Or, en ce même jour, lorsque le soir fut venu, il leur dit : Passons de l’autre côté de l’eau. Et, laissant les troupes, ils l’emmenèrent avec eux, lui étant déjà dans la nacelle ; et il y avait aussi d’autres petites nacelles avec lui. Et il se leva un si grand tourbillon de vent, que les vagues se jetaient dans la nacelle, de sorte qu’elle s’emplissait déjà. Or il était à la poupe, dormant sur un oreiller ; et ils le réveillèrent et lui dirent : Maître ! ne te soucies-tu point que nous périssions ? Mais lui, étant réveillé, tança le vent, et dit à la mer : Tais-toi, sois tranquille. Et le vent cessa, et il se fit un grand calme. Puis il leur dit : Pourquoi êtes-vous ainsi craintifs ? Comment n’avez-vous point de foi ? Et ils furent saisis d’une grande crainte et ils se disaient l’un à l’autre : Mais qui est celui-ci, que le vent même et la mer lui obéissent ?
Catholicisme et protestantisme. – Farel dans la maison paternelle ; à l’université de Paris (Lefèvre d’Etaples) ; à Meaux (Briçonnet) ; à Bâle (Œcolampade). – Réformation du Montbéliard. – Strasbourg. – Le Réformateur à Aigle. – Dispute de Berne. – La Réforme à Morat. – Apparition de Farel à Bienne et à la Neuveville. – Jugement sur la personne et l’œuvre de Farel.
Le catholicisme, c’est l’homme substitué à Dieu. Le protestantisme, c’est Dieu remis à la place usurpée par l’homme.
Et d’abord, le catholicisme substitue la parole de l’homme à la Parole divine. Ses autorités, ce sont les traditions des Pères de l’Eglise, les décrets des conciles et les décisions papales. C’est sous ce joug humain et faillible que le catholique fait plier sa conscience. Le protestantisme écoute avec respect ce que les chrétiens vénérables de tous les temps ont dit et pensé. Mais il n’attribue une autorité infaillible qu’à l’Ecriture Sainte.
Le catholicisme substitue, en second lieu, l’œuvre de l’homme à l’œuvre de Dieu. Ce qui nous sauve, selon lui, ce sont nos propres mérites acquis par les actes religieux de la confession et de la communion, par les pénitences imposées de la part de l’Eglise, par les Pater noster et les Ave Maria un certain nombre de fois récités, par l’achat des lettres d’indulgence, par la soumission aux ordonnances de l’Eglise, et enfin, si, malgré tout cela, il reste encore quelque chose à faire après cette vie, par les souffrances du purgatoire. Le protestant, au contraire, ne reconnaît de mérite que celui de Jésus-Christ seul, qu’il à acquis par son obéissance sans tache et sa mort volontaire, et qu’il fait rejaillir, dans son immense amour, sur quiconque accepte avec foi et humilité son œuvre de Sauveur.
Le catholicisme va plus loin encore. Il ose en plus d’un point substituer la personne de l’homme à celle de Dieu. Il pose le prêtre comme intermédiaire nécessaire entre le Seigneur et le fidèle, tellement que dans la grande affaire du salut, l’âme à beaucoup plutôt à s’adresser cette question : A quoi en suis-je avec mon prêtre, avec l’Eglise ? que celle-ci : A quoi en suis-je avec mon Seigneur, avec le Ciel ? Le saint béatifié, le patron du lieu, la vierge Marie, puis bientôt l’image matérielle, le tableau, la statue, la relique, l’os, le vêtement, sont également substitués au Dieu vivant et seul adorable, dans l’invocation populaire. Le protestantisme à horreur de tout ce qui tend à mettre une créature quelconque entre l’âme et son Sauveur, entre le sarment et son cep, et à reporter sur la créature l’honneur qui n’appartient qu’à Dieu. La subtile distinction catholique entre culte d’adoration et culte d’invocation ne tranquillise nullement sa conscience. Son mot d’ordre est franchement et sur tous les points : Gloire à Dieu seul !
Cette chute profonde qu’a faite le catholicisme, ne trouve son pendant que dans celle du paganisme au sein de la première création. Au temps de la Réformation, elle n’échappait qu’aux regards de ceux qui fermaient les yeux pour ne point voir.
Aussi de toutes parts sentait-on le besoin d’une restauration religieuse et morale. Les peuples, les magistrats, les empereurs, trouvant tous dans la religion, telle qu’elle se pratiquait sous leurs yeux, moins de moralité que dans leur propre consciencej, criaient d’une commune voix : Réforme ! De grands théologiens et ceux d’entre les évêques qui avaient encore le sentiment de la sainteté de leur charge, ne cessaient aussi de crier : Réforme ! Trois conciles, solennellement assemblés, s’étaient eux-mêmes associés à ce cri, dans le siècle qui précéda la Réformation, et avaient reconnu la nécessité d’une réforme dans l’Eglise, dans les chefs et dans les membres, dans la foi et dans les mœurs ! Le pape lui-même, enfin, avait bien été obligé de se mettre à la remorque du sentiment universel et de répéter après tous les autres : Réforme !k Mais à chaque fois des obstacles, suscités par le mauvais vouloir et la perfidie de ceux qui ne se souciaient pas de réforme, précisément parce que c’était eux qui en avaient besoin, entravèrent la réalisation d’un vœu si juste et si général. Nous avons rappelé déjà, comme exemple, la conduite de Martin V, à Constance ! Et au milieu de cette tempête, dans laquelle menaçait de sombrer l’Eglise, Jésus semblait dormir ! Les vagues de l’ignorance, de la superstition, de la corruption morale envahissaient la nacelle, la couvraient de leur écume. Quelques nautonniers obscurs, connaissant seuls le vrai Rédempteur, l’appelaient avec angoisse, lui criant : Seigneur ! nous périssons ! Sauve-nous ! Il paraissait sourd à ces appels. Dormait-Il réellement ? Non, certes ! Dans la gloire où Il est entré, le Gardien d’Israël, le divin Chef de l’Eglise, ne sommeille ni ne s’endort. Il attendait seulement que la détresse fût au comble, afin qu’il fut bien constaté que nul que Lui ne pouvait aider. Et alors Il se leva ! Et quelle ne fut pas la majesté de ce lever !
j – De Félice, Histoire des protestants de France, p. 5.
k – De Félice, Histoire des protestants de France, p. 8.
