Articles et Sermons

La vraie question

cLa question avance, car elle se simplifie. « M. Godet a ramené toutes les questions entre l’orthodoxie et nous à la question du pardon ; c’est selon moi, le vrai gain de la discussion. » dit M. Colani. Ce n’est pas tout. Si la question de l’inspiration est solidaire de celle du pardon, celle-ci ne l’est pas moins de celle du péché.

c – Paru dans La Revue de Théologie, janvier 1855.

Inspiration, pardon, péché, ces trois questions n’en font donc qu’une. Le démontrer, tel est le but de ces lignes. Cela fait, je croirai ma tâche remplie, et, pour ma part, la discussion sera closed.

d – J’omets, dans cette réponse à MM. Colani et Scherer, tout ce qui ne va pas au fond de la question, rectifications de malentendus secondaires, justification de citations inculpées, etc. Ce travail, rédigé au mois d’août, s’étendait plus longuement sur le premier des trois points traités. La rédaction me l’a renvoyé en me priant d’y faire les retranchements nécessités par les articles assez conformes de MM. Durand et Chavannes. De là le caractère sommaire de quelques parties.

I. LE PÉCHÉ.

L’explication du péché proposée, comme essai seulement et avec doute (il ne faut pas l’oublier), par M. Scherer, n’est pas nouvelle. Il y a dix siècles, l’un des plus hardis penseurs du moyen âge, Scot Érigène, expliqua le péché d’une manière analogue, dans son ouvrage sur la Prédestination. Il y a un quart de siècle, Schleiermacher reproduisait la même théorie, lorsque nous l’entendions à Berlin. Voici les raisons qui nous empêchèrent alors, qui nous empêchent encore à cette heure, de nous approprier ce point de vue.

I. Cette théorie va contre les données de la conscience.

1. La conscience est le sentiment de la sainteté divine — ou elle n’est rien. Et ce sentiment éloigne invinciblement de Dieu toute participation à la production du péché. Au fond, M. Scherer l’accorde bien. Car il dit : « Dieu est donc l’auteur du péché ? Nullement. » Ce nullement est un hommage rendu au fait de conscience que nous constatons. Mais comment M. Scherer le justifie-t-il dans sa théorie ? « Dieu, dit-il, a permis le péché, comme il a voulu la liberté… il a consenti aux conditions de la moralité » (conditions au nombre desquelles M. Scherer range le péché). L’idée de permission, de consentement de la part de Dieu, a une place, sans doute, dans le point de vue qui admet une liberté de choix, une faculté créatrice, chez la créature. Mais, dans le système déterministe, qui est celui de M. Scherer, et d’après lequel il n’y a qu’un seul moteur réel dans la création, la volonté divine, la notion de permission est un non-sens. A ce point de vue, il faut avoir le courage de dire. Dieu veut, Dieu produit le péché, comme il veut, comme il opère le développement dont le péché est la condition. Toute expression mitigée est un voile destiné à cacher le conflit entre l’explication proposée et le fait de conscience signalé.

2. Quatre sentiments inséparables et qui, en réalité, n’en font qu’un, cohabitent dans la conscience ; ce sont les sentiments de la liberté, de la responsabilité, de la coulpe et du remords. Par le fait précédent, la conscience absolvait Dieu de l’origine du péché. Par celui-ci, elle nous désigne nous-mêmes comme le vrai coupable. Cette donnée d’une incommensurable gravité est pour M. Scherer le résultat d’une illusion. Il est vrai, selon lui, que nous ne sommes pas encore ce que nous pouvons et devons devenir ; mais il est faux que, comme la conscience nous le persuade, nous soyons autres en ce moment que ce que nous pouvons et devons être. Notre développement s’opère au fond sous la même loi de nécessité que celui des êtres de la nature ; seulement cette évolution est revêtue chez nous des formes de la volonté et de la conscience. De là l’illusion du sentiment de la liberté de choix. L’empoisonneur (voilà ce qu’il nous paraît qu’on doit admettre à ce point de vue), au moment où il empoisonne, agit conformément à la loi de sa nature, aussi bien que la plante vénéneuse. Seulement il agit, lui, sous les formes de la volonté et de la conscience, ce qui lui fait croire (par une fausse conclusion logique) qu’il pourrait agir autrement. Cette illusion est encore renforcée par un autre fait. Il est dans sa nature, à lui, de cesser un jour d’empoisonner, tandis que la plante, aussi longtemps qu’elle existera, devra continuer ce rôle. C’est la la différence. Mais tous deux, en définitive, agissent, en leur temps et en leur lieu, comme organes de la volonté divine, seul mobile de tout ce qui se meut. M. Scherer prétend sans doute que cette explication « ne porte en rien atteinte aux données de la conscience, que le péché reste péché… un fait imputable… qu’il n’est point le résultat d’une nécessité… que c’est un fait qui ne devrait pas être. » Autant d’hommages rendus au fait de conscience ; mais autant de contradictions avec l’explication proposée par lui. Nous concédons à M. Scherer que, dans sa théorie, le péché est un fait qui ne doit pas demeurer ; mais il ne peut pas dire que c’est un fait qui ne doit pas être, dans le sens que chacun donne à ce mot, dans le sens d’arriver.

Or, si le péché ne peut pas ne pas arriver précisément quand, où et comme il arrive, ce n’est plus notre fait, c’est notre sort. Nous ne le faisons pas, nous le subissons. D’où vient donc que la conscience nous en rend instinctivement responsables et fait si sévèrement peser sur nous le poids de la coulpe et du remords ? M. Scherer dira-t-il que le remords est un aiguillon bienfaisant, quoique douloureux, dont Dieu se sert pour nous faire franchir plus rapidement la distance qui nous sépare de l’idéal ? Mais, qui ne l’a senti ? le remords ne stimule pas, il accable. Il ne porte pas nos regards en avant ; il les tient péniblement fixés en arrière. Bien loin d’être une force qui enlève, c’est un cauchemar qui paralyse. Et, quand la foi en la miséricorde divine commence à se faire jour dans notre cœur, le remords est la barrière, la barrière sans cesse renaissante, que nous avons tant de peine à franchir, pour accomplir enfin le pas décisif de l’enfant prodigue. M. Scherer dira-t-il, avec Schleiermacher, que le sentiment douloureux de la coulpe a été permis ou voulu de Dieu, comme un moyen de provoquer et de faire surabonder ensuite dans notre cœur la douceur du sentiment de la délivrance ? Fraude pieuse, mais cruelle ! Quel Dieu que celui qui, pour mieux faire goûter à sa créature le ciel de la paix, la fait passer par l’enfer du remords ! Et que penser de notre position, à nous, théologiens à longue vue, qui avons découvert le divin stratagème, et pour qui la source des délices de la Rédemption est par là même tarie !

