Que fais-tu là, dormeur ?
J’emprunte mon texte à ce livre de Jonas dans lequel plusieurs ne veulent voir que le plus étrange des miracles, sans se douter de la profondeur psychologique qui le caractérise. Etude du cœur humain, révélation des voies de Dieu, ce livre est admirable dans son originalité et sa concision.
Je ne veux aujourd’hui attirer votre attention que sur un point fécond en instructions de toutes sortes : le sommeil de Jonas. Qu’était ce sommeil ? Assurément, bien moins celui d’un homme accablé de fatigue que celui d’une conscience coupable. Jonas vient de désobéir à l’Eternel en refusant d’aller dénoncer à Ninive ses jugements. Il part sur un vaisseau qui se rend à Tarsis ; là, il cherche à fuir Dieu et à se fuir lui-même, en demandant au sommeil l’oubli de ses remords. Le prophète y réussit si bien que, ni les mugissements de la tempête, ni le craquement des mâts, ni l’affolement de l’équipage, ne parviennent à le réveiller. « Que fais-tu là, dormeur ? s’écrie le pilote qui semble partagé entre l’étonnement et la colère, lève-toi, invoque ton Dieu, peut-être voudra-t-il penser à nous, et nous ne périrons pas. » Il peut donc y avoir un sommeil avec Dieu et un sommeil sans Dieu, un sommeil qui est un apaisement, et un sommeil qui n’est que l’engourdissement voulu de notre personnalité morale, — sujet très spécial, et pourtant très pratique, que je veux essayer de traiter aujourd’hui. — Eh quoi ! dira peut-être quelqu’un, vous allez donc incriminer jusqu’à notre sommeil ? N’est-ce point assez, pour nous accuser, de nos heures de veille ? Ferez-vous le procès à cet acte tout passif qui consiste précisément dans l’inertie de notre vouloir et de notre pouvoir ? — Eh bien, non, nous ne sommes ni tout à fait passifs, ni tout à fait irresponsables dans le phénomène du sommeil ; dans tous les cas, nous ne pouvons nier que le sommeil ne soit, à bien des égards, l’image de notre situation morale et comme la traduction de nos pensées et de nos sentiments intérieurs. Arrêtons-nous quelques instants sur ce sujet qui nous montrera jusqu’à quel point la nature humaine a le dangereux pouvoir de pervertir tous les dons de Dieu, même ceux qui semblent le moins susceptibles de devenir des péchés.
Le sommeil est un bienfait. Quelle touchante sollicitude de la part de Dieu d’avoir placé ces heures de repos à la fin de chacune de nos journées ! Comme tous les ressorts de l’être humain se détendent ! Cette cessation régulière de toute activité, cet arrêt momentané dans l’exercice de nos facultés physiques et morales renouvellent singulièrement nos forces. Je comprends que la légende ait imaginé, comme le pire des maux, le supplice du Juif errant condamné à une marche éternelle. A elle seule, cette idée nous donne le vertige… Au temps des dragonnades — ceci n’est pas de la légende, mais de l’histoire — c’est le même genre de cruauté qui fut inventé pour dompter ces hommes indomptables, les huguenots. Les dragons du « grand roi » s’établissaient dans une maison, le plus souvent située au milieu de nos vieilles Cévennes, et là, par mille moyens barbares, ils empêchaient hommes et femmes de dormir, même un instant, tant qu’ils n’avaient pas signé l’abjuration de leur foi protestante. Nos pères pouvaient, sans aucune défaillance, souffrir tous les genres de persécution — excepté celui-là ! Ils étaient vaincus par ce traitement inhumain, le plus odieux, le plus barbare de tous, qui semble inventé par Satan. — On ne change pas impunément une loi de Dieu, et