On a discuté pour savoir si la Réformation prit proprement naissance en Allemagne, en Suisse ou en France. La vérité est que, lorsque Jésus se leva pour sauver son Eglise, ce ne fut, à proprement parler, ni à Erfurt dans la cellule où priait Luther, ni à Einsiedeln dans l’église où prêchait Zwingle, ni à Paris dans la salle académique où enseignait Lefèvre et où l’entendait Farel ; ce fut dans tous ces lieux à la fois. Ce que le Seigneur à dit de sa dernière venue : Comme l’éclair brille et se fait voir en même temps depuis un bout du ciel jusqu’à l’autre, il en sera de même à l’avènement du Fils de l’homme, cette parole s’applique déjà en quelque manière au grand jour de la Réformation, prélude de l’avènement final du Seigneur.
En 1512, Lefèvre, professeur à l’Université de Paris, opposait à la justice des œuvres la vraie justice dont parle saint Paul quand il dit : Vous êtes sauvés par la grâce, par la foi ; et il annonçait en termes non couverts le prochain renouvellement de l’Eglisel.
l – De Félice, p. 22.
En 1516, Zwingle, sans jamais avoir entendu prononcer le nom de Lefèvre, prêchait dans les églises d’Einsiedeln et de Glaris, au cœur de la Suisse, le pur évangile de la grâce de Dieu : « J’ai commencé, dit-il lui-même, à prêcher l’Evangile l’an de grâce 1516m. »
m – De Félice, p. 15.
En 1517, Luther, au nord de l’Allemagne, aux oreilles de qui n’avaient probablement jamais retenti les noms de Lefèvre et de Zwingle, affichait à la porte de l’église de Wittemberg ces 95 thèses qui parcoururent l’Allemagne et l’Europe avec une rapidité qui semble une anticipation de nos temps, et furent, pour le nouveau paganisme qui menaçait de submerger l’Eglise, le solennel : Tais-toi ! du Seigneur.
Cette simultanéité remarquable du mouvement réformateur sur des points aussi distants, montrerait à elle seule que cette œuvre ne fut pas l’œuvre d’un homme, mais celle de Dieu seul.
C’est ce que confirmera, j’espère, le tableau de cette œuvre elle-même.
La réformation de Neuchâtel a eu lieu en 1530, treize ans après le commencement du mouvement religieux en Allemagne (31 octobre 1517). Cinq ans auparavant, Zurich, le premier d’entre tous les cantons, avait aboli la messe et rétabli l’Evangile (12 avril 1525). Il ne s’était écoulé que deux ans depuis que Berne (février 1528), un an depuis que Bâle avaient accompli la même œuvre. En vous faisant faire connaissance aujourd’hui avec l’homme qui fut le principal instrument de la réformation de l’Eglise dans notre pays, Farel, en poursuivant dès l’enfance le récit de cette vie si active et si agitée, nous nous trouverons en contact avec l’œuvre de la Réformation dans la plupart des endroits que nous venons de nommer, et nous aurons ainsi l’occasion de jeter un coup d’œil rapide sur cette œuvre hors de chez nous, aux différentes phases de son développement.
Au midi de la France, en Dauphiné, dans une contrée alpestre dont les vallons sont arrosés par les petites rivières qui, de leurs eaux écumeuses, grossissent la Durance, affluent du Rhône, dans le district dont les collines sont dominées par le Mont de l’Aiguille et le Col de Glaize, se trouvait, il y a plus de trois siècles et demi, et se trouve encore, un hameau entouré de gazons fleuris et caché à demi par les arbres qui l’entourent. Il s’appelle encore à cette heure : les Farellesn. Là se distinguait au-dessus des chaumières du hameau une maison de plus grande apparence, le château d’un noble de campagne, une gentilhommière, comme l’on disait, où vivait une famille qui faisait partie des serviteurs les plus dévoués de la papauté. Ce fut dans cette maison, dont l’emplacement et les ruines sont encore reconnaissables aujourd’hui, que naquit, en 1489, Guillaume Farel, le Réformateur de notre payso.
n – Je tiens ce nom de M. Eward, ecclésiastique neuchâtelois, ancien pasteur à Saint-Laurent-du-Cros, à une lieue de ce hameau. Il ajoute qu’à vingt minutes plus au nord se trouve un second hameau appelé : les Fareaux.
o – Merle, t. III, p. 464 et 465. M. Eward me dit qu’une branche collatérale de la famille de notre Guillaume Farel existe encore dans le hameau des Farelles.
Il fut élevé dans les pratiques de la dévotion romaine la plus scrupuleuse. A l’âge de sept ou huit ans, son père et sa mère le conduisirent en pèlerinage sur une montagne qui dominait la Durance, et où se trouvait un endroit nommé la Sainte-Croix. « La croix qui est en ce lieu, disait-on, est du propre bois en lequel Jésus-Christ à été crucifié, et le cuivre de la croix est du bassin dans lequel il lava les pieds de ses Apôtres. » Les crédules parents et l’enfant contemplèrent avec dévotion ces objets sacrés ; ils ouvrirent de plus grands yeux encore quand le prêtre, leur faisant remarquer un petit crucifix suspendu à la croix, leur dit : « Voyez ce petit crucifix : Quand les diables font les grêles et les foudres, il se meut tellement qu’il semble se détacher de la croix comme voulant courir contre le diable, et il jette des étincelles de feu contre le mauvais temps. Si cela ne se faisait, il ne resterait rien sur la terrep. »
D’un naturel ardent, d’une imagination vive, d’un cœur naïf et plein de droiture, le jeune enfant se jeta de toute son âme dans cette dévotion superstitieuse. Plus tard, quand la lumière de la Parole de Dieu l’eut tiré de ces ténèbres, il ne se rappelait pas sans amertume le temps ainsi employé. « L’horreur me prend, écrit-il dans son livre intitulé : Du vrai usage de la Croix, vu les heures, les prières et les services divins que j’ai faits et « fait faire à de semblables objets. »
p – Merle, t. III, p. 466 et 467.
