La morale chrétienne est la science de la vie telle que la conçoit et l’impose la foi chrétienne. Qu’il y ait en dehors du Christianisme et antérieurement à son apparition, une vie morale et toute une littérature vouée à l’étude et à l’exposition des phénomènes moraux, nous nous empressons de le reconnaître. Pour nous, s’il n’y avait pas une morale naturelle, il n’y aurait pas non plus de morale chrétienne.
Le fait moral ne peut se concevoir que sous la forme d’une obligation, qui lie la volonté et détermine son action conformément à la loi qui commande ce que je dois être et faire. La morale suppose donc nécessairement le monde de la liberté. Elle est impossible dans le milieu qui n’est que le résultat d’un développement organique et matériel. Les anciens avaient conscience de cette incompatibilité. La langue qu’ils parlent en fait foi. Les actes libres et volontaires, ils les appelaient (τά ἔθη) les mœurs. Quant aux passions et, en général, à tous les mouvements désordonnés qui échappent à la volonté et ne relèvent que de l’âme sensible qui régit le corps et ses instincts, il les confondaient sous la dénomination générale de passions (τά πάθη).
Ils ne représentaient pour eux qu’un état exclusivement passif. Dans la vie ordinaire, la règle qui régit notre volonté dans ses rapports avec nos semblables, se conçoit facilement comme la pratique et l’habitude de notre meilleure nature. Mais ce qui doit être l’habitude est loin d’épuiser l’idée complète du fait moral. L’habitude, en effet, ne saisit que des actes qui se voient, une manière d’être extérieure, tandis que la morale au vrai sens du mot représente la disposition intérieure, la pensée invisible. La morale, ou l’ensemble des règles et des principes qu’à diverses époques les hommes ont conçus et se sont imposés, ne représente qu’une morale secondaire, une règle empruntée à une loi plus élevée (normœ normatœ). Mais la morale en elle-même est une idée qui, loin de procéder de l’expérience, doit toujours la dominer et l’éclairer. A chercher la véritable signification de la morale, on est obligé de reconnaître qu’elle ne peut être qu’une idée souverainement sage, embrassant l’existence humaine dans son entier, lui assignant le but et la destinée suprêmes qu’elle doit poursuivre de toutes les forces de sa libre volonté. Ce but, pour la volonté humaine, ne peut être que le souverain bien. Le bien ne peut être que ce qui répond parfaitement à la fin pour laquelle il a été voulu. En ce sens, on peut appeler bien tout ce qui est conformément à ce qu’il doit être. On peut dire des œuvres de la nature, tout aussi bien que de celles de l’art, qu’elles sont bonnes. Mais le vrai bien, le bien au sens moral, ne peut se concevoir que quand l’homme fait acte de liberté pour vouloir la destinée pour laquelle il a été créé.
Le bien, l’idéal que doit poursuivre la liberté humaine comme le but de tous ses efforts, est un acte de foi, car il n’est possible qu’à la condition d’admettre avec Kant que rien ici-bas dans la création, dans la vie de l’homme, dans l’histoire, n’a été voulu que pour une fin qui reste sa véritable raison d’être. La nature, qu’est-elle, en effet, autre chose qu’un vaste ensemble de moyens et de buts qui concourent tous pour servir et glorifier une pensée toujours souverainement sage et prévoyante ? Mais, tandis que les forces de la nature accomplissent toujours fatalement et nécessairement la fin ou la loi pour laquelle elles ont été voulues, il en est autrement dans le monde moral. Dans le monde moral, au contraire, en présence d’une fin souverainement sage et nécessaire, rien ne peut se faire sans le concours et le libre assentiment de l’homme. Dans l’empire de la création, il est le seul être capable de contredire à la fin pour laquelle il a été créé. Il peut, quand bon lui semble, la faire avorter par son infidélité ou sa négligence. Cette harmonie qu’entrevoyait Platon au travers des phénomènes changeants et contradictoires de la nature et grâce à laquelle le fini, pour lui, devait un jour faire resplendir la gloire de l’éternelle beauté, cette harmonie ne se retrouve plus dans le monde moral. Dans ce monde, elle n’est l’idéal que quand elle est le modèle que la volonté humaine accepte volontairement. Entre l’idéal et la liberté humaine, il est cependant un lien profond quoique invisible. Indépendamment de l’obligation qui le fait responsable envers cet idéal, l’homme se sent attiré vers lui par un indicible attrait. Cet attrait, il ne parvient jamais à l’exprimer sous une forme capable de satisfaire à sa pensée ; il n’en a pas moins conscience que la paix n’est possible pour lui qu’au jour où il pourra définitivement le réaliser. En thèse générale, et malgré toutes les restrictions qu’une étude plus approfondie puisse nous imposer, on est obligé d’admettre que la nature est ce qu’elle doit être, tandis que la liberté, autant dire le monde moral, est un continuel devenir oscillant sans cesse de l’idéal à la vulgarité. S’il était quelque privilégié pour affirmer que, toute proportion gardée et dans une certaine mesure, il réalise son idéal, il n’en serait pas moins obligé de reconnaître que, même dans les conditions et les circonstances les plus favorisées, toujours se retrouve la conscience ou plutôt la douleur d’une réalité qui n’est pas ce qu’elle doit être. La patrie que nous aimons, ne sommes-nous pas contraints de confesser qu’elle est loin de posséder les richesses, les forces morales, la civilisation, la culture artistique et littéraire, les libertés, l’influence que nous rêvons pour elle ?