L’explication proposée est intolérable à la conscience. Car elle renverse ses données premières.

II. Cette théorie va contre les faits de l’expérience.

1. Si le péché était une phase nécessaire de notre développement, il ne serait pas l’opposé du bien ; il ne serait qu’un bien inachevé. Or, le péché ne se présente pas avec ce caractère là dans l’expérience. La haine n’apparaît pas comme un moindre amour, ni le parricide comme une piété filiale en état de formation. — Il y a entre ces choses plus qu’opposition de degré ; il y a opposition de nature.

2. Si le péché ne résultait que de la prépondérance momentanée et inévitable de la chair sur l’esprit, il devrait avoir toujours une forme essentiellement charnelle. Or, il n’en est pas ainsi. L’orgueil, par exemple, le péché des péchés, n’est pas dans ce cas.

3. Si le péché provenait de la disproportion momentanée entre le développement de la chair et celui de l’esprit dans l’enfance et la jeunesse, il devrait disparaître, en quelque sorte organiquement, à mesure que ce double développement s’harmonise et s’équilibre dans l’âge mûr. Or, le contraire se montre dans l’expérience. Le péché s’aggrave et s’enracine fréquemment même après que l’esprit a atteint son plus haut degré de force.

4. Si le péché est, non pas une altération, mais une condition du développement de la nature humaine, condition à laquelle Dieu a dû, en quelque sorte malgré lui, consentir, nul homme évidemment ne peut être soustrait, même par un miracle, à cette condition. Il ne resterait dès lors à la théologie chrétienne qu’à nier l’humanité réelle ou la pureté parfaite de Christ. M. Scherer se sentirait-il disposé à sacrifier l’un de ces deux faits ?

Telles sont les données de fait que la théorie de M. Scherer nous paraît, non seulement ne pas expliquer, mais contredire.

III. Enfin, cette théorie anéantit l’idée même du bien.

Le bien, c’est l’amour. Aimer, c’est se donner. Pour se donner, il faut se posséder. Dans la théorie du déterminisme, aucun être créé ne se possède véritablement lui-même. Ils sont tous des agents, conscients ou inconscients, de la force unique, de la volonté toute-puissante et seule puissante de Dieu. Ils ne sont pas source, mais canal de leurs déterminations. Par conséquent, quand ils aiment, ils ne se donnent pas plus réellement qu’ils ne se refusent quand ils haïssent. L’amour humain ne diffère pas essentiellement, à ce point de vue, de l’attachement instinctif de l’animal domestique. Il en diffère bien par la forme de la conscience et de la volonté sous laquelle il se manifeste. Mais ce n’est pas réellement l’homme qui se donne, c’est Dieu qui le donne. — Dire cela, c’est anéantir l’amour, c’est lui arracher l’âme.

C’est ainsi qu’en niant la réalité du mal, cette théorie anéantit du même coup la possibilité du bien.

Quelles peuvent être les erreurs qui ont conduit des hommes comme Schleiermacher et M. Scherer à un tel système ? Il y en a deux, selon nous : 1° La confusion des deux idées : imperfection et péché ; 2° la négation de la liberté de choix.

1. Si dire imperfection, c’était dire péché, il serait évident que, comme le croit M. Scherer, la simple idée de développement, de progrès, impliquerait celle de péché. Car le progrès n’est possible que dans la supposition de l’imperfection. On n’apprend qu’à la condition d’ignorer. On ne grandit qu’autant que l’on n’est pas encore parvenu à sa parfaite stature. On ne devient meilleur et plus saint qu’autant qu’on ne réalise point encore l’idéal de sa destination morale. Mais, pas plus l’ignorance n’est erreur, la faiblesse de l’enfance maladie, pas plus, dans le domaine moral, l’imperfection n’est péché. Aimer moins n’est pas haïr. Jésus enfant embrasse dans son amour Marie, Joseph, sa famille. Jeune homme, c’est son peuple tout entier qu’il étreint sur son cœur. Homme fait, il embrasse le monde et le péché du monde, et porte en lui tout ce fardeau sur la croix. Il y a là progrès, progrès en intensité et en extension d’amour. Y a-t-il eu péché ? Ou bien encore : Jésus enfant quitte sans murmure Jérusalem pour suivre Marie et Joseph à Nazareth et leur être soumis. Plus tard, la sphère de la dépendance s’étend pour lui aux relations diverses de la vie religieuse et sociale, et il la remplit encore tout entière. Enfin, il apprend d’une manière absolument nouvelle l’obéissance vis-à-vis de Dieu par les choses qu’il doit souffrir, et il est ainsi consommé (Hébreux 5). Il y a progrès, progrès dans l’énergie et dans l’étendue de l’obéissance. Y a-t-il eu désobéissance, péché ? Non. L’idéal absolu et définitif n’était pas réalisé sans doute dès l’abord ; mais chaque instant a été la réalisation d’un idéal momentané et relatif. — Il peut donc y avoir développement dans le bien pur ; et le progrès a beau supposer l’imperfection, il n’implique pas le péché.