Mais lors même qu’une si malsaine nourriture était offerte à cette âme avide, une vraie piété ne s’en développait pas moins chez le jeune Farel. Les grandeurs de la création qui l’entouraient, les cimes couvertes de neiges éternelles qui dominaient son hameau, les rochers qu’il escaladait avec un indomptable courage élevaient son âme au-dessus de ses étroites superstitions vers ce Dieu qui n’habite pas dans des maisons faites de mains et qui n’a pas besoin d’être servi par les hommes, lui qui donne la vie et la respiration à toutes choses, et en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être.
Une ardente soif de vie et de lumière se développait ainsi dans ce jeune cœur. Farel, pressé par ces besoins d’une nature plus relevée, demanda à son père la permission d’étudier. Celui-ci aurait préféré pour Guillaume la carrière des armes, qui, dans ce temps, était ordinairement celle des jeunes nobles ; mais il ne s’opposa pas au désir de son fils. Farel, après avoir travaillé pendant plusieurs années en Dauphiné et étudié la langue latine sous des maîtres fort ineptes, comme il le dit lui-même, partit pour la capitale, Paris, dont l’université remplissait alors le monde chrétien de son éclatq.
q – Merle, t. III, p. 469-471.
C’était l’an 1510, ou peu après. Farel avait 21 à 22 ans. Ni les plaisirs de la capitale, ni même l’entraînement de l’étude, ne le détournèrent un instant de la voie d’ardente dévotion dans laquelle il s’était jeté. Dans ses pieux pèlerinages, Farel se trouvait souvent auprès d’un homme âgé d’une soixantaine d’années, et remarquable par sa dévotion. C’était ce Lefèvre dont je vous parlais tout à l’heure ; il était né en 1455, à Etaples en Picardie, dans une condition fort pauvre ; mais par son génie et sa science il s’était élevé au premier rang parmi les professeurs de l’université de Paris. Sa dévotion surpassait encore, si possible, sa science. Il demeurait longuement prosterné devant les images, disant dévotement ses heures, « tellement, » dit Farel, « que jamais je n’avais vu chanteur de messe qui avec plus grande révérence la chantât. »
Un tel professeur était fait pour un tel disciple. Ils se connurent, s’aimèrent, et rien ne sépara dès lors ces deux cœurs. On les voyait ensemble orner de fleurs une statue de la Vierge et s’en aller tous deux loin du bruit de Paris pour murmurer de ferventes prières dans quelque chapelle.
Néanmoins, l’âme du jeune homme n’était pas en paix. Il avait beau s’abreuver auprès de Lefèvre aux sources de la science, se nourrir journellement avec lui des œuvres de la dévotion la plus fervente. Son âme n’était ni désaltérée ni rassasiée. Lefèvre, de son côté, travaillait à un grand ouvrage. Il voulait écrire la Vie des Saints selon l’ordre où il les trouvait rangés dans le calendrier. Déjà une soixantaine de vies, deux mois entiers de ce calendrier dévot, étaient imprimésr. Mais comment faire ce travail sans être conduit à lire la Bible ? Plusieurs des saints du calendrier romain n’appartiennent-ils pas à l’histoire biblique ? La Bible était déjà alors beaucoup plus répandue que dans les siècles précédents. L’imprimerie était découverte ; le psautier avait été imprimé en 1457. C’est le premier livre qui ait été propagé par cet art. Puis on avait imprimé la bible latine ; la première édition date de 1462. Quand l’imprimeur Faust (ou Fust) vint la répandre à Paris, qu’il vendit l’exemplaire à 60 écus seulement, et que l’on remarqua que les exemplaires ne s’épuisaient pas et qu’ils étaient tous semblables les uns aux autres, comme des frères jumeaux, tout Paris s’émut ; on crut à la sorcellerie ; on prétendit que le titre en couleur rouge était du propre sang du vendeur, et que celui-ci avait fait un accord avec le diable. Faust n’échappa au bûcher qu’en dévoilant son secret devant le parlement de Pariss.
r – Merle, t. III, p. 480.
s – Barth, Histoire ecclésiastique, p. 176.
A l’époque de la vie de Lefèvre où nous nous trouvons, la Bible était donc assez facilement accessible à tout homme qui savait le latin. Lefèvre étudia ce livre. A cette heure commença pour la France la Réformation.
Toutes les fables dont il s’était nourri jusqu’alors et dont il avait rempli l’esprit de ses jeunes disciples ne lui parurent (ce sont les expressions de Farel) que « comme du soufre propre à allumer le feu de l’idolâtrie. » Revenu des fables du bréviaire, il étudia avec ardeur les épîtres de saint Paul, sur lesquelles il publia un commentaire dès l’an 1512. « Ce n’est pas l’homme qui se justifie par ses œuvres ; c’est Dieu qui le justifie par sa grâce ; il ne faut pour cela que la foi de la part de l’homme. La justice qui vient de l’homme est terrestre et passagère, mais celle qui vient de Dieu est céleste et éternelle. » Ainsi parlait Lefèvre à ses auditeurs étonnés. Avec la parole divine, l’œuvre divine reprenait sa place dans la conscience de l’Eglise. D’autre part, la parole et l’œuvre humaines s’éclipsaient aussi à la fois. Jamais les salles de l’université n’avaient retenti de pareilles paroles. Ce qui est aujourd’hui pain quotidien pour nos plus jeunes enfants, était alors une découverte inouïe. C’était un trésor longtemps enfoui, qu’une main heureuse venait de retrouver. La rumeur était immense sur les bancs et dans les chaires de l’université de Parist.