Mais alors et surtout que nous regardons à nous-mêmes, à ce que nous sommes, que cet aveu se fait plus douloureux encore ! Les hommes ont beau varier et se contredire dans la conception et dans la poursuite de l’idéal, par le fait même de ces contradictions, si diverses soient-elles, ils n’en attestent que mieux qu’il est un idéal qui les oblige et les domine, car seul il peut réaliser l’unité et l’harmonie au milieu de toutes leurs contingences et de toutes leurs contradictions. C’est donc avec une certitude entière et absolue que l’on peut affirmer qu’il est un idéal unique, qui doit saisir et dominer toutes les forces et tous les moments de notre existence, et qu’il ne peut être que l’homme s’affranchissant toujours plus des entraves et des obstacles qui contredisent à sa destinée, et la réalisant dans la liberté et par la conquête d’une personnalité toujours plus consciente de sa dignité et du souverain bien comme la fin nécessaire et seule légitime de son existence. Cette perfection, on ne la conçoit comme possible pour l’homme que dans une société, un royaume de libres personnalités qui toutes vivent et travaillent pour réaliser la loi humaine par excellence du « Tous pour un et un pour tous. » En dehors de ce milieu de la solidarité, le seul humain et vrai, les volontés individuelles, à poursuivre chacune un but particulier, ne pourraient que se contredire et faire du monde de la liberté celui de l’anarchie. Quand, en effet, les volontés, les forces, les aptitudes individuelles ne sont que des intérêts égoïstes, le monde se transforme en une société de bêtes fauves d’autant plus redoutables que, pour poursuivre et détruire leur proie, elles sont armées de l’intelligence, la plus meurtrière de toutes les armes. Dans cette lutte odieuse, plus une personnalité serait élevée, forte, intelligente, éprise du besoin de jouir et de dominer, et plus elle s’imposerait au détriment de tous les autres intérêts et de toutes les autres personnalités, qui ne vaudraient plus pour elle que pour servir à ses convoitises. Ce que deviendrait une pareille société, le monde animal ne saurait nous le faire entrevoir ; car, à tout prendre, il est infiniment moins effrayant que la société humaine, lorsqu’elle devient la proie d’une tyrannie immorale et irresponsable. Dans le monde de la liberté, seul l’idéal moral a le pouvoir de concilier et d’unir entre elles les volontés particulières, en leur apprenant que l’intérêt personnel ne peut trouver sa légitime satisfaction qu’à la condition de servir au bien de tous. Elle est seule la vraie puissance morale, la volonté humaine qui ne cherche sa part et sa place qu’au service de ses semblables.
Cette volonté essentiellement humaine ne constitue pas une aptitude, un talent spécial et exceptionnel ; elle est, au contraire, le caractère obligatoire de la vraie personnalité. C’est par elle seule que les hommes apprennent à s’élever au-dessus des inégalités sociales qui font le riche et le pauvre, le savant et l’ignorant, l’heureux et le malheureux, et à se considérer comme les membres du même corps, comme ne formant qu’une seule et même famille. Mais cet idéal qui concilie les vrais intérêts de l’homme et de l’humanité et les fait se rencontrer, se coordonner et se compléter dans une féconde et constante harmonie, ne peut être envisagé comme idéal individuel que parce qu’il est d’abord celui de l’humanité tout entière.
