Je n’aurais point eu l’idée de publier cette courte étude, sans le modeste rôle qu’elle a joué dans le débat actuel. M. Buisson avait lu, comme pièce à l’appui, dans l’une de ses séances publiques, le réquisitoire de M. Duncker contre David, en affectant de l’appeler le saint roi David. J’ai cherché à rectifier l’exposition passionnée du savant allemand par l’appréciation impartiale des faits ; et j’ai terminé par quelques considérations générales et à la portée de tous, sur les caractères de vérité et de divinité qui distinguent l’Ecriture sainte. En définitive, il n’y a pas d’autre preuve décisive de l’inspiration de la Bible, que celle qui tombe immédiatement sous le sens du simple croyant. Ce n’est pas ici une question d’érudition, mais de sens intime. Le divin est perçu, comme le beau, comme le bon, par quiconque possède intact l’organe qui y correspond.
Neuchâtel, 22 mars 1869.
F. GODET
« Ne jurez pas par la ville du grand roi », a dit Jésus. Cette ville était Jérusalem ; et le grand roi, c’était David. David est, en effet, le héros le plus brillant du peuple israélite, son Alexandre, son César. Si Abraham est la racine de la nation juive, de cet arbre sans pareil, si Jésus en est le fruit, David en est la fleur. Ce fut lui qui reconstitua l’unité nationale, dissoute depuis les temps de Moïse et de Josué. Par la conquête de Jérusalem, il donna à la nation son centre politique, et, par la grande pensée de la construction du temple et les apprêts de l’exécution de cette mesure, il lui créa un centre religieux. Il monta la machine administrative, organisa le culte, mit l’armée sur un pied redoutable, et fit des conquêtes par lesquelles le royaume atteignit les extrêmes limites qu’avaient tracées les promesses jadis faites aux patriarches. On put presque parler, sous David et Salomon, d’un grand empire israélite.
Mais cette période d’éclat, comme celle de la floraison printanière dans la nature, fut de courte durée.
Les fautes graves commises par ces deux rois amenèrent le prompt déclin qui suivit leur règne. Sans doute, les crimes de David, quelque révoltants qu’ils fussent, ne rompirent pas entièrement la relation entre lui et son Dieu, et par sa profonde pénitence et sa conversion sincère cette relation fut plus tard raffermie. Mais il n’en fut pas ainsi de Salomon. Les fautes de ce roi le conduisirent jusqu’au reniement complet de l’Eternel, et ne laissèrent pas subsister la moindre fibre de lien intime qui avait uni son âme à Dieu dans sa jeunesse Voilà pourquoi son nom n’est pas même prononcé dans les prophètes. David a été infidèle comme Saint-Pierre. Salomon a trahi comme Juda.
A l’occasion de la discussion récemment soulevée sur la tendance morale de l’Ancien Testament, le caractère de David a été présenté de manière à effacer même cette différence que nous établissons entre lui et Salomon On a fait de lui un homme odieux. On s’est appuyé pour cela de l’opinion de M. Max Duncker, historien connu en Allemagne, mais que dominent, dans l’exposé de l’histoire sainted, les préjugés rationalistes.
d – Geschichte des Alterthums von Max Duncker, 1855.
Il est évident que si l’on commence par rayer Dieu du nombre des facteurs qui concourent à l’histoire du peuple d’Israël, il ne faut plus parler d’histoire sainte. Car la sainteté ne provient pas du cœur de l’homme, du moins tel que nous le trouvons dans le cours vulgaire des choses. Si elle est quelque part, c’est comme émanation du cœur de Dieu. Il ne peut donc être question d’histoire sainte qu’autant que Dieu intervient dans le développement de l’humanité. Mais pourquoi n’y interviendrait-il pas ? S’il a créé le monde, pourquoi ne le gouvernerait, ne le dirigerait-il pas ? N’a-t-il pas construit ce magnifique théâtre pour y accomplir une œuvre digne de lui, vers laquelle il conduit l’homme, et à laquelle il le ramène, quand, en vertu de sa liberté, il s’en écarte ? Si l’on nie le fait même de la création, c’est autre chose ; mais alors on est dans le panthéisme, qui n’est qu’une forme de l’athéisme.
D’après l’exposé qui a été présenté de l’histoire de David, conformément à celui de M. Duncker, ce personnage ne serait qu’un ambitieux, un conspirateur plein d’énergie et de talent, qui aurait réussi à enlever le trône à la famille de son bienfaiteur Saüle.
e – Dunker, page 354 : Ce furent l’ambition, les manœuvres, la révolte d’un homme que Saül avait élevé, qui privèrent ce roi du fruit de ses exploits.
Mais, d’après le récit biblique, l’idée de la royauté future de David a surgi dans un temps où elle n’aurait pu naître d’elle-même, ni dans son esprit, ni dans celui d’aucun des siens. C’était encore à l’époque où il gardait les troupeaux de son père dans les campagnes de Bethléem, et où il comptait pour rien au sein de sa propre famille. Le promoteur de cette idée fut Samuel qui, à l’occasion d’un sacrifice qu’il était allé célébrer à Bethléem, désigna David comme futur roi. D’après le récit, Samuel n’agissait pas de son propre mouvement, mais sous la direction de l’Eternel, à laquelle il n’obéissait même qu’avec répugnance. Car il désirait encore maintenir ouverte pour Saül la porte du pardon. « Jusques à quand, lui dit Dieu, t’affligeras-tu pour Saül ? Car je l’ai rejeté … Emplis ta corne d’huile et je t’enverrai vers Isaï, Bethléemite ; car je me suis pourvu d’un de ses fils pour roif. » Samuel connaissait si peu le jeune David qu’il ignorait jusqu’à son existence. Il croit trouver le futur roi désigné de Dieu dans chacun des sept fils aînés d’Isaï que celui-ci lui présente successivement. Mais Dieu, ayant refusé à chaque fois son assentiment, il s’informe et apprend seulement alors qu’Isaï a un huitième fils que l’on fait quérir aux champs. Si ce récit n’est pas un roman, il n’y a eu ici volonté propre ni du côté de David ni même de la part de Samuel. Nous verrons plus tard si la nature intrinsèque du récit biblique permet de croire que ces détails ne soient que des fables. Pour le moment, nous pouvons dire qu’aucun jeune homme ne trouvera dans le récit, tel que nous l’avons sous les yeux, un stimulant à l’ambition. Personne ne sort de sa place dans cette histoire, à la condition que Dieu ne soit pas privé de la sienne.
f – 1 Samuel 16.1.
