Il n’y a pas de religion sans la conscience de Dieu, sans un rapport avec Dieu. Cette conscience ou ce rapport implique la grande antinomie, Dieu et le monde, Dieu et l’homme. Mais par le fait même qu’elle affirme cette antinomie, elle s’engage à la résoudre au profit de l’union de Dieu et de l’homme, de Dieu et du monde. Nous pouvons donc définir immédiatement la religion : la conscience de notre union ou de notre réunion avec Dieu. En vertu même de cette définition, nous sommes obligés de signaler les différences qui distinguent l’art et la philosophie de la religion proprement dite. L’art et la philosophie peuvent en effet revendiquer la conscience de Dieu : la philosophie, en tant qu’elle fait de Dieu et de ses rapports avec le monde et l’homme l’objet de ses recherches, et l’art, par cela seul qu’il s’efforce de saisir et de traduire, à l’aide de formes visibles, la réalité divine. Mais il y a une différence essentielle entre le domaine religieux et celui de l’art et de la philosophie. Tandis, en effet, que la philosophie et l’esthétique ne peuvent établir entre Dieu et nous qu’un rapport dérivé et de seconde main, par le moyen de l’intelligence et des sens, la religion nous assure un rapport réel d’être à être, qui s’identifie avec notre conscience personnelle et ne se tient pour définitivement réalisé que lorsqu’il est devenu notre vie en Dieu. Les héros de l’art et de la philosophie ne voient Dieu qu’au travers de leur imagination ou de leur pensée, mais l’homme religieux le possède au plus vivant et au plus personnel de son être. Cette différence devient sensible quand on compare les apôtres et les prophètes aux philosophes et aux artistes ; les uns réalisent la prière et le travail pour le royaume de Dieu dans une existence toute d’héroïsme et de renoncement, tandis que les autres décrivent, exposent, à l’aide de raisonnements ou d’images, ces immortelles réalités. La différence entre la religion, l’art et la philosophie, reste donc celle d’un homme qui prie et qui travaille avec le tableau qui le représente dans cette sainte attitude.
Le rapport religieux qui nous unit à Dieu peut donc être défini, si l’on veut lui donner toute sa signification : une communion avec Dieu, personnelle et sainte, dont la conscience reste l’organe et l’expression dernière. La conscience, en effet, n’est pas seulement ouverte du côté des hommes, elle l’est aussi du côté de Dieu, quoique sous ce rapport elle soit bien souvent obscurcie. Elle n’est donc pas seulement le sens moral nous révélant le commandement qui doit dominer toute notre existence, elle est aussi l’acte par lequel nous connaissons en Dieu et avec Dieu (cum-scire) les rapports qui nous unissent à lui et qui constituent pour nous des réalités immédiates et sensibles. Et nous ne sommes et ne vivons que pour autant que vit notre conscience. Les rapports entre l’homme et Dieu ne peuvent donc revêtir une signification religieuse qu’à la condition d’avoir la conscience pour cause première ou pour caution. Les vérités humaines et divines ne peuvent devenir la vérité religieuse que si la conscience leur communique cette signification. Mais la conscience religieuse ne peut se concevoir que dans la présupposition du théisme. Elle est inconciliable avec la thèse panthéiste. Par cela seul que s’affirme la religion, elle impose la notion d’un Dieu libre, connaissant sa toute-puissance et la manifestant par la création. Il faut, en effet, que la personnalité humaine et la création conservent une indépendance relative, mais réelle, en face du Créateur, et qu’une volonté libre se rencontre avec la volonté créatrice, pour qu’il puisse être question de l’union ou de l’opposition de ces deux volontés. Les religions pan-théistiques manquent, en effet, ainsi que le constate l’histoire, du caractère de sainteté et de conscience, ou ne le possèdent qu’à un très faible degré et ne savent l’exprimer qu’à l’aide de formules incomplètes ou fausses. Nous avons par conséquent le droit de dire que, dans le monde païen, la conscience humaine se confond avec le sentiment de la nature et n’a jamais su, la mythologie nous en donne la preuve, dégager l’élément religieux de l’élément esthétique ou intellectuel.