Il peut même y avoir tentation, lutte, combat sérieux, dans le bien pur. Il y a des satisfactions parfaitement innocentes et légitimes, en tant que fondées dans l’essence même de notre nature, telle que Dieu l’a faite et voulue, et auxquelles cependant Dieu peut nous imposer l’obligation de renoncer. Il est des douleurs auxquelles tout notre être répugne, et répugne même d’autant plus qu’il est plus pur, et que cependant Dieu peut nous imposer l’obligation de subir. Dans ces cas-là, le sentiment légitime de la nature se manifestera naïvement. Mais, si ce sentiment ne se fixe pas un seul instant comme volition indépendante et réelle en face de l’obligation ; si, dans la mesure où l’obligation se révèle à la conscience, la volonté naturelle s’assouplit et se subordonne graduellement jusqu’à l’acceptation complète de la volonté divine, il y a eu lutte sans doute, lutte terrible peut-être, lutte jusqu’à faire ruisseler le front de sueur, le corps de sang. Il n’y a pas eu péché. Cette explication de Gethsémané s’applique à la tentation et à toute la vie du Seigneur. Il a été tenté réellement, et pourtant sans péché.

Ainsi tombe la première base logique de la théorie proposée.

2. La négation de la liberté de choix est la seconde base de ce système. Cette négation résulte d’une fausse application du principe de raison suffisante à un domaine qui ne lui a point été soumis, au domaine moral. Le causa sui ipsius ne renferme point une contradiction dans le monde spirituel, non pas même en prenant cette formule dans le sens le plus absolu. L’existence de Dieu le prouve. Pourquoi donc cette notion ne pourrait-elle pas avoir une vérité relative et circonscrite chez les créatures spirituelles, surtout chez celle qui a été créée à l’image de Dieu ? Pourquoi ce paradoxe sublime : « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même, » ne s’appliquerait-il pas, dans une certaine mesure, à tout être humain ? Pourquoi Dieu ne nous aurait-il pas donné à tous le privilège de vivre d’une vie en un certain sens non donnée, c’est-à-dire, ne l’oublions pas, de pouvoir aimer, réellement aimer ?

Dans cette pensée il y a un abîme, je ne l’ignore pas. Mais cet abîme est celui de la puissance et de l’amour divins. Dieu n’a pas voulu aimer seul. Il a voulu que nous aussi puissions aimer, et la somme, de libre arbitre dont il nous a doués n’est que la faculté de réaliser ce décret de son amour. Dieu a pu faire autre chose que des instruments, il a pu faire des êtres qui veulent par eux mêmes, tellement par eux-mêmes qu’ils peuvent s’opposer à sa volonté. Il l’a pu, et la somme de libre arbitre dont le moindre d’entre nous est doué est la preuve de ce pouvoir mille fois plus étonnant que celui qui a créé l’univers. Le libre arbitre de la créature est donc bien la mesure de l’amour et de la puissance du Créateur.

Mais la psychologie expérimentale et la théologie chrétienne s’inscrivent en faux, selon M. Scherer, contre cette notion du libre arbitre.

La psychologie ne prouve-t-elle pas, en effet, que chaque fois que je me détermine, je le fais, non en vertu d’un libre choix, mais sous l’empire d’une prédisposition de mon être physique ou moral, de sorte que, tandis que je crois choisir librement, j’obéis ? — Cette objection, presque aussi ancienne que le monde, n’a pas empêché l’humanité tout entière de croire au libre arbitre sur la foi au témoignage de la conscience. Il serait plus que présomptueux sans doute, dans une telle question, de se présenter avec l’annonce d’une solution. Je soumettrai seulement une réflexion à M. Scherer. Quand, dans la nature, un point est sollicité par deux forces, après déduction faite de la plus faible sur la plus forte, celle-ci l’emporte. Quand notre sensualité se trouve placée entre deux jouissances entre lesquelles il faut choisir, une soustraction analogue s’opère au dedans de nous, et la jouissance qui se présente à l’esprit comme la plus vive entraîne la volonté. Les choses se passent, dans ces cas, avec une nécessité mathématique qui ne laisse pas de place à un libre choix. Pourquoi ? Parce que les deux forces sollicitantes sont homogènes et peuvent dès lors s’additionner ou se soustraire, selon les lois qui régissent la catégorie de la quantité. Mais en est-il ainsi dans les décisions morales ? Ici, les forces sollicitantes sont, d’un côté, l’obligation, de l’autre, la jouissance, deux forces plus hétérogènes l’une à l’autre que ne le sont, par exemple, la pesanteur et la chaleur. La nature qualitativement différente de ces deux sollicitations permet-elle d’établir entre elles un calcul dynamique ? Peut-on dire ici que la plus forte l’emportera sur la plus faible ? Impossible ! On ne peut parler de plus ou de moins, là où il n’y a aucun rapport quantitatif. De plus, comme la nature des deux sollicitations est différente, les points de notre être sur lesquels elles exercent leur action sont aussi tout différents. Le plaisir s’adresse à la sensibilité, spirituelle ou physique ; le devoir à la conscience. Il n’y a pas là de point de rencontre. Il reste un vide entre les forces. Dans cet état de choses, une résultante, une détermination réelle, ne serait-elle pas impossible sans un nouveau facteur ? C’est ici que le libre arbitre réclame et obtient son rôle. Sollicité par ces deux forces simultanées, mais qui se ressemblent bien moins qu’un son ne ressemble à une saveur, l’homme n’agirait point si, des profondeurs de la vie que Dieu lui a donné de posséder en lui-même, il ne tirait par un acte, en quelque manière créateur, l’assentiment par lequel il se livre à l’une ou à l’autre sollicitation et lui donne désormais puissance sur lui.

Ces derniers mots nous conduisent à la seconde objection de M. Scherer contre le libre arbitre. Du consentement de tous les théologiens orthodoxes, l’homme, en naissant, est déjà déterminé dans le sens du mal. Avec le péché inné, que devient le libre arbitre ? Question presque aussi ancienne que l’Église, et devant laquelle cependant la conscience chrétienne a passé sans se troubler, comme nous avons vu la conscience humaine passer devant l’objection précédente, Ce qui m’étonne, c’est que celle difficulté, qui occupe la théologie chrétienne depuis son berceau, semble être donnée par M. Scherer comme toute nouvelle.