celle du repos est impérieuse. Voyez ce brave ouvrier, attaché à la terre ou à l’industrie, qui peine toute une journée. Soit qu’il porte des fardeaux ou pousse la charrue, soit qu’il manie la truelle ou batte le fer sur l’enclume, comme il est las, quand vient l’heure du soir ! Oui, ses mains sont calleuses, son visage est noirci par le soleil des champs ou la fumée de l’atelier, le lit qui l’attend est aussi dur que son travail de la journée, mais n’importe ! Lorsque ses membres s’étendent sur sa couche, lorsque ses paupières se ferment, il est « aussi heureux qu’un roi », pour parler le langage populaire ; et il reprendra, le lendemain, allègre et vaillant, sa tâche quotidienne. — Et vous, les ouvriers de la pensée, qui usez et abusez de votre instrument intellectuel, comme vous bénissez ce bienheureux repos ! Et vous, les fatigués de la vie, si nombreux dans la famille humaine, vous les pauvres, les isolés, les malheureux de toute catégorie, qui portez au cœur une peine intime, oh ! c’est bien vous, n’est-ce pas, qui avez besoin de vous plonger, pour quelques heures, dans cet océan de l’oubli d’où vous remontez plus apaisés, plus capables de refouler vos larmes et de reprendre votre tâche, plus forts pour la lutte et pour la souffrance. — Vous tous qui m’écoutez, vous avez veillé auprès d’un cher malade : comme vous avez retenu vos paroles et suspendu, pour ainsi dire, votre souffle ! Si Dieu voulait lui donner un peu de repos ?…. Mais l’œil reste ouvert et fixe, les visions de la fièvre passent devant lui….. Cependant, aux dernières heures du matin, une détente s’opère, le malade s’apaise, ses paupières se ferment, et nous disons intérieurement, comme les disciples à Jésus : « S’il dort, il sera guéri ! » Il ne sera peut-être pas guéri, mais il sera soulagé. — Voyez cette charmante tête blonde ou brune posée sur son oreiller : c’est l’image du bonheur pur et tranquille ; quel charme dans ce repos ! Vous n’entendez que les palpitations régulières de ce petit cœur d’enfant ; vous ne voyez qu’un frais visage qu’effleure parfois un imperceptible sourire. « L’enfant rit aux anges, » d’après le dicton populaire, et ce sont bien des anges qui planent sur ce doux berceau ! — Des bénédictions d’un autre ordre nous viennent aussi du sommeil. On dit, non sans raison : « La nuit porte conseil. » En effet, au réveil, nous sortons d’un amas d’idées obscures, et nous percevons des solutions lumineuses ; notre cerveau et notre conscience se ressaisissent avec une netteté et une fermeté qu’ils n’avaient pas, la veille ; nous voyons plus clair dans toute décision à prendre. Ainsi, bienfaits matériels et moraux se réunissent pour nous montrer cette bonté paternelle de Dieu qui, nourrissant les oiseaux de l’air et donnant leur parure aux lis des champs, ne dédaigne pas de s’abaisser jusqu’aux plus humbles choses de notre vie terrestre. Et la nature elle-même ne participe-t-elle pas à ce repos si nécessaire à l’homme ? Lorsque les grandes ombres du soir descendent sur la terre, le tumulte de la vie s’apaise, les troupeaux rentrent à l’étable, les oiseaux cessent leur charmant gazouillis, les arbres bruissent avec douceur, il y a comme un recueillement de tous les êtres ; un calme suave s’étend sur les choses ; les étoiles elles-mêmes, immobiles, « comme des clous d’or au front noir de la nuit », ont l’air de nous regarder, et leurs âmes, de s’associer à cette paix du soir : c’est un repos qui descend du ciel sur la terre ; c’est comme une rosée discrète et bienfaisante qui s’épanche sur toute la création…