Farel écoutait cet enseignement avec étonnement. La parole de Lefèvre, appuyée sur l’Ecriture qu’il lisait maintenant lui-même, le convainquait. Il était forcé de reconnaître avec lui que sur terre tout était autrement en vie et doctrine que ne porte la sainte Ecriture, et il en était fort esbahiu. »
t – Merle, t. III, p. 481.
u – Sayous, Ecriv. de la Réf., p. 6.
Mais, d’autre part, les préjugés dont l’avait imbu son éducation, tenaient bon. « Pour vrai, » a-t-il écrit plus tard, « la papauté n’était et n’est pas tant papale que mon cœur l’a été. Il à fallu que petit à petit la papauté soit tombée de mon cœur ; car par le premier ébranlement elle n’est venue basv. »
v – Merle, t. III, p.488. Goguel, Vie de Farel, p. 2.
Enfin les écailles tombèrent. La Bible vainquit. Jésus, Jésus lui-même, apparut à son âme dans toute sa beauté et comme le seul être adorable. « Alors dit-il, la papauté fut entièrement renversée ; je commençai à la détester comme diabolique, et la Parole eut le premier lieu en mon cœur. »
La parole, l’œuvre et la personne du Seigneur furent glorifiées du même coup dans ce cœur si longtemps retenu au service de la parole, de l’œuvre et de la personne humaines. Toute sa vie fut transformée par cette glorieuse illumination : « Tout se présente à moi sous une face nouvelle ; l’Ecriture est éclairée ; les prophètes sont ouverts ; les Apôtres jettent une grande lumière dans mon âme. Une voix jusqu’ici inconnue, la voix de Christ, mon berger, mon maître, mon docteur, me parle avec puissance. Au lieu du cœur meurtrier d’un loup enragé, je m’en vais tranquille, comme un agneau, ayant le cœur entièrement retiré du pape, et adonné à Jésus-Christw. »
w – Merle, t. III, p. 439.
Oh ! comme il soupire alors sur les erreurs de sa vie passée ! « Que j’ai horreur de moi et de mes fautes quand j’y pense ! O Seigneur ! si je t’eusse prié et honoré comme j’ai mis tant plus mon cœur à la messe et à servir ce morceau enchanté, lui donnant tout honneur ! »
Ainsi saint Augustin, arrivé à la connaissance de Jésus, s’écriait autrefois avec larmes : « Je t’ai connue trop tard, je t’ai aimée trop tard, Beauté suprême !x »
x – Merle, t. III, p. 489.
Trop tard ! Oui, en un sens ; car il est toujours trop tard pour aimer et servir Jésus-Christ ; mais non dans un autre sens : car Farel, comme saint Augustin, put encore consacrer de longues années au seul Maître digne d’être aimé et servi.
La lumière allumée par Lefèvre se répandait dans Paris. Le clergé, l’université s’émurent. Lefèvre fut accusé d’hérésie pour un écart insignifiant de la tradition reçue. Il avait prétendu que trois femmes bibliques, identifiées par la tradition, Marie, sœur de Lazare, Marie-Madeleine, et la pécheresse qui oignit les pieds de Jésus, n’étaient pas la même personne ! Fatigué des tracasseries de ses collègues de la Sorbonne, il quitta Paris et accepta l’asile que lui offrait un ami puissant, Briçonnet, évêque de Meaux, qui ne visait à rien moins qu’à réformer son diocèse, sans rompre toutefois avec l’Eglise, et qui voulait pour cela profiter des lumières de Lefèvre. Bientôt Lefèvre fut suivi de Farel et de quelques autres de ses disciples qui ne pouvaient plus lutter à Paris contre les persécutions dont l’Evangile commençait à être l’objet. C’était en 1521. Farel avait une trentaine d’années. Sous l’influence de ces hommes réunis autour de Briçonnet, et dont la devise était : « La Parole de Dieu suffit », un mouvement puissant se déclara dans le diocèse de Meaux. L’Evangile retentissait dans les chaires et dans les assemblées particulières ; il était reçu avidement par les artisans, les cardeurs de laine, les peigneurs et les foulons dont cette ville était peuplée. Cet évêché semblait destiné à devenir le foyer d’un incendie qui allait se propager dans la France entière.
Le clergé et l’université de Paris le comprirent. Deux ans n’étaient pas écoulés, que Briçonnet, accusé par les moines et les curés de son propre diocèse, dont il avait travaillé à réprimer les vices, fut cité à comparaître comme hérétique, et ne se sauva qu’en sacrifiant ses amis. Lefèvre fut le seul qui, en raison de la considération générale dont il jouissait, et par la protection du roi François Ier, put rester à Meaux. Quant aux autres, Farel, Roussel, etc., Briçonnet leur retira lui-même la permission de prêcher, et ils furent obligés de chercher du travail ailleurs. C’était en 1523. Cette première faiblesse entraîna bientôt Briçonnet à une seconde, plus grave encore. Le mouvement réformateur continuait à Meaux sans lui, malgré lui. Briçonnet fut accusé à Paris, plus violemment encore que la première fois. Ne trouvant plus à la cour l’appui dont il avait joui précédemment, il vit les flammes du bûcher prêtes à s’allumer pour lui. Son cœur faiblit. Il renia de nouveau sa foi. Dans une formule qui n’a pas été connue, il rétracta comme hérésie la vérité qui lui avait donné la paix. Lefèvre, le dernier de ses amis qui fût encore avec lui, fut aussi obligé de s’enfuir ; il se réfugia à Strasbourg, où nous le retrouverons. C’était à la fin de 1525. « Quand même moi, votre évêque, » avait dit Briçonnet à ses ouailles dans son beau temps, et comme dans le pressentiment de sa future apostasie, « je changerais de discours et de doctrine, vous, gardez-vous alors de changer comme moi. » — Ce fut le moment pour les chrétiens de Meaux de se rappeler cet avis anticipé. Nous verrons plus tard avec quelle fidélité ils le mirent en pratique.