Je n’ai recours, pour résoudre ici l’antinomie entre la conscience chrétienne et la raison, ni à l’hypothèse extra-biblique de la préexistence, ni a celle bien plus inadmissible, à mes yeux, de l’imputation fédérale. Mais, 1° je crois pouvoir, avec tous les théologiens infra-lapsaires, avec Augustin lui-même, distinguer entre le premier péché qui a décidé la préférence permanente de la volonté humaine pour le plaisir, et les péchés subséquents dans chacun desquels cette préférence agit avec plus ou moins déjà comme facteur. Le premier seul est un acte absolument libre, un fruit du libre arbitre, dans le plein sens de ce mot. — 2° Pour concilier l’influence de ce premier péché sur les péchés subséquents de chaque individu, avec le libre arbitre de ces derniers, il faudrait connaître au juste quel a été le véritable auteur du choix qui s’est fait en Éden. Un fait primordial comme celui-là a-t-il pu être un fait purement individuel ? Pour le décider à priori, il faudrait connaître jusqu’au fond les rapports mystérieux de l’individu et de l’espèce ; et, comme chacun sait, c’est là un point que la philosophie de la nature n’a pas encore éclairci. Tout ce que nous connaissons dans cette sphère mystérieuse, ce sont des faits, tels que celui de la génération, par exemple, qui prouvent que l’espèce agit dans les individus (car aucune génération n’est purement et simplement le fait des parents), et que, d’autre part, les individus sont les propagateurs de l’espèce. Ce fait ne constate-t-il pas l’union profonde des individus et de l’espèce ? Que faire donc, jusqu’à ce que la science ait débrouillé le problème scientifique ? La conscience n’attend pas. Elle a jugé et jugé contre nous, ce qui atteste l’impartialité de son jugement. Elle nous associe par la repentance à la culpabilité du premier Adam, pour nous pousser ensuite à nous associer par la foi à la justice du second. Les deux centres de l’humanité vivent ainsi en nous, nous en eux. La conscience toujours plus vivante de cette double relation constitue les deux pôles de la conscience chrétienne.

Mais reste-t-il encore quelque chose du libre arbitre primitif chez les individus, à mesure qu’ils se détachent par la naissance du tronc vicié de l’espèce ? Non ; absolument rien, répondent beaucoup de théologiens. La conscience et l’expérience parlent, je crois, autrement. N’est-il pas manifeste qu’un ivrogne pouvait bien plus facilement résister au premier excès qu’au second, au second qu’au troisième, et ainsi de suite ? Pourquoi cela, sinon parce que, à chacune de ses chutes, il a perdu quelque chose de sa liberté de choix ? Il lui en restait donc encore une certaine somme, avant qu’il commençât à glisser sur cette pente.

Qui de nous ne se rappelle un de ces moments décisifs où, semblable à un charme qui tombait sur lui, une séduction nouvelle a commencé à agir sur son cœur et son imagination ? Nous étions libres encore, en ce premier moment, de nous y soustraire. Un effort vigoureux pouvait nous arracher à l’influence qui nous fascinait, et cette victoire eût été célébrée dans notre cœur par la plus indicible joie. Mais, dès qu’en ce moment fatal nous avons cédé à l’attrait et fixé nos regards, non sur l’obligation, mais sur l’objet de la délectation, c’en a été fait de nous pour toute une période de notre vie ; nous avons perdu pour un temps notre liberté de choix. Une fois sur la pente, nous n’avons plus pu nous arrêter ; nous avons glissé de plus en plus bas… Au commencement, nous étions encore nos maîtres ; à la fin, nous nous sommes trouvés n’être plus que les esclaves de celui auquel nous obéissions, comme le dit si profondément saint Paul. Preuve certaine qu’au commencement de cette phase nous possédions une plus grande somme de libre choix qu’à la fin ; que, par conséquent, le péché inné n’exclut point entièrement le franc-arbitre.

Nous avons obtenu ce résultat sans même avoir mis en ligne de compte un élément fort important dans la question du libre arbitre après la chute. C’est la réaction incessante et universelle de la grâce divine contre le péché, dès le jour, dès l’heure même de la chute. En opposition à la prépondérance que le premier choix a donnée au plaisir sur l’obligation dans la volonté humaine, Dieu a puissamment et constamment protesté, réagi en faveur de l’obligation, dans la conscience humaine. Cette protestation est un des éléments essentiels de l’histoire de l’ancien monde. Elle achève d’assurer le rôle du’libre arbitre et de maintenir la responsabilité personnelle dans l’humanité déchue, jusqu’au jour de la délivrance.

Réunissons en une vue d’ensemble les éléments dispersés dans ces observations. Et, pour cela, définissons nettement les termes :

Quel est le rôle de ces quatre facteurs dans la vie et l’histoire de l’homme ? L’homme est créé dans l’état du libre arbitre. C’est là ce qui le distingue, d’un côté, de l’animal, qui n’a pas la possibilité de choisir entre la jouissance et l’obligation, parce que le second terme du choix n’existe pas pour lui ; de l’autre, de l’homme arrivé à la perfection ; parce que celui-ci ne choisit plus. Il est tout décidé pour l’obligation ; il la préfère aussi naturellement qu’un palais normal préfère un fruit sain à un fruit gâté. Ce dernier état, la liberté spirituelle, est pour tout homme le but à atteindre. Le développement humain normal est donc la ligne qui conduit le plus directement du libre arbitre à la liberté spirituelle. Quel est le point décisif sur cette ligne ? C’est la tentation. La tentation est l’état dans lequel, Dieu lui-même imposant à l’homme une obligation quelconque qui entre en conflit avec l’instinct légitime de la jouissance, l’homme est mis en demeure de se prononcer entre le devoir et le plaisir. Si l’homme choisit l’obligation, ce précédent est décisif ; il en résulte une disposition à cette préférence. C’est le premier pas vers la liberté réelle, la sainteté. Dans le cas contraire, le choix n’est pas moins décisif. Il en résulte une disposition à la préférence opposée, le péché inné. — L’Écriture sainte, l’histoire de l’humanité, l’expérience personnelle, sont là pour nous dire lequel de ces deux choix s’est réalisé au commencement de notre histoire.