Et comment a lieu l’avènement de David au trône ? Après avoir reçu l’onction royale, il ne quitte point son humble position de berger ; et, par l’accomplissement des modestes devoirs qui y sont attachés, il prélude, sans s’en douter, aux fonctions glorieuses de pasteur d’Israël. C’est une circonstance inattendue qui fait sonner l’heure ou il paraît enfin sur le théâtre de l’histoire. La guerre avec les Philistins l’appelle au camp, non pour se battre, il est trop jeune encore, mais pour porter des vivres à ses frères. La sainte indignation qu’il éprouve à l’ouïe des blasphèmes de Goliath, le pousse à l’acte héroïque que chacun connaît ; et c’est de cette manière toute providentielle qu’il est amené à mettre le pied sur le premier des degrés qui doivent successivement le conduire au trône. Encore ici l’esprit du récit exclut tout calcul propre.
Dès ce moment il devient l’objet de la jalousie du sombre et farouche Saül. A plusieurs reprises celui-ci attente à sa vie ; David est forcé de s’enfuir. Saül le poursuit avec acharnement, et la vie de ce roi, au milieu des péripéties de cette lutte, tombe deux fois entre les mains de David : un jour, dans une caverne où Saül s’était retiré, et au fond de laquelle David était caché avec une partie de sa troupe ; une nuit, dans son camp où David pénètre avec l’un de ses compagnons. Dans ces deux occasions, David épargne son persécuteur, se bornant à se mettre en demeure de lui offrir la preuve matérielle de l’injustice de ses soupçons. Est-ce ainsi qu’agirait un ambitieux, un conspirateur ? Saül lui-même se fait le défenseur de David contre une telle accusation. En voyant le bord de son manteau, puis sa hallebarde, que David lui montre de loin : « Mon fils David, sois béni ! s’écrie-t-il ; tu es plus juste que moi ; tu m’as rendu le bien pour le malg ! »
Jonathan, le fils de Saül, celui-là même que la prétendue ambition de David doit priver du trône, lui dit, lorsqu’il le presse, pour la dernière fois sur son sein : « Ne crains point ; tu régneras sur Israël ; je serai le second après toih. » Il a reconnu le doigt de Dieu. Quel autre motif pourrait le porter, lui, le brave des braves en Israël, à accepter le second rang à moins que tout cela ne soit inventé ? Il est un cantique qu’apprenaient par cœur les jeunes Israélites et qu’ils chantaient en s’exerçant au tir de l’arc. Il a pour objet la mort de Saül et de Jonathan, tués dans une bataille contre les Philistins. Il respire la plus vive émotion de douleur : « Comment sont tombés les hommes forts au milieu de la bataille ? Comment Jonathan a-t-il été tué sur les hauts lieux? Jonathan, mon frère, je suis en angoisse à cause de toi ; tu faisais tout mon plaisir. Mon amour pour toi était plus fort que celui qu’inspirent les femmesi. » Ainsi aurait chanté David sur la tombe de Saül et de Jonathan, et il n’aurait été vis-à-vis de l’un et de l’autre qu’un vil conspirateur !
h – 1 Samuel 23.17.
i – M. Duncker veut bien ne pas contester l’authenticité de ces dernières paroles du cantique.
Après cet événement qui ouvrait à David le chemin du trône, il s’établit à Hébron dans la tribu de Juda, sans chercher à étendre son pouvoir sur les autres tribus. Celles-ci s’étaient soumises à Isboseth, fils de Saül, qui régnait sur elles avec l’aide d’Abner, le général le plus distingué de son père. Pendant sept ans et demi, David attendit que Dieu lui-même inclinât les cœurs et les circonstances en sa faveur. Il était entouré, cependant, d’une troupe de soldats d’élite. Et quand Abner vint l’attaquer le premier, ce fut Joab, le général de David, qui, après avoir tout fait pour éviter la bataillej, remporta la victoire. Il semblait que David n’eût plus qu’à recueillir le fruit de ce succès. Il ne le fait point, il n’avance point. Pourquoi ? Il n’y a qu’une réponse : il attend le sceptre des mains de Celui qui le lui a destiné. Sa confiance ne fut pas trompée. Isboseth, s’étant brouillé avec Abner, les tribus qui avaient jusqu’alors reconnu ce fantôme de souverain appelèrent spontanément David à régner sur elles ; et c’est ainsi qu’il franchit enfin la dernière marche qui devait le conduire au trône. Il existe un admirable cantique que la tradition israélite attribue à David et dans lequel il célèbre l’élévation du Messie sur le trône céleste. Comment le représente-t-il ? « L’Eternel a dit à mon Seigneur : sieds-toi à ma droite jusqu’à ce que j’aie mis tes ennemis pour te servir de marche-piedk. » Le Messie se tient en repos et attend ; c’est Dieu qui agit. C’est Lui qui réduit les adversaires du Messie et prépare son règne. Cette description prophétique formule finalement l’expérience que David avait faite lui-même de la manière dont Dieu élève ceux qu’il s’est choisis pour instruments. Il avait compris que son grand descendant obtiendrait le trône du monde sur la même voie d’humiliation et de patience sur laquelle il avait obtenu lui-même celui d’Israëll.
j – 2 Samuel 2.27.
k – Psaumes 110.1.
l – Voir Melchisedec de M. de Rougemont, pages 65 et suivantes.
Pour maintenir son opinion sur le caractère de David, il ne reste à M. Duncker, en face de ces récits, qu’à les taxer de mensonge. Sur quel fondement ? En a-t-il d’autres à y opposer ? Pas un seul ; il ne connaît l’histoire de David que par ces documents mêmes. En traitant de romans les seuls écrits par lesquels on connaisse une histoire, ne s’expose-t-on pas à faire une histoire de fantaisie, à fabriquer soi-même un pur roman ?