Il m’en coûte de descendre de ces hauteurs sereines pour vous décrire les mauvais sommeils qui ne sont que la perversion des bienfaits de Dieu. Chacun sait, sans que je le dise, que le sommeil est l’oreiller des paresseux. De même qu’il est des amateurs de bonne chère, il y a des amateurs d’un sommeil qui est sans aucune proportion avec les besoins de notre corps. Ecoutons ici l’avertissement pittoresque du livre des Proverbes : « Le long dormir fait vêtir de robes déchirées… Un peu de sommeil, un peu d’assoupissement, un peu de bras ployés pour dormir, et la pauvreté viendra comme un passant, et la disette comme un homme armé. » Cet homme armé, que de victimes il a faites ! C’est ce malheureux écolier incapable d’un effort, sorti « fruit sec » de huit années d’études scolaires, qui sont comme le présage de sa vie avortée. C’est cet ouvrier sans dignité, sans courage ; il arrive tard au chantier, mécontente ses patrons, se fait renvoyer et jette sa famille dans une existence de misère, de dettes et de profond désespoir. — Sont-ils-moins coupables les jeunes riches oisifs ? Ils eussent pu s’imposer un travail, exercer une fonction, se rendre utiles à leurs concitoyens, à leurs frères, à leur pays… Non, ils ont dit à leur manière : « Un peu de sommeil, un peu d’assoupissement, un peu de bras ployés pour dormir… », et tandis que l’équipage est à la manœuvre, eux, ils sont tranquillement couchés sur leurs moelleux coussins, au milieu d’habitudes de sybarites. « Ils tuent le temps », selon une expression qui leur est familière. Tuer le temps, ironie brutale et cruelle ! Quand la vie est si courte et le temps si précieux, eux, ils se chargent d’être les destructeurs du temps ! Hommes de plaisir, ils dorment quand les autres travaillent, et puis, ils s’amusent, la nuit, jetant dans le gouffre des joies mauvaises leur fortune, leur santé, leur jeunesse, leur corps et leur âme… — Il y a aussi le sommeil de l’alcool que notre France ne connaissait guère autrefois et qui s’est propagé, d’une façon vertigineuse, de la grande ville dans le plus petit des hameaux de notre cher pays : avilissement de la créature qui efface l’image de Dieu sur son front pour lui substituer celle de la brute ; flot montant qui submerge le monde moderne de sa fange impure…– Il y a le sommeil de cet homme qui, voyant d’un œil inquiet le dérangement de ses affaires, s’étourdit, cherche à oublier ses échéances, jusqu’au jour où se consomme son déshonneur et celui de sa famille. Il y a le sommeil du joueur qui se livre avec frénésie à sa coupable passion, et qui s’endort bestialement pour ne plus penser à sa ruine. Il y a le sommeil du criminel qui va subir sa peine, sommeil devenu légendaire parce qu’on le sait noir comme les ténèbres de l’enfer du Dante. — Combien de fois, au contraire, il n’y a pas de sommeil ; c’est le crime et la luxure qui veillent… Quel spectacle pour ta justice et ta sainteté, ô mon Dieu, que celui des nuits que tu avais données à la terre pour l’apaiser, pour la bercer…, et la terre, refusant ce présent magnifique, les a changées en veillées horribles où Satan fourbit ses armes, où, au sein de nos Babylones modernes, l’assassinat médite ses coups dans quelque sinistre orgie ; où les hommes de sang perpètrent leurs crimes sous la lueur paisible des étoiles, — profanateurs de tout ce qui est sacré, contempteurs infâmes de toutes les lois humaines et divines… O mon Dieu, quel odieux défi jeté à ton amour de Père !