Suivons l’homme dans l’état où le place le choix de la jouissance : La disposition qui en résulte à préférer le plaisir n’exclut point complètement le libre arbitre. Tous en ont encore une certaine somme. C’est en vertu de ce libre arbitre que les uns se livrent tout entiers à la jouissance et renforcent à chaque acte de péché cette préférence mauvaise, jusqu’à l’état de complet esclavage spirituel, où ils ne peuvent plus ne pas pécher, c’est-à-dire où il n’y a plus chez eux qu’antipathie pour l’obligation, sympathie que pour la jouissance. Jésus a ainsi exprimé la loi de ce développement : Celui qui fait le péché, est esclave du péché. En vertu du même reste de libre arbitre, d’autres luttent plus ou moins contre la préférence innée pour la jouissance, parviennent plus ou moins à la vaincre dans leurs actes extérieurs, mais sans parvenir jamais à l’extirper intérieurement. Saint Paul, au chap. 7 de l’épître aux Romains, a décrit cet état. Si tout en restait là, qu’arriverait-il ? La perdition de tous, celle des uns par excès, celle des autres par épuisement et par défaut.

C’est que la délivrance, si elle doit avoir lieu, ne saurait provenir des efforts individuels, même les plus sincères et les plus persévérants. Il faut, pour l’opérer, un fait d’une nature semblable à celui qui a déterminé l’inclinaison de l’espèce vers la jouissance. Comme il y a eu corruption de l’espèce, il faut que pour l’espèce aussi il y ait une refonte, dans laquelle soit renfermée virtuellement la régénération de tous les individus.

Ce fait, parallèle à celui de la chute et primordial comme lui, ne peut avoir lieu que par l’apparition d’un individu tirant son existence des profondeurs créatrices d’où a jailli l’espèce elle-même. Cet individu devra commencer par accomplir pour lui-même ce développement normal qui a échoué en Adam et qui conduit du libre arbitre à la sainteté parfaite, et cela par une préférence incessamment donnée à l’obligation sur la jouissance. Ce développement achevé, il sera homme fait, homme parfait. Il pourra s’employer à sauver le monde. Son amour même, arrivé à la plus sublime extension, l’y poussera. Et Dieu acceptera sa consécration volontaire, en lui donnant charge et pouvoir pour ce ministère. Par un miracle de sympathie morale qui suppose une intensité d’amour incompréhensible à la raison, mais nullement incompréhensible au cœur, il s’appropriera le péché du monde, l’expiera en en subissant volontairement les plus extrêmes conséquences, et consommera en sa personne la résurrection, c’est-à-dire la régénération de l’humanité coupable et absoute. Cette œuvre accomplie, il atteindra le terme destiné dès l’abord à l’humanité accomplie, la participation à la perfection divine. Il sera ainsi du même coup le réparateur de la chute et le consommateur de la création, double point de vue dont le premier est repoussé par le rationalisme, dont le second échappe trop souvent à l’orthodoxie, mais que le christianisme biblique combine admirablement (1 Corinthiens 15.45-50).

Dès ce moment, c’est le Christ vivant qui remplace, dans le choix offert au libre arbitre de l’homme, la place qu’avait auparavant l’obligation. L’obéissance à la loi devient pour nous l’obéissance de la foi. Par cette foi, nous sommes replacés, en Christ, sur le chemin qui conduit à la liberté spirituelle, à la faculté de ne pas pécher et même à l’impossibilité de pécher (1 Jean 3.9).

Mais cette impossibilité est toute morale. Elle n’a rien de commun avec celle de la brute. Ce n’est pas un point de départ ; c’est le résultat d’un développement. Ce développement a renfermé dans tout son cours le libre arbitre comme facteur réel ; et le terme renferme encore ce même élément comme facteur latent. Que, si nous nous refusons à l’obéissance de la foi, comme nous nous sommes refusés à celle de la loi, nous tombons graduellement dans l’état inverse, l’impossibilité de ne pas pécher, comme nous le voyons chez l’ivrogne, par exemple, qui ne peut plus ne pas s’enivrer, ou chez l’avare, qui ne peut pas ne pas convoiter. Cet état est un esclavage, sans doute, mais un esclavage dont nous sommes responsables, précisément en raison du libre arbitre, qui est entré aussi, comme élément constamment actif, dans le développement dont cet état est à la fois le terme et le châtiment.

Nous arrivons ainsi à la nécessité d’un état moral final, soit en bien, soit en mal. C’est que la somme de liberté de choix que nous avons en nous-mêmes n’est pas infinie. A chacun de nos actes, nous en aliénons une partie. Si l’acte est bon, cette perte est un gain. La liberté spirituelle gagne aussitôt ce que perd le libre arbitre. Il n’y a pas d’argent sur la terre placé à si gros intérêts. Si l’acte est mauvais, il y a double perte, perte d’une portion de notre libre arbitre, accroissement de notre esclavage moral. C’est ainsi que, dans les deux cas, se forme peu a peu notre caractère, l’empreinte définitive de notre être moral et même physique. La liberté de choix, c’est pour nous la faculté de devenir, de devenir autres que nous ne sommes ; elle est pour nous ce qu’est la chaleur pour le métal en fusion. A mesure que la chaleur se perd, le métal se prend, se fige de plus en plus jusqu’à la solidification complète. Ainsi, à mesure que nous dépensons notre libre arbitre, notre état se décide, se consolide jusqu’à l’inaltérabilité absolue. Cette inaltérabilité, c’est l’éternité.

Nous soumettons cette vue générale sur le péché et la liberté à M. Scherer. Nous le supplions de nous dire en quoi elle contredit les faits de l’histoire et les données de la conscience. Nous n’ajoutons qu’une réflexion. Le côté pratique de ce point de vue n’est pas difficile à saisir. Le sérieux de chacun de nos actes, l’importance décisive de cette courte vie, tout cela saute aux yeux. Mais, si nous mettons le point de vue opposé à la même épreuve et que nous lui adressions un sérieux cui bono ?… que trouvons-nous !