Chassé de Meaux, Farel, semblable au chasseur qui s’enhardit à attaquer le lion dans son antre, retourna d’abord à Paris et s’y éleva énergiquement contre les erreurs de Rome. Bientôt, se voyant traqué de toutes parts, il s’enfuit et s’en alla porter l’Evangile à sa famille, en Dauphiné. Là, ses trois frères sont les premiers trophées de son zèle. La ville de Gap et ses environs retentissent de l’Evangile. Farel est cité devant les tribunaux, maltraité, chassé de la ville. Le voilà parcourant les campagnes et les hameaux sur les bords de l’Isère et de la Durance, prêchant dans les maisons dispersées, dans les pâturages, n’ayant d’abri que celui qu’il trouve dans les bois et sur le bord des torrents. Mais « Dieu est mon père, » dit-il. Le bruit des bûchers qui déjà s’allument à Meaux et à Paris pour les partisans de l’Evangile ne l’effraie pas ; il convertit plusieurs hommes distingués qui plus tard rendirent de grands services à la Réforme. Puis, devenu l’objet de la haine et des investigations du pouvoir, et soupirant après une activité plus libre d’entraves, il prend le parti de quitter une patrie qui n’a plus que des échafauds à offrir aux prédicateurs de l’Evangile. Suivant des routes détournées et se cachant dans les bois, il échappe, quoique avec peine, à la poursuite de ses ennemis, et arrive, au commencement de 1524, dans cette Suisse où il devait dépenser sa vie au service de Christy.
y – Merle, t. III, p. 567 et suiv.
C’est à Bâle qu’il parait d’abord. La Réformation s’y préparait par les travaux d’OEcolompade, docteur aussi attrayant par sa douceur que Farel était entraînant par son impétuosité. OEcolompade reçoit Farel en vieil ami, lui donne chez lui une modeste chambre, une table frugale, et l’introduit auprès des amis du Seigneur et de l’Evangilez. C’était le temps où se renouvelait l’application de ces belles paroles : Ils n’étaient qu’un cœur et qu’une âme ; toutes choses étaient communes entre eux. Spirituellement aussi tout était commun entre ces hommes de Dieu. Farel fortifiait le doux Œcolampade ; celui-ci modérait le zèle souvent trop impétueux de son ami. Ils s’engageaient mutuellement à s’étudier à l’humilité et à la douceur dans leurs conversations particulières. Ils firent même un pacte dans ce noble but. Puis tous deux soutinrent ensemble publiquement des thèses rédigées par Farel, dont la première était un hommage à la Parole de Dieu, comme règle unique et infaillible de la foi et de la vie chrétiennes ; la dernière, un hommage à la personne de Jésus lui-même : « Jésus-Christ est notre étoile polaire et le seul astre que nous devions suivre. » On disait à Bâle, après avoir entendu cette discussion (ou plutôt cette prédication ; car il n’y eut pas de discussion, aucun des adversaires n’ayant osé prendre la parole, malgré les sommations réitérées de Farel) : « Le docteur français est assez fort pour perdre à lui seul toute la Sorbonnea. »
z – Merle, t. III, p. 579.
a – Merle, t. III, p. 584 et suiv.
A cette époque, la Réformation se répandait déjà avec puissance dans toute l’Allemagne. Le Montbéliard, soumis au duc de Wurtemberg, qui était partisan déclaré de la rénovation religieuse, réclamait un homme pour travailler à cette œuvre. Accablé par des malheurs terribles, le jeune duc s’était réfugié dans ce comté, la seule de ses possessions qui lui restâtb.
b – Ibid. p. 589.
Œcolampade engage Farel à s’y rendre. Il le consacre à ce ministère nouveau par l’invocation du nom de Dieu, et lui donne au départ ce conseil de père : « Autant tu es enclin à la violence, autant tu dois t’exercer à la douceur et briser, par la modestie de la colombe, le cœur élevé du lion. « Les hommes veulent être conduits, non traînésc. »
c – Sayous, Ecriv. de la Réf., p. 16.
Farel sut pendant quelques temps se conformer à cet avertissement affectueux. Voici le grand moyen d’évangélisation qu’il employa. Le Nouveau Testament avait été traduit à Meaux, en français, par Lefèvre, pendant qu’il était chez Briçonnet, et avait été publié, les évangiles, le 15 octobre 1522, et les autres livres, quelques semaines plus tard ; le tout avait paru en un volume en 1524, à Meaux, chez Collin. Farel se mit à répandre le Nouveau Testament dans le Montbéliard, avec d’autres livres religieux, tels que la traduction de l’explication de l’Oraison dominicale par Luther : « 4 deniers de Bâle l’exemplaire, » écrivait l’imprimeur Vaugris, de Bâle, à Farel, en lui envoyant les caisses qui renfermaient ces livres si nouveaux pour ce temps, « ou en gros, les 200 exemplaires, à 2 florins. » On le voit, c’était déjà une société biblique et de livres religieux. Les presses de Vaugris, à Bâle, étaient constamment occupées à l’impression de ces livres français. On les faisait parvenir à Farel, qui, du Montbéliard, les introduisait en France avec une incessante activitéd.
d – Merle, t. III, p. 606 et suiv.
La mission de Farel dans le Montbéliard prospérait donc, pour la France du moins. Mais les moines s’irritaient ; le peuple hésitait, quand, par un excès de zèle, Farel lui-même compromit tout. Vers la fin de février, jour de la fête de Saint-Antoine, Farel marchait le long de la petite rivière qui traverse la ville, au pied du rocher élevé sur lequel est bâtie la citadelle, quand sur le pont il rencontre une procession qui chantait ; deux prêtres en tête portaient l’image du saint. Son cœur bouillonne. Il ne se possède plus. Le cœur élevé du lion l’emporte en ce moment sur la modestie de la colombe. Il saisit des mains des prêtres la châsse qui renfermait le saint et la jette du pont dans la rivière, en criant au peuple : « Pauvres idolâtres, ne laisserez-vous jamais votre idolâtrie ? » Il allait périr victime de sa hardiesse et suivre dans le torrent le saint qu’il avait osé y précipiter, quand le bruit se répand dans la foule qu’un gouffre vient de s’ouvrir dans la rivière et d’engloutir l’image sacrée. Une terreur panique dispersa la procession, et Farel put mettre ses jours en sûretée.
e – Goguel, Vie de Farel, p. 12.
