Nicolas-Louis, comte de Zinzendorf et Pottendorf, seigneur de Freydeck, Schœneck, Thürnstein et autres lieux, naquit à Dresde le 26 mai 1700. Ses ancêtres, élevés au rang de comtes de l’Empire en 1662, étaient originaires d’Autriche et sont connus dans l’histoire dès le xie siècle. Ce fut à l’un d’eux, Henri de Zinzendorf, que le margrave d’Autriche, Léopold le Bel, partant pour la Terre Sainte, confia le gouvernement de ses États. Un autre prit part à la troisième croisade et combattit sous les murs de Ptolémaïde. Jean IV le Jeune, seigneur de Zinzendorf, embrassa le luthéranisme à son apparition. En 1633, sous l’empereur Ferdinand II, son petit-fils Maximilien-Erasme s’exila volontairement pour rester fidèle à sa foi et jouir de la liberté de conscience ; il renonça à toutes les possessions qu’il avait en Autriche et se retira en Franconie, dans son château d’Oberbirg, près de Nuremberg. Ses deux fils passèrent au service de l’électeur de Saxe. L’aîné fut général. Le second, George-Louis, devint ministre des conférences ; c’était un homme aimé et respecté de chacun pour sa sagesse et son intégrité irréprochable. Il se maria deux fois, et de son second mariage naquit Nicolas-Louis de Zinzendorf, dont nous écrivons la vie.
Le souvenir des ancêtres du comte de Zinzendorf ne fut pas sans influence sur lui. Le sacrifice qu’avait fait l’aïeul pour rester fidèle à sa conscience attira sur le petit-fils les bénédictions du Seigneur. Zinzendorf dut s’habituer dès son enfance à comprendre le prix inestimable de cette foi évangélique à laquelle sa famille avait sacrifié ses biens terrestres. On comprend aussi la sympathie particulière avec laquelle il accueillit plus tard les émigrants moraves. Il sentit qu’à lui, plus qu’à tout autre, appartenaient le devoir et le privilège de donner protection à des gens qui, comme l’avait fait son aïeul, abandonnaient leurs biens et leur patrie pour ne pas renoncer à leur foi.
Mais cette influence ne fut certainement pas la seule qu’exerça sur le jeune comte le souvenir de ses aïeux. Si, plus tard, pour n’être entravé par rien dans l’exercice de son ministère, il voulut renoncer à son titre et même à son nom, il était dans ses premières années très sensible à l’illustration de sa naissance, et il y trouvait un motif de mettre ses actions à la hauteur de sa condition.
« J’étais un Zinzendorf, » dit-il dans une de ses poésies, « et un Zinzendorf n’est pas digne de vivre, s’il n’emploie sa vie à une bonne cause. Aussi ai-je été rongé de la crainte de m’éteindre trop tôt et sans avoir été utile dans ce monde.
Je porte en outre le nom de chrétien : me voilà donc doublement obligé. Un chrétien ne doit pas se consumer sans donner de lumière. La foi qui n’agit pas n’est qu’un damné bavardage, et les gens sensés doivent la regarder comme chose insensée. »
Mais dans cette même poésie, comme il abdique avec joie la fierté de sa race aux pieds de Celui qu’il a appelé sa seule passion ! »
« Depuis le comte Albert, mon aïeul, dit-il, la devise de notre maison est celle-ci : Je ne cède ni à un ni à tous. Telle est notre nature : céder nous est pénible. Il y en a un cependant devant qui s’est brisé mon courage ; C’est ce Jésus qui fut pendu au bois, ce Jésus qui fut l’objet des railleries et des outrages, et auquel bientôt après le monde rendit les armes. »
S’il est intéressant de connaître quelle influence a pu exercer sur Zinzendorf la position sociale de sa famille, il est plus important encore d’étudier le milieu religieux et moral dans lequel il s’est trouvé placé. Pour nous en rendre compte, il nous faut nécessairement remonter un peu plus haut, et jeter un coup d’œil sur l’histoire ecclésiastique de l’Allemagne et sur l’état religieux de ce pays au moment de sa naissance.
