Si nous nous plaçons au point de vue de la conscience morale, c’est-à-dire de la conscience que nous avons de notre volonté et de sa loi, le bien c’est l’accomplissement de la loi morale, c’est l’accomplissement du devoir. Et le devoir pour nous, c’est de devenir en fait ce que nous sommes en puissance et en droit ; et tout d’abord de réaliser l’attitude intérieure qui permet de le devenir. Le bien, c’est à la fois l’attitude de la volonté et l’activité de la volonté bonne, c’est-à-dire soumise, entièrement soumise, soumise dès son principe à l’obligation de conscience. — Supposez un homme individuel réalisant ces conditions, il sera moralement bon ; supposez un groupe d’hommes, une société réalisant ces conditions, ce groupe, cette société seraient moralement bons. — La chose est assez claire pour que je n’y insiste pas. S’il fallait déterminer plus exactement la nature du bien moral ainsi défini, je le ferais en disant qu’il s’exprime dans un devoir d’individualisation (de sainteté) et de solidarisation (d’amour) : l’homme devenant ce qu’il est en droit, pour soi-même et pour les autres ; se réalisant lui-même en se donnant aux autres, et se donnant aux autres pour se réaliser lui-même ; le bien moral aboutirait ainsi à un individualisme essentiellement altruiste, l’obligation à un amour essentiellement saint. Cette formule ou cette représentation du bien moral : le devoir, tous les devoirs et tout devoir s’achevant et se consommant dans l’amour et la sainteté, ne me paraît pas susceptible d’objection. Il me semble qu’elle doit rencontrer, en se formulant, l’adhésion générale.
Si nous nous plaçons au point de vue de la conscience sensible, c’est-à-dire de la conscience que nous avons de notre vie affective ou sentimentale, le bien c’est le bonheur. A ce point de vue, en effet, que demandons-nous à la vie, au monde, à la destinée ? La joie, le plaisir, c’est-à-dire la menue monnaie du bonheur ; et si nos ambitions sont hautes, si nous avons l’âme noble, nous demandons le plaisir durable, la joie continue, élevée, parfaite, le bonheur en un mot dans sa réalisation suprême. La loi de l’âme (de l’âme entendue comme siège de la vie affective, de la conscience sensible), c’est la recherche du bonheur. Nous le cherchons jusque dans la souffrance (douceurs de la mélancolie) ; jusque dans les passions les plus dégradantes (joies du péché) ; jusque dans l’effort de la vertu. Nous le cherchons partout. Le désir du bonheur est en quelque sorte l’impératif de la conscience sensible, comme le devoir est l’impératif de la conscience morale. Comme lui, il est primitif, indestructible. « Vous empêcheriez plutôt l’eau de suivre le cours de la rivière que l’homme de chercher le bonheura. » Le bonheur est l’intuition, la catégorie fondamentale de l’être affectif — comme la causalité l’est de l’être intellectuel — comme l’obligation l’est de l’être moral.
a – Ernest Naville, Le problème du mal (Paris, 1868). — C’est à cet ouvrage que se rapportent les citations de Naville que l’on rencontrera au cours de l’étude sur le problème du mal. Frommel a emprunté aussi à ce livre un certain nombre de citations d’auteurs. — (Éd.)
Si nous nous plaçons au point de vue de la conscience intellectuelle, c’est-à-dire de la conscience que nous avons de l’activité de l’intelligence et de ses lois, le bien, c’est la connaissance ou la vérité. Si la joie et le plaisir sont la menue monnaie du bonheur, la curiosité est la menue monnaie du besoin de connaître. Le besoin de savoir, de connaître, de s’instruire est inhérent à l’être intellectuel, comme le besoin du bonheur à l’être affectif, comme le besoin de sainteté à l’être moral. Nous avons soif de connaître et nous avons soif d’une connaissance vraie, complète, exacte. Posséder cette connaissance serait posséder la vérité. La possession de la vérité est une nécessité de la raison. Que la connaissance soit possible, que la vérité soit accessible, c’est son premier postulat. En lui portant atteinte, vous décapitez la raison, vous déflorez l’intelligence, qui ne peuvent vivre qu’à la condition d’atteindre à la vérité. On n’explique pas autrement l’immense effort scientifique et philosophique qu’a fourni l’humanité au travers de l’histoire et qui est aujourd’hui plus actif que jamais.
