Le monothéisme strict triomphe. — Dieu est esprit. — Il est à la fois absolu et personnel. — Le Père céleste. — Les Targoums expliquent les anthropomorphismes et les anthropopathies de l’Ancien Testament. — La Memra et la Schechina. — Dieu ne peut apparaître à une créature humaine. — Comment se forma la doctrine du médiateur.
L’idée de Dieu est l’idée fondamentale de toute religion, et, chez les Juifs, elle était d’une grandeur, d’une beauté, et en même temps d’une vitalité incomparables. Depuis le retour de l’exil, le monothéisme le plus strict triomphait. Dans toutes les classes de la société, cette foi en un Dieu unique était la base indestructible du sentiment religieux ; Dieu est esprit, esprit pur : il est interdit de le représenter et impossible de se le représenter. Son incompréhensibilité passait pour un des signes les plus évidents et les plus adorables de sa grandeur divinea. Le sentiment du néant de l’homme et de la grandeur de Dieu était développé au premier siècle dans l’âme du Juif comme il ne l’a peut-être jamais été chez aucun peuple. Même le Juif qui avait quelque secrète sympathie pour le paganisme, l’historien Josèphe, par exemple, gardait la foi la plus ferme en l’unité de Dieu et avait une notion très élevée de la Divinité.
[On l’a accusé de panthéisme (Gfrœrer : Philo und die Alex. Theosophie, ii, 364). Cette accusation ne nous semble pas fondée. Josèphe affirme la toute présence divine, mais ne considère pas Dieu comme l’âme du monde. S’il dit τὸ ϑειον ou τὸ δαιμόνιον, etc. au lieu de ὁ Θεὸς, ce n’est la qu’une expression empruntée à la langue grecque. Il parle en termes fort orthodoxes de la création du monde, et son idée de Dieu est restée d’une grande pureté.]
Il n’était pas jusqu’aux Samaritains hérétiques qui ne préférassent au pluriel Elohim le singulier El, parce qu’il leur semblait affirmer plus énergiquement l’unité de Dieub. Dieu était si redoutable qu’il était interdit de prononcer son nom.
b – Gesenius, De Pentat Samarit. origine, indole et auctoritate. Halæ, 1835, p. 50 et suiv.
Les lxx ont altéré d’une façon bizarre le verset Lévitique 24.15-16 ; il est dit dans l’hébreu, celui qui blasphémera le nom de Dieu sera mis à mort. Le traducteur grec écrit : celui qui nommera Dieu… On voit combien cette préoccupation était dominante dans tous les grands centres juifs.
Le grand-prêtre seul le prononçait une fois par an en entrant dans le « lieu très-saint. » Mais depuis le souverain sacrificateur Simon, cet usage n’existait plus. La prononciation même du nom sacré était perdue, et l’on croyait généralement que celui qui la connaîtrait serait maître des forces de la nature. On faisait des amulettes et des talismans qui n’étaient que des combinaisons diverses des consonnes, sacrées JHVH. Dans les lectures du culte public, quand le mot Jahveh se présentait, le lecteur le remplaçait par le mot Adonaï (le Seigneur) ; chez les Samaritains, il disait : « le Nom » (Schimah).
[Cette dernière coutume devait remonter assez loin. 1 Chroniques 13.6, semble le prouver. Dans la Mischna le nom de Dieu est souvent remplacé par les mots hâm-mâqôm (le Lieu, la Demeure). (R. de Théol. de Lausanne, n° de Janvier 1877, page 115).]
Ce spiritualisme absolu n’était que l’application-logique de la définition de Dieu donnée par Moïse (Exode 3.14 ; 33.19).
Chose remarquable, ce Dieu esprit, insaisissable, on peut même dire abstrait, n’en était pas moins un Dieu vivant et personnel. C’était une contradiction sans doute, mais une contradiction dont le peuple en Palestine ne s’apercevait pas. La notion du Père céleste, c’est-à-dire du Dieu à la fois personnel et absolu, ressortait naturellement de tout l’Ancien Testament.
L’expression de Père appliquée à Dieu était-elle usitée ? quelques passages du Talmud semblent l’indiquer : « Sur qui devons-nous nous appuyer ? Sur notre Père qui est aux cieuxc. » « Qui vous purifiera ? Votre Père qui est aux cieux. » Le traité Berakhoth renferme un beau passage sur la foi en Dieu : « Dieu est si près de nous qu’il suffit de l’invoquer à voix basse dans un coin pour qu’aussitôt votre prière arrive jusqu’à lui. »
c – Sotah, cap. 9, bal. 15 ; Lightfoot, op. cit., p. 299.