L’humanité ou l’humanisme, le caractère qui fait qu’un homme est véritablement lui-même, représente un ensemble de prédispositions et de qualités qu’on peut considérer comme une aptitude naturelle ou acquise. Sous le premier rapport, l’étude de l’homme relève de l’anthropologie et sous le second, elle est l’objet de la morale. Chez l’enfant, la personnalité, l’être moral se révèle d’abord à l’état d’instinct ou de bon naturel ; mais il n’y a chez lui réellement ce que l’on peut appeler la conscience morale, que quand l’homme, devenu capable de discernement, se soumet volontairement aux exigences que lui imposent l’intérêt et l’honneur de l’humanité, l’homme son prochain. Car le devoir n’est pas autre chose que le lien qui unit l’homme être individuel, à l’homme être universel. Mais le devoir n’est possible que dans l’obéissance et le renoncement.
L’obéissance est la vertu capitale et première qui doit inspirer et diriger toute éducation véritable. Ce n’est que par elle que la moralité peut se faire et produire ses premiers et plus humbles commencements, mais par elle seule également qu’elle peut s’élever, parvenir à connaître les plus riches et les plus nobles vertus.
A l’aide de ces prémisses, nous pouvons maintenant définir la morale : la chose humaine par excellence, car elle ne peut être que l’œuvre et le couronnement de la liberté, son milieu et son moyen, l’union avec nos semblables. Aussi fait-elle de cette union son premier commandement. Pour l’intelligence et la pratique de ce commandement, nous aurons à nous rappeler le précepte de Socrate : « Connais-toi toi-même. » Aucune des études et des préoccupations légitimes que peut poursuivre une existence humaine, ne doit être exclue du domaine de la morale. Elle nous impose, au contraire, le développement harmonique de tous les dons et de toutes les facultés que nous pouvons avoir reçus de la nature. Mais les talents spéciaux qui ne pourraient être conquis que par une culture particulière ou scientifique, ne peuvent représenter une valeur morale, qu’à la condition de servir aux intérêts de l’être moral et à la formation de son caractère. L’art, la science et la morale sont choses distinctes ; on peut faire œuvre d’art ou de science sans faire œuvre de morale. Cultiver des dons naturels, des facultés spéciales et les faire valoir au service d’une profession ne sera jamais une œuvre d’éducation morale, à moins que ce travail n’ait pour but de conquérir les forces nécessaires au développement de notre être moral et sous l’expresse condition qu’il ne soit jamais qu’un moyen pour un but plus élevé, pour l’affermissement de notre liberté. Un artiste que son art absorbe tout entier peut conquérir le talent et la célébrité, mais cette conquête ne deviendra pour lui une œuvre morale, que s’il la consacre au développement de sa véritable personnalité, au service de l’être moral. Dans ces conditions, le talent, loin de perdre sa force, ira sans cesse grandissant ; les sacrifices qu’il consentira à l’intérêt moral lui seront rendus au centuple en grâces et en pureté. On aime ici à se rappeler tel grand artiste qui, indépendamment de la magie inhérente à sa plume ou à son pinceau, a su répandre dans toutes ses œuvres, par le seul fait de sa distinction morale, on ne sait quel attrait, quel charme pénétrant qui subjugue infiniment plus que son talent si incontestable soit-il. Que la culture esthétique et le développement moral soient choses distinctes et qui souvent se contredisent, c’est ce que l’histoire démontre surabondamment. Elle nous apprend que, bien souvent, les époques les plus brillantes de la civilisation, celles qui le plus ont glorifié le grand art, sont celles qui précisément nous rappellent les heures les plus sombres de la décadence morale. La poursuite d’une vocation particulière ne devient donc œuvre morale, qu’à la condition de n’être qu’un moyen pour le développement de ce qui reste à toujours la vocation première de l’homme.
Dans ce monde où tout doit avoir une fin et tout tend à sa fin, il n’en est pas de plus élevée et de plus grande que celle que représente le royaume des libres personnalités. C’est ce royaume qui, au vrai sens du mot, doit rester pour nous l’univers tout entier, la fin de toutes choses.
Le fait moral peut être envisagé sous trois aspects principaux.