Je dois encore répondre ici à M. Colani, qui a cru pouvoir identifier la notion du péché de M. Scherer avec celle de Calvin, et rapprocher la mienne de l’arminianisme. Calvin enseigne que Dieu a voulu le péché pour sa gloire et comme occasion de manifester sa justice ; qu’il le poursuit de sa colère et qu’il réserve au pécheur une peine éternelle. Voilà le système de Calvin, commencement, milieu et fin. Dieu permet le péché, comme condition indispensable de moralité ; la colère de Dieu est le préjugé de l’ancien monde que l’Évangile est venu dissiper ; et tout doit aboutir au rétablissement universel. Voilà le système de M. Scherer, commencement, milieu et fin. — Et M. Colani demande : « Où est la différence ? » Il y a entre ces deux systèmes la distance qui sépare une conscience, pleine du sentiment de sa dignité, qui brave et conspue la raison, et une conscience qui se renie et se livre pieds et poings liés, aux injures de sa rivale ! Quant à mon propre point de vue, M. Colani connaît assez l’histoire des dogmes pour discerner sans peine combien il diffère de toute notion pélagienne de la liberté.

II. LE PARDON.

Deux notions si opposées du péché doivent conduire à deux notions fort différentes du pardon.

Si l’on envisage le péché comme une condition du développement spirituel de l’humanité, condition à laquelle Dieu lui-même a dû souscrire, parce qu’elle était dans la nature des choses, quel sens peut avoir, dans un tel système, le mot pardon ? Aucun. Ce n’est pas à Dieu à pardonner à l’homme ce que lui-même n’a pu empêcher ; ce serait bien plutôt à l’homme à le pardonner à Dieu ou à Dieu à se le pardonner à lui-même. — Le pardon se réduit nécessairement à la connaissance que Dieu veut bien donner à l’homme du véritable état des choses, ou au sentiment qu’acquiert l’homme qu’il n’y avait réellement rien à pardonner. Le pardon, c’est l’assurance, d’une part, et la conviction, de l’autre, qu’il n’y a pas besoin de pardon. En d’autres termes : l’idée de pardon se détruit elle-même, et le mot de pardon doit être rayé de la langue humaine.

Voilà ce qui reste, dans le système que nous combattons, du mot qui a enfanté les saint Paul et les saint Jean, et qui a fait vibrer la corde la plus profonde chez les chrétiens de tous les temps !

Mais, si le péché est, comme nous le pensons, un acte libre, une création propre de l’homme, une préférence volontaire et coupable de la jouissance au commandement, une offense à Dieu, une révolte, une faute enfin, ce qu’il nous faut en un tel état de choses, ce n’est pas une déclaration de non-lieu ; c’est un acte positif par lequel Dieu nous décharge de cette coulpe ; c’est un pardon réel et sérieux.

M. Colani objecte que cette notion du pardon implique un changement dans la disposition de Dieu à l’égard de la créature. Mais il oublie, ce nous semble, que c’est de toute éternité, avant que le monde fût fait, que Dieu a mis à part l’Agneau, donné son Fils unique, et aimé les croyants dans ce Bien-Aimé ; que c’est de toute éternité qu’il a pardonné. Avant même que le péché fût commis, Dieu, dans la prévision de cet acte, a fait le sacrifice de sa justice à sa grâce ; le salut dans le temps n’a été que la réalisation de cet éternel pardon. Cette manière de voir, qui est celle de toute l’Écriture, n’implique en Dieu aucun changement, ni de sentiment, ni de plan.

M. Colani et M. Scherer objectent encore tous les deux le caractère arbitraire d’un pareil pardon de la part de Dieu. « M. Godet transporte en Dieu la liberté d’arbitraire, la liberté d’indifférence. Nous croyons, quant à nous, avec l’apôtre Jean, nous croyons que Dieu est amour, c’est-à-dire pardon. » Mais ce même saint Jean déclare aussi que nous avons besoin d’un avocat auprès de Dieu, et que son sang est la propitiation de nos péchés. Se contredit-il ? Ou ne serait-ce point M. Scherer qui comprend mal cette expression : Dieu est amour, et en tire des conclusions entièrement opposées à la pensée de Jean ? Dans le sens dans lequel je viens d’expliquer le pardon, comme un acte éternel de Dieu, par lequel Dieu a résolu en lui-même, en vertu d’une libre décision de sa grâce, la lutte que le péché devait soulever jusque dans les cieux, dans ce sens-là, Dieu n’est-il pas aussi amour ? Ne l’est-il pas plus encore que dans le sens de M. Scherer, dans lequel Dieu n’a réellement rien à pardonner, aucune répugnance à surmonter, non pas même la répugnance contre le péché ?

M. Scherer identifie à tort mon point de vue avec celui qu’il prête (à tort aussi, peut-être) à la philosophie récente, à laquelle il reproche de faire de Dieu « une force abstraite, un x absolu, une essence indéterminée et qui se détermine elle-même. » Non, en opposition à une telle notion, je dis aussi avec M. Scherer, avec saint Jean : Dieu est amour. Mais, d’autre part (et n’est-ce pas cette vérité que la philosophie en question a voulu accentuer énergiquement, parce que cette vérité seule donne son prix à l’autre ?), l’être, en Dieu, est-il autre chose que son vouloir être ? Y a-t-il en Dieu une nature donnée que l’on puisse opposer à sa volonté, comme c’est le cas chez les créatures ? Ne peut-on pas dire avec une égale vérité : Dieu veut être amour parce qu’il l’est, — et il l’est parce qu’il veut l’être ? La notion de l’amour parfait ne résout-elle pas précisément ce contraste entre liberté et nécessité, volonté et nature ? Les deux faces de la vérité que nous venons de formuler ne deviennent-elles pas de monstrueuses erreurs du moment où on les sépare ? Si Dieu était amour, indépendamment de ce qu’il veut l’être, le serait-il encore ? Serait-il autre chose qu’une force aveugle et bienfaisante, la nature des philosophes du dix-huitième siècle, une corne d’abondance enfin ? S’il voulait simplement être amour, indépendamment de ce qu’il l’est, ne pourrait-il pas tout aussi bien vouloir demain être haine ? Serait-il autre chose que la mobilité infinie du philosophe grec, le caprice pur, le hasard du vulgaire ? Ces deux suppositions inadmissibles prouvent qu’il ne faut pas transporter en Dieu un contraste emprunté au monde de la créature. Le pardon de Dieu, comme son amour, est à la fois nécessaire et libre ; nécessaire (en opposition à arbitraire) en tant que résultant de l’être divin, mais libre (en opposition à contraint) en tant que c’est bien un acte de la volonté de Dieu, parfaitement une avec son être.