Peu après, en août 1525, Farel dut quitter le Montbéliard, où, malgré la protection du duc, il ne pouvait plus prêcher qu’en secret, tant était grande l’animosité des populations attachées au catholicisme. Mais la semence qu’il y avait répandue ne quitta point avec lui ce pays.
Farel se rendit à Strasbourg, où la Réformation était déjà fondée par les travaux de plusieurs hommes célèbres, Bucer, Capiton et d’autres, et où elle se répandait avec une grande force. Cette ville était libre et n’appartenait pas encore à la France. A peine y était-il arrivé, qu’il y goûta l’une des plus grandes douceurs qui pût lui être réservée, celle de voir arriver son vieil ami Lefèvre, dont la persécution l’avait séparé depuis trois ans, et qui venait de quitter Meaux après la chute de Briçonnet. Avec quelle joie le jeune missionnaire serra la main de son vieil ami ! Ils demeuraient tous deux, avec d’autres exilés français, dans la maison de Capiton, pasteur de l’église de Strasbourg. Car à cette époque les maisons de Capiton, d’Œcolampade, de Zwingle, de Luther, étaient comme des hôtelleries, ouvertes à tous les défenseurs de la vérité. Ils communiaient avec tous les frères à la Cène du Seigneur administrée conformément à l’institution de Jésus-Christ. Ils recevaient les marques les plus touchantes de respect et d’amour au sein de cette église nouvellement formée. Toute la ville, jusqu’aux enfants, saluaient avec vénération le vieux docteur français, le vétéran de la Réforme, lorsque, appuyé sur le bras de son jeune ami, il se rendait aux enseignements des illustres docteurs strasbourgeois. Farel rappelait alors à son maître ce que celui-ci lui avait dit autrefois à Paris : « Guillaume, Dieu renouvellera le monde et tu le verras. » Et le pieux vieillard, les yeux mouillés de larmes de joie, répondait : « Oui, Dieu renouvelle le monde ! O mon fils, continue à prêcher avec courage le saint Evangile de Jésus-Christf. »
Cependant Farel ne pouvait rester oisif. On prétend que pendant son séjour à Strasbourg, il jeta dans cette ville les fondements de l’Église française réformée qui y subsiste encore à cette heureg.
f – Merle, t. III, p. 638 et suiv.
g – Cartulaire neuchâtelois manuscrit.
Mais ce travail sans difficulté, sans danger, n’était pas ce qui convenait à un ouvrier de la trempe de Farel. Son œil d’aigle cherchait quelque proie plus difficile à ravir.
La France lui était fermée. L’Allemagne n’avait pas besoin de Ici. La Réformation dirigée par Luther, Mélanchton et tant d’autres, y faisait glorieusement son chemin. D’ailleurs la connaissance de la langue lui manquait. La Suisse devait se présenter d’elle-même à sa pensée. Zurich venait d’abolir la messe. Berne était sur le point de suivre cet exemple. Bâle se débattait encore entre ses bourgeois qui demandaient à grands cris la Réforme, et le clergé, appuyé par l’université, qui résistait à tout. Mais la différence de la langue était pour Farel un obstacle à une mission dans ces contrées. Lucerne et les petits cantons s’étaient déjà déclarés ennemis irréconciliables de la Réforme. Une tentative sur ce point était donc plus impossible encore. Restait la Suisse française ou romande, comprenant les pays de Neuchâtel, Vaud et Genève, et de plus, le Jura bernois, une partie de Fribourg et le Bas-Valais. Dans cette partie de la Suisse on parle la même langue qu’en France. Cette contrée, en effet, ne fut pas envahie autrefois, comme la Suisse orientale, par le peuple grossier et cruel des Allemans ; elle tomba sous le joug des tribus plus douces et civilisées des Bourguignons qui, loin d’imposer leur langue germaine aux peuples conquis, adoptèrent plutôt celle des vaincus. Au temps de la Réformation, la Suisse française était l’une des plus solides forteresses du papisme en Europe. Quatre évêques, celui de Bâle, celui de Lausanne, au diocèse duquel appartenait notre pays, celui de Genève et celui de Sion, maintenaient à main-forte cette petite contrée sous le joug papal. Au Val-de-Tavannes, à Neuchâtel, à Lausanne, à Genève, des chapitres de chanoines, formés des hommes les plus instruits et occupant, chez nous du moins, de hautes places dans l’Etat, appuyaient l’évêque. Le bon Guillaume remplissait le cœur du peuple neuchâtelois de ses miracles passés et présents et était plus Dieu à Neuchâtel que Dieu lui-même.
Tel était chez nous l’état des choses, quand un autre Guillaume, inconnu jusqu’alors à Neuchâtel, vint faire oublier l’ancien et renverser dans notre pays l’édifice papalh. Guillaume Farel quitta Strasbourg en 1526. Il était à pied, accompagné d’un seul ami dont le nom nous est inconnu. Le premier soir de leur voyage, ils s’égarent. Des torrents d’eau tombent du ciel. La nuit survient. Désespérant de trouver leur chemin, ils s’assirent au milieu de la route. « Ah ! dit Farel dans une lettre à ses amis de Strasbourg, Dieu en me montrant ainsi mon impuissance dans les petites choses, à voulu m’apprendre mon incapacité dans les plus grandes sans Jésus-Christ. » — Mais bientôt, fortifiés par la prière, les deux amis se relèvent, s’engagent dans un marais, nagent à travers les eaux, traversent des vignes, des champs, des forêts, et n’arrivent à leur but que mouillés jusqu’aux os et couverts de boue. Cette nuit, qu’il n’oublia jamais, servit à briser sa force propre, mais en même temps à lui communiquer une nouvelle vertu d’en hauti.
h – Chroniqueur, p. 78 et 79.
i – Merle, t. IV, p. 397.