Nous devons d’abord considérer le bien en lui-même, comme une obligation qui s’impose à notre volonté sous la forme du devoir, la dette par excellence. On peut aussi se le représenter comme une prédisposition naturelle, une force ou une vertu capable d’accomplir le bien ou de se l’approprier. On peut donc se demander si ce souverain bien, le terme de tous nos efforts, ne serait pas pour nous le premier de tous les dons. Enfin, nous pouvons également concevoir le vrai bien comme la réalisation de la destinée humaine. En ce sens, il serait l’idéal qui attire notre cœur et subjugue notre volonté, la perfection qui, une fois acquise et possédée, pour toujours assure la paix dans la satisfaction de tous les légitimes besoins de notre être.
Mais, quelle que soit la manière de concevoir ce souverain bien, il n’est possible qu’à la condition d’être en même temps et pour l’homme et pour l’humanité ; et on ne peut le comprendre que dans un royaume, une société capable de concilier le bonheur de l’individu et celui de la société. Ce royaume, on peut l’appeler le royaume de la véritable humanité, car il sera la pleine et glorieuse réalisation de l’idéal qui la travaille et reste sa raison d’être. En ce sens, le souverain bien pleinement réalisé ne peut être que le total de tous les biens.
L’histoire de l’esprit humain nous enseigne que la morale a été traitée sous ces trois points de vue. Il y a eu des auteurs pour la considérer comme l’ensemble des devoirs obligatoires. A cet effet, ils étudient les circonstances qui peuvent favoriser ou contredire le sentiment du devoir. D’autres, au contraire, ne voient dans la morale que l’étude de la vertu et du vice son contraire. Il en est aussi qui veulent qu’elle se borne à nous apprendre l’art difficile de se faire un caractère. Pour d’autres, elle ne doit être que la théorie du souverain bien ; d’après eux, elle ne doit connaître que la recherche du principe premier, à la seule fin de nous faire aimer la vérité comme réalisant notre destinée dans son idéale perfection, et détester le mal comme la contradiction et l’horreur de notre être. Il en est, enfin, qui ne demandent à la morale qu’un ensemble de préceptes et de moyens, à l’aide desquels ils pourront si bien contenir et assagir leur volonté et leur tempérament, qu’ils sauront toujours se soustraire à la douleur et réaliser la plus grande somme de bonheur possible. A un dernier point de vue, il en est qui n’ont conçu la morale que comme un utilitarisme élevé, comme la condition du bonheur pour les individus et la société.
A s’en tenir à l’une ou l’autre de ces trois conceptions, on ne peut obtenir qu’une morale incomplète parce qu’elle est exclusive. Pour être elle-même, il faut que la morale retienne ensemble les trois points de vue ; ils ne sont, en effet, que les aspects divers de la même vérité. Et quel que soit celui que l’on préfère, il présuppose toujours les deux autres. Le devoir ne peut pas être la vertu sans la vertu, et la vertu ne se comprend pas sans le devoir. La vertu et le devoir n’ont un sens qu’à la condition d’avoir un but, qui toujours plus s’impose à la conscience humaine comme l’attrait de tous ses désirs, l’honneur et la suprême beauté de la vie. Si cet idéal jamais venait à disparaître, ce serait la vie elle-même qui resterait anéantie. Par contre, le vrai bien n’aurait plus de valeur morale sans la vertu, condition première de la vraie liberté. Et enfin, le bonheur, état de perfection et de félicité, sans un cœur pur, sans une volonté droite, constituerait au point de vue moral le plus absolu de tous les non sens.
En définissant la morale le fait humain par excellence, la réalisation de la vie humaine véritable, nous ne saurions nous le dissimuler, nous allons au-devant de sérieuses difficultés. Et d’abord, il nous faudra dire quelle est la véritable humanité. A le dire, que d’objections nous allons provoquer ! Quel est l’homme idéal dans lequel se personnifie cette humanité ? Que de contradictions et de luttes cette première question ne rappelle-t-elle pas ? L’homme idéal est-il celui qui, créé à l’image de Dieu, s’est laissé entraîner au mal et n’est plus aujourd’hui que l’esclave d’une contre nature, le condamné d’un développement anormal dont il est incapable de s’affranchir si Christ ne lui apporte pas la délivrance ?
Ou bien, est-ce l’homme que le paganisme et les cosmogonies anciennes qui aujourd’hui se reprennent à vivre, nous représentent comme un de ces innombrables produits de la nature dont se sert un créateur aveugle et inconscient pour s’élever à la lumière et à la conscience de lui-même ? Pour cet homme qui est plus que son créateur car, sans lui, ce créateur n’arrivera jamais à la conscience de lui-même, pourrait-il être un autre Dieu que cette raison impersonnelle qu’il porte dans son sein comme la loi immanente de son être ? Pour cet homme encore qui est lui-même le but et le centre vers lequel convergent tous ses efforts, le royaume de Dieu sur la terre peut-il être autre chose, qu’un royaume de l’homme et de la raison humaine ?
