation ils ont reçue, quelles influences leur jeunesse a subies. Pour Samuel, au contraire, l’historien sacré semble s’être arrêté avec une prédilection spéciale au foyer de ses parents. Faisons comme lui. Il vaut la peine d’étudier avec attention la scène qu’il a retracée.
Elle débute à Ramathaïm-Tsophim. Le premier de ces deux mots signifie littéralement « les deux collines. » Peut-être faut-il entendre par cette désignation une ville haute et une ville basse, ou bien deux villages réunis sous un même nom, mais tous deux situés sur une hauteur. Il n’est d’ailleurs pas si rare de rencontrer des villes qui sont ainsi désignées par un pluriel, Athènes par exemple, Thèbes, Mycènes, d’autres encore. Les Septante traduisent Ramathaïm par Armathaïm, et cette modification appuie l’opinion de quelques interprètes que cette localité est la même qu’Arimathée, la patrie du sénateur Josephj. Quant à Tsophim, ce mot veut dire « les sentinelles ; » en sorte que Ramathaïm-Tsophim serait « la double colline des sentinelles, » par allusion à sa position élevée qui permet de dominer toute la plainek. » Notre texte la place dans la tribu d’Éphraïm. A proprement parler, elle faisait partie de Benjamin. Mais la longue chaîne calcaire qu’on appelait d’habitude « montagne d’Éphraïm » s’étendait au sud fort au delà des limites de cette tribu, et les villages ou villes qui s’étageaient sur ses flancs pouvaient être considérés comme éphraïmites. Ajoutons que, dans la suite de notre récit, la petite cité de Samuel nous sera présentée avec son nom plus simple de Rama, « la hauteur. » C’est là que le prophète résida le plus souvent depuis la mort d’Élil, là qu’il s’est retiré après sa rupture avec Saülm, là enfin que les derniers honneurs lui ont été rendusn.
j – Matthieu 27.57.
k – On rencontre aussi 9.8, la mention d’un pays de Tsuph, dont les habitants peuvent bien avoir fondé Rama.
l – 1 Samuel 7.17.
n – 1 Samuel 25.1.
Dans cette ville de Ramathaïm vivait une famille dont l’intérieur, pour le moment, est loin de nous faire envie. Elle avait pour chef un Léviteo, Elkana, homme pieux, d’une nature bienveillante et dont le ménage aurait pu être fort heureux, s’il n’avait pas eu deux femmes. L’une d’elles, Anne, est un modèle d’humilité et de douceur en même temps que de foi. Mais elle n’avait pas d’enfants et cette douleur, tenue par les Hébreux pour une marque du déplaisir de Dieu, était aiguisée constamment par la conduite de Pennina, la rivale d’Anne. Celle-là était mère. Grande supériorité, dont elle ne manquait pas de se prévaloir à tout propos. Elle prodiguait à l’autre femme toutes les mortifications possibles. « Et, » continue le texte, « toutes les années il en était ainsi… » Vous connaissez, mes amis, le procédé imaginé par Lycurgue pour dégoûter les jeunes Spartiates des abus de la boisson. Il ordonnait qu’on leur montrât de temps en temps des Ilotes ivres. Il me semble, vraiment, que Dieu a voulu un moyen analogue pour déraciner du sein d’Israël certaines coutumes que la loi seule n’aurait pas extirpées. Par exemple, la polygamie. La législation de Moïse ne renferme point d’articles qui la proscrivent. C’est vrai. Prétendez-vous pour cela qu’elle la favorise ? Lisez plutôt l’histoire de Jacob et de son ménage, constamment troublé par les querelles de Rachel et de Léa. Lisez celle de ce pauvre Elkana, un excellent homme, assurément, mais témoin impuissant d’une guerre incessante qu’il avait lui-même introduite dans sa maison. Ses cultes sont gâtés, ses sacrifices, ses repas arrosés de larmes et, ce qui est pire, de larmes à peu près stériles. Pourquoi ? Parce que Pennina prenait soin de choisir ces moments-là pour donner carrière à sa méchante langue. Vous conclurez, peut-être, que de tels tableaux ont plus fait pour combattre la polygamie que les articles de loi les mieux rédigés.
o – 1 Chroniques 6.33-38, où Tsuph, ancêtre d’Elkana, apparaît comme descendant de Kéhath, fils de Lévi.