Note: En général, la tendance des écrivains rationalistes est de relever Saül, le rejeté de Dieu, pour dénigrer d’autant Samuel et David, ses instruments. C’est ainsi qu’on oppose la cruauté de Samuel, répandant le sang d’Agag, roi des Amalécites, à la clémence de Saül, qui avait épargné la vie de ce roi. Mais quand on voit Saül faire égorger en un jour quatre vingt-cinq sacrificateurs, parce que l’un d’eux, Ahimélec, ignorant encore la rupture de Saül avec David, avait remis à celui-ci les pains de proposition et l’épée de Goliath, on comprend que ce n’est pas l’horreur du sang qui l’engage à épargner le roi Agag et qu’il a un tout autre motif pour cette mesure, probablement celui de faire de ce roi captif l’ornement de son triomphe. Puis, quand il fait passer au fil de l’épée la ville de Nob tout entière, « les hommes, les femmes, les grands, ceux qui sont à la mamelle, les bœufs, les ânes et le menu bétail », on doit en conclure que ce n’est pas par une tendre compassion envers les animaux qu’il épargne les troupeaux des Hamalécites, dévoués à l’interdit par le commandement de l’Eternel, et que le motif qui le fait désobéir est tout simplement sa propre cupidité et celle de son peuple. Samuel, de son côté, ne fait qu’exécuter l’antique menace de Dieu écrite par Moïse, dans un livre exprès, à la suite de l’attaque perfide des Hamalécites contre Israël au désert : « Alors l’Eternel dit à Moïse : Ecris ceci pour mémoire dans un livre et fais entendre à Josué que j’effacerai entièrement la mémoire d’Hamalec de dessous les cieux. » (Exode 17.14). Cet ordre si soigneusement conservé était une direction sacrée pour celui des chefs d’Israël qui serait en position de l’exécuter. C’était le cas de Saül ; il a failli à sa mission ; Samuel n’a fait que l’exécuter.
Ici l’on accuse David d’avoir joué, pendant toute cette période de sa vie, le rôle d’un bandit et d’un traître à sa patrie : Après avoir échappé deux fois à la lance de Saül, David est obligé de quitter la cour et réduit à vivre en proscrit dans les déserts et les montagnes du pays de Juda. Bientôt viennent se joindre à lui « tous ceux qui étaient mal dans leurs affaires, qui étaient tourmentés par leurs créanciers et qui avaient le cœur plein d’amertumem. » Avec ces gens-là, il vécut pendant un certain temps du butin qu’il rapportait de ses excursions dans les contrées avoisinantes. Enfin, serré de près par Saül, il se réfugia chez les Philistins, les ennemis jurés des Israélites, où il se mit au service du roi Akis.
m – 1 Samuel 22.2.
Nous sommes bien loin de vouloir justifier toutes les démarches de David, pendant cette partie de sa vie. L’Ecriture ne le fait point. Mais les proscrits sont aujourd’hui l’objet de la compassion générale ; faut-il priver David de ce bénéfice ! Traqué par Saül comme une bête fauve, serré entre sa patrie qui le repousse et les peuples voisins qui le haïssent comme un ennemi, que faire dans cette position ?
Vous allez juger de la conduite et du caractère de David, pendant cette période difficile, par un trait, le seul qui nous soit raconté en détail. Dans le voisinage des lieux où David se tenait caché, vivait un campagnard immensément riche, nommé Nabal. David avait passé avec ses gens tout un été en société des bergers qui paissaient les troupeaux de cet homme sur les confins du disert. Il n’avait cherché ses moyens de subsistance que chez les tribus étrangères et nomades qui vivent dans le grand désert, au sud de la Palestine, et qui sont les ennemis nés des populations stables et agricoles. Non seulement il n’avait pas permis à ses gens d’enlever une seule pièce des troupeaux de Nabal, mais il les avait vaillamment défendus contre les hordes du désert. « Ces gens-là ont été bons pour nous, dit à la femme de Nabal un des bergers. Nous n’en avons reçu aucun outrage, et rien de ce qui est à nous ne s’est perdu, tout le temps que nous avons été avec eux, lorsque nous étions à la campagne. Ils nous ont servi de muraille, la nuit et le jour, tout le temps que nous avons été avec eux paissant les troupeaux n. » Un grand jour de réjouissance arrive, celui où l’on acheva la tonte des moutons et où Nabal doit, selon l’usage, donner une fête à ses serviteurs. David demande alors à Nabal de faire participer ses gens, qui, au prix de leur vie, avaient défendu ses troupeaux, au banquet de fête. Mais celui-ci, enhardi sans doute par la discipline sévère que David axait maintenue parmi son monde, lui refuse sa demande, et cela dans les termes les plus injurieux. Si en de telles circonstances la colère de David éclate, si, dans le premier mouvement, il menace d’exterminer Nabal et toute sa maison ; nous ne le disculperons point, cela s’entend ; mais nous comprendrons pourtant son indignation. Eh bien ! David ne se disculpe pas non plus ! Dès le lendemain, quand il a recouvré son sang-froid, il s’exprime ainsi, en s’adressant à Abigaïl, la femme de Nabal, dont la prompte et prudente intervention l’a empêché d’accomplir sa menace : « Béni soit l’Eternel qui t’a envoyée au-devant de moi, et bénie soit ta sagesse qui m’a aujourd’hui empêché de répandre le sang et qui a préservé ma main o ! » Ce cri de reconnaissance ne prouve-t-il pas que David lui-même sent la gravité du crime auquel il avait failli se laisser entraîner ? N’est-ce pas la plus éloquente condamnation de son emportement de la veille ?
n – 1 Samuel 25.15-16.
o – 1 Samuel 25.32-33.
Ce récit prouve en même temps quelle sévère discipline David était parvenu à faire régner chez sa troupe, et que, s’il vivait d’extorsions, il ne les exerçait nullement sur ses compatriotes, mais uniquement sur les brigands du dehors. Le moment arriva cependant où la poursuite de Saül devint si pressante qu’il ne lui resta plus d’autre alternative que celle de se livrer à ce roi, (c’était sa mort), ou de quitter le pays et de se réfugier chez quelque peuple voisin. C’est alors qu’il se décida à demander asile au roi philistin Akis. Peut-être, avec plus de foi, eût-il résisté à cette tentation. Mais qui pourrait le blâmer d’une démarche qui, à vue humaine, était le dernier moyen de sauver sa vie ? Akis l’interna comme on dirait aujourd’hui, dans la ville de Tsiklag. Là il continua à vivre du butin qu’il faisait au désert, en évitant avec le plus grand soin de toucher au territoire israélitep. Dans une occasion, il se jeta même, au péril de sa vie, dans la forteresse israélite de Kégila, afin de concourir à sa défense. Mais la fausse position dans laquelle il se trouvait placé, devint pour lui très critique, lorsque la guerre se ralluma entre Akis et Saül. David, en qui Akis avait pleine confiance, n’osait se tirer en arrière. Il affecta même un certain empressement à faire cette campagne. Quelles étaient ses intentions ? Il est difficile de les pénétrer ; probablement il avait résolu, s’il voyait que la victoire favorisât les Philistins et compromît le salut de son peuple, d’arracher, au moment suprême, sa patrie à la ruine qui la menaçait. Mais ce rôle équivoque lui fut heureusement épargné par la méfiance des chefs philippins, qui ne permirent pas à Akis de le conduire à cette guerre.
p – 1 Samuel 27.8-9.