Nous n’avons rien de commun avec ces mœurs, ni avec ceux qui les pratiquent, nous, chrétiens, qui vivons dans une société honnête, respectable, religieuse même. Laissez-moi cependant, avant de vous entretenir d’un certain sommeil qui peut être une infidélité comme le fut celui de Jonas, vous rendre attentifs à un abus qui existe parmi nous, et qui n’est pas sans quelque péril. Par l’effet de nos habitudes modernes, la loi naturelle a fait place à une loi tout artificielle. A combien de personnes, d’ailleurs sérieusement attachées à leurs devoirs domestiques, ne pourrait-on pas dire : Que fais-tu là, dormeur ? Le soleil a déjà parcouru une partie de sa course, le monde a repris son labeur, la vie son tumulte, et toi, tu t’attardes sur ta couche, épuisé de fatigue, parce que tu as passé dans de brillants salons la plupart des heures que Dieu t’avait données pour renouveler tes forces. Nos ancêtres avaient l’extrême sagesse de se faire une vie bien réglée, dans laquelle on évitait les veillées tardives. Quelques-uns se souviennent d’avoir entendu parler de ces belles mœurs provinciales où, à dix heures du soir, le couvre-feu sonnait la retraite, et chacun de regagner sa demeure. Le matin, on suivait de près les indications de la nature : l’alouette s’élançant dans les airs avec sa gaie chanson, le coq — celui-là bien français d’allure — faisant résonner son clairon dès l’aube. On jouissait de la douceur des heures matinales, de la lumière s’épandant peu à peu sur les paysages familiers ; on avait le temps de se sentir vivre et de se recueillir. De là, soyez-en sûrs, l’habitude vénérable, si négligée à notre époque, du culte domestique qui réunissait la famille autour de la Bible. Serait-il possible, aujourd’hui, d’établir cette coutume, d’une manière régulière, dans nos maisons ? Quand on rentre à une heure avancée de la nuit, on ne peut songer qu’à se plonger dans le sommeil, après avoir dit une prière, distraite et hâtive, si l’on tient à se mettre en règle avec Dieu. Est-on mieux disposé le matin ? Mais ne voyez-vous pas que, fatigué d’une longue veillée, on se lève tard, et l’on est sollicité aussitôt par son travail, repris par l’engrenage des devoirs domestiques et sociaux ? Où donc placer la prière en commun ? Et cependant quelle bénédiction pour nous, pour nos enfants, pour nos serviteurs, que ce culte de famille ! Comme chacun se sent sous la discipline du devoir, en présence d’un Dieu duquel nous dépendons et qui a le droit de régler toute notre vie ! De même pour notre culte personnel. Heureuse préparation de notre journée qu’une rencontre matinale et filiale avec Jésus, notre Sauveur ! Au lieu d’une agitation fébrile, le calme d’une âme qui se possède et qui suppute toutes ses obligations pour les bien remplir ; au lieu d’une présomption hautaine, l’humilité d’un cœur qui, redoutant les assauts de l’ennemi et le sachant prêt à entrer par toutes les brèches, se présente devant lui avec les armes de la Parole de Dieu et de la prière. O sainte virginité de l’heure matinale, que ta douce et paisible aurore se lève sur tous nos foyers !… J’ai peine à comprendre que des femmes, des mères chrétiennes, puissent passer la plus grande partie de leurs nuits au théâtre ou dans des sociétés mondaines. Mais, disent-elles, ce sont là les habitudes modernes, et comment nous y soustraire ? N’est-ce pas tout simple de faire comme les autres ? Il est vrai, cela est tout simple, et même très facile. Mais sommes-nous chrétiens ou ne le sommes-nous pas ? Si nous sommes chrétiens, écoutons l’apôtre nous recommander de ne pas « nous conformer au présent siècle ». Entendons Jésus-Christ nous appeler « la lumière du monde ». Et quelle lumière que celle qui se promène de salon en salon ? Quel pauvre christianisme que celui de notre temps ! — Enfin, il est un argument — celui-là utilitaire et moins élevé que les précédents — qui a aussi sa valeur morale. Est-ce que nos pères ne devaient pas la belle santé de leurs corps et de leurs âmes à cette austérité de vie à laquelle nous sommes devenus trop infidèles ? Ces habitudes mondaines, ces veillées tardives, mesurez-en le danger à la pâleur des visages et à l’affaissement des âmes. De là, notre génération à la fois surexcitée et débilitée, inoccupée et surmenée, atteinte de maux extraordinaires pour lesquels il faut inventer des vocables jusqu’ici inconnus du dictionnaire de l’Académie… C’est ce qui faisait dire à l’illustre Lacordaire, dans ses Lettres à un jeune homme : « Si vous voulez être tout ce que Dieu demande de vous, levez-vous de bonne heure et ne vous couchez jamais trop tard. Aujourd’hui, on veut unir le prestige des travaux sérieux, à la jouissance des plaisirs vulgaires. On est homme du monde par delà minuit, et l’on se réveille écrivain, savant, magistrat, ministre même…, en attendant que accablée de ce double fardeau, se venge du génie lui-même par un idiotisme qui atteint toutes les facultés de l’être humain et que l’antiquité n’avait pas connu. »