Ces trois formes ou ces trois définitions du bien : le bien tout court ou bien moral, le bonheur et la vérité, sont-elles réductibles à une seule forme, à une seule définition ? Je le crois et je crois que c’est celle-ci : l’ordre, c’est-à-dire l’harmonie, la congruence entre le sujet, qui est l’homme, et les objets extérieurs ; entre le sujet et sa destinée ou ses conditions d’existence ; et enfin l’harmonie entre les différentes activités du sujet lui-même. Statuez l’ordre, l’harmonie entre la pensée et son objet, vous avez la connaissance, c’est-à-dire la vérité. Statuez l’ordre, l’harmonie, entre le cœur de l’homme et ses conditions d’existence, l’accord de l’homme avec sa destinée, vous avez le bonheur. Statuez enfin l’ordre, l’harmonie de la volonté humaine avec sa loi, et des différentes activités humaines les unes avec les autres, vous avez le bien moral, la sainteté de la volonté. — La définition générale du bien est donc celle-ci : l’ordre. Et cette définition est infiniment précieuse sous son apparente banalité, car elle nous permet d’écarter d’emblée certaines erreurs graves et sans cesse renaissantes qui compromettent la solution du problème que nous nous sommes proposé.
Si le bien est l’ordre, il est un rapport et non une substance, une chose, un objet. On dit quelquefois : le bien, c’est l’esprit, la réalisation de l’esprit. C’est une erreur :
[On entend par là, soit le développement des énergies volitives (force de volonté), soit celui des énergies intellectuelles (force de la pensée). On y est induit par le sentiment (juste) que le développement, les progrès, font partie du devoir. Mais tout développement n’est pas un progrès, tout développement n’est pas un bien. Celui de l’esprit, qui est un devoir, peut se faire en bien ou en mal.]
Le bien n’est pas l’esprit comme développement ou substance. Il ne suffit pas que l’esprit se réalise pour que le bien soit réalisé. L’esprit n’est en soi ni bon ni mauvais. Il n’est pas meilleur que la matière, ni la matière pire que l’esprit. Tous deux peuvent être mauvais, s’ils ne sont pas à leur place ; s’ils sont à leur place, dans leur rapport, leur hiérarchie et leur destination normale, tous deux, la matière et l’esprit, sont bons, également bons.
On dit encore : le bien, le bien suprême, c’est Dieu. Et si l’on entend ce mot au sens de la substance divine, c’est également une erreur. Le bien n’est pas la substance divine ; le bien, c’est Dieu en tant que révélation de l’ordre voulu par Dieu. Notre bien, le bien pour nous, n’est pas de participer à une substance, fût-elle divine, mais de réaliser, relativement à la personne de Dieu, les rapports qui conviennent à la sienne et à la nôtre. — Encore une fois, le bien est un rapport, une harmonie, un ordre, et non une chose, un objet, une substance.