Voilà ce que nous savons de la conduite de David pendant cette période de sa vie. Nous ne saurions approuver la manière dont il avait, au commencement, recruté sa troupe ; mais du moins il l’avait sévèrement disciplinée et nous ne trouvons rien, dans l’emploi qu’il en fit, qui justifie les épithètes de bandit et de traître à sa patrie.
On tire un autre grief contre le caractère de David, de ses cruautés et de ses ruses. Cruauté envers les ennemis du dehors : il fait trois parts des Moabites vaincus et en fait périr deux sous de pesants chariots roulant sur eux. Il voue à un sort à peu près pareil les Hammonites, les faisant périr sous des hersesq. Cruauté et ruse envers les ennemis du dedans ; envers la famille et les partisans de Saül en particulier : Abner, général de Saül est assassiné par Joab, ami et général de David, au moment où il vient de négocier avec lui. Est-il possible de croire que ce soit sans l’aveu de David ? A l’occasion d’une famine qui se répète trois ans de suite, sept descendants de Saül sont livrés à la vengeance des Gabaonites pour expier le sang des membres de ce peuple que Saül avait jadis versé. N’est-ce pas, comme l’insinue M. Duncker, David lui-même qui avait inspiré cet oracle pour se défaire de ces gens qui le gênaient ? Reprenons ces faits : Pour bien juger le présent, il ne faut pas oublier le passé. Comment les Moabites et les Hammonites s’étaient-ils conduits envers les Israélites ? Nous pouvons le conclure de ce reproche que leur adresse le prophète Amos : « A cause de trois crimes des enfants de Hammon, et même de quatre, parce qu’ils ont fendu le ventre des femmes enceintes… r » Voilà comment en agissaient ces peuples envers les sujets de David quand ils tombaient entre leurs mains. Tout récemment encore, en pleine paix, les Hammonites avaient insulté, contre le droit des gens, et d’une manière impardonnable, les ambassadeurs de David qui étaient allés faire compliment de condoléance à leur jeune roi sur la mort de son père : on leur avait fait raser la moitié de la barbe et couper leurs vêtements depuis le haut des jambes jusqu’en bas ; et on les avait ainsi renvoyés hors du payss. En Orient, le sang, et le sang exceptionnellement versé, expie seul de pareils outrages. Le prophète Amos, dans le chapitre que je viens de citer, dit des Syriens : Ainsi a dit l’Eternel : « A cause de trois crimes de Damas, et même de quatre, et parce qu’ils ont écrasé avec des herses de fer les habitants de Galaadt. » Comme ce supplice, appliqué par les Syriens aux sujets de David, est exactement le même que celui qu’il fait subir aux Moabites, il est très probable que ceux-ci en avaient usé envers leurs prisonniers israélites exactement comme les Syriens, leurs voisins. David ne faisait donc qu’appliquer ici le grand principe de l’économie légale : œil pour œil et dent pour dent. Il n’y avait pas là en tout cas de vengeance privée. C’était affaire de droit international. Veux-je dire par là qu’un souverain de nos jours doive en agir de la sorte envers les vaincus ? Non certes ; mais l’histoire a ses temps, comme la nature ses saisons.
q – 2 Samuel 8.2 ; 12.31.
r – Amos 1.13.
s – 2 Samuel 10.4.
t – Amos 1.3.
Dans le meurtre d’Abner, il est tout à fait injuste de voir dans Joab l’instrument secret de David. C’est une vengeance privée à laquelle se livre Joab. Abner avait tué de sa propre main le jeune et brillant Hazaël, frère de Joab, et c’est comme vengeur du sang que celui-ci tue Abner. David n’est pour rien dans cette affaire. « Ainsi, est-il dit, Joab et Abizaï, son frère, tuèrent Abner, parce qu’il avait tué Hazaël, leur frère, près de Gabion, dans le combatu. » Il est même probable que David aurait été fort heureux de pouvoir opposer l’autorité d’Abner à celle de ces deux hommes qui pesait lourdement sur lui, et que ce fut la crainte de rencontrer dans ce guerrier éminent un rival futur qui engagea Joab et Abizaï à consommer ce meurtre. David s’écrie lui-même : « Ces deux hommes, les fils de Tserujah, sont trop puissants pour moi. Je ne suis pas assez fort aujourd’hui pour les punir, quoique j’aie été oint roi. L’Eternel rendra à celui qui a fait le mal selon sa malice. »
u – 2 Samuel 3.30.
La conduite de David dans l’affaire des descendants de Saül ne peut être accusée comme elle l’a été, que par un écrivain qui possède toutes les qualités de l’historien, excepté la plus essentielle : l’impartialité. Voici le jugement que porte sur ce point M. le professeur Stähelin, de Bâle, qui a écrit l’histoire de David, précisément avec la qualité qui fait si complètement défaut à M. Dunckerv. Nous trouvons en même temps mentionné dans ce passage le jugement du savant le plus distingué de l’Allemagne moderne, sur le point qui nous occupe. « Je ne crois pouvoir accuser David d’aucun esprit de vengeance contre la famille de Saül ; il laisse seulement s’accomplir une chose qu’il ne pouvait empêcher. Je trouve, même avec Ewald, dans ce récit, une preuve de l’excellence de l’administration de David jusqu’à ce moment ; puisque, pour expliquer une famine de trois années, on ne pouvait découvrir aucune faute dans le règne de ce roi, et que l’on se voyait obligé de remonter jusqu’à une faute antérieure commise par son prédécesseur. » Saül avait versé, contre le droit des gens, le sang des Gabaonites, ancienne peuplade cananéenne, avec laquelle subsistait un traité solennellement conclu par Josué, et ratifié par l’Eternel. Cette violation d’un pacte sacré ne pouvait passer sans expiation. L’expiation fut réclamée à l’occasion d’une famine persistante que l’on mettait en relation avec quelque grand crime national. C’est donc un procédé arbitraire et inqualifiable de là part de l’écrivain allemand, de présenter ce fait comme une perfide manœuvre de David. Après tout cela, absoudrons-nous complètement David sur le chef de cruauté ? Non ; et ce roi lui-même protesterait contre une telle absolution. « Délivre-moi de tant de sang », demande-t-il à Dieu, au Psaume 51. L’Eternel aussi a prononcé la sentence de David sur ce point. « Mon fils, dit David mourant à Salomon, j’avais eu dessein de bâtir une maison à l’honneur de mon Dieu. Mais il m’a dit : Tu ne bâtiras pas de maison à mon honneur ; car tu as répandu beaucoup de sang sur la terre devant moi. » L’humilité et la sincérité avec lesquelles David courbe la tête sous cette sentence et la répète à son fils de sa propre bouche, n’auraient-elles pas dû désarmer ses juges ?
v – Das Leben David’s von J.J Stähelin, 1866.