L’homme ne pouvant réaliser sa destination véritable qu’à la condition de conquérir le sentiment toujours plus conscient de sa personnalité, et en même temps de sa dépendance, au regard du milieu social qui lui est assigné, il faut que la religion lui garantisse ce double développement, puisque ce n’est que par elle qu’il peut arriver à la pleine conscience de lui-même. La conscience religieuse doit donc nous donner, tout à la fois le sentiment de notre personnalité dans toute son indépendance, et de notre solidarité avec toutes ses conséquences. La religion ne pourra donc se développer que dans un royaume de Dieu, composé d’individualités animées de l’esprit divin, s’unissant entre elles pour se compléter réciproquement par un échange continuel de services que l’on ne sollicite qu’avec le désir de les rendre. L’histoire est pleine de témoignages qui attestent que la religion est la puissance par excellence pour apprendre aux hommes la nécessité de recevoir pour pouvoir se donner, et de se donner encore pour pouvoir mieux recevoir. Le temple et la synagogue sous l’ancienne Alliance, l’Église et le conventicule sous la nouvelle, les religions païennes elles-mêmes, nous en donnent des preuves incontestables. Lorsque la religion n’est plus qu’une affaire individuelle, c’est qu’alors la société entre dans une voie de décomposition et devient incapable de saisir le lien qui rattache entre elles l’idée et la réalité.
Remarque. — Il est faux de soutenir, comme on l’a fait de nos jours, que la religion est un talent, une aptitude, et qu’on ne peut pas plus exiger que tous les hommes soient religieux qu’on ne saurait exiger qu’ils soient tous des savants ou des artistes. Il peut se rencontrer, il est vrai, des hommes possédant à un haut degré la prédisposition religieuse et même le génie religieux, mais par cela même que la religion est la réalisation de la destinée humaine, elle doit rester pour tous la première de toutes les obligations, exactement comme à tous s’impose la morale, personne cependant ne songeant à nier l’existence d’hommes que l’on peut appeler des génies moraux. Nous ne voulons pas nier non plus, puisqu’on persiste à l’affirmer, qu’il y ait des hommes moraux sans la religion, mais nous soutenons que la moralité sans religion manquera toujours d’intensité et de profondeur. On ne peut en effet concevoir la vraie moralité, celle qui a conscience d’elle-même, sans une foi, si vague, si incomplète soit elle, à une Providence dirigeant les événements de ce monde.
Si nous voulons maintenant une formule plus précise, exprimant dans sa réalité psychologique le fait religieux, nous devons d’abord affirmer, ce qu’au reste nul aujourd’hui ne conteste, que ce fait ne revêt la forme exclusive d’aucune de nos facultés. Il n’est pas plus dans le sentiment à l’exclusion de la volonté, que dans l’intelligence absorbant à elle seule toutes les autres forces de l’âme. C’est donc à tort que l’école de Schleiermacher place exclusivement la religion dans le sentiment. Le sentiment n’étant, en effet, que le résultat du contact de la conscience avec la réalité qui la saisit, il peut bien être le point de départ de la religion, mais jamais sa complète réalisation, sa fin et son couronnement. En outre, par cela seul que Schleiermacher définit le sentiment religieux : « la conscience de notre dépendance absolue, au regard de Dieu, » à l’exemple des mystiques, il réduit la piété à n’être plus qu’un état passif, condamnant l’homme à l’anéantissement, sous la domination de la puissance absolue au sein de laquelle nous avons la vie, le mouvement et l’être. Il n’est plus dès lors qu’un être passif, n’ayant d’autre signification que pour autant qu’il reste le vase ou le temple que consacre la divinité. Cette définition ne confine pas seulement au mysticisme, elle se confond avec lui, nous laissant ignorer quelle est cette puissance absolue à l’égard de laquelle je me sens dépendant, incapable de nous dire si elle est l’absolu impersonnel ou personnel, la fatalité, ou une puissance morale, sainte et aimante. Il nous importerait cependant de le savoir, car le sentiment religieux ne peut nous ennoblir et nous sanctifier qu’à la condition de nous retenir dans la dépendance d’une puissance morale qui sanctifie et qui aime. La personnalité humaine ne peut, au reste, se soumettre qu’à une puissance qui la domine, c’est-à-dire qui possède plus qu’elle la personnalité dans la sainteté et la toute-puissance. L’absolu impersonnel sera toujours moins que l’homme. Pour nous soustraire à cette ambiguïté, nous définirons donc, avec Mynster, le sentiment religieux comme se confondant avec celui de l’adoration. Ce sentiment exprime d’abord notre dépendance et notre néant, mais il dit aussi que la puissance devant laquelle nous nous prosternons n’est plus la fatalité, capable de provoquer seulement l’impression de la crainte et de la terreur, mais une puissance juste et sainte, inspirant l’adoration avec tout ce qu’elle comporte de soumission et d’attentive vénération. Cette respectueuse dépendance contient donc en germe la confiance, l’amour et le dévouement, comme nous le voyons dans la religion des Patriarches. Le culte qu’Abraham rend à son Dieu affirme certainement la dépendance de la créature en face du Créateur, mais prophétise aussi la glorieuse liberté des enfants de Dieu.