Mais n’est-il pas d’autres péchés qui se rattachent au sommeil ? Ne nous sommes-nous jamais endormis comme Jonas dans l’infidélité et la révolte ? — Dans nos maisons, un fils a manqué au respect qu’il doit à son père. Son orgueil s’irrite, et loin de prononcer une parole de regret, il s’obstine dans sa rébellion. Sombre, dur, il se couche, en proie à la plus violente colère. Y eut-il jamais un état moins propre au repos de la nuit ? Où sont-elles, les douces visions de son enfance ? Où sont-ils, les rêves souriants de son cœur autrefois si docile et si pur ? Jeune homme, si tu persévères dans ton indiscipline, prends garde, c’en est fait de ta paix intérieure et peut-être de ta vie morale elle-même, rentre dans l’obéissance, afin qu’elles puissent t’être appliquées, ces belles paroles de nos Saints-Livres qui sont tout un programme de vie pour la jeunesse : « Je me coucherai, je me réveillerai, je m’endormirai, car l’Eternel me soutient. » — Ces époux se sont froissés mutuellement. Je ne recherche pas lequel des deux a fait la blessure la plus grave, mais je dis au meilleur, au plus humble, au plus pieux : Toi, mon frère ou ma sœur, qui crois en Jésus, « que le soleil ne se couche pas sur ta colère ! » Bien qu’il en coûte à ton amour-propre, et même à ton sentiment de justice, prononce-les, ces mots sacrés et vraiment divins : « J’oublie, je pardonne ! » Que si vous persévérez dans vos rancunes, savez-vous qu’il n’y aura plus de paix dans votre maison, savez-vous que vos enfants, devenus sceptiques, considéreront l’union conjugale comme un lien sans poésie, et le bonheur domestique comme une chimère dont il vaut mieux se garder ? Savez-vous que vos joies les meilleures s’évanouiront comme ces feux follets qui apparaissent, puis disparaissent, le soir, sur les tombes ?… Ah ! ne commettez pas ce sacrilège, ayez le courage de dire, l’un ou l’autre, et mieux — l’un et l’autre : — « Que le soleil ne se couche point sur, notre colère ! » — Nous avions un ami ; il est devenu notre ennemi par de déplorables rivalités ; alors, rien ne nous a coûté pour lui nuire. Notre vengeance n’a que trop réussi, et le voilà dans la ruine, tombé par terre comme le chêne frappé par la hache du bûcheron. Comme nous voudrions maintenant racheter notre faute ! Mais il est trop tard : le cruel trop tard s’impose à nous : l’irréparable est accompli ! Ces souvenirs nous étreignent, et que de fois nous nous réveillons, la nuit, dans une agitation fébrile, au milieu d’amers sanglots !… Une autre fois, Dieu nous demandait un sacrifice, quelque acte d’obéissance difficile que nous n’avons pas voulu accomplir : alors, l’heure du repos venue, comme Jonas nous avons cherché à engourdir notre conscience ; comme lui, nous avons dormi, lourdement dormi !… Mais ce ne sont pas des anges qui se sont approchés de notre couche, c’est l’Esprit de ténèbres qui l’a hantée, nous apportant des rêves lugubres… — Une autre fois, nous avons cédé à une coupable tentation, accompli quelque acte déloyal. Il fallait nous jeter à genoux et demander avec larmes le pardon de notre Dieu. Nous ne l’avons pas fait ; nous avons cherché à le fuir ; nous avons persévéré dans notre orgueil : aucune humiliation, aucun repentir. Dès lors le câble qui nous reliait à notre Père céleste est brisé. Mais quel sommeil ! Nous sommes comme sous la griffe d’une puissance hostile et malfaisante qui cherche à déchirer notre chair et notre âme. C’est un cauchemar affreux ! Ne voyez-vous pas que c’est la conscience qui se venge des coups que nous lui avons portés ? Puisse-t-elle nous sauver de notre fatal endurcissement !…