Nous arrivons à l’époque la plus sombre de la vie de David, celle où, après avoir surmonté l’adversité, il est vaincu par la prospérité. Elevé au faîte du pouvoir, il prend toutes les allures d’un despote oriental : armée permanente, impôts écrasants, harem, etc., toutes ces institutions étrangères au peuple de Dieu et contraires à la législation mosaïque sont adoptées par lui. La pente sur laquelle il glisse le conduit promptement au fond de l’abîme. Vous connaissez son adultère avec Bathséba et le meurtre d’Urie, qui en est la conséquence. Avec quelle franchise et quelle épouvantable lucidité le récit sacré ne retrace-t-il pas toutes les ruses odieuses par lesquelles le monarque coupable cherche à déguiser son premier crime et, n’y réussissant pas, en commet un second, contre la vie de son fidèle serviteur ! C’est précisément à cause de cette parfaite loyauté du récit, que je relève si expressément cette portion du règne de David. A l’égard des parties précédentes, M, Duncker ne craint pas d’élever contre le récit sacré l’accusation de partialité. La narration déguise ou amoindrit les fautes du grand roi israélite. Mais si c’était là la tendance du récit, pourquoi changer tout à coup de système ? Quelle étrange inconséquence, de commencer par blanchir les simples fautes, et de montrer ensuite les forfaits dans toute leur noirceur ! La parfaite franchise de la fin ne garantit-elle pas celle du commencement et du milieu ? Pendant toute une année, Dieu garde le silence envers ce grand coupable ; c’est pour David le temps du délire. David n’a pas encore d’oreilles pour entendre. Mais comme on l’a dit, si Dieu ne paie pas ses ouvriers à la journée, il les paie toujours à la quinzaine. Nous l’avons bien vu dans l’histoire de Jacob. Au bout d’un an, quand commence le réveil de la conscience, Dieu s’approche. C’est par la bouche de Nathan qu’il fait parvenir au roi égaré son message. Le prophète raconte à David la parabole du riche qui a enlevé la brebis du pauvre. Indigné, le roi s’écrie : « Celui qui a fait cela est digne de mort. » « C’est toi qui es cet homme-là », répond l’homme de Dieu. Puis il ajoute : « Tu as fait périr par l’épée Urie le Héthien, et tu as enlevé sa femme. C’est pourquoi l’épée ne sortira plus de ta maison, et je donnerai tes femmes à l’un de tes prochesw.
Voilà comment Dieu parle, et voici comment il paie. L’enfant né de l’adultère meurt ; puis un des fils de David, à la suite d’un crime commis par lui, est assassiné par l’un de ses frères. Bientôt l’assassin, Absalom, lève contre son père l’étendard de la révolte. David est réduit à fuir devant son fils, comme jadis devant Saül. Il a suffi d’un jour pour le précipiter du faîte de sa grandeur. Il ne tarde pas à recouvrer son trône, mais non sans avoir vu ce fils rebelle, pour lequel il avait une prédilection particulière, transpercé par la lance du terrible Joab.
Dira-t-on que c’est accidentellement que ces malheurs s’accumulent sur la tête de David ? La liberté humaine a sa part dans tout cela, sans doute, mais la Providence non moins ; car elle se fait des moyens des œuvres libres de l’homme. La menace de Nathan, que je viens de rappeler, prouve que c’étaient bien ici les verges de Dieu ; et David le sent bien, lui qui s’écrie, dans son psaume de pénitence : « Afin que tu sois reconnu juste quand tu parles, et pur quand tu me jugesx. » Les tonnerres de la justice de Dieu grondent sur le palais des rois israélites comme ils roulaient déjà sur les tentes des patriarchesy.
x – Psaumes 51.6.
y – Wilkens.
C’est au lit de mort, nous a-t-on dit avec une amère ironie, que la sainteté de cet homme de Dieu va se montrer… ! Voici les actes du vieux pécheur, au moment où il est prêt à rendre l’âme :
- Il met de côté Adonija, son fils aîné et son successeur légitime, et, cédant à une intrigue de harem, lui substitue injustement Salomon, un fils beaucoup plus jeune, qu’il avait eu de Bathséba.
- Il donne à Salomon, par rapport à Joab, la commission suivante : « Tu ne laisseras pas descendre en paix ses cheveux blancs au sépulcre. »
- Par rapport à un autre homme, Simhi, qui l’avait autrefois insulté, mais auquel il avait pardonné, il dit au même Salomon : « Tu ne le laisseras point impuni, tu es sage pour savoir ce qu’il y a à faire ; mais tu feras descendre ses cheveux blancs par une mort violente au sépulcrea. »
Tel est le lit de mort de David. Au moment où les autres passent de la vengeance au pardon, il revient, lui, du pardon à la vengeance. « Du fond de son sépulcre, dit dramatiquement M. Duncker, il ressaisit encore, par la main de son fils, les objets de sa vengeance. »
Voilà le mélodrame. Venons à l’histoire.
Le droit de succession du premier-né n’existe point dans la législation mosaïque. Au chapitre 17 du Deutéronome, qui contient les déterminations du code sur ce point, voici ce que Dieu dit au peuple : « Tu ne manqueras pas de t’établir pour roi celui que l’Eternel ton Dieu t’aura choisi ; tu t’établiras pour roi un homme d’entre tes frères ; tu ne pourras point établir sur toi un homme étranger qui ne soit pas ton frère. » Tout cet article du code n’aurait aucun sens si le fils aîné avait été de droit le successeur de son père. En face de cette parole, il ne faudrait donc pas parler du bon droit d’Adonija méconnu par David. Ce n’est pas là de l’histoire, mais de la passion. D’ailleurs David obéissait dans cette affaire à la volonté de Dieu et nullement à une préférence personnelle. Il déclare lui-même dans une assemblée publique tenue à Jérusalem, et à laquelle assistaient tous les chefs du peuple : « D’entre tous mes fils, Dieu a choisi Salomon mon fils pour s’asseoir sur le trône de son royaume d’Israël, et il m’a dit : Salomon ton fils est celui qui bâtira ma maison et mes parvisb. » Comment Dieu lui avait-il dit cela ? Probablement par Nathan, dans la même occasion où ce prophète lui avait annoncé que, puisqu’il avait pensé à bâtir à Dieu une maison, Dieu lui bâtirait une maison éternellec. On se récrie, et l’on dit : Voilà précisément l’intrigue ; c’était une affaire arrangée entre Nathan, Bathséba et Salomon ! Mais l’attitude que nous venons de voir prendre à Nathan vis-à-vis de son souverain criminel vous a-t-elle paru être celle d’un intriguant? Ce terrible « tu es cet homme-là », serait-il le langage d’un vil courtisan ? N’est-ce pas celui d’un saint envoyé de Dieu, qui exécute sans sourciller son message, sa finalité dût-elle lui coûter la vie. Aussi vrai Nathan ne parlait pas de son chef quand il interdisait à David de bâtir le temple, après lui avoir au premier moment donné l’autorisationd, aussi vrai ce n’était pas de son chef que ce même prophète avait désigné Salomon comme le successeur de son père. Salomon, après David, ce devait être comme souvent dans l’histoire, Auguste après César, l’empire de la paix après celui de la guerre.