Si, dans le sentiment religieux, l’homme se trouve dans un état de passivité vis-à-vis de Dieu, il ne tarde pas, pour nous servir d’une expression empruntée aux mystiques, à s’élever à la conscience de sa liberté en Dieu, grâce à l’intervention de la connaissance religieuse. Par elle, le sentiment de notre dépendance se confond avec celui de notre affranchissement, devenant toujours plus la vénération, le dévouement et l’amour. Par elle, Dieu devient pour la conscience un être libre et personnel, avec lequel elle peut entretenir les rapports qui confondent et distinguent la créature et le Créateur dans une indissoluble communion. Mais la connaissance dont nous parlons n’est pas une connaissance ayant la religion pour objet ; elle est, ainsi que le veut Daub, une connaissance dans la religion et réellement inspirée par elle, ne se distinguant pas de la conscience et restant comme elle, tout à la fois, sentiment et savoir. Si Hegel appelle le savoir religieux une connaissance immédiate, nous pouvons bien retenir avec lui cette définition, mais en spécifiant bien que, par l’immédiat, nous n’entendons pas comme lui l’imparfait et le relatif, qu’à la philosophie seule il est réservé d’amener à la réelle et définitive signification. Cet immédiat reste au contraire pour nous le savoir originel et primordial, le fondement de toute spéculation véritablement digne de ce nom.
Le savoir religieux qui connaît Dieu n’est pas un savoir intellectuel et abstrait, mais l’idée de Dieu elle-même, vivante et pure, s’affirmant dans la contemplation qui saisit, dans leurs rapports avec Dieu, le ciel et la terre, la nature et l’histoire, les damnés et les élus. La piété ne connaît pas seulement à l’aide des pensées naturellement impliquées dans la conscience religieuse, mais aussi avec le concours et la force de l’imagination dont elle est inséparable. Nous surprendrons beaucoup de personnes en revendiquant pour l’imagination, une part jusqu’ici exclusivement réservée à l’intelligence, en affirmant que c’est elle surtout qui est l’organe de la connaissance religieuse, et que, sans elle on ne peut pas se représenter Dieu sous une forme vivante et personnelle. Et cependant il n’est pas d’affirmation mieux démontrée par l’histoire. C’est elle qui nous apprend que les grandes religions ne s’établissent et ne subsistent qu’à la condition de produire tout un cycle de légendes et d’images, saisissant l’invisible à l’aide du visible, les traduisant l’un par l’autre et les retenant l’un et l’autre étroitement embrassés dans le même symbolisme. Que ce fait soit le résultat du mythe ou de la fiction, de la réalité religieuse ou de la vérité révélée, il n’en est pas moins le fait partout persistant et universellement constaté. Nous ne voulons pas à l’appui de notre thèse invoquer la beauté plastique de la religion grecque ou les conceptions fantastiques et grandioses de la mythologie du Nord ; on nous répondrait avec justesse que tous ces paganismes confondent arbitrairement l’élément poétique et l’élément religieux ; nous n’en appellerons donc qu’à l’hébraïsme et au christianisme. Ces deux religions démontrent en effet, et d’une manière irrésistible, que l’essence de Dieu est invisible comme la pensée et l’esprit ; et cependant toutes les deux, par leur histoire, leur symbolique, leur langage figuré — toutes choses inséparables de l’imagination religieuse — toutes les deux justifient notre assertion : l’imagination bien loin d’appartenir exclusivement à la superstition, s’identifie, au contraire, à toute conception religieuse digne de ce nom. Mais il ne faut pas oublier que l’imagination religieuse est avant tout le produit de la vie religieuse, et jamais l’œuvre de la civilisation et de l’art. Pour les mythes païens eux-mêmes, il faut constater qu’on les trouve toujours au point de départ, et jamais à la fin de l’histoire dont ils ne sont que l’expression la plus élevée.
