Nous ne pensons pas exagérer l’importance du phénomène de conscience de soi, en le considérant comme le fait humain constitutif. Par fait humain constitutif, nous entendons le fait qui constitue l’homme, chaque homme et tout homme, qui est essentiel et inaliénable à l’humanité ; en dehors duquel l’humanité cesse d’être l’humanité, et l’homme l’homme. Assurément l’homme n’est pas tout conscience, non plus qu’il n’est que conscience ; mais c’est en tant qu’il est ou qu’il devient conscience qu’il est et devient homme. Jusqu’à la conscience de soi exclusivement, l’homme est force, mouvement, vie, sensation, instinct, à toute rigueur intelligence et volonté (au moins dans leurs formes inférieures) ; peut-être même est-il un être conscient, en ce sens qu’il a conscience des choses. Mais il n’est pas l’homme. Il partage toutes ces facultés avec d’autres êtres qui y participent plus ou moins suivant qu’ils sont placés plus ou moins haut dans l’échelle biologique. Dans l’état actuel de la science il n’est plus possible, croyons-nous, de refuser l’intelligence, le raisonnement, le jugement, la mémoire, la conscience des choses, et même celle des états psychiques (observez un chien qui juge de l’affection ou de la volonté de son maître d’après sa physionomie) aux animaux supérieurs. Mais là où l’homme se distingue et se sépare absolument des autres êtres et du monde entier, c’est dans la conscience qu’il a de lui-même (conscientia sui). Car autre chose est d’avoir conscience des objets, et autre chose est d’avoir conscience de soi. Les animaux expriment leurs désirs, leurs affections, leurs sentiments ; l’homme seul se nomme. Les animaux crient ; l’homme parle ; il est seul à dire je, parce que seul il a conscience de soi. La preuve la plus certaine que la conscience de soi est le phénomène spécifiquement humain se trouve dans le langage ; non pas peut-être dans le langage en tant qu’adjectif et substantif (désignation d’objets et de qualités), car le cri et la mimique des animaux en fournissent le germe, mais dans le langage en tant que verbe et pronom personnel. Si l’homme est seul à dire moi ou je, c’est parce que seul il est sujet, parce que seul il est capable de se ressaisir lui-même dans sa conscience. — La conscience de soi est donc le phénomène humain distinctif. C’est notre première constatation. S’il y a une vérité humaine, elle sera donc une vérité de conscience.
Notre seconde constatation porte sur le caractère universel et fixe de la conscience psychologique. Ceci ne demande aucun développement et résulte de ce que nous venons de dire. La conscience est un phénomène fixe ; non pas certes en ses qualités concrètes. Son contenu varie incessamment avec l’âge, le sexe, la culture, la civilisation, la situation. Mais à travers ces variations, la conscience de soi reste fixe : c’est toujours de soi comme homme que l’homme prend conscience. C’est par elle en quelque sorte que chaque homme est mis en possession de son humanité, jouit de l’apanage commun. Elle est donc universelle. Tout être humain qui n’y accède pas ou qui la perd, sort par là même de l’humanité. — S’il y a une vérité universelle et fixe (identique), elle sera donc une vérité de conscience.
Notre troisième constatation porte sur le caractère immédiat du phénomène de conscience. Nous-même conscient de nous-même, voilà la seule chose qui soit pour nous d’aperception directe. Tout le reste est médiat et secondaire. — Je sais bien que le vulgaire, et même les savants ne parlent pas ainsi. On se figure aisément que nous avons une évidence immédiate des choses. La science prétend connaître directement l’univers, la matière, ses phénomènes et ses lois. Et elle se plaît à opposer cette connaissance massive qu’elle appelle une évidence sensible, aux rêveries morales et religieuses que renferme la conscience, comme on oppose la réalité à la chimère. A entendre certains savants, il semblerait que l’univers soit tout, et l’homme si peu que rien. C’est là un formidable et funeste trompe-l’œil, car il finit par écraser l’homme sous la connaissance scientifique. Il n’est pas au monde d’erreur plus vaine et plus répandue que celle qui s’imagine connaître les choses directement. Nous connaissons les choses, il est vrai, mais d’un savoir acquis, dérivé, fortuit ; nous les connaissons si peu et si mal que leur science varie sans cesse et va se transformant toujours. Nous ne connaissons les choses que pour autant qu’elles font partie de la conscience que nous avons de nous-même ; et elles n’entrent pas elles-mêmes dans notre conscience ; leurs impressions, leurs images seules parviennent jusqu’à nous. Elles nous resteraient à jamais inconnues sans ces intermédiaires ; et ces intermédiaires eux-mêmes resteraient à jamais stériles et morts s’ils n’étaient vivifiés par la conscience que nous avons de nous-même. Si paradoxal que cela paraisse, c’est nous qui créons le monde. Il ne nous est extérieur que pour autant qu’il nous est devenu intérieur. Et même alors nous ne le savons pas, au sens précis du mot savoir. Nous ne savons que nous-mêmes, et chacun soi-même seulement.