[Cependant la rédaction du Talmud est tellement postérieure à l’apparition du Christianisme qu’on ne saurait rien en conclure de formel. L’Ancien Testament donnait déjà à Dieu le nom de Père dans les passages suivants : Jérémie 2.27 ; Ésaïe 63.16 ; 64.7.]
Telle était la croyance populaire ; les masses acceptaient cette idée concrète à la fois et abstraite qui aboutit à la doctrine du Père céleste. Elles la trouvaient exposée à chaque page de l’Ancien Testament quand elles le lisaient et n’en demandaient pas davantage. Mais « les Docteurs de la loi, » les Pharisiens surtout, qui avaient la même notion de Dieu que le peuple, ne pouvaient en rester là. Un Dieu abstrait qui est personnel, un Dieu insaisissable qui se révèle, il y a là un mystère et ce mystère ne peut-on l’expliquer ? Alors ils spéculaient sur l’essence divine, sur ce Dieu saint qui est loin des choses créées, loin du monde où règne le mal. Certains dévots considéraient ces recherches comme très dangereuses. Les plus avancés dans l’étude de la théologie pouvaient seuls s’y livrer. La vision d’Ezéchiel était fort méditée à ce point de vue, et on ne pouvait en prendre connaissance avant l’âge de trente ans. (Sira.3.21-22 ; Ezech.1)
Quoi qu’il en soit, ces spéculations sur l’essence divine s’imposaient aux esprits réfléchis. Il leur fallait concilier l’idée élevée qu’ils se faisaient de Dieu avec ces sentiments humains que lui supposent certains passages bibliques où il s’entretient avec les patriarches et parle à Moïse comme un ami à son ami.
L’Ancien Testament était rempli d’anthropomorphismes et d’anthropopathies. Dieu aurait-il une bouche, des mains, des yeux ? serait-il sujet aux passions humaines : la jalousie, la haine, la colère ? Assurément non. Il faut bien comprendre, disait-on, le vrai sens de tels passages. Et, dans les paraphrases faites au culte public, on était tout naturellement amené à modifier le texte pour faire entendre au peuple qu’il ne s’agissait, dans ces expressions anthropomorphiques que d’images et non de réalités. Ces modifications remontent assez haut. L’Ecclésiastique porte déjà quelques traces d’atténuations du texte hébreud. Mais ce sont les Targoums d’Onkelos et de Jonathan qui nous en apprennent le plus sur ce sujet. Lorsque Dieu nous est représenté soit dans « la Loi, » soit dans « les Prophètes » s’entretenant avec les hommes, les Targoums ne manquent pas de mettre au lieu de : « Dieu » « la Parole de Dieu » (Memra) ou « la Gloire de Dieu » (Schechinae).
d – Siracide 46.18 ; 33.7-10. Voy. aussi Baruch 2.16-17 ; 3.5 ; Siracide 45.6.
e – Schechina signifie littéralement habitation.
Est-il parlé des yeux de Jahveh, le paraphraste met à la place : « la face de la majesté de Jahveh. » Est-il parlé des « pans de sa robe, » il traduit : l’éclat de sa majesté. » Est-il parlé d’une apparition de Dieu, il dit : « l’apparition de la majesté de sa gloire. »
[Id. sur Ézéchiel 1.1. Parfois il change entièrement le texte ; par exemple, Jérémie 33.5 porte ces mots : « Je détournerai ma face de cette ville », et Jonathan lui fait dire : « j’éloignerai ma schechina de cette ville. » Voir aussi 1 Samuel 4.4 ; 2Sam.6.2.]
Dans la Genèse ce n’est pas Dieu mais sa Parole qui apparaît à Abraham. Dans le Deutéronome, c’est la gloire de Dieu qui se promène dans le camp d’Israël. Dieu fera habiter sa Schechina dans les demeures de Sem.
Cf. 2 Pierre 1.17 ; Matthieu 17.5 ; Hébreux 1.3, et les paroles de Jésus lui-même : Marc 14.62 ; Matthieu 26.64 : « Le Fils de l’homme sera assis à la droite de la puissance ». Luc 22.69 ajoute τοῦ Θεοῦ.
L’Ancien Testament enseignait encore que Dieu lui-même habitait le lieu très-saint du tabernacle ; mais, pour les Juifs du premier siècle, c’est la Schechina et non pas Dieu lui-même qui habite le sanctuaire du temple. Dans le Pirké Aboth, il est dit que là où plusieurs s’entretiennent de la Loi, la Schechina de Dieu est au milieu d’eux.