Ainsi, cela est certain, s’il y a un sommeil avec Dieu pour celui qui vit en communion avec lui, il peut y avoir — et il y a trop souvent — un sommeil sans Dieu. En voulez-vous des exemple bibliques ? Sans parler de Jonas, voici le prophète Elie : effrayé par les menaces de Jézabel, il se laisse aller à un découragement sans espoir. « Ta cause est perdue, dit-il à l’Eternel ; je suis demeuré seul ! » Et il s’affaisse sous un genévrier pour mourir. Quelque saint qu’il soit, c’est pourtant le sommeil du doute qui a envahi l’âme du prophète !… Voici les trois disciples bien-aimés : ils sont là, dans le jardin des Olives, à la distance d’un jet de pierre de leur Maître. Lui, il livre le combat le plus formidable qui se soit passé sous le ciel : des gouttes de sang tombent de son front divin comme celles d’une forte pluie d’orage, le calice qu’il voudrait éloigner passe devant ses yeux ; c’est bien comme un suppliant qu’il s’écrie : « Père, si tu voulais que cette coupe passât loin de moi ! »… Et tout près de cette détresse, eux, ils dorment d’un sommeil qui nous indigne… Dites qu’ils sont fatigués, accablés, et qu’ils veulent échapper à leur affreuse tristesse, je le veux bien ! Mais dites aussi qu’ils cèdent aux instincts inférieurs de la nature humaine qui renonce à servir les vaincus, ou ceux qui semblent vaincus… Oui, le sommeil des trois apôtres est bien celui de la lâcheté…
Voici des exemples plus réconfortants : Jésus est sur une barque avec ses disciples ; il dort sur un oreiller. Mais la tempête fait rage et le frêle esquif va être englouti. Jésus se réveille au moment voulu. Avec quel calme, avec quelle autorité aussi, il dit à la mer : « Tais-toi, sois tranquille ! » N’est-ce pas le sommeil de la sérénité paisible, de la sainteté que rien n’alarme ? — Jésus était le Fils de Dieu, dites-vous, et nous, nous sommes des pécheurs. — Eh bien ! voici un homme, pécheur comme vous et moi, l’apôtre Paul. Il est sur un vaisseau qui subit quatorze jours d’une effroyable tempête : Paul seul reste calme. Il invite les matelots et les passagers à prendre de la nourriture, et certainement, il se livre au sommeil, fort de cette parole que son Dieu lui a dite : « Paul, ne crains point, car je t’ai donné tous ceux qui naviguent avec toi. » Toutes les apparences sont contre lui, mais son Dieu est pour lui. Le Dieu « à qui il est et qu’il sert » ne peut mentir. Paul n’appartient ni à l’orage, ni aux vents, ni aux éléments déchaînés ; il appartient à son Dieu qui le tient dans ses bras et qui le porte comme sur des ailes d’aigle. Voilà le repos de la foi, et de la foi héroïque. Inspirons-nous du grand exemple de saint Paul. Si nous avions la foi de Paul, ou seulement, quelques parcelles de sa foi, comme nous chasserions de nos nuits les sommeils agités du doute, de l’orgueil, de la haine, de l’égoïsme, de la lâcheté ! Comme ces parcelles de foi suffiraient pour nous faire croire à l’amour de notre Père céleste à qui nous remettrions notre avenir et le soin de notre destinée, comme elles enrichiraient nos cœurs d’un doux contentement, d’une confiance sereine ! Et si nous devions passer par ces tempêtes de la vie qui ne peuvent être épargnées à aucun de nous, nous ne perdrions pas courage. Maladies, souffrances du corps et de l’âme, tout serait apaisé, sinon guéri ! Lors même que nous serions privés, parfois, de ce sommeil réparateur, si nécessaire à notre pauvre existence — car enfin il faut compter avec les insomnies inhérentes à la douleur physique, au chagrin, à la vieillesse — ces insomnies elles-mêmes pourraient être bénies de Dieu. Tu ne peux dormir, mon frère ou ma sœur, eh bien, répète tel cantique appris dans ton enfance, au milieu des effusions de ta jeune piété, alors que tu n’avais pas encore la science amère de la vie ; — ou bien, redis quelqu’un de ces psaumes, éternels consolateurs des affligés, qui sont sortis du cœur de David comme d’une lyre vivante et vibrante ! Tu apaiseras ainsi ton âme blessée, tes nerfs surexcités, et ce sera comme autrefois, au temps où le chant monotone de ta mère — ce chant si doux que tu en rêves encore — calmait et endormait tes douleurs enfantines. Soyons enfin les hommes de la foi qui guérit tout, et qui peut tout ! Alors nous appartiendrons véritablement à notre race ; nous serons les fils des Huguenots, à la piété simple et virile, et nous pourrons dire avec l’un de leurs psaumes les plus chers :
Je me couche sans peur,
Je m’endors sans frayeur,
Sans crainte je m’éveille.