Remarque. — On peut posséder de seconde main, c’est-à-dire par l’intermédiaire de la philosophie ou de l’esthétique, la conception religieuse. Par cela même que cette conception a besoin, pour se réaliser, du concours de la philosophie ou de l’imagination, il peut se faire qu’elle se rencontre distincte et indépendante de la cause première qui doit la produire, la foi personnelle, et qu’elle ne subsiste que sous une forme purement esthétique et intellectuelle. C’est ainsi que chaque jour se rencontrent des philosophes, des artistes, des poètes, des statuaires, capables de reproduire, avec une grande puissance plastique, les magnificences du mystère chrétien qu’ils ne connaissent cependant que par l’intermédiaire de l’imagination et de la pensée. Et au milieu de nous, que de personnes qui ont les formes et la langue religieuses que peuvent donner l’intelligence et l’art, restent cependant étrangères au sentiment qui les inspire, parce qu’elles n’ont jamais vécu en contact personnel et intime avec Dieu lui-même ! L’imagination religieuse n’est donc qu’une preuve de religiosité, à moins qu’elle n’ait sa cause première dans un vrai spiritualisme, expression d’un état d’âme en communion constante avec Dieu par le cœur et par la conscience. Il pourrait même se faire qu’un homme, grâce à une puissante imagination religieuse, accomplît des prodiges et des miracles dans les arts et les sciences, et qu’en conjurant les démons et les mauvais esprits, il fût lui-même étranger à la véritable puissance chrétienne. Notre époque, plus que toute autre, a besoin de cet avertissement.
La conscience religieuse se manifeste, en premier lieu, comme le vouloir religieux. Quand Dieu veut introduire une âme dans son royaume, il la saisit d’abord, il est vrai, par le sentiment et la pensée ; mais ce n’est que quand cette âme a fait acte de volonté qu’intervient la religion et s’affirme le culte, dans le rapport personnel et vivant de cette âme avec son Dieu. Aucun homme ne peut se soustraire d’une manière absolue au sentiment religieux ; et il serait difficile de trouver quelqu’un qui, pour quelques instants du moins, n’ait eu à constater dans sa propre âme l’atteinte toute-puissante de l’impression divine. Tel est l’éclat de la lumière religieuse, qu’elle s’impose à toute conscience humaine. Mais à l’homme il appartient de se donner ou de se soustraire à l’impression divine, de la retenir ou de la repousser, de la nier ou de l’affirmer comme le sentiment d’adoration qui doit désormais l’unir au Dieu qui veut bien se révéler à la conscience humaine. La volonté est donc le point culminant, le moment décisif de la conscience religieuse.
Les divers moments que nous venons de décrire comme constituant la conscience religieuse se provoquent et se déterminent réciproquement : la volonté donne au sentiment sa véritable signification, et le sentiment donne à son tour à la volonté la force qui la consacre. Mais on ne peut concevoir ces divers moments de la vie religieuse que comme des rayons qui procèdent du même foyer et tendent sans cesse à se retrouver pour se retremper et s’agrandir à ce centre commun de vie et de lumière ; ce centre, ce foyer s’appelle la foi. La foi est la vie de l’âme en Dieu, la vie dans le sentiment et par le cœur ; et, par le cœur, nous entendons la force qui constitue notre personnalité et contient en germe, mais encore inconscient et indéterminé, ce qui sera un jour la destinée humaine. Personne ne peut être croyant s’il ne sent pas Dieu vivre en lui et s’il ne se sent pas vivant en Dieu. La foi sait ce qu’elle croit : et grâce à sa propre intuition, elle contemple les vérités religieuses se réalisant au cours, souvent si incertain et si douloureux, des événements de l’histoire. Sa connaissance n’est pas encore complète, et son intuition n’est pas non plus le regard face à face, et cependant sa certitude reste entière ; elle affirme l’invisible, car il est de l’essence la plus intime et la plus réelle de la foi de nous communiquer la consolante certitude des choses que l’on ne voit point encore. La foi est enfin l’acte de la volonté qui, le plus fortement, s’accuse par l’obéissance et le dévouement. Personne ne peut croire sans vouloir croire. Aussi la foi devient nécessairement une action. Cette action s’appelle d’abord le culte, c’est-à-dire le sacrifice, la prière, le sacrement, et puis aussi la morale ; mais la morale restant la réalisation du sentiment religieux.
Remarque. — Si l’on affirme, d’une manière exclusive, l’un ou l’autre des moments que nous venons d’énumérer, la foi reste incomplète et ne peut plus inspirer qu’une religion imparfaite et maladive. La prédominance du sentiment conduit au mysticisme et au quiétisme, celle de l’imagination a pour conséquence le rêve usurpant la place de la réalité religieuse, quand elle ne réduit pas la religion à n’être plus qu’une doctrine ou une confession de foi. L’exagération de la volonté produit par contre le stoïcisme moral. Kant et Fichte nous en donnent la preuve.