c – 2 Samuel 7.
d – Et Nathan dit au roi : Vas, fais tout ce qui est dans ton cœur, car l’Eternel est avec toi. Mais il arriva cette nuit-là que la parole de l’Eternel fut adressée à Nathan et qu’il lui dit : vas et dis à David mon serviteur : Ainsi a dit l’Eternel : Me bâtirais-tu une maison, afin que j’y habite? (2 Samuel 7.3-5)
En ce qui concerne Joab, la réponse est aisée à pressentir : D’un côté, ce général avait commis en pleine paix deux assassinats odieux, celui d’Abner et celui d’Amaza ; et David, l’exécuteur de la loi divine en Israël, aurait dû châtier ces deux meurtres en versant le sang du coupable. C’était le droit de Dieu ; il n’était pas permis à David de le sacrifier. De l’autre côté, nous savons ce que Joab avait été pour David dans sa carrière difficile et agitée : l’appui le plus ferme, le serviteur le plus dévoué, le plus fidèle des amis. David lui devait ses victoires les plus décisives ; c’était lui qui l’avait remis sur le trône après la révolte d’Absalom. David se voyait donc en quelque sorte dans l’impossibilité morale d’exécuter lui-même, à l’égard de ce vieux serviteur qui avait blanchi à la tête de ses armées, cette sentence divine : « A celui qui aura répandu le sang de l’homme, par l’homme son sang sera répandu. » Que faire ! Il lègue à son fils, qui n’avait pas les mêmes motifs pour ménager ce grand coupable, l’accomplissement de ce douloureux devoir.
David, pour être juste, pouvait-il faire moins ? Pour n’être pas ingrat, pouvait-il faire plus et frapper lui-même ? Dans tous les cas, il ne saurait être question ici de vengeance, puisque les crimes de Joab ne concernaient pas David personnellement.
Cet exemple doit nous mettre sur nos gardes à l’égard de la commission semblable que David lègue à Salomon envers la personne de Simhi. Lorsque David fuyait devant Absalom, cet homme l’avait accablé d’outrages et de malédictions, et, du haut d’une hauteur voisine avait jeté des pierres sur le roi et sur son cortège. Joab, dont les pieds étaient prompts à répandre le sang, avait demandé à David de le poursuivre et de le tuer. Mais le roi avait arrêté le bras de son serviteur par cette réponse sublime : « Qu’il me maudisse ; c’est l’Eternel qui lui a dit : Maudis David. » M. Duncker veut bien consentir peut-être à voir dans cette réponse quelque chose qui ressemble à un bon sentiment. Il n’en est pas très sûr pourtant et cherche encore une explication intéresséee. Quand bientôt après David rentra triomphant dans sa capitale, Simhi lui demanda pardon à genoux au passage du Jourdain. Abisaï, le frère de Joab, s’écria alors indigné : « Il a maudit l’Oint de l’Eternel ; il doit mourir. » Et, d’après la loi, il disait vrai. Simhi était digne de mort pour avoir maudit l’Oint de l’Eternel. Mais David retint le bras d’Abisaï, comme il avait naguère retenu celui de Joab ; il dit à Simhi : « Tu ne mourras point », et il le lui jura et le laissa aller. La question est maintenant de savoir comment il peut, en mourant, léguer à Salomon le châtiment de Simhi.
e – Peut-être l’orgueil de David était-il réellement brisé en ce moment ; mais peut-être aussi ne voulait-il pas accroître par de nouvelles violences l’agitation populaire.
Il y avait dans l’offense de Simhi envers David un outrage personnel, cette apostrophe : « homme de sang », qu’il lui avait adressée ; il y avait de plus le crime de lèse-majesté, commis non contre David personnellement, mais contre sa charge d’Oint de l’Eternel, de roi d’Israël.
L’outrage personnel, David pouvait le pardonner personnellement, et il l’avait fait. Le crime de lèse-majesté tombait dans le domaine du droit théocratique, et ce point était plus difficile à régler ; car enfin, David ne pouvait retirer le serment par lequel il avait assuré l’impunité à Simhi. Comment s’y prend-il ? Nous allons le voir par la manière d’agir de Salomon, qui résulta sans doute d’arrangements pris avec son père. Salomon ne fait nullement mourir Simhi, comme on se permet de le laisser croire aux lecteurs non exactement informés. Il l’autorise à se bâtir une maison à Jérusalem et lui assure la tranquillité la plus entière tant qu’il ne franchira pas la banlieue de la ville. Que s’il dépasse cette limite, Salomon lui annonce qu’il mourra sans rémission et lui déclare qu’en ce cas son sang sera sur sa tête.
Un motif particulier dirigeait probablement Salomon dans cette manière d’agir. Simhi appartenait au parti de Saül, dont David n’avait souvent contenu qu’avec peine les velléités de révolte. Peu affermi encore sur son trône, le jeune monarque devait craindre les menées secrètes de ce personnage dangereux. L’enfermer dans la banlieue de la capitale, c’était le maintenir sous bonne surveillance et l’empêcher d’aller tramer chez les tribus du Nord et de l’Est le schisme qui se préparait déjà sous David et qui se consomma immédiatement après le règne de Salomon lui-mêmef. La mesure adoptée par Salomon était donc à la fois juste et habile, juste puisqu’elle plaçait la vie de Simhi en ses propres mains et maintenait l’épée suspendue sur sa tête sans retirer toutefois le pardon qui lui avait été accordé, et habile puisqu’elle l’empêchait de conspirer.
f – Cette supposition est confirmée par les paroles du récit sacré : « Et Simhi mourut. Et le royaume fut affermi entre les mains de Salomon » (1 Rois 2.46).