Dieu qui soutient ma foi,
Est toujours près de moi,
Et jamais ne sommeille.
Dans ces dispositions paisibles, la mort elle-même, dont le sommeil est une image si saisissante, la mort ne pourra nous causer aucune alarme.
J’ai vu quelquefois, pendant mon ministère, des hommes et des femmes s’endormir, le soir, et ne plus se réveiller, le matin. Ils étaient passés, sans le savoir, de la vie terrestre dans l’éternité. « Belle mort », disaient les gens du monde. Oui, belle mort, si ceux-là étaient en état de grâce, s’ils avaient entendu et reçu dans leurs cœurs la parole de la réconciliation par Christ : belle mort, car ils sont allés avec leur Dieu Sauveur, transfigurés comme Hénoch ou Elie, sans avoir connu les affres de l’agonie, pressenti les sombres mystères du défilé que nul n’a pu nous décrire… Mort redoutable et qui nous fait trembler, s’ils ont quitté ce monde sans repentance, sans conversion, s’ils sont allés trouver-un Juge de l’autre côté de la tombe. Ah ! plutôt la souffrance, plutôt les luttes suprêmes de la dernière heure, qui leur eussent parlé de justice et de jugement, que cette inconscience fatale au bout de laquelle se trouve la rencontre redoutable d’un Dieu offensé !… C’est pourquoi je vous supplie de vous dire chaque soir : Si cette nuit était ma dernière nuit, où irais-je ? Suis-je réconcilié avec Dieu ? Serais-je perdu ? Serais-je sauvé ? Mesurez la solennité de cette question et hâtez-vous de la résoudre.
J’ai connu une vieille aïeule — elle avait quatre-vingt-huit ans — qui avait passé ses dernières années dans la prière, la lecture de la Bible et le culte des souvenirs, aux lieux où avait vécu son âme ancestrale. Je la vois encore avec sa bonne et sereine figure, son profil régulier, quoique un peu sévère, sa taille haute et droite, malgré les années. Elle ne manquait jamais, le soir, de faire un culte domestique ; puis, lorsqu’elle était couchée, on l’entendait murmurer ces vieux vers bien naïfs :
Dans mon lit je me couche, dans mon lit je me rends,
Si le sommeil me presse, si la mort me surprend,
A toi je recommande mon âme, ô grand Dieu tout puissant.
Et d’une voix ferme elle ajoutait : Amen ! La rime n’était pas riche, ni le français bien moderne, mais quel sentiment d’admirable confiance ! Un soir, un peu souffrante, elle sentit que l’éternité était proche. C’était attendu ; cela lui semblait tout simple de partir… Elle fit de touchants adieux aux siens ; puis, on l’entendit répéter, par trois fois, la prière qui termine le livre de l’Apocalypse : « Seigneur Jésus, viens ! » Elle pencha la tête ; ses yeux s’ouvrirent, se refermèrent, et tout fut fini… Elle dormait son dernier sommeil !
O Dieu, endors-nous paisiblement du dernier sommeil de cette sainte aïeule.