Anne, heureusement, connaissait la vertu du silence et celle de la prière. Elle ne répondait pas aux provocations de sa rivale. Même à son mari, elle ne parlait pas trop de ses chagrins. C’était devant Dieu qu’elle les versait, et sur ce point, certes, Samuel sera bien le fils de sa mère. Quand son peuple lui brisera le cœur en demandant un roi ; quand Saül, par sa persévérante impiété, méritera d’être rejeté, ce n’est pas aux hommes, c’est à l’Éternel que le prophète ira confier sa peine. Il priera. Il lui arrivera même de prier toute une nuitp. Je pense qu’il tenait de sa mère cette vaillante habitude.
p – 1 Samuel 15.11.
Anne priait donc. Non seulement chez elle, mais aussi au sanctuaire. Celui-ci était bien dégénéré, depuis les temps du désert et de la conquête. Il était presque réduit à l’arche, recouverte encore de quelques tapis précieux. Ce débris du tabernacle était alors déposé à Silo, localité à la fois très retirée, facile à défendre, et suffisamment centrale pour que les enfants d’Israël pussent aisément s’y rendre aux grandes fêtes annuellesq. Il est probable que la ville même de Silo n’a été bâtie que peu à peu, comme pour entourer l’arche, après que celle-ci eût été déposée dans cette retraite. Au temps d’Éli, le culte public paraît avoir été fort délaissé, et cela en grande partie par la faute de ses fils. Seuls quelques fidèles se rendaient encore au sanctuaire pour la Pâque, pour la fête des semaines et pour les Tabernacles. On a prétendu qu’il s’agit dans notre récit de la première de ces solennités. C’est possible ; mais nous n’en savons rien. Ce que nous savons seulement c’est qu’Anne a saisi l’occasion de cette visite à Silo pour présenter à Dieu sa détresse et se lier à lui par un vœu s’il consentait à la délivrer.
q – Aujourd’hui Seilun, à l’est de la route principale qui conduit de Béthel à Naplouse (Sichem). Comparez Juges 21.19.
Vous ne vous en étonnerez pas, vous qui savez que les vœux étaient permis et d’un usage fréquent dans l’ancienne alliance. Mais laissez-moi ajouter que la nouvelle ne les condamne pas. Sans parler de ceux auxquels l’apôtre Paul s’est soumis, et qui étaient des vœux juifs plutôt que chrétiens, nous croyons qu’il est légitime, quelquefois, de promettre à Dieu que l’on prendra telle ou telle part dans son service, s’il nous accorde telle ou telle grâce qui semble nous être particulièrement indispensable. Quelle femme ne sympathiserait pas avec cet acte de l’épouse d’Elkana ? Combien de mères l’ont imitée ou l’imiteront encore ! – Mon Dieu, si tu me donnes un fils, il sera à toi. Je te le consacrerai. Ce n’est pas moi qu’il servira ; ce sera toi, toi seul. Il sera pasteur, missionnaire. – Et c’est à des vœux de cette sorte que nous devons quelques-uns des serviteurs de Dieu les plus éminents. Êtes-vous, mon cher lecteur, je ne dirai pas sous le poids, mais bien plutôt au bénéfice d’engagements pareils ? Ne cherchez point à vous en dégager à la légère. Ne secouez pas en vous jouant un fardeau qui n’est, après tout, qu’un fardeau de bénédictions. D’ailleurs, si vos parents n’ont pas prononcé à votre sujet des serments particuliers, s’ils ne vous ont pas destiné par avance à une carrière plutôt qu’à une autre, ils vous ont, n’est-ce pas ? présenté au baptême. Que voulez-vous faire du vœu qu’ils ont alors formé pour vous ? Le ratifier ou le rejeter ? Le prendre à votre compte, ou vous en débarrasser comme d’un joug qui vous oppresse ?… Dieu fasse, jeunes catéchumènes, que votre réponse soit une vie aussi consacrée que le fut celle de Samuel !
Le vœu prononcé par Anne sur l’enfant qu’elle demandait était celui du Naziréat à vie. Nous en trouvons les conditions au sixième chapitre du livre des Nombres. Bien que le texte ne le dise pas, nous pouvons admettre avec certitude qu’Elkana en eut connaissance et le ratifia, au moins tacitement. Il n’aurait eu sans cela aucune valeurr Nous ne sommes pas moins assurés que l’influence de ce vœu sur l’enfant fut considérable, avant même qu’il ait quitté la maison paternelle. Dès qu’il put comprendre quelque chose, il sut qu’il était consacré à l’Éternel plus que pas un de ses camarades, plus même que son père et sa mère. Avertissement sérieux qui marqua de bonne heure son empreinte dans l’âme du jeune enfant. Entre ses toutes premières leçons il apprit celle-ci : qu’il n’était point à lui-même mais au Seigneur. Cette école en vaut beaucoup d’autres pour former un grand homme.
r – Nombres 7.35.
