a – Frank Coulin (1828-1907). Pasteur genevois dont le nom reste attaché à ses Conférences sur le Fils de l’homme. Il fut aussi professeur d’homilétique à la faculté de théologie de Genève.
Allé à Dieu le Samedi 27 Mai entre huit et neuf heures du soir. Ce sont les termes dans lesquels la mort de Jean Calvin se trouve consignée aux registres du Consistoire, à la date de 1564.
La famille genevoise a voulu, après trois siècles, honorer la mémoire de celui qu’elle considère encore aujourd’hui comme son père spirituel. C’est une pieuse pensée, mes Frères, et bien conforme à l’exhortation de l’Apôtre, qui nous dit dans l’Epître aux Hébreux : Souvenez-vous de vos conducteurs qui vous ont porté la Parole de Dieu, et imitez leur foi.
Appelé à vous adresser la parole en ce jour solennel, n’attendez pas que nous soyons monté en chaire pour glorifier un homme. Si nous y avions seulement songé, ne vous semblerait-il pas voir ici l’austère figure du Réformateur se dresser devant nous, pour nous rappeler qu’il n’y a qu’un seul Bon, qu’un seul Saint, qu’un seul Puissant, de qui seul procède toute grâce, et à qui seul revient toute gloire ? Oui, ô mon Dieu, de Toi seul tout ce que nous avons reçu par lui et après lui ! A Toi seul le peu que nous sommes, et le peu que tu nous donneras de laisser après nous !
J’ai cherché dans nos Saints Livres, une parole qui répondît à mon dessein, et je l’ai trouvée dans l’Epître aux Hébreux, chapitre 11, verset 27 :
Il tint ferme, comme voyant Celui qui est invisible.
Ces mots de l’Apôtre, en effet, par lesquels il résume la noble carrière du législateur d’Israël, me paraissent résumer admirablement aussi la vie et l’œuvre de celui qui fut à la fois, par la grâce d’en haut, le législateur de la Réforme et le Moïse de notre petite république. Il y a une idée dont ces deux hommes sont peut-être les deux plus illustres représentants dans l’humanité ; une idée qui explique la vie et caractérise l’œuvre de l’un comme de l’autre : c’est l’idée de l’absolue souveraineté de Dieu. Ils tinrent ferme, comme voyant Celui qui est invisible.
Mais tandis que, chez Moïse, quelque fidèle que soit la vie, l’œuvre s’élève à une hauteur encore infiniment plus grande, parce que la vie est humaine et l’œuvre divine ; chez Calvin, le même principe qui fait la beauté de la vie, explique en même temps les erreurs et les fautes de l’œuvre, parce que, si c’est le propre de la foi de dire en toutes choses : Non pas ce que je veux, mais ce que Dieu veut, c’est sa tentation et son écueil de se mettre à la place de Dieu pour commander… même la foi ! — Jaloux pour le compte de cet Invisible auquel il s’était soumis le premier d’une si admirable et absolue soumission, il a rêvé de lui conquérir la soumission libre ou forcée de tous autour de lui. — Or, ce qu’il avait rêvé, il l’a presque obtenu : c’est la gloire de son génie. Mais à quel prix ?… c’est la tache de sa mémoireb.
b – On m’a reproché cette expression répétée deux ou trois fois dans ce discours. Je la maintiens toutefois, mais en l’expliquant. Il s’agit d’une tache à la mémoire de Calvin, nullement d’une tache à son caractère. Jamais il n’a agi plus droitement ; jamais il n’a été plus esclave de sa conscience que dans les graves circonstances auxquelles il est fait allusion. Mais sa conscience était égarée, il faut le dire ; et il est permis de regretter comme une tache à sa mémoire, ce qui était, il faut le dire aussi, la faute de son siècle.
Si donc nous nous plaçons, par la pensée, dans la conscience de ce grand serviteur de Dieu, pour envisager avant tout en lui l’homme, le chrétien, Calvin nous présente un des types de foi les plus purs, un des exemples de fidélité les plus accomplis qui se soient jamais rencontrés. « Il fut l’homme le plus chrétien de son siècle. » C’est M. Renan qui l’a dit.
