Les dernières ondulations des Cévennes, non loin de Nîmes, s’étendent doucement à l’horizon.
Aux châtaigniers, aux vignobles, aux figuiers, succèdent des prairies à perte de vue, frangées d’argent : les marais salants. La mer n’est pas loi. De ci, de là un groupe d’oliviers, quelques mûriers, quelques amandiers, un mas couronné de cyprès. Des canaux tracent leurs sillons dans la plaine ; des canards sauvages, de noires macreuses dessinent le leur dans le ciel. Les garrigues sourient à la lumière méridionale, le moucheron tourbillonne, l’insecte brille sous sa parure diaprée.
Les Delord appartiennent à ce pays par la naissance et par l’esprit.
Cette famille connaît l’histoire : celle de Saint-Louis, qui, non loin de là, s’embarqua pour les croisades ; celle de Marie Durand, la religionnaire emmurée dans la tour de Constance à l’âge de ses fiançailles et libérée après quarante années de résistance.
Le grand-père, menuisier à Codognan, le racontait à ses descendants. N’avait-il pas construit son atelier avec les mêmes pierres que celles dont fut bâtie la Tour de Constance ?
« Portez les regards sur la carrière d’où vous avez été tirés. » Il avait obéi à cette parole prophétique.
Son fils, Louis Delord, s’installa à Beauvoisin comme instituteur. C’est là qu’il épousa Jeanne Villaret, de vieille race cévenole, dont il eut sept enfants : Siméon, l’aîné, sera un modèle de dévouement ; Louisa restera paralysée sa vie durant ; enfin Philadelphe Delord, né à Beauvoisin, le 2 décembre 1869.
Quand ce dernier évoquait son enfance, il revoyait une planche de bois sur laquelle gisait sa sœur, incapable de faire un mouvement, de manger seule, et sa mère penchée sur la pauvre créature, à laquelle elle se dévoua jour et nuit, jusqu’à la mort. Cet exemple porta ses fruits.
Plus d’une fois, l’épreuve avait visité les Delord. En l’espace de quarante-huit heures, deux autres sœurs avaient été enlevées. A peine le pasteur était-il rentré du cimetière où il avait présidé le service funèbre de l’une, qu’il dut célébrer l’office pour l’autre.
Philadelphe grandit à l’école de la souffrance.
Quand l’Etat supprima les écoles libres, son père, à la force de l’âge, dut chercher un nouvel emploi. Il pensa à l’agriculture. Les gens du métier le gratifiaient d’un regard peu encourageant :
Toi, agriculteur ? Tê, mon bon, ça ne s’invente pas ! »
La réussite – ou plutôt l’échec – le prouva.
D’autre part, Louis Delord, l’ancien instituteur était devenu méthodiste . Sa famille se rattacha à « la Société » suivant l’expression en usage en Vaucluse, aux Cévennes, au Vivarais, dans les Deux-Sèvres1. John Wesley enseignait mieux la culture des âmes que celle des champs.
1 Des apôtres originaires des îles de la Manche, parmi eux Ch. Cook, étaient venus prêcher la repentance, la stricte discipline et « le Réveil ».
Pour faire apprécier les fruits du Réveil à son fils, le père détourna Philadelphe de Satan et de ses pompes, l’orienta vers une stricte observance des commandements de Dieu et posa sur ses épaules un joug sévère. La loi devait précéder la grâce.
Il bannit tout plaisir ; les vetos succédèrent aux vetos : défense d’entrer en contact avec les enfants du village aux cœurs impurs ; défense, au jour du Seigneur, de toucher un crayon, un outil !, un grain de mil… mais prier, écouter des sermons et, l’après-midi, rester en chambre pour apprendre des versets de l’Ecriture Sainte.
Que de fois, Philadelphe, cédant à une tentation dont son père lui signalait le danger, portait ses regards par delà les clôtures du jardin.
Rassemblant leurs chariots, les groupant en cercle autour d’une piste, les gars de Beauvoisin avaient improvisé un amphithéâtre pour des courses de banderillos. Une cocarde, attachée entre les cornes du taureau, devait être arrachée avec la main, au péril de celui qui se risquait au jeu. Un air de la Crau, un vent de la Camargue (que le père Delord ne confondait pas avec celui du Saint-Esprit) soufflait sur ces garçons. Que son fils en soit préservé !
Souvent, Philadelphe se rendait à l’aire.
Attelé à la perche du puits à roue, affligé d’œillères, un âne tournait, tournait pitoyablement. Il subissait sa loi, l’enfant se sentait attiré vers lui. Son père, aussi, lui dictait sa loi ; il devait la suivre.