N’insistons pas sur la rapide conversation d’Anne et du vieil Éli. Le prêtre nous y donne un assez triste exemple de jugement téméraire, la femme une leçon d’humble patience qu’il suffira de signaler en passant. Ce support, qui n’est point de la lâcheté en face de l’injustice, est encore un trait que nous retrouverons chez le premier-né d’Anne. La réponse douce fait plus, quelquefois, que calmer la fureurs ; elle dissipe aussi les soupçons. Éli, reconnaissant qu’il s’est trompé grossièrement, joint sa prière à celle de l’épouse affligée et fait ainsi descendre quelque espérance dans son cœur.
s – Proverbes 15.1.
Elkana et sa femme sont revenus à Rama. Un an s’est écoulé. Dieu, suivant la touchante expression du texte, s’est souvenu de celle qui pleurait. Anne est devenue mère ; un fils lui est accordé. Comment le nommer, cet enfant, si ce n’est d’un nom qui rappellera les ardentes supplications dont il a été l’objet ? Sa mère lui donne celui de Samuel, ce qui veut dire : « Dieu a entendu, » ou « Entendu de Dieu. » Quelle joie désormais dans la maison ! Quelle paix prend la place des tribulations passées, et de ces hontes secrètes, et de ces pleurs cachés qui avaient si longtemps été le partage de la femme aimée d’Elkana ! Sa rivale essaiera probablement encore de l’irriter. Elle n’y réussira plus. Anne a maintenant un berceau à elle ; elle peut dire : Mon enfant !
A mesure pourtant qu’il grandit, ce petit Samuel, un nuage ne doit-il pas grossir dans le ciel de sa mère ? Elle s’est engagée à ne pas garder toujours ce trésor. Il appartient à l’Éternel ; un jour, il faudra bien le lui rendre, et ce jour approche. Ou bien, Anne serait-elle de ces âmes qui promettent beaucoup au Seigneur dans les moments de la détresse, et qui donnent le moins possible dans les heures de l’abondance ?… Vous avez lu, mes amis, le trait de ce marchand païen qui avait voué une hécatombe à Jupiter, si le Souverain des dieux le faisait prospérer dans ses affaires. Il prospéra, comme il le souhaitait. Alors il se persuada que le sacrifice d’un taureau pourrait parfaitement remplacer l’hécatombe. Il imagina même, avant d’immoler la victime, qu’une brebis ferait autant d’effet. Et puis, au lieu d’une brebis, pourquoi pas une poignée de dattes ? Sur quoi il mangea les dattes et n’eut plus à offrir que les noyaux. – Or ce n’est pas uniquement dans le paganisme que nous rencontrons de pareils marchés ; il s’en trouve jusque parmi les sectateurs des religions révélées. Anne est trop droite et trop courageuse pour faillir à sa parole. Elle a pu se faire, sans doute, et surtout elle a dû entendre bien des raisonnements destinés à lui prouver qu’il ne fallait pas prendre son vœu au pied de la lettre ; que Dieu se contenterait de l’intention et que le sacrifice effectif n’était point nécessaire ; qu’on peut très bien lui consacrer un enfant sans l’éloigner de la maison paternelle ; qu’enfin la seule condition imposée à une mère qui veut donner son fils au Seigneur, c’est de l’entourer de bons exemples et d’une éducation religieuse. Dieu est si bon ! Il doit être permis d’en prendre à son aise avec lui. Voyez plutôt : Il n’a pas voulu qu’Abraham immolât Isaac. Il ne saurait exiger qu’on arrache un petit garçon des bras de ses parents… Allons, Anne. Sois raisonnable. Mène de bonne heure Samuel à Silo pour lui montrer les beautés du culte. Mais ramène-le ensuite à Rama. Ne te forge pas des obligations auxquelles l’Éternel n’avait point songé. Ne tombe pas dans l’exagération.
Mes amis, « on ne se moque pas de Dieut. » Anne l’a compris, et c’est en cela précisément qu’elle s’est montrée raisonnable. Elle a été assez sage pour se persuader que les seuls biens qui nous appartiennent sont ceux que nous abandonnons au Père céleste. Vous n’êtes à votre famille que dans la mesure où elle vous a remis aux mains de Dieu. Comme Samuel fut bien le fils chéri de sa mère, le jour où elle jugea qu’il était temps d’accomplir son vœu ! Jamais elle ne l’a trouvé plus charmant, jamais elle ne l’a mieux aimé. Elle ne se retient pas de pleurer, je le pense ; et ces larmes deviendront pour le futur prophète d’Israël un des souvenirs les plus bénis de toute sa carrière. Elle lui apprenait, de façon à ce qu’il ne l’oubliât jamais, qu’il ne saurait y avoir de compromis avec le devoir.
t – Galates 6.7.