Mais si, ensuite, nous nous plaçons également par la pensée dans son œuvre, pour envisager surtout le politique religieux, le fondateur d’un établissement chrétien, nous aurons à faire la part du chaume qui doit disparaître, pour ne conserver, si possible, que l’or pur. Et c’est ici une singulièrement bonne fortune, que cette œuvre soit avant tout, l’Eglise de Genève, c’est-à-dire nous, mes Frères. Les réflexions que nous aurons à vous présenter en conséquence, loin de s’offrir sous la forme abstraite de simples observations critiques, revêtiront au contraire celle d’enseignements directs et d’exhortations immédiatement applicables. Que le Seigneur lui-même nous donne ce sage esprit de discernement, qui fait examiner toutes choses, pour ne retenir que ce qui est bon !
J’ai dit que la vie de Calvin nous présentait un des types les plus accomplis de foi et de fidélité, qu’elle se résumait admirablement dans cette parole : Il tint ferme, comme voyant Celui qui est invisible. Vous allez en juger vous-mêmes.
Jean Calvin naquit, le 10 Juillet 1509, dans l’antique ville de Noyon, en Picardie. Ses premières années furent celles d’un enfant studieux, réunissant déjà dans sa riche nature et sous l’influence d’une forte éducation domestique, la tendre piété de sa mère, et la stoïque constance de son père. De bonne heure ses pensées se tournèrent vers Dieu, et ce fidèle témoin de la grâce ne connut jamais aucun des égarements qui en avaient fait sentir la souveraineté à l’un des hommes auxquels sa doctrine l’a fait le plus souvent comparer : Saint Augustin.
Son père, Gérard Cauvin, l’avait destiné à l’Eglise ; son Père céleste aussi, mais par d’autres voies et dans une pensée bien différente. Après quelques années passées dans la maison paternelle, et déjà consacrées à ce travail opiniâtre qui sera jusqu’à la fin son pain quotidien, ses biographes nous le montrent âgé de seize ans, à Paris, poursuivant ses études dans les collèges de la capitale. Au milieu de ses condisciples, à l’âge des passions, des illusions, des entraînements, il se faisait remarquer par l’austérité de ses mœurs, par son amour de la retraite et son ardeur au travail : « Grand jeûneur, même en son jeune âge, dit un auteur ennemi de la Réforme, soit qu’il le fit pour sa santé, et arrêter les fumées de la migraine, qui déjà l’affligeait continuellement, soit pour avoir l’esprit plus à délivre afin d’escrire, étudier et améliorer sa mémoire. » A ses impressions d’enfance, put se rattacher le sanglant souvenir des premiers bûchers élevés dans Paris pour l’extermination des protestants. Et c’est, pour ainsi dire, à la lueur de ces sinistres flammes, qu’il apprit ce qu’il en coûtait alors d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Lui, craintif, cependant, et « mou au danger », comme il le déclare, il ne compta jamais avec ces terribles souvenirs. Vous voyez se dessiner ici déjà le trait dominant de sa vie : une indomptable fidélité.
C’est peu de temps après, en effet, qu’il commença à étudier la Bible. Elle fut pour lui ce qu’elle avait été quelques années auparavant pour Luther : une découverte. On le vit successivement abandonner toutes ses autres études, pour passer ses jours et ses nuits le front penché sur le Saint Livre. Et à mesure que la vérité gagnait du terrain dans son âme, un travail de consécration s’opérait au dedans de lui. Bientôt, il sent qu’il ne s’appartient plus à lui-même ; il a un maître, et désormais ne verra plus que lui, ne vivra plus que pour lui, le suivra partout, lui sacrifiera tout, lui rapportera tout, « continuant toujours son train, faisant ce que Dieu lui donnera, et lui en remettant l’issue en bonne simplicité. »
Sa vie, à partir de là, et pour plusieurs années, devient celle de ce que nous appellerions un simple et fidèle évangéliste. En chemin d’arriver aux plus hautes dignités dans l’enseignement ou dans l’Eglise, il renonce à toutes les perspectives d’ambition, il renonce, ce qui lui était bien plus sensible sans doute, à toutes les perspectives de repos et de tranquillité, pour répandre fidèlement autour de lui la bonne nouvelle du salut. A Bourges d’abord, puis à Paris, puis en Saintonge, puis à Poitiers, comme Saint-Paul, partout il prêche, il explique les Ecritures, il exhorte, il laisse derrière lui des traînées de lumière, allant d’un lieu à l’autre au péril de sa vie, et ne quittant un séjour que lorsqu’il en était chassé par la persécution. « Tous ceux qui témoignaient quelque désir de la pure doctrine, dit-il lui-même, se rangeaient vers moi pour apprendre, bien que je ne fisse quasi que commencer. » Ailleurs, il raconte comment « Dieu l’a tellement pourmené