Simhi, qui sentait bien qu’il aurait proprement mérité la mort, accepta avec reconnaissance les conditions que lui faisait Salomon : « O roi, ta parole est bonne », répondit-il. Qu’arriva-t-il ? L’esprit insubordonné qui l’avait animé vis-à-vis du père ne tarda pas à se montrer de nouveau vis-à-vis du fils. Il crut pouvoir braver sans danger l’autorité du jeune roi et passa le Cédron, qui faisait la limite du territoire de la ville, pour se rendre à Jéricho. C’était un premier essai de révolte. Le châtiment ne se fit pas attendre. Que peut-on reprocher à David et à Salomon ? Le droit de Simhi, fondé sur le pardon qu’il avait obtenu, n’avait-il pas été respecté ? Assurément une condition aussi sévère ne lui eût point été imposée sans le crime de lèse-majesté dont il s’était rendu coupable, et sans l’esprit de révolte qui l’animait. Mais son châtiment n’a été le fruit que de sa propre folie.
Quel jugement porter après tout cela sur le caractère de David ? Nous n’avons rien trouvé dans sa conduite qui justifie le portrait que trace de lui M. Duncker, et qui nous fasse reconnaître en lui un homme exceptionnellement ambitieux, fourbe et cruel. D’un autre côté, nous n’en ferons certes pas un saint. C’est un homme de son siècle et de sa race. L’homme de l’Orient, le Sémite en particulier, a le caractère passionné, violent, sujet à la sensualité et à la ruse ; David n’est pas exempt de ces défauts. Mais à côté de cela, Dieu a trouvé dans son cœur une prise au moyen de laquelle il peut l’abattre, quand il s’égare, et le relever dès qu’il se repent. Voilà pourquoi cet homme « a pu servir, en son temps », comme dit saint Paul, « aux desseins de Dieug. »
g – Actes 13.36.
Les instruments de l’œuvre de Dieu ici-bas sont loin d’être parfaits, et souvent ils exercent étrangement son support ; mais ce support est plus inépuisable que leur péché même. C’est que Dieu trouve chez eux, au milieu de leurs infirmités, une qualité qui est comme l’anneau auquel il peut rattacher la chaîne de ses grâces, la foi, par laquelle il agit sur eux d’abord, puis par eux.
Cette qualité est ce qui crée une différence fondamentale entre eux et les autres hommes pécheurs, moins pécheurs qu’eux parfois. L’aiguille aimantée, cette tige de fer, mobile sur son pivot, est livrée parfois aux plus étranges oscillations ; néanmoins il existe un lien entre elle et ce pôle magnétique auquel elle revient toujours. Mais demandez la même chose à une tige de bois ou de fer non aimanté ! Voilà ce qu’est la foi dans la vie humaine : le sens du divin. Par elle Dieu éduque et emploie les Jacob, les David, les saint Pierre, malgré leurs fautes souvent si graves. Là où le péché a abondé, la foi laisse ouvert un accès à la grâce qui peut surabonder. Mais sans la foi, les appels divins ne sont ni compris, ni reçus, et toutes les avances de Dieu ne parviennent à faire de l’homme qu’un Esaü, un Saül, un Juda, qui ne s’élèvent point au-dessus du niveau de la vie profane, et qui, après leurs chutes, sont incapables de se relever.
Dans les récits que nous venons d’étudier se manifeste un caractère qui est celui de la Bible tout entière : c’est la franchise avec laquelle elle met à nu les crimes et les châtiments de ses plus grands héros, son incorruptible vérité. Les plus éminents instruments de Dieu passent tous, dans ce récit, sous les fourches caudines de l’humiliation et du jugement. Moïse, le prophète par excellence, le législateur auquel le Messie seul est comparé, se fait, au commencement de sa carrière, exiler au désert pour meurtre, et, à la fin, se ferme à lui-même, par une désobéissance, la porte de la terre promise. Josué, son successeur, au moment même où il vient de commencer la conquête de la Terre-Sainte, conclut une alliance illicite avec une peuplade cananéenne. Samuel, le restaurateur d’Israël, laisse ses fils abuser du pouvoir dont ils se sont emparés au moyen de la haute position de leur père. Elie, ce tison brûlant tombé du ciel, à la menace d’une Jésabel déserte son poste, et s’en va « où son cœur le mène. » Bientôt désespéré, il se voit réduit à s’écrier sous le genêt : « Je ne suis pas meilleur que mes pères ; Seigneur, prends mon âme ! » Ainsi pâlissent toutes les gloires d’Israël au souffle de la sainteté divine qui vient à passer sur elles.
Cette franchise admirable du récit se retrouve dans la manière dont sont traités les différents ordres qui concourent à la vie nationale israélite : Les sacrificateurs ? L’on sait s’ils sont ménagés. Les rois ? Ils sont plus maltraités encore. Les prophètes eux-mêmes, eux, par la bouche desquels Dieu juge les autres ? Ils passent aussi au crible du jugement divin : Moïse, Samuel, Elie, Jonas en sont la preuve.
Et le peuple enfin, le peuple dans son ensemble, comment est-il traité ? C’est le peuple de col roide, le serviteur aveugle et sourd de l’Eternel. Il est plus stupide que le bœuf qui connaît son possesseur, et que l’âne qui connaît la crèche de son maître ; il ne vaut pas mieux que Sodome et Gomorrhe ; il est envoyé en captivité pour ses forfaits ; il sera enfin frappé de la destruction à la façon de l’interdit, ainsi qu’ont été frappés jadis les Canananéensh.
h – Exode 32.9 etc. ; Ésaïe 42.19 ; 1.3, 10 ; Malachie 4.5-6.