Telle est la question. Elle a été celle de tous les temps mais, aujourd’hui plus que jamais, elle se retrouve au fond de tous nos débats qu’elle tourmente et qu’elle passionne, car c’est pour elle que va se faire la grande et décisive mêlée.
Quant à nous, nous ne connaissons que l’homme créé à l’image de Dieu. Et le royaume de l’humanité ne nous apparaît comme le souverain bien, que parce qu’il a trouvé dans le royaume de Dieu son affranchissement et sa gloire. Ce Royaume est celui de la sainteté et de la joie, parce qu’il est l’œuvre de Dieu régnant et dominant dans le cœur de l’homme. Pour nous, par conséquent, la vertu n’est la vertu que parce qu’elle est le triomphe de la toute puissance de la grâce de Dieu accomplissant, avec le concours de la liberté humaine, notre rédemption et notre sanctification. De même, pour le devoir, nous ne le concevons comme possible que dans l’imitation du Seigneur Jésus, car ce n’est qu’en lui que se révèlent et se concilient la justice et l’amour suprêmes. Par cette grâce souveraine, la loi devient le pédagogue qui nous amène à lui, tandis que lui, le Christ, nous ramène à la loi. Ces deux conceptions opposées de la nature humaine ont pour conséquence deux morales : la morale dite indépendante, morale séculière au mauvais sens du mot et surtout autonomique car elle ne connaît, en instance dernière, d’autre maître et d’autre but que l’homme lui-même et son propre moi et, contrairement à cette morale, la morale religieuse et théonomique qui fait de l’homme la créature de Dieu et de la vie en Dieu le but suprême de son existence.
Dans notre étude, nous ne connaîtrons que l’homme créé à l’image de Dieu, à la ressemblance du Dieu personnel et qui ne peut poursuivre d’autre destinée que l’union toujours plus parfaite avec son créateur. Entre les deux morales, il est donc, non pas une différence, mais une opposition qui les fait se contredire de la manière la plus absolue et la plus entière ; l’une emporte toujours la négation de l’autre. Et il est facile de l’entendre. La morale a pour effet l’affirmation et le développement de la liberté humaine. Sa préoccupation première est de concilier harmoniquement la personnalité humaine avec tous les contraires qui semblent la contredire ou la menacer. Le premier de tous ces contraires est celui que nous oppose Dieu lui-même. Or, pour arriver à cette conciliation, il faut, au préalable, reconnaître l’existence de ces contraires. Dans la conception indépendante, l’homme se concevant comme un être autonome, portant en lui-même la loi dont il relève, il ne saurait donc être question de conciliation et de rapports avec Dieu. A ce point de vue, il ne peut connaître que lui-même, ses semblables ou la nature. Mais c’est ici que surgit la grande et douloureuse énigme. Il n’a pas voulu relever de Dieu et il est contraint de subir le contact d’une nature qui, pour lui, est bien plus une marâtre qu’une mère. En lui et autour de lui, il ne rencontre que des contradictions et des antinomies et d’abord, l’antinomie de la nature et de la personnalité en lui, celle de sa volonté instinctive égoïste et de la raison universelle ; en d’autres termes, il faut qu’il se débatte entre une volonté réelle qui est chair et sang et une volonté idéale qui est la suprême raison. La morale indépendante, à ne connaître d’autres facteurs que la nature et la volonté humaine, doit donc subir toutes les contradictions qu’implique l’opposition du particulier au général.