[La conscience est un monde fermé, le monde de nos représentations et de nos émotions. Un monde fermé, en ce sens que le sujet n’en sort pas et n’en peut jamais sortir : il ne touche jamais ni les choses ni la chose, mais seulement la représentation et l’émotion qu’il en a. Tout rapport direct avec les choses ou la chose objective lui est impossible, dans le conscient.]
En effet, tandis que la cause objective ou l’objet de mes impressions, c’est-à-dire le phénomène externe, me reste ainsi inabordable, étranger et que je n’y puis jamais atteindre (car nous atteignons la sensation des choses, jamais les choses elles-mêmesa), je me sens être le lieu d’un phénomène interne immédiat et immédiatement perçu. Je suis conscient de moi-même, et je le suis de telle sorte, cette conscience est si près de moi, elle est si bien moi-même, que je ne la dépouillerais qu’en dépouillant mon identité, qu’elle remplit tout entière. Je la trouve à la base de toutes mes directions de conduite, de toutes mes opérations intellectuelles et sensibles ; elle est dans mon sentiment, dans mon vouloir et dans ma pensée ; elle constitue donc le seul savoir indéfectible, primitif et certain qu’il me soit loisible de posséder ou d’acquérir. Condition de tous les autres (car je ne connais rien, je ne sais rien, je ne puis rien connaître et ne puis rien savoir qu’à la condition de me savoir et de me connaître moi-même), il leur est donc de beaucoup supérieur, parce qu’il leur est de beaucoup antérieur. S’il y a une vérité humaine immédiate et primitive (une vérité directement connaissable, certaine), ce sera donc une vérité de conscience.
a – C’est-à-dire non pas même l’image des choses, comme je disais tout à l’heure, mais la notation sensible des choses, dont nous ne savons pas et ne saurons jamais si elle est exacte, ni à quoi elle correspond, — d’où le doute radical auquel la science ne peut échapper et qui l’empêche éternellement d’être la vérité.
Telle est la valeur, telle l’importance, et telle rôle du phénomène de conscience, qu’il détermine du même coup la nature de la vérité que nous cherchons. La vérité scientifique est exclue par là même ; elle ne saurait constituer la vérité humaine. Il importait de le faire voir au moins et de l’indiquer d’emblée ; soit au point de vue des prétentions de la « Science », qui, il n’y a pas bien longtemps encore, faisaient mine de devoir tout absorber (si elles ont un peu diminué depuis, elles restent encore excessives) ; soit au point de vue de ceux qui nous reprochent de faire de la conscience une sorte d’idole dans le culte de laquelle nous serions prosternés, qui nous accusent de subjectivisme et voudraient une théologie plus objective. Comme s’il y avait au monde un objet auquel nous puissions atteindre sans passer par la conscience que nous en avons ! Comme si toute l’objectivité des choses ne se ramenait pas à la certitude de conscience, c’est-à-dire à la connaissance subjective que nous en avons ! Prétendre arriver à la vérité indépendamment de la conscience, c’est prétendre faire de la photographie sans appareil, sans lentille et sans chambre noire ; c’est oublier que le monde n’existe pas, n’existe pour aucun de nous en dehors de la conscience que nous en avons, et que nous ne pouvons ni le saisir, ni le connaître ailleurs qu’en nous-mêmes.
[Les prétentions de la science sont parfois excessives chez ceux-là mêmes qui reconnaissent à l’homme « le droit de discuter les principes de la Science et d’en rechercher l’origine dans son histoire à lui homme ». C’est ainsi que M. F. Le Dantec, voulant « expliquer l’éternel malentendu qui séparera toujours les théoriciens de la vérité humaine et ceux de la vérité scientifique », se flatte de nous faire comprendre comment la Science, « fille de l’homme », mais « libérée de son origine », peut désormais « étudier celui qui l’a créée », voire même le supprimer par « la théorie désolante de la conscience épiphénomène ». (De l’homme à la science, 1907, Préface et Introduction). La vraie science, écrit-il, est « impersonnelle et extra-humaine », parce que l’homme est capable de « créer quelque chose qui ne soit plus humain ». « Pour étudier l’homme lui-même, nous ne sommes donc plus gênés par l’origine humaine de notre science… Toute notion est erronée, qui ne peut pas se traduire dans le langage de la mécanique universelle ; mais alors les vérités humaines sont toutes des erreurs » ! (Éd.)]
Non. Nous le répétons : s’il y a quelque part une vérité dont l’homme doive vivre, une vérité spécifiquement humaine, une vérité universelle et fixe, une vérité immédiate, elle sera dans la conscience ou elle ne sera nulle part ; elle sera un fait de conscience ou elle ne sera point. L’analyse seule du fait de conscience peut nous la donner. Opérer cette analyse, la poursuivre et s’y tenir, c’est remplir les conditions mêmes, les conditions inaliénables de toute recherche de la vérité. Ce n’est pas s’enfermer dans un trou sans lumière et s’y enterrer (comme on nous en a accusé) ; c’est se placer au centre même de la lumière, et partir des seules clartés qui nous soient accessibles.