En énonçant la formule générale : le bien, c’est l’ordre, il semble que nous formulions surtout une vérité de raison. C’est par la raison que nous concevons l’ordre. Et si nous admettons que l’ordre dans le domaine affectif soit la joie ou le bonheur, et dans le domaine de la volonté, le devoir ou la sainteté, il semble que ce soit la raison, ou le bien de la raison qui détermine la valeur du bien et sa nature. Il n’en est rien cependant. La formule seule, en tant que formule générale du bien, appartient à la raison. Mais l’ordre qui est le bien et que conçoit la pensée, vient à la pensée, non de la pensée même, mais de la conscience. En effet, cet ordre qui est le bien, est, non un état de fait (réalité présente), mais une obligation, un devoir. Il se présente comme un devenir sous la catégorie d’une obligation. Il est un devoir être et un devoir faire. L’ordre qui est le bien, est donc essentiellement moral. C’est le sentiment de l’obligation qui le fournit à la pensée ; c’est elle qui en détermine la nature et la valeur. La vérité doit être, le bonheur doit être parce que le devoir doit être ; parce que nous devons être, dans toutes les sphères de notre activité, ce que l’impératif qui nous oblige a fait de nous dans le principe de notre volonté. L’idée du bien comme d’un ordre qui doit être, n’est donc conçue par la pensée que sous condition de l’impératif moral. Ou si l’on préfère : la vérité intellectuelle, c’est-à-dire l’harmonie de notre pensée avec la réalité des choses ; la vérité affective, le bonheur, c’est-à-dire l’harmonie de notre pensée avec les circonstances et les situations de la vie, — ne doivent être ; nous ne pouvons juger qu’ils doivent être ; nous ne pouvons les statuer comme devant être ; nous ne pouvons nous en sentir responsables, que parce que nous sommes obligés dans notre conscience à la réalisation harmonique et pleine de notre être et de notre destinée.
Le bien ou l’ordre qui doit être est donc, de nature, essentiellement moral. Nous sommes obligés à la vérité, nous sommes obligés au bonheur, parce que la vérité et le bonheur sont un devoir et que nous sommes obligés au devoir.
Ceci, à première vue, peut paraître paradoxal. Obligés à la vérité, soit. On le pressent encore, bien qu’il y faille un peu de réflexion. Mais obligés au bonheur ? Ici l’on se récrie. Le bonheur un devoir ? Plût à Dieu qu’il le fût ! Mais il ne l’est point. Il l’est si peu que d’ordinaire, loin de pouvoir concilier le bonheur et le devoir, nous sacrifions l’un à l’autre ; que même nous sommes contraints de sacrifier l’un à l’autre. D’où il semble résulter que le bien de la volonté et le bien du cœur sont antagonistes ; et qu’ainsi se rompt cette dépendance du bien général relativement au bien moral que nous constations tout à l’heure.
Le paradoxe peut sembler dur de chercher dans le bonheur une obligation morale, alors que précisément notre existence tout entière est déchirée par la contradiction qu’il y a entre le devoir et le bonheur, et le sacrifice que nous faisons de notre bonheur à notre devoir ; nous le maintenons cependant ! Nous admettons qu’il y ait des joies mauvaises, des plaisirs coupables, des bonheurs malsains. Les besoins du cœur ne sont pas toujours, ne sont pas ordinairement conformes à l’obligation de la volonté. C’est un fait qui est trop flagrant pour être contesté. Mais ce fait est-il normal ? Toute la question est là. Et il nous semble que poser la question, c’est la résoudre. Un bonheur immoral vous paraît-il dans l’ordre normal ? Est-ce même un vrai bonheur ? est-il durable ? est-il entier ? est-il profond ? peut-il l’être ? A défaut du sentiment interne qui répond négativement, les faits, je pense, suffisent à répondre. Si mon bonheur n’est pas, en un moment donné, identique à mon devoir, n’est-il pas évident toutefois qu’à la durée, il n’y a pas de bonheur en dehors du devoir ? n’est-il pas évident aussi que le bonheur de mon prochain peut devenir, doit devenir le devoir de ma volonté personnelle ! « Le bonheur d’un père n’est-il pas le devoir de son fils ? » (Naville) Faire le bonheur des autres est très positivement le devoir de chacun. En ce sens au moins la joie est obligatoire ; en ce sens au moins le bien du cœur dépend de celui de la volonté ; et le lien se rétablit entre l’ordre moral et l’ordre en général.