Ce fut, à ce qu’il paraît, à cette époque qu’il fit sa première apparition à Neuchâtel. Habillé en prêtre, il essaya d’y prêcher. Mais reconnu au moment où il allait monter en chaire, il fut expulsé de la ville. Ainsi raconte Ruchatj.
j – L. III, p. 391.
Farel se rend à Berne pour s’entendre avec le pasteur Haller, qui était dans cette ville le principal promoteur de la Réformation. Celui-ci lui conseille d’aller s’établira Aigle ; ce bailliage, ainsi que tout le canton de Vaud, était alors soumis aux Bernois. L’usage de la langue française et la domination de Berne semblaient en effet désigner cette contrée, plutôt que toute autre dans la Suisse romande, à l’activité de Farel. C’était comme le côté faible de la forteresse. Ce fut par là que Farel commença l’attaque. Sous le nom de Maître Ursin, (nom qui rappelait sans doute à mot couvert le patronage de messeigneurs de Berne) et sous l’apparence d’un maître d’école, il s’établit à Aigle dans l’hiver de 1526-27. Le jour il enseigne à lire aux enfants pauvres ; le soir, quittant ses abécédaires, il se plonge dans les Ecritures grecques et hébraïques, et médite les écrits de Luther et de Zwingle. Mais bientôt ce ne sont plus seulement les enfants, ce sont les pères de famille qui se réunissent pour entendre les leçons de maître Ursin. Il leur explique l’Ecriture ; à cette lumière c’en est bientôt fait dans ces cœurs du purgatoire et de l’invocation des saints. Un troupeau évangélique se forme autour du maître d’école. Le Conseil de Berne, apprenant ces succès, lui fait parvenir en mars 1527 des lettres-patentes par lesquelles il le nomme pasteur à Aigle, chargé d’expliquer les Ecritures au peuple de la contrée.
Et voici qu’un jour le maître d’école, quittant sa classe : « Je suis Guillaume Farel, » dit-il. Puis il monte en chaire et prêche ouvertement Jésus-Christ au peuple stupéfait. Au premier moment, les prêtres et les magistrats du lieu restent interdits. Puis ils se ravisent, et, entraînant dans leur parti le bailli, Jacques de Bovéréa, ils défendent à Farel de continuer ses prédications. Les Conseils de Berne, apprenant cette résistance, font afficher aux portes de toutes les églises du bailliage une ordonnance en faveur de Farel. C’est le signal d’une révolte. « à bas Farel ! à bas messieurs de Berne ! » s’écrie-t-on dans toute la contrée. Un moment Farel et ses adhérents sont en péril. Enfin le Réformateur doit quitter la place et abandonner pour un temps cette contrée, non sans avoir reconnu que l’appui du pouvoir civil, en affaire religieuse, est souvent, pour celui qui s’y confie, une faiblesse plutôt qu’une forcek.
k – Ruchat. L. III, p. 489. Merle, t. IV, p. 399.
Peut-être était-ce sous le poids de cette expérience douloureuse que, le 10 mai 1527, Farel écrivait dans une lettre encore aujourd’hui conservée au milieu de nous : « Une charité fervente, voilà le bélier puissant avec lequel nous pouvons abattre les orgueilleuses murailles de la papautél. »
l – Merle, t. IV, p. 411.
Après une tentative infructueuse à Lausanne, Farel ne tarda pas à revenir à Aigle. Une lutte publique qu’il soutint la avec un moine mendiant qui l’avait injurié, lutte qui est racontée en détail dans les chroniques du temps et qui tourna à la honte du défenseur de la papauté, fit faire un grand pas à la cause de la Réformem.
m – Ibid. IV, p. 404. — Chroniqueur, p. 75-77.
Enfin, selon l’usage du temps, on procéda à une votation générale dans tout le bailliage sur la question religieuse. Des quatre districts, trois, ceux d’Aigle, de Bex et d’Ollon, se déclarèrent pour l’abolition de la messe. Aux Ormonts, la majorité fut pour le maintien du catholicismen.
Malgré la votation qui assignait le district d’Ollon à la Réforme, Farel courut un grand danger dans les montagnes de cette contrée. Les paysans ne voulaient pas permettre qu’il vînt consommer chez eux l’œuvre commencée. D’un autre côté, ils craignaient de s’attirer l’animadversion des Bernois, s’ils maltraitaient le Réformateur. Ils lâchèrent donc sur lui leurs femmes armées de battoirs de blanchisseuses. Farel n’échappa qu’avec peine à leur furie et à leurs coups. Son compagnon, Claude de Gloutinis, ayant essayé de prêcher dans le temple des Ormonts, on sonna tout à coup les cloches à pleine volée. C’était la un genre d’éloquence contre lequel les réformateurs se trouvaient sans armeso. La réformation totale de la contrée ne fut accomplie qu’un peu plus tard.
n – Chroniqueur, p. 65.
o – Merle, t. IV, p. 409.
Farel n’attendit pas ce résultat pour tenter l’assaut sur un nouveau point. L’étendard de l’Evangile flottait à Aigle. Il vint le planter à Morat. Les districts d’Orbe, Grandson et Morat étaient alors propriété commune de Berne et de Fribourg. Lorsque le bailli était Fribourgeois, Berne envoyait les ordres ; lorsque le bailli était Rémois, les ordres partaient de Fribourg. Sous la protection bernoise Farel prêche à Morat, et les partisans de la Réforme ne tardent pas à y paraître assez nombreux pour que l’on puisse procéder à une votation. C’était trop tôt. La majorité fut pour le maintien de la messe. Farel abandonna pour un temps ce champ de travail et retourna à Lausanne. Nouvel essai de prédication, mais aussi infructueux que les précédents. Les bons Lausannois aiment le plaisir. Sans doute ils s’indignent des orgies de leurs prêtres ; mais quand ils rencontrent la figure austère du Réformateur, ils s’effrayent bien davantage ; et, tout compté, ils préfèrent encore la face réjouie de leurs chanoinesp.
p – Merle, t. IV, p. 475.