Pour respirer plus librement il eût fallu briser les cadres. Le petit grimpait alors au sommet du figuier de la cour et regardait au loin ; sa poitrine se gonflait. L’espace !... pour un instant, car l’ordre de redescendre aussitôt était formel.
Après avoir fait une chasse active aux souris, son père, depuis un certain temps, avait remarqué qu’elle devenait moins fructueuse.
– Elles ne veulent plus de mon lard ! ma souricière ne leur dit rien ; que se passe-t-il ?
On le devine. Son fils avait libéré les prisonnières en leur souhaitant bon voyage ! Un peu de leur bonheur, par anticipation, avait rejailli sur lui.
Mais grâce à Siméon, l’aîné, sa libération approchait. Ce frère dévoué s’était senti une vocation missionnaire. Il y renonça pour recueillir chez lui ses vieux parents, sa sœur infirme et s’occuper de Philadelphe.
Devenu pasteur à Béziers, il se chargea de toute la famille.
A Beauvoisin, Philadelphe avait subi le méthodisme ; à Béziers il connaîtra le salutisme.
Un contemporain d’origine nîmoise, Albin Peyron, parcourait les rues à la tête d’un groupe de guitaristes et de tambourinistes. Catholiques et protestants se moquaient de ces méthodes d’évangélisation. Mais plus les difficultés s’accumulaient, plus ce jeune homme redoublait de courage.
Son attitude fit impression sur Delord et ces deux adolescents se lièrent d’une amitié indissoluble. Mais Philadelphe avait assez d’indépendance pour ne pas se laisser envoûter. Une répugnance instinctive pour le tapage l’empêcha toujours de claironner sa foi à la façon de l’Armée du Salut. Il se méfiait des conversions hâtives résultant de l’ébranlement des nerfs. Libéré de son premier joug, il ne voulait pas en subir un second ; il examinera toutes choses et retiendra ce qui est bon …
Pour ne pas élever son cadet en serre chaude Siméon le confia à un pasteur libéral de Sainte-Foy-la-Grande, M. Gilard, dont il devint pensionnaire. Le presbytère de cet ecclésiastique groupait des intellectuels de l’envergure d’un Elisée et d’un Onésime Reclus. Malgré leurs théories révolutionnaires pour l’époque, ces savants ne reniaient point leurs origines protestantes. A leur contact, le jeune homme s’épanouit.
Le temps était révolu où, en guise de pensum, il devait recopier pour la cinquantième fois une parole biblique. Lui qui avait déjà frémi au contact de la terre natale, s’enthousiasma maintenant pour « La Terre » pour « Le plus beau royaume sous le ciel » et d’autres ouvrages des Reclus. Il allait de découverte en découverte.
Le petit méridional se sentait un citoyen de l’univers. Sous les latitudes les plus diverses vivaient des êtres semblables à lui, Ils souffraient, ils espéraient. Il eût volontiers répondu à la fameuse question :
– Qui est mon prochain ?
par :
– « Un homme », à quelque tendance, à quelque race qu’il appartienne.
Siméon fut récompensé par la réussite des examens de son frère, dont les études secondaires, souvent entrecoupées, ne furent jamais en souffrance.
Il passait toujours en tête. A l’ épanouissement intellectuel allait s’ajouter l’approfondissement de la vie spirituelle.
Comment Delord fut-il gagné à une foi personnelle ?
De cette période décisive de son développement religieux, l’un de ses fils écrit :
« Mon père a trouvé son vrai chemin au Collège Protestant de Sainte-Foy. C’était à l’époque du grand réveil des Eglises libres du Tarn. Deux jeunes gens – en délégation – vinrent en faire l’historique. L’un d’eux, surtout, enflamma son auditoire. On sentait, disait mon père, le souffle du réveil passer sur nous.
« En réalité, toute la formation religieuse de Delord a été empreinte de cette piété vibrante et tolérante qui fut celle des Eglises libres au plus beau temps de leur existence. Avec de très fortes convictions, il était très large d’esprit, à l’aise dans tous les milieux où il comptait de nombreux amis.
« Sa vocation, il l’a reçue tout enfant. Jamais il ne pensa à autre chose qu’à devenir pasteur. Mais, c’est la piété du Réveil qui marqua toute sa vie d’un christianisme vivant et joyeux. »
Grâce à un heureux synchronisme, le jeune Philadelphe trouva à Sainte-Foy-la-Grande sa largeur de pensée et la solidité de sa foi.