Mais il y a plus. N’y a-t-il pas en chacun de nous quelque chose qui prononce que là où tout le devoir serait réalisé, le bonheur doit ou devrait suivre ? Je ne parle pas du fait qui, cependant, se réalise embryonnairement dans ce que nous appelons « les satisfactions de la conscience » (dont nous sentons, par comparaison avec les autres, qu’elles sont la source de nos plus pures joies) ; je parle du droit. Ne comprenons-nous pas immédiatement que le bonheur doit être le résultat d’une volonté bonne ? N’est-ce pas parce que le doit être est violé (c’est-à-dire la relation entre le devoir et le bonheur), que nous crions à l’injustice chaque fois que nous rencontrons une souffrance imméritée ? Qu’est cette idée du mérite, si ce n’est l’idée du rapport de cause à effet que nous établissons spontanément entre la vertu et le bonheur ; la vertu donnant, garantissant le bonheur ? Et si nous pouvions nous représenter — ce que Platon imaginait et ce que le christianisme a réalisé — le saint parfait couvert de tout l’opprobre du vice, ce spectacle ne soulèverait-il pas en nous une généreuse indignation, une révolte de nos meilleurs instincts ? Et ne serions-nous pas obligés de prononcer que le monde dans lequel souffrirait ce juste est un monde mauvais ? « Un monde moralement dans l’ordre et livré à la douleur serait une objection contre la Providence » (Naville) ; ou, si l’on préfère, à la souveraineté de l’ordre moral, c’est-à-dire au caractère même du bien. Pourquoi ? Parce que le bien du cœur doit suivre le bien de la volonté ; parce qu’en définitive la joie dépend du devoir ; parce que le bonheur doit être, et que, si singulier que cela paraisse, le bonheur est impliqué dans l’obligation.
Il en va de même de la vérité. Ici le paradoxe est moins dur, et la chose plus évidente. Supposez un savant qui ne serait pas lié à la vérité qu’il cherche par une obligation de conscience et qui s’estimant indépendant à l’égard de la vérité, ne mettrait à la chercher ni sincérité, ni conscience ; le résultat de ses recherches ne serait plus que l’expression de son caprice. Il n’inspirerait confiance ni à lui-même, ni aux autres. Et, à vrai dire, il n’y aurait plus pour lui de vérité. Il en aurait perdu le sens et le besoinb. Il est donc clair que la moralité commande la recherche de la vérité ; que la science elle-même dépend de la conscience ; et que, pour trouver la vérité intellectuelle, il faut être (en une certaine mesure au moins) dans la vérité du devoir.
b – C’est à bien des égards le cas de Renan.
Nous concluons donc : que la définition générale du bien, c’est l’ordre, un ordre qui doit être ; que l’ordre qui doit être pour l’intelligence, c’est la vérité ; que l’ordre qui doit être pour le cœur, c’est le bonheur ; que l’ordre qui doit être pour la volonté, c’est le devoir ; et que c’est le bien de la volonté, ou le devoir, qui détermine, domine et commande celui du cœur et de la pensée. L’ordre qui doit être, ou le bien, ne nous est donc perceptible que par l’obligation, il tire de l’obligation sa source et son impératif. L’ordre moral est l’ordre suprême.
[« Il faut toujours en revenir au même point, sur lequel passent sans l’apercevoir, tous ceux qui ne se sont jamais demandé comment l’intelligence (la connaissance) est possible : Si la complexité des phénomènes que nous appelons l’univers n’est pas régie par des lois, s’il n’y règne aucun ordre, nous ne saurions nous flatter d’obtenir la vérité sur aucun sujet quelconque. S’il existe un ordre, en revanche, il est clair, que le bien moral, primant tout, contient les raisons de tout. Nul ne saurait contester cela sans se renier lui-même, car c’est se mentir à soi-même ou proclamer son ignominie que de mettre quelque chose en balance avec la probité. » Ch. Secrétan, La civilisation et la croyance, 3e édition, p. 128.]