De Lausanne, Farel se rendit à Berne pour y assister à la discussion solennelle qui décida de l’introduction de la Réformation dans ce canton. Elle dura du 7 au 25 janvier 1528. 350 ecclésiastiques suisses et étrangers y assistaient ; une foule de laïques de tous rangs y étaient accourus : 4 présidents maintenaient l’ordre dans la discussion ; 4 secrétaires tenaient le protocoleq. Toutes les questions en litige entre le papisme et la Réforme furent discutées à fond et avec une entière liberté pendant ces dix-huit jours. La science biblique et l’éloquence puissante de Zwingle, venu de Zurich, de Haller de Berne, et des autres théologiens protestants, au nombre desquels se trouvait Farel, firent pencher la balance du côté de la Réforme. L’Evangile l’emporta dans le canton de Berne sur les traditions humaines.
q – Andrié, Jubilé de la Réforme, p. 290.
Après ce grand et solennel triomphe de la cause évangélique, Farel revint à Morat. Cette fois la vérité y fit de rapides progrès. De Payerne, d’Avenches et des contrées circonvoisines on accourait pour l’entendre. Aux jours de fête on disait gaiement dans les campagnes : « Allons à Morat entendre les prêcheurs. » Chemin faisant, la bande folâtre s’exhortait à ne pas se laisser prendre au moins dans les filets de l’hérésie. Le soir, en retournant dans ses demeures, elle ne plaisantait plus : on revenait sérieux. Une grande question, celle du salut, préoccupait les esprits. On discutait avec vivacité sur ce que l’on avait entendu, et parmi ces troupes, le matin si rieuses, se comptaient maintenant en grand nombre les candidats de la foi. Farel vit que le feu était allumé et qu’il pétillait déjà dans les gerbes. Cela lui suffit pour le moment. Il partit. Une nouvelle conquête occupait déjà les pensées de cet homme infatigable. Par delà la sommité du Vully, son œil avait contemplé les cimes bleuâtres de notre Jura, et son cœur brûlait de tenter cette nouvelle conquête. Encore une fois il court à Aigle pour y travailler à la consommation de la Réformation. Il revient à Morat, s’en va prêcher à Bienne et dans les environs ; visite pour la première fois la Neuveville, alors dépendante de l’évêque de Bâle, prince de Porrentruyr. Celui-ci porte plainte à Berne contre Farel, qui ose venir prêcher dans son diocèse. Farel est obligé de quitter la Neuveville, et c’est en décembre 1529 qu’il met enfin le pied sur le sol neuchâtelois. Il n’ignore pas quelle lutte l’attend sur ce nouveau champ de bataille. Mais que lui importe ? « Dieu est mon Père ! » Dès longtemps voilà sa devise.
r – Ruchat, t. III, p. 18.
On a appelé Farel « le premier et le plus grand missionnaire de la réformation françaises. » L’esquisse rapide que nous venons de tracer des travaux de cet homme de Dieu jusqu’au jour de son arrivée au milieu de nous, ne suffit-elle pas déjà pour justifier ce titre ? Sans doute, à voir ses allures impétueuses, on serait parfois tenté de se demander s’il ne confond pas la fougue avec le zèle, et de craindre que l’impatience de la chair ne domine chez lui l’impulsion de l’Esprit.
s – Sayous, Ecriv. De la Réf., p.3.
Un pareil soupçon sur le caractère de Farel et de son activité n’est possible qu’à la condition d’ignorer le zèle catholique de son enfance et de sa jeunesse, et les luttes violentes à travers lesquelles il était parvenu à la possession de la vérité évangélique, et l’illumination bienheureuse qui avait décidé de sa conversion, et le changement radical qui s’était opéré chez lui à cette époque de sa vie. Lorsqu’on a, comme nous venons de le faire, suivi Farel du hameau des Farelles à l’université de Paris, et de ses études à Paris à son arrivée à Neuchâtel, on sent bien que le feu qui l’anime est tout autre chose qu’un esprit d’opposition charnelle. L’on comprend que le mobile de cette puissante et incessante activité est celui-là même qu’exprimaient les apôtres quand ils se justifiaient devant le sanhédrin en disant : Nous ne pouvons pas ne pas témoigner des choses que nous avons entendues et vues. On a dit de Farel « qu’un mot impie l’émouvait plus qu’un coup d’épéet. » Le coup d’épée ne s’adressait qu’à sa personne ; le mot impie attentait à l’honneur de Dieu. Il s’inquiétait à peine du premier ; mais il foudroyait le second. Entendre le nom de Jésus blasphémé, ou voir seulement sa glorieuse figure éclipsée par les images de Marie et des saints, lui faisait le même effet qu’à un fils respectueux l’ouïe d’une insulte à la personne de son père et de sa mère. Gloire à Dieu, à Dieu seul ! Ce fut bien là l’âme de sa dévorante activité.
t – Sayous, p. 22.
A ce premier sentiment s’en joignait un second : Farel, tout en étant avant tout l’homme de Dieu, était aussi l’homme du pauvre peuple. C’est un trait qui lui est commun avec le grand Réformateur de l’Allemagne, Luther. Voir le peuple retenu dans la superstition et dégradé par la religion qui devait l’éclairer et l’ennoblir, était pour lui un spectacle non moins intolérable que celui du nom de Dieu déshonoré.
Sans doute il à pu arriver que, comme à Montbéliard par exemple, la fougue de la chair ait fait irruption parfois dans son activité d’évangéliste. Farel n’était pas plus saint que l’Apôtre qui s’attira de la part de Jésus cette réprimande : Pierre, remets ton épée dans le fourreau. Le Maître seul à été sans tache. En lui seul une douceur accomplie se trouve unie à la plus indomptable fermeté et au zèle le plus ardent. Mais heureux le serviteur de Christ dont on peut dire qu’au milieu de tous ses défauts, la devise de sa vie fut néanmoins : Le zèle de ta maison m’a dévoré. Tel fut Farel ! Dieu veuille faire reposer toujours le manteau de cet Elie sur les épaules de quelqu’un de ses successeurs au milieu de nous !
La prudence de Lefèvre ne fera jamais défaut à l’Eglise neuchâteloise ; mais le zèle de Farel… ?