Quant à la morale théonomique, à relever à la fois de la personnalité humaine, de la nature et de Dieu, non seulement elle nous permet de poser la question morale, mais elle en assure la vraie solution. Incontestablement, l’homme a la conscience de la domination qu’exercent sur lui, sur sa pensée, sur toutes les forces de son être, le monde visible qui, de toute part, le limite et le contraint et cependant, lorsqu’il en vient à se demander quel est le rapport qui doit l’unir à ce monde, quoi qu’il en soit, il est obligé d’affirmer que la raison doit commander à l’instinct physique et borné et que la nature est appelée à subir la loi de l’intelligence. Cette loi première est inscrite dans la conscience humaine ; aucune puissance ne pourra jamais l’en arracher, elle est la marque indélébile de sa royauté. Un jour, par le concours de tous, elle se réalisera et, dans la conquête de la nature tout entière, elle attestera la souveraineté de la raison. Tel est l’idéal de la sagesse grecque. Admirateurs passionnés de la beauté plastique, les Grecs aimaient à la confondre avec la beauté morale. Pour eux, la personnalité morale représentait une œuvre tout aussi bien qu’une belle statue. Mais, quant au rapport de l’homme avec le Dieu vivant, ils n’en avaient nullement conscience. On en trouve cependant un vague pressentiment dans la doctrine de Platon. Il nous enseigne, en effet, que l’homme créé à l’image de Dieu doit tendre sans cesse à la ressemblance avec son créateur. De même que Dieu a tout prédisposé d’après une idée vivante, le sage doit s’efforcer sans cesse de reproduire l’idéal, malgré les obstacles et les entraves que lui oppose la matière toujours inintelligente et brutale. Mais cette ressemblance avec Dieu se confond, pour le philosophe, avec le culte de l’idée et ne devient jamais, même imparfaitement, un rapport personnel de la créature avec le créateur. De nos jours, on ne peut plus le nier, sous l’influence du christianisme, l’humanité s’est singulièrement élevée et ennoblie. Elle a conscience de sa grandeur et ne se laisserait plus comme autrefois, sous la domination païenne, méconnaître et contredire entre les barrières et les préjugés tout aussi étroits d’une cité ou d’une patrie terrestre. La raison elle-même n’est plus une abstraction, une entité vague et impersonnelle ; elle tend de plus en plus à se confondre avec la personne elle-même. Mais par contre, plus qu’autrefois, se fait pour nous douloureux l’empire que ne cessent de revendiquer les forces de la nature contre notre libre volonté ; et, plus qu’autrefois encore, l’humanité appelle de tous ses vœux l’heureuse délivrance qui brisera l’obstacle que nous oppose la nature et pour toujours proclamera le triomphe de la volonté humaine sur la matière à jamais conquise et soumise.
On ne saurait le nier, cette morale autonome que nous combattons peut revendiquer néanmoins et à juste titre une part de vérité. Incontestablement, elle a sa place et une place importante dans l’histoire de la morale, mais cette part de vérité devient une erreur lorsqu’elle veut être la vérité tout entière. Lorsque Fichte conçoit la morale comme une victoire toujours plus complète de la raison sur la matière, nous ne saurions le contredire ; ou lorsque Schleiermacher et Rothe la définissent une harmonie progressive entre la raison et la nature, nous ne songeons pas non plus à protester. Mais il est de notre devoir de nous rappeler qu’ils ne saisissent qu’un moment particulier de la morale et que ce moment n’a sa valeur, qu’à la condition de se subordonner à un point de vue plus élevé. A ces doctrines incomplètes, nous devons résolument rappeler qu’elles sont un des aspects de la morale mais non la morale elle-même, et que l’adversaire le plus redoutable pour la personnalité humaine ne peut pas être la matière qui n’a point de moi et de volonté, mais celui qui, ayant le moi et cette volonté, peut nous les opposer et nous les imposer. La personnalité seule peut contredire à la personnalité. Et comment en serait-il autrement alors que jamais nous ne pourrions prendre conscience de nous-mêmes et nous affirmer comme êtres personnels, si nous ne rencontrions en dehors de nous que la nature et le non moi ? Ce n’est qu’en présence d’un autre moi que le moi de l’homme peut s’affirmer, et la volonté ne se reconnaît qu’au contact d’une autre volonté qui l’attire ou la repousse et lui inspire l’amour ou la haine. Quand Fichte prétend qu’il suffit au moi, pour prendre conscience de lui-même, de la rencontre d’un non moi, il oublie que l’enfant que l’on soustrait de bonne heure à l’influence d’un milieu capable de l’élever et le garder et qui n’a d’autre moyen éducateur que le contact immédiat du non moi et de la nature, ne parvient jamais à la conscience de lui-même et n’apprend à vouloir. Entre beaucoup d’autres, la douloureuse histoire de Gaspard Hauser nous en donne la preuve. La personnalité humainement vraie ne peut se développer que dans un royaume de personnalités