M. Colani touche enfin la question de l’expiation et s’indigne « des scandaleux subterfuges par lesquels la théologie métaphysique a cherché à échapper au silence de Jésus touchant son sang expiatoire. » En écrivant ces derniers mots, M. Colani et les théologiens auxquels il fait allusion ont sans doute oublié pour un moment l’institution de la Sainte-Cène. Ce fait solennel et les paroles dont il a été accompagné suffisent pour donner à l’orthodoxie un repos complet à cet endroit et pour la dispenser de tout subterfuge.

III. L’INSPIRATION.

« C’est pour arriver à établir ce point, dit M. Scherer, que M. Godet a imaginé un salut dont le caractère est d’être arbitraire. » C’est M. Godet qui a imaginé le pardon, le pardon divin, le pardon réel ! Et il l’a imaginé pour donner une base à sa théorie de l’inspiration ! En vérité, c’est lui prêter trop d’esprit ! C’est lui attribuer l’invention de la bonne nouvelle !

Quoi qu’il en soit de cette étrange parole, elle renferme une vérité : c’est la connexion étroite des notions de pardon et d’inspiration. S’il n’y a pas de pardon réel, pas d’acte positif de Dieu enlevant la coulpe, où est la nécessité d’une révélation ? L’humanité n’a qu’à se recueillir avec soin au dedans d’elle-même ; elle y trouvera écrit tout ce qu’elle a besoin de savoir. C’est ce qu’elle a fait pour la première fois complètement en ce Jésus, « qui nous a montré, comme dit M. Scherer, écrite dans notre conscience la leçon qu’il voulait nous apprendre, à savoir que Dieu est essentiellement amour, et que ses bras sont toujours ouverts. » Cette leçon, Jésus ne l’a pas empruntée au cœur de Dieu, mais au nôtre. La révélation, c’est la conscience humaine dévoilée à elle-même par la bouche de Jésus. L’inspiration (dans le sens biblique), à ce point de vue, n’a plus de sens. Plus de pardon, parlant plus d’inspiration. Rien de plus logique.

Selon nous, il n’y a salut qu’autant qu’il y a réellement pardon. Ce pardon, Dieu l’accordera-t-il ? A quelles conditions ? A combien de reprises ? Pour tous les péchés ou pour quelques-uns seulement ? Pour obtenir quels résultats ? Autant de questions sur lesquelles il est inutile d’interroger notre conscience, si nous sommes réellement pécheurs et si nous nous sentons tels. Notre conscience répond : Tu as péché ! Tu mérites la mort ! Et voilà tout ! Dieu fera-t-il violence à sa sainteté pour maintenir sa bienveillance envers une créature aussi ingrate ? A cette question, notre coeur soupirera, espérera peut-être. Le mol décisif : Je pardonne, nous donnera seul la certitude, et ce mot ne peut émaner que de Dieu.

Il en est de même de toutes les questions particulières qui se groupent autour de la question principale. Il appartient à Dieu seul de les résoudre ; non pas, je le répète, qu’il y ait rien d’arbitraire dans aucune de ces déterminations, non plus que dans le pardon même. Mais l’homme, l’homme pécheur surtout, ne saurait être le conseiller de Dieu et décréter à sa place les conditions de sa libre grâce.

C’est ainsi que le libre pardon de Dieu appelle la révélation, la manifestation de l’acte éternel par lequel Dieu a fait grâce à l’humanité. Cet acte éternel s’est traduit sur la terre en un fait visible, la croix. La révélation n’est donc que l’interprétation authentique de la croix.

Mais les hommes, initiés par l’Esprit à l’intelligence de la pensée et de la volonté rédemptrices, ne reçoivent point cette lumière pour eux-mêmes seulement. Ils la reçoivent pour la transmettre au monde, objet de la grâce. En tant que dépositaires de la révélation, ils ne sont que des serviteurs de leurs frères, dispensateurs auprès d’eux du mystère de Dieu. C’est là leur charge, qui est toute différente de la grâce et de l’adoption elle-même. Par la grâce et par l’adoption, qui leur est commune avec tous leurs frères, ils sont enfants ; par la révélation, qui leur est particulière, ils sont serviteurs. Là est le fondement du ministère.

Mais, qui dit charge dans la maison de Dieu, dit aussi don, et don approprié et proportionné à la charge. Plus la charge de proclamer au monde le plan du salut est importante, plus doit être grand le don qui l’accompagne. Ce don, c’est l’inspiration, la faculté de communiquer en paroles divines des pensées divines, d’adapter à un corps spirituel un vêtement spirituel, comme dit saint Paul (πνευματικὰ πνευματικοῖς συγκρίνοντες, 1 Corinthiens 2.13). Jusqu’où s’étend donc l’inspiration proprement dite, quant aux personnes et quant aux choses ? Jusqu’où s’étend la révélation, la révélation directe, primitive, proprement dite ? Ce que je ne possède que par l’intermédiaire de la révélation accordée à autrui, je n’ai pas, dans le même sens et au même degré que lui, la charge de le proclamer au monde. Je n’ai donc pas non plus, comme lui, le don de cette communication. Cela n’empêche pas qu’en m’appropriant secondairement sa révélation, je ne m’approprie aussi secondairement son inspiration ; et telle est, en effet, l’inspiration des serviteurs de l’Église dans tous les temps, comparée à celle des premiers dépositaires de la révélation.