D’où sortent de telles condamnations ? Ces héros d’Israël, ils prendraient plaisir à se flétrir eux-mêmes aux yeux de leurs contemporains et de la postérité ! D’où émanent de tels arrêts ? de la chancellerie des rois, de la salle de séance des prêtres, de la cellule d’un des prophètes ? Mais depuis quand les hommes ont-ils mis leur honneur à se taxer des fautes les plus grandes et à publier leur ignominie ? Et ce peuple enfin, est-ce lui-même qui se complaît à offrir au monde dans sa propre histoire le tableau de ses vices et de ses chutes et à se présenter comme le premier peuple de la terre sans doute, par la grâce de la vocation divine, mais comme le dernier par son ingratitude et par sa rébellion opiniâtre envers un Dieu tout plein d’amour ? Non, cette histoire porte l’empreinte du doigt de Dieu. Jamais ni la conscience nationale, ni celle d’un ordre, ou d’un individu quelconque, laissée à elle-même, n’eût inspiré un tel récit. Lisez l’histoire d’Hérodote : c’est l’apothéose du peuple grec. Lisez l’histoire de France, retracée par une plume française : vous y trouverez la glorification du grand peuple. Lisez l’histoire d’Angleterre, rédigée par un écrivain anglais : l’honneur de l’Angleterre et du peuple anglais en sera le premier et le dernier mot. Dis-moi qui tu glorifies, et je te dirai d’où tu viens et qui tu es. Appliquez ce trait à la Bible : Qui reste debout dans l’Ecriture après ce grand abattis de gloire humaine exécuté dans l’histoire sainte ? Dieu seul. Et ce trait dit tout sur l’origine de ce livre, et sur l’esprit qui en a inspiré la rédaction. L’esprit de l’homme glorifie l’homme ; l’esprit de Dieu humilie l’homme. L’esprit de l’homme met Dieu dans l’ombre ; l’esprit de Dieu glorifie Dieu. Il n’en faut pas davantage au cœur droit, au cœur humble, au cœur qui a le sens divin, pour savoir d’où vient la Bible. On objectera que ce caractère se sent bien dans quelques parties, mais n’apparaît pas également dans toutes. Il est vrai ; mais tout concourt dans une certaine mesure à l’impression générale. Dans un palais, il n’y a pas rien que les entrées de cérémonie, les salles de réception, les appartements de gala ; il y a aussi les portes basses, les escaliers et les corridors de service, les appartements des employés ; et ces parties plus modestes ne sont pas moins nécessaires au but et à l’effet de l’ensemble que celles qui frappent si vivement les regards.
Jésus disait de lui-même : « Il est écrit dans votre loi que le témoignage de deux personnes sera réputé digne de foi ; et moi, quand je témoigne de moi-même, je ne suis pas seul : le Père qui m’a envoyé témoigne avec moii. » La Bible pourrait dire la même chose d’elle-même. Moïse a beau être l’auteur du Pentateuque ; ce livre a un autre auteur que Moïse. Ezéchiel a beau avoir écrit le livre de ses prophéties ; une autre pensée que celle d’Ezéchiel règne dans ce livre. Saint Paul a beau avoir dicté ses Epîtres, un esprit supérieur au sien les lui a dictées à lui-même. Ce n’est pas Moïse qui a trouvé ce mot, tombé en quelque sorte de la chancellerie divine : « Abraham crut et sa foi lui fut imputée à justice. » Il s’agit là d’un fait qui appartient à un ordre transcendant et supérieur à la simple histoire. C’est la pensée divine sur la relation de l’homme avec Dieu, sortant toute formulée, à l’occasion d’Abraham, de l’éternelle conception de Dieu, comme Minerve, dans la mythologie, sortait toute faite du cerveau de Jupiter. Saint Paul n’aura qu’à la commenter ; Luther, qu’à la remettre en lumière ; ils n’y ajouteront rien ; elle défie tout progrès ; c’est la vérité éternelle. Ce n’est pas dans le cœur d’Esaïe que s’est formée cette parole : « Une mère abandonnera-t-elle son enfant qu’elle allaite ? Mais quand les mères abandonneraient leurs enfants, encore ne t’abandonnerai-je pas, moi. » Le cœur d’Esaïe est bien le canal qui nous transmet cette pensée ; mais la source d’où elle a jailli est plus élevée. Ce jeune prisonnier, auquel l’aumônier, qui le visitait, avait remis l’Epître aux Romains, et qui lui disait, en le revoyant : « Ce n’est pas un homme, c’est Dieu qui a écrit le livre que vous m’avez donné ; car il raconte tout ce qui se passe dans mon cœur. Il n’y a que celui qui a créé mon cœur qui puisse si bien savoir ce qu’il y a dedans ». Il avait senti la voix de Dieu dans celle de la Bible, et, sur la foi de ce double témoignage, ouvert son cœur à la vérité divine.
i – Jean 8.16-17.
Je ne rechercherai point ici jusqu’où va dans la Bible l’élément humain, et où commence l’élément divin. Je crois même que la question ainsi posée serait mal posée ; car ces deux éléments sont l’un dans l’autre plutôt que l’un à côté de l’autre. Leur union ressemble à celle de l’âme et du corps. Comme chaque sensation physique a son retentissement dans l’âme, et que chaque émotion de l’âme produit une vibration dans le corps, ainsi le souffle divin qui inspire l’Ecriture en pénètre jusqu’au style, de telle sorte que le style biblique a un caractère spécial et unique ; et d’autre part le travail de l’esprit et du cœur, par lequel l’homme a certainement concouru à l’enfantement de cette parole divine, ne s’est point accompli en dehors de l’influence de l’Esprit saint.
« Ce qui nous édifie d’une manière si unique dans le contact avec l’Ecriture, dit l’un des plus illustres penseurs de nos jours, Rothe, ce ne sont pas tant les instructions et les encouragements que nous y trouvons, que les influences vivifiantes et purifiantes d’un monde tout rempli de forces surnaturelles dans lequel nous entrons, l’impression de la proximité immédiate de Dieu, lui-même, celle du ciel dans lequel nous nous trouvons transportés, dès que nous franchissons le seuil de ce livre merveilleux. » Les autres livres religieux nous parlent de Dieu. Ici Dieu nous parle lui-même de lui, quoique par la bouche de nos semblables. Cette union entre l’Esprit de Dieu et l’esprit de l’homme est aussi insondable que le mystère de l’incarnation elle-même. A de tels faits, dans lesquels nous pouvons bien constater les deux termes, mais sans en saisir complètement la relation, s’applique ce mot d’une femme d’esprit : « Dieu nous a bien donné de quoi faire un arc ; mais n’en veuillons pas faire un cercle. »
Lisons donc, mais en pécheurs qui désirent s’humilier ; lisons, mais en malades qui « veulent être guéris », et nous ne tarderons pas à dire comme le jeune prisonnier : Ce n’est pas un homme, c’est Dieu qui a écrit ceci. Le vase est fait de main d’homme, sans doute ; mais quelque chose de surhumain, la sainteté et la charité de Dieu, y réside. Chaque fois que nous prenons la Bible en mains, nous pouvons appliquer à ce livre une parole de Gœthe : il y a ici quelque chose d’anonyme.