véritables. Ce royaume n’apprend pas seulement aux individus à s’entraider pour soumettre la nature et ses révoltes sous la discipline de la raison, il veut aussi qu’entre eux ils se complètent et s’agrandissent. Il faut que les âmes et les cœurs se rencontrent, mettent en commun toutes les forces dont ils disposent et constituent entre eux une association plus grande et infiniment plus élevée que celle que leur impose la nécessité de se défendre contre la nature, ses atteintes et ses instincts mauvais. Comment, en effet, pourrait-on comprendre et s’assimiler les idées de vérité, de justice, de miséricorde et d’humilité, si la personnalité humaine n’avait à compter qu’avec le monde matériel ? Le commandement naturaliste : « Soumets la matière à la loi de la raison » nous apparaît bien petit à côté du grand commandement de l’Évangile : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », ou : « Fais aux autres ce que tu veux qu’on te fasse à toi-même. » Si grande que soit la distance qui sépare le commandement naturaliste des deux commandements de l’Évangile, nous n’avons garde cependant d’oublier que, sans lui, il resterait d’une exécution impossible. Mais, pour nous, la loi évangélique est la loi suprême ; elle met la volonté en présence d’une autre volonté et affirme notre nature véritable. Le commandement naturaliste, au contraire, n’aura jamais qu’une valeur subsidiaire ; il ne suppose que des rapports impersonnels. Le royaume des personnalités est donc la première et la plus inéluctable de toutes les nécessités pour le développement de la personnalité humaine. C’est ainsi que l’enfant a d’abord besoin de sa mère et de l’intimité de la vie de famille, et ce n’est que par le moi de sa mère et celui des personnes qui l’entourent, qu’il peut s’élever à la conscience de lui-même et de sa volonté propre. Ce n’est donc que dans le royaume des personnalités que l’individu peut chercher son milieu et la condition de son développement ; et ce n’est que là que se pose et, pour lui, peut se résoudre le problème de la liberté. Au contact d’une autorité bienveillante, il est obligé de reconnaître qu’au dessus de son moi à lui, il est un moi supérieur au sien qui seul peut garder sa liberté et sa vraie personnalité. La grande antinomie du moi de l’homme cherchant un non moi nécessaire à l’affirmation de sa conscience, la nature peut bien la poser, mais elle est incapable de la résoudre. Ce n’est que la famille qui peut nous en donner la solution.
Mais dans le royaume de la libre personnalité, il est une volonté qui domine toutes les autres et détermine tous les rapports qui doivent unir les hommes entre eux et les rendre capables d’accomplir le bien. Cette volonté quelle est-elle ? Quand elle consent à oublier que la nature n’est pas la seule opposition que l’homme ait à rencontrer, la morale indépendante répond à cette question en opposant la volonté individuelle à la volonté collective de l’humanité. C’est l’humanité, la collectivité qui, contre le moi égoïste, peut faire prévaloir la sagesse, la justice, l’amour dans tous les rapports sociaux. D’autres fois, elle oppose à cette volonté égoïste une volonté idéale toute de justice et de généreux élans. Elle veut, malgré toutes les volontés particulières et mauvaises, unir tous les hommes entre eux et les obliger, par le moyen de la conscience, à ne servir qu’au bien de tous. Nous ne saurions admettre cette réponse, car il est de toute évidence que les deux volontés que l’on oppose ne sont que deux moments, deux aspects différents d’une seule et même volonté, la volonté humaine et non deux volontés contraires. A considérer la société humaine, le royaume des libres personnalités, comme un seul tout, un corps, pouvons-nous admettre que les événements, les idées et les passions qui l’agitent et la transforment ne soient que le résultat de la volonté humaine, une réponse qu’elle fait elle-même à la question qu’elle vient de se poser ? Evidemment, cette conception de l’histoire est complètement inadmissible. Il n’est pas nécessaire de l’étudier bien attentivement, pour reconnaître qu’elle s’agite sous la dépendance d’un maître qui, pour être invisible, n’en est que plus présent. Aussi certainement, en effet, que la société humaine se compose de personnalités véritables et toujours libres et responsables, aussi certainement, la personnalité humaine ne peut pas être sa propre cause à elle-même. Il faut qu’elle ait un créateur qui, possédant lui-même la personnalité véritable, l’idéal et la cause de toutes les personnalités, lui ait communiqué celle qu’il possède. Toutes les dénégations contraires, toutes les phrases creuses, tous les sophismes à effet ne pourront jamais faire que la nature impersonnelle puisse produire et donner la personnalité qu’elle n’a pas, autant dire, accomplir un miracle qui la dépasse et la confond. Le royaume des personnalités humaines suppose donc de toute nécessité une personnalité première et éternelle, principe de toutes choses, c’est-à-dire Dieu.