Croire en Dieu, c’est croire que Dieu peut se révéler, c’est-à-dire faire part à sa créature de la vie, de la vérité et de la lumière qui sont à lui — la vie, la vérité, la lumière, se déterminant réciproquement dans cette dispensation. Comme la foi ne peut avoir pour objet qu’un Dieu surnaturel et transcendant, révélant son être et sa volonté dans le monde, elle distingue la vie en Dieu de la vie mondaine, et elle sait que la pensée qui connaît Dieu ne peut pas procéder du monde ou du cœur de l’homme, mais de la seule révélation qu’il plaît à Dieu de nous faire. Cette distinction entre le saint et le profane est un sentiment inséparable de la conscience du croyant ; c’est pourquoi le paganisme n’a jamais connu la foi dans le véritable sens du mot, par cela seul qu’il n’a jamais pressenti la différence qui sépare l’homme et le croyant, Dieu et le monde. On peut bien constater dans le paganisme une certaine religiosité (εὑσέβεια) mais on n’y trouve jamais la foi véritable, parce que la lumière de la révélation, au lieu de reluire dans les ténèbres païennes, n’a fait que les illuminer de quelques éclairs isolés et fugitifs. Çà et là, épars et dispersés, peuvent bien se rencontrer quelques pressentiments et quelques lueurs de la foi véritable, mais le paganisme n’a jamais connu le repos dans la foi.
Puisque la révélation est la communication de l’Esprit de Dieu à notre esprit, ce n’est pas la nature, mais l’esprit qui seul peut en être l’organe. Sans doute l’Esprit créateur peut bien parler à notre esprit par la nature, mais la nature ne peut jamais être une parole distincte et directe ; elle est tout au plus un écho affaibli et lointain, capable seulement d’attester l’éternelle divinité et la toute-puissance du Créateur. La véritable révélation, celle qui instruit et qui parle, ne peut donc se réaliser que dans le domaine de la parole, de la conscience et de la liberté, c’est-à-dire dans l’histoire : l’histoire et la révélation sont inséparables. Et cependant, s’il n’y avait d’autre histoire que l’histoire profane, la révélation aurait encore à chercher le milieu capable de la contenir. L’histoire profane nous montre, il est vrai, un développement successif d’idées, de forces et de puissances divines, mais ce développement ne sait concourir qu’à la glorification de l’espèce, de la race, des grandes agglomérations sociales, et à l’oppression de l’individualité. Il peut bien à ce titre faire pressentir l’avènement de ce royaume où Dieu se révélera à l’individu par le moyen de l’ensemble social, et restera avec lui dans un rapport personnel et vivant ; mais avec ce pressentiment, on ne peut pas faire une affirmation capable de donner le repos à la conscience. La voix de Dieu retentit, il est vrai, par dessus les grandes voix historiques, sa main se retrouve également dans tous les événements, mais dans ce tumulte et ce chaos, nous ne savons pas toujours discerner la voix de Dieu de celle de l’homme ; l’action de la Providence elle-même, que nous reconnaissons si volontiers dans les circonstances de la vie humaine, sur le théâtre de l’histoire disparaît souvent à nos regards au cours incertain et tourmenté des grands événements.
Si seule la révélation de Dieu est la vérité, il faut qu’elle ait son histoire dans l’histoire, et qu’à côté de l’histoire profane il y ait une histoire sacrée, dans laquelle Dieu se révèle comme Dieu, et par laquelle le but de la Providence devienne hautement manifeste, la parole de Dieu devenant la parole de l’homme, et l’action de Dieu se subordonnant si complètement l’action de l’homme qu’elle ne soit plus pour elle que le voile qui la laisse transparaître. L’histoire sainte doit donc se manifester comme l’histoire d’une alliance dans laquelle Dieu, par des actes saints, entre avec l’homme dans un rapport tout personnel. Elle doit être aussi l’histoire d’une élection, d’une séparation d’avec le monde. L’histoire d’Israël réalise toutes ces données. Par elle nous apprenons que tous les grands événements concourent ensemble pour accomplir le but que Dieu s’est proposé en créant le monde. Ces grands événements, elle nous les montre comme des actes et des paroles de Dieu, qui viennent à leur tour se concentrer et se réaliser dans l’histoire sainte du Seigneur Jésus. A ce point de vue, l’histoire de l’Église chrétienne pénètre dans le grand courant de l’histoire universelle comme une nouvelle histoire. La révélation que nous concevons, comme contenue dans l’histoire sainte et se perpétuant dans l’histoire de l’Église, nous l’appelons la révélation particulière et positive, pour la distinguer de cette autre révélation naturelle et générale qui se réalise par la nature et surtout par l’ordre moral, sans lequel on ne saurait comprendre le développement historique de l’homme sur la terre.