Issue de la renaissance des lettres et du réveil de la théologie, la Réforme eut, dès son origine, une prédilection pour la dogmatique dont il est aisé de comprendre la cause. L’Écriture sainte, longtemps scellée de sept sceaux, venait de révéler ses merveilles à la conscience de l’Église : l’Esprit de Dieu avait soufflé, l’esprit humain s’était réveillé ; une grande clarté s’était levée, et l’on eût dit que l’on voulût profiter de cette lumière inaccoutumée et de cette inspiration nouvelle pour mettre à jamais à sa place chaque vérité du Christianisme et pour donner un nom à toutes choses, comme Adam à la création. Il n’y avait aucune doctrine, semblait-il, que l’exégèse et la dogmatique ne pussent arriver à déterminer ; le protestantisme, d’ailleurs, n’ayant pas encore conscience de ce qui fait sa véritable grandeur et rougissant presque de sa liberté, ne pouvait se résoudre à accepter le reproche que lui faisait le catholicisme de laisser l’explication de la Bible, et par conséquent la fixation du dogme, à l’arbitraire de l’individu. Il s’agissait donc, avant tout, pour les églises de la Réforme, de reconstituer une orthodoxie d’après la Bible pour remplacer l’ancienne orthodoxie catholique. De là, dès le temps de Luther et de Zwingle, cette tendance à l’absolu dans le domaine religieux ; de là, les divisions entre les luthériens et les réformés, qui prirent en Allemagne une place considérable et menacèrent d’étouffer la Réforme dans son berceau. La dispute ne tarda pas à devenir une guerre, cruelle comme le sont les guerres civiles, et le grand théologien de l’Allemagne, Melanchthon, finissait sa carrière abreuvé d’amertume et mourait en bénissant Dieu de le délivrer « de la rage des théologiens. » Après lui, ce fut pis encore.
Tant que les héros du xvie siècle avaient occupé la scène, la Réforme avait conservé, malgré tout, quelque reste de l’inspiration primitive, quelque souvenir de ses glorieuses origines. Après eux, on eût dit que les ténèbres succédaient à la lumière, comme la lumière avait succédé aux ténèbres. A la place de la religion, on eut la théologie ; à la place de la foi, l’orthodoxie. L’histoire des églises d’Allemagne n’est plus que l’histoire de la pénible formation des orthodoxies luthérienne et réformée. On n’y arriva qu’à travers une interminable série de querelles entre les diverses opinions théologiques ; on fit intervenir les princes dans ces disputes d’école, qui ne produisirent que de cruelles persécutions et de subtiles formules, et qui présentent une image encore rapetissée des querelles ecclésiastiques qui avaient jadis agité la cour de Constantinople. Le cœur se serre quand on étudie l’histoire de cette lamentable époque, et la tristesse qu’elle inspire n’est tempérée que par l’ennui.
Ce règne de l’orthodoxie, dont le triomphe fut assuré dans l’église luthérienne par la Formule de Concorde (1577) et dans l’église réformée par le synode de Dordrecht (1629), et qui compte parmi ses victimes Kepler et Grotius, se poursuivit pendant tout le xviie siècle. Le xviie siècle est le moyen âge des églises évangéliques de l’Allemagne ; c’est l’époque de la scolastique protestante. Cette tendance ne tarda pas à porter ses fruits. La vie chrétienne semblait sur le point de disparaître ; l’Église allait mourir et mourir orthodoxe, munie d’une confession de foi évangélique et d’une dogmatique irréprochable. Ce qu’il lui fallait, ce n’était plus une réformation, c’était un réveil. Ce réveil eut lieu ; il eut pour centre cette même province de Saxe qui avait été le berceau de la Réformation allemande. Spener en fut l’instrument.
L’œuvre de Spener fut essentiellement pratique, une œuvre de pasteur plutôt que de théologien. Il chercha, il est vrai, à remettre en honneur l’étude de l’Écriture sainte, de préférence à celle des livres symboliques, et à tempérer l’autorité despotique des princes et du clergé en créant dans l’Église un tiers état ; mais il ne contesta point les principes de la confession de foi d’Augsbourg, qui était celle de l’église à laquelle il appartenait. Le but de ses efforts, ce fut de faire sentir à ses contemporains que le vrai domaine du Christianisme n’est pas l’intelligence, mais la conscience, et que la foi ne consiste pas dans une adhésion de l’esprit à un certain nombre de vérités révélées, mais qu’elle est une puissance efficace, une vertu de Dieu pour régénérer les âmes. La conversion fut, par conséquent, le centre de sa doctrine et le critérium du Christianisme ; il ne distingua plus les hommes, comme le faisaient les autres théologiens de son temps, en orthodoxes et en hérétiques, mais en convertis et inconvertis.