L’enfant avait au moins deux ans, peut-être trois. Les femmes hébreues allaitaient parfois jusqu’à cet âge leurs nourrissons. Samuel est sevré maintenant ; c’est le moment de « le présenter devant l’Éternel afin qu’il reste là pour toujours. » Un sacrifice de prospérité accompagnera cette présentation : trois taureaux, un épha de farine et une outre de vin. On s’est demandé s’il n’y avait pas là une sorte de purification légale accomplie pour le jeune garçon, avant de le laisser habiter dans l’enceinte sacrée et de le vouer aux divers offices du culte. C’est possible. On pourrait y voir aussi comme la reproduction du sacrifice de rachat, que les pères israélites offraient en lieu et place de leur premier-né. Aux yeux de la loi, Elkana et Anne avaient le droit de racheter Samuel en immolant à sa place une victime. Liés par leur promesse, ils présentent à Dieu tout ensemble et leur fils et la victime. Plus le croyant donne au Seigneur, plus il a besoin de donner.
Et il donne joyeusement, remarquez-le. Écoutez cette parole d’Anne à Éli ; l’accent en est presque triomphant : « Mon Seigneur, pardon ! Aussi vrai que ton âme vit, mon Seigneur, je suis cette femme qui me tenais ici près de toi… » Ce n’est pas assez. Elle prie, dans ce moment décisif de sa vie, et sa prière est tellement lyrique, tellement élevée de pensées et d’expressions, qu’on l’a toujours appelée le cantique d’Anne. Moins belliqueux que celui de Débora, il est plus émouvant et plus bienfaisant. Ainsi pria, ainsi chanta, à l’aurore des temps évangéliques, cette autre mère, que tous les siècles devaient appeler bienheureuse, Marie de Nazareth. Le magnificat est, dans quelques-unes de ses parties, une reproduction à peu près littérale du cantique d’Anne. Nous en retrouvons aussi plus d’un écho dans celui de Zacharie, le père de Jean-Baptiste. Le prêtre, la fiancée de Joseph, l’épouse d’Elkana ont connu la source de la vraie joie ; ils ont tous les trois pu s’écrier : « Mon âme se réjouit en l’Éternel ! »
Au point de vue purement littéraire, le cantique d’Anne est un des plus beaux monuments que nous ait laissés la poésie des Hébreux. Au point de vue religieux, je voudrais y relever trois traits essentiels. D’abord un des exposés les plus éloquents et les plus riches du dogme de la Providence. Il marche de pair avec celui du Psaume 95 ; mais il est plus court, plus condensé, et cela n’a pas peu contribué à le rendre classique. Ensuite un élément prophétique. Entrevoyant la royauté dans les brumes de l’avenir, Anne semble s’élancer d’un coup d’aile jusqu’à la réalisation des espérances messianiques : « L’Éternel donnera la puissance à son roi, et il relèvera la force de son oint. » Enfin, surtout peut-être, un enseignement sur la vraie nature du sacrifice. Anne est heureuse et chante parce qu’elle peut donner ce qu’elle a de plus cher. Son cœur n’est pas partagé. Certes, elle ne se réjouit pas proprement de sa souffrance – car elle souffre de se séparer de son fils. Il n’y a rien dans ses paroles qui rappelle les dangereuses fadeurs du quiétisme. Seulement, sa douleur est dominée, et de beaucoup, par la certitude que Dieu est avec elle et qu’il est avec son enfant. L’Éternel, désormais, est responsable du dépôt qu’elle remet entre ses mains. Les bras du Tout-puissant entoureront chaque jour celui qu’elle consent à ne plus presser constamment dans les siens. Les tentations dont son amour maternel n’aurait pas pu préserver Samuel, Dieu se charge de les détourner… Elle chante ! Parents en deuil, quand le Père céleste vous reprend un de vos bien-aimés, n’est-il pas vrai que ce cantique vous semble plus naturel encore et plus beauu ?
u – La liturgie de la haute Église anglicane l’a introduit dans le culte de matines.
Anne, maintenant, peut retourner en paix à Rama. Nous ne la reverrons plus qu’une fois chaque année, dans la visite qu’elle viendra faire à son fils. A part cela, sa douce figure va disparaître de l’histoire. Mais elle a rempli sa tâche : elle a confié Samuel à son Dieu !