Il est clair que, si le don de l’inspiration s’applique à la parole de ceux qui communiquent au monde la révélation, il s’applique également à leurs écrits. Ce que l’écrit perd, comparé au discours, en vivacité et en élan, il le regagne en calme et en recueillement.

Mais ce point de vue, dit-on, interpose la dogmatique apostolique entre Christ et le chrétien. Les croyants sont ainsi mis en face, non du fait historique pur, mais de l’idée que s’en sont formée les apôtres, et du livre dans lequel ils l’ont déposée. Il résulte de là que le Christ dont notre théologie nourrit l’Église est un Christ dogmatique, métaphysique, et nullement le Christ historique qui seul est le vivant salut de Dieu.

Cette objection nous effraierait peut être davantage si elle ne nous était adressée par ceux qui, après avoir attaqué l’idée (le dogme) au nom du fait, battent en brèche le fait au nom de l’idée (la leur propre). Quant à nous, nous ne voyons aucune opposition entre le fait et l’idée. Le fait, la vie de Christ, c’est la réalisation parfaitement humaine de l’idée divine. L’idée divine, c’est la grandeur et la gloire éternelles du fait humain. L’idée apostolique enfin, c’est la reproduction de l’idée divine dans la conscience humaine au moyen de l’interprétation du fait par l’Esprit. Le fait et l’idée sont donc l’un dans l’autre. Je me les approprie simultanément ; pendant que l’idée agit sur mon intelligence, l’illuminant de ses clartés, le fait pénètre dans ma conscience. Christ est à la fois pour moi vérité et vie.

Notre Christ cesse-t-il pour cela en matière quelconque d’être un Christ historique, pour prendre un caractère métaphysique ? Je ne le pense pas. Un Christ comme le nôtre, en vue duquel s’est accompli le fait même de la création, dont toute l’ancienne Alliance ne fut que la venue et l’approximation graduelle, qui, dans son apparition en chair, a résumé l’homme tel qu’il eût du être, tel qu’il est, tel qu’il doit devenir, en qui l’humanité déchue a virtuellement subi sa mort, conquis sa résurrection, un Christ dont toute la nouvelle Alliance n’est que le retour spirituel et l’incarnation à l’infini multipliée, et qui, par son retour visible, consommera l’histoire, un Christ dont la personne est ainsi l’âme de toute l’histoire, qui peut résumer le développement de l’humanité dans ces trois mots : Je viens, Je suis là, Je reviens ! dont toute l’histoire du monde enfin n’est que comme la chair et le sang, ce Christ ne serait pas un Christ historique ! Non, ce n’est pas ainsi qu’il faut caractériser la différence entre ce Christ et l’autre ! Et, si l’un des deux menace réellement de s’évaporer en métaphysique, je suis plus inquiet pour le docteur de Nazareth, enfant de la conscience humaine, que pour le Christ dont je viens d’esquisser l’histoire et l’idée.

Assurément, je ne prétends pas avoir résolu, dans les lignes précédentes, les difficultés de détail que soulève la notion d’inspiration que j’ai cherché à établir. Je ne crains même nullement d’avouer que plusieurs de ces difficultés sont loin d’être résolues pour moi. Le fait général n’en reste pas moins certain à mes yeux. L’application conséquente d’une vue d’ensemble à tous les détails du domaine auquel elle se rapporte, est l’œuvre d’une science minutieuse et persévérante. Mais nul ne s’interdit de se livrer avec foi au point de vue général, avant que le travail de détail soit achevé.

En terminant, je conclus que M. Scherer et l’orthodoxie ont réciproquement une justice à se rendre. Des deux parts, il y a conséquence, conséquence serrée dans la solution de ces graves questions. La négation du péché, comme tel, entraîne chez M. Scherer celle du pardon, comme tel, et celle-ci celle de l’inspiration. Il ne se rendait peut-être pas compte de cet enchaînement quand il faisait le premier pas dans la voie dans laquelle il est entré. Mais les présuppositions existaient déjà d’une manière latente, et la force de la logique les a successivement amenées au jour. Nous contemplons maintenant le système dans son entier. D’autre part, l’orthodoxie n’est-elle pas conséquente aussi, quand, partant de la réalité du péché, elle réclame un pardon sérieux et s’attache à l’inspiration comme à la garantie divine de ce pardon ? Les seuls qui nous étonnent ici, au point de vue de la logique, ce sont ceux qui, tout en partageant les vues de M. Scherer sur l’inspiration et le pardon, ou sur l’inspiration seulement, se refusent à remonter jusqu’au premier anneau de la chaîne et combattent la notion du péché de M. Scherer.

Pour nous, en soumettant de nouveau, à l’occasion de cette discussion, les bases de notre conviction théologique à un sérieux examen, nous les avons plus que jamais trouvées solides. Cette déclaration fera sourire tel journaliste étranger à cette discussion. Nous nous garderons bien de nous en plaindre.

Quelles sont ces bases ? Ce ne sont pas des axiomes métaphysiques, des théorèmes scientifiques. Ce sont des faits intimes, des axiomes moraux, des besoins de cœur et de conscience. Pourquoi rougirions-nous de l’avouer à ceux qui ont pris pour devise : Conscience ! conscience chrétienne ! Le Seigneur lui-même n’a-t-il pas inscrit sur le portail de son temple cette question : Qui a soif ? Nous avons soif, soif comme saint Paul, soif comme saint Jean, parce que pour notre conscience, comme pour la leur, le péché est et reste péché. Sur cette équation morale, aussi inébranlable pour notre conscience qu’une équation mathématique pour notre raison, s’élève toute notre théologie, comme sur cette même base a reposé toute la leur. M. Scherer nous dit « qu’il serait tout disposé à se laisser convaincre par nous, et qu’il n’a qu’une raison pour ne pas accepter notre théologie, c’est l’impossibilité de se l’approprier. » A cela que répondre ? Qui a soif ? Voilà la question.

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