La justification par la foi conservait dans cette doctrine la place souveraine que lui avait donnée Luther, mais Spener attacha plus d’importance à l’ascétisme chrétien que ne l’avait fait le réformateur. Il en résultait chez lui et chez ses disciples une physionomie sévère et un peu morose dans la prédication et dans la vie, qui rappelait le jansénisme de Port-Royal et le calvinisme genevois.
La doctrine de Spener fut désignée sous le nom de piétisme, et ce nom la caractérise assez exactement, puisque le point essentiel de cette doctrine, c’est l’importance exclusive de la piété, c’est-à-dire de la religion pratique et individuelle, et non plus de l’orthodoxie, c’est-à-dire de la religion générale et objective. Du reste, ce nom fut donné aux partisans de Spener à l’occasion des petites réunions d’édification recommandées par celui-ci et qu’il appelait des assemblées de piété (collegia pietatis.)
La parole puissante et austère de Spener, répondant à la voix de la conscience et confirmée par l’Esprit de Dieu, eut bientôt un vaste écho dans la Saxe et dans toute l’Allemagne. On était las, d’ailleurs, des disputes oiseuses de la théologie orthodoxe. Mais, pendant que le réveil opéré par Spener faisait sentir son influence sur les laïques de toute classe, sur le peuple d’abord, puis sur les rangs supérieurs de la société, les théologiens restaient, pour la plupart, opposés à cette nouvelle tendance. Les chaires des églises et des universités furent fermées à ses partisans.
L’électeur de Brandebourg, Frédéric IIIa, se fit le protecteur du piétisme. Il appela à Berlin Spener, qui avait encouru la disgrâce de l’électeur de Saxe, et fonda à Halle (en 1694) une université rivale de celle de Wittemberg et destinée à représenter la tendance nouvelle. Halle fut dès lors pour l’œuvre de Spener ce que Wittemberg avait été jadis pour celle de Luther, et c’est dans cette ville que le piétisme porta ses fruits les plus excellents.
a – Plus tard (1701) roi de Prusse, sous le nom de Frédéric Ier.
Mais il arrive à l’esprit humain, lorsque Dieu lui fait trouver quelque vérité, ce qui arrive à un enfant ou à un sauvage auquel vous faites présent d’une montre ou d’un compas : il se passionne pour sa nouvelle propriété, il l’applique à tout usage et ne la laisse pas qu’il ne l’ait faussée et détraquée. De même, l’esprit humain, quand il est en possession de quelque vérité nouvelle, n’a pas de repos qu’il n’en ait fait une erreur. C’est ainsi que toute tendance, toute école, toute église ne tarde pas à se parodier elle-même. C’est ainsi que les piétistes ne tardèrent pas à exagérer ou, pour mieux dire, à fausser et dénaturer la piété même, comme les orthodoxes avaient exagéré l’orthodoxie, et comme nous verrons les disciples de Zinzendorf transformer momentanément en puérilité cette simplicité chrétienne qui avait été leur plus précieux trésor.
L’ascétisme de Spener devint bientôt, chez la plupart de ses disciples, un esprit de légalité minutieux et pharisaïque. Partant du principe très soutenable qu’il n’y a pas d’œuvres indifférentes, ils arrivèrent à se grossir l’importance des actions les plus minimes, à réglementer toutes choses et à faire consister la vie chrétienne dans l’accomplissement de certaines pratiques de dévotion, dans le renoncement à certains plaisirs qualifiés mondains. Les petites assemblées de piété dont Spener avait voulu faire, disait-il, de petites églises dans l’Église, arrivèrent à se considérer comme la seule Église, hors de laquelle il n’y avait point de salut. De là, un orgueil spirituel des plus intolérants, qui dédommageait les petits du peu de place qu’ils tenaient dans le monde, et qui chez les grands était un nouvel aliment à leur esprit exclusif et aristocratique.
Nous verrons plus tard ces aberrations du piétisme se manifester dans l’opposition obstinée qu’il fit à Zinzendorf et à son œuvre. Mais au moment de la naissance du comte le réveil était encore dans sa pureté première. Il avait exercé son influence sur la famille de Gersdorf, à laquelle appartenait sa mère. Son père, qui s’était lié d’une amitié particulière avec Spener, pendant que celui-ci habitait Dresde, lui était resté fidèle dans sa disgrâce. Spener arriva de Berlin pour assister en qualité de parrain au baptême du jeune comte. L’enfant avait pour marraines l’électrice de Saxe et l’électrice palatine.