Si l’on considère le paganisme, le judaïsme et le christianisme comme les trois moments principaux du développement de la conscience religieuse, il faut alors constater que le judaïsme et le christianisme seuls ont une histoire commune avec laquelle ils restent en constante harmonie, tandis que le paganisme et ses mythologies sont forcément obligés de revendiquer une origine tout autre. Contrairement à cette assertion, les anciens et les modernes gnostiques conçoivent les trois religions comme émanant du même principe. Le paganisme, pour eux, est le point de départ de tout le développement religieux, et le judaïsme et le christianisme n’en sont que les formes successives et diverses. Mais cette conception repose sur la négation de la réalité qui est la révélation, et sur l’omission de la différence essentielle qui oppose le mythe à la révélation. Le mythe et la révélation ont, il est vrai, un caractère commun : c’est qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre le produit d’une imagination arbitraire, mais procèdent d’un fait objectif et mystérieux. Mais tandis que le mythe puise son origine dans l’esprit de ce monde, dans la force cosmique, la révélation puise la sienne dans l’Esprit saint. Aussi, quelles que soient la fécondité et la richesse intellectuelle qui caractérisent le mythe, il ne porte jamais l’empreinte d’une volonté personnelle et sainte. Le mythe n’étant donc que la personnification d’une idée, et n’ayant qu’une réalité intellectuelle, ne peut produire que des formes et des images dont l’apparition n’intéresse que les poètes et les artistes. Par contre, la révélation, œuvre de la volonté sainte, appelle nécessairement l’histoire comme son milieu véritable et ne peut pas se concevoir sans des actes et des personnalités historiques, car l’histoire étant le véritable organe de la volonté, l’histoire sainte doit être celui de la volonté sainte. Le monde fantastique, avec ses incarnations et ses légendes, quelle que soit la puissance du mythe qui l’a produit, doit donc s’évanouir au grand jour de la civilisation, car il ne pourrait nous donner, sous une forme inconsciente et incohérente, que ce que l’art et la philosophie possèdent en pleine lumière et en parfaite connaissance de cause. Quant aux fragments de vérité religieuse qu’il peut revendiquer, ils restent sans valeur, grâce à la forme vaporeuse et mystique sous laquelle ils se dissimulent. La révélation, au contraire, ne sera jamais dépassée par aucun savoir humain, parce que, au lieu d’être une forme intellectuelle rudimentaire, elle est la manifestation de la vie toute-puissante et toute sainte. Nous n’avons pas cependant la prétention d’affirmer que dans le domaine de la révélation on ne peut rencontrer le symbolisme ; nous croyons, au contraire, qu’étant donnée l’histoire sainte, il est inévitable que ses idées ne revêtent une forme symbolique par suite d’un travail analogue à celui que constate la mythologie. Le catholicisme, au reste, nous fait assister à la formation du cycle légendaire qui, comme un lierre immense, retient enlacé le tronc toujours vivant de l’histoire sainte. Mais il n’en est que plus certain que, par cela même qu’elle a pour cause première une volonté personnelle et sainte, la révélation ne peut pas être séparée d’une histoire sainte dont les réalités sont en complète opposition avec les songes et les chimères du monde mythologique.
Lorsqu’on définit les trois grandes religions comme autant de moments différents de la conscience religieuse, on ne nous donne qu’une formule incomplète. Le christianisme seul nous livre la définition vraie de ces trois moments de l’être, par cela même qu’il s’affirme, lui, comme la création nouvelle de l’humanité, et la rédemption qui délivre de l’existence fausse et contre nature. Le paganisme alors représente le côté sombre et douloureux de la question humanitaire ; le judaïsme nous fait assister à la préparation de l’économie rédemptrice. Pour le paganisme sans Dieu, les idées divines éparses dans le monde sont impuissantes à lui faire reconnaître la volonté du Créateur ; mais Israël, au contraire, en sa qualité de peuple élu, s’élève plus haut et devient l’auxiliaire de Dieu pour préparer la nouvelle création qui, par l’incarnation de Dieu en Christ, trouve enfin son commencement et sa réalisation définitive.