Dans la pensée des auteurs de ces changements du texte hébreu, cette Schechina ou cette Memra de Dieu ne se distinguait nullement de Dieu lui-même. Le mot Parole signifiait simplement le langage, la voix de Dieu. La Memra et la Schechina faisaient partie de l’essence divine, et ne possédaient point une vie propre, distincts de celle de Jahveh. Il ne s’agissait encore ni d’un Dieu second, ni même d’une hypostase divine. Les Juifs ne voulaient qu’une chose : sauvegarder la foi en la spiritualité de Dieu. Jahveh ne peut apparaître à une créature humaine, telle est l’expression exacte de la pensée juive au premier siècle. L’essence divine ne peut être communiquée au monde, disait-on encoref, et l’homme ne peut la saisir. Ce n’est que dans le ciel, enseignaient les premiers chrétiens, que nous verrons Dieu « tel qu’il est (1 Jean 3.2) » et « face à face (1 Corinthiens 13.12 ; Apocalypse 22.4). »
f – Ascension d’Ésaïe 1.7. « Dieu, dont le nom n’a pas été communiqué au monde. » L’auteur entend certainement par le « nom » l’essence ; car le nom de Dieu a été révélé. Exode 6.2., cf. Jean 14.9.
On voit quel spiritualisme élevé les contemporains du Christ apportaient dans leur conception de la Divinité. Les Samaritains, qui vivent encore aujourd’hui au nombre de 140 environ à Naplouse (l’ancienne Sichem)g, nous ont conservé un écho lointain de cette foi au Dieu absolu et de cette crainte d’assimiler en quelque mesure Dieu à un homme. Quelques-uns de leurs poètes ont dit, en parlant de Dieu : « Dieu a parlé et il n’a pas de bouche ; il soutient le monde et n’a pas de mains ; » et encore : « il a créé le monde sans fatigue, et il s’est reposé le septième jour sans être fatigué. » Ils enseignaient aussi que Dieu n’avait, pas créé l’homme à son image, car il serait semblable à l’homme ; le type d’Adam était « l’ange du Seigneur. »
g – E. de Pressensé, le Pays de l’Evangile, p. 180.
Cette notion d’un Dieu absolu et insaisissable s’est conservée au sein du Judaïsme dans son intégrité. Les spéculations des Docteurs ne l’altérèrent en rien et elle passa tout entière dans le christianisme. Le Jahveh des Pharisiens du premier siècle est devenu Dieu le Père dans la doctrine chrétienne de la Trinité.
Cependant tout n’était pas compris et expliqué et la logique devait bientôt entraîner plus avant le théologien juif dans la voie où il était entré ; Dieu, restant incompréhensible, le Juif se trouvait naturellement amené à distinguer de lui cette Gloire ou cette Parole par laquelle il se communique au monde. S’il ne s’agissait d’abord que d’expliquer des théophanies, peu à peu on comprit la nécessité de concilier la foi au Dieu inaccessible avec la foi au Dieu révélé. Ce Jahveh redoutable dont on ne peut prononcer le nom sans mourir, et duquel les hommes ne peuvent rien savoir, a fait une alliance avec ces hommes. Il a un peuple élu ; il s’est fait connaître. Il y a donc un intermédiaire quelconque entre lui et l’humanité. Un pont a été jeté sur cet abîme qui sépare le ciel de la terre. On le voit, c’est l’idée de la sainteté de Dieu poussée à ses dernières limites qui a donné naissance à la doctrine d’un médiateur.
L’homme a toujours eu besoin de combler l’abîme qui le sépare de Dieu. La théocratie juive avait placé le peuple d’Israël entre l’humanité et la Divinité. Les lévites eux-mêmes, les prêtres, Aaron venaient à leur tour s’interposer entre les Israélites et Jahveh. La théocratie catholique a fait de même : l’Église, les prêtres, le pape mènent le fidèle à Dieu. Les médiateurs célestes, comme la Vierge et les Saints sont plus importants encore. Quand une religion monothéiste perd sa spiritualité, le Dieu qu’elle prêche devient toujours plus inaccessible, et le culte, au lieu de s’adresser à la Divinité elle-même, s’adresse aux intermédiaires qui la séparent des hommes. Le Jahveh des Juifs de la décadence était un Dieu esprit pur et insaisissable. Aussi le théologien commençait-il à l’oublier pour ne penser qu’à son Verbe ou à sa Gloire, et le peuple, dans ses adorations et ses prières, songeait peut-être davantage aux anges qu’à l’Éternel.