L’homme qui veut être son propre Dieu et son seul législateur, pas plus que celui qui appelle Dieu l’être suprême, mais le relègue par delà les étoiles pour vivre sans lui sur la terre, ne saurait représenter la véritable humanité. Leur humanité n’est que l’humanité païenne déchue, amoindrie, n’ayant plus même conscience de sa véritable nature. Seule elle est humaine, l’humanité qui considère l’homme comme un être de liberté et de raison, autant dire, comme une conscience religieuse qui ne veut être et ne veut vivre que dans un rapport de dépendance vis-à-vis de Dieu. L’antinomie seule vraie est celle qui oppose la personnalité humaine à la personnalité divine, la volonté de Dieu à la volonté de l’homme. Pour conquérir sa véritable personnalité, il faut donc que l’homme vive en communion, non seulement avec la nature et le prochain, mais d’abord avec Dieu, acceptant sa volonté comme son service raisonnable et cherchant sciemment et volontairement à collaborer avec lui pour continuer l’œuvre de la création. Ici, nous rencontrons enfin la véritable signification du fait moral. Il se révèle, pour nous, dans la libre union de la volonté humaine et de la volonté divine. L’homme devient alors le serviteur de Dieu. Il l’aime, il lui consacre tout son être et toutes ses forces et n’a plus d’autre ambition que celle de devenir un instrument pour son œuvre. Il accepte librement la volonté qui préside à la création et la fin qu’elle lui assigne ; toujours plus en communion avec Dieu, du royaume de l’humanité, il fait le royaume de Dieu. Par cette transformation, lui, le serviteur de Dieu, devient le maître de la nature. La vraie signification du fait moral ne peut donc se réaliser que dans une morale toujours plus religieuse et dans une religion toujours plus morale. Conformément à son principe, elle embrasse l’humanité tout entière et, dans la vie de l’homme en Dieu, elle fait rentrer toutes les circonstances et tous les intérêts légitimes qui peuvent inspirer son existence terrestre. Le bien et le mal inintelligibles pour la morale indépendante et autonomique n’ont un sens que dans la morale dépendante et théonomique.
On se plaît à redire que les hommes toujours divisés, quand il s’agit de la religion et de ses dogmes, toujours se retrouvent et s’entendent dans les questions de morale et de droit et, en général, pour toutes celles qui embrassent les rapports qu’ils sont appelés à soutenir entre eux. Et on voudrait en conclure que la religion, chose de conséquence secondaire, doit abdiquer et s’effacer au profit de la morale qui, seule, peut nous unir et nous reste toujours intelligible. Mais, si redite qu’elle soit, cette objection n’en est pas moins banale et inintelligente. Car il faut être aveugle pour ne pas voir que l’homme étant tout à la fois l’objet de la morale et de la religion, on ne peut pas faire de la morale, pas plus qu’on ne fait de la religion, sans dire ce qu’est l’homme, sans définir sa nature et sa destinée, en d’autres termes, sans aborder les questions qui nous divisent et nous passionnent. Si, en théorie, il est des principes moraux et un ordre moral que l’opinion accepte et qu’elle ne laisse pas contredire, il en est tout autrement dans la pratique, lorsqu’au lieu du principe abstrait de la morale en elle-même, c’est l’acte moral qu’il nous faut juger. La valeur de l’acte se confondant avec les motifs qui l’inspirent, il nous faut, pour l’apprécier, nous rendre compte de la pensée de son auteur, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus intime et de plus secret dans la vie de l’homme. Le même acte, évidemment, n’a plus la même signification s’il est provoqué par un sentiment de déférence pour la dignité humaine, pour une loi morale impersonnelle, ou s’il procède directement de l’obéissance qu’inspire l’amour de Dieu. Deux personnes, également enthousiastes, pour l’idéal de l’humanité, peuvent poursuivre la même œuvre et cependant, que de différences ! L’une contemple dans cet idéal la glorification de l’intelligence humaine et l’autre, le royaume de Dieu se réalisant sur la terre.
Mais nous ne pouvons pas faire de la morale religieuse la loi absolue qui commande aux actions de l’homme, sans dire, au préalable, le rapport qui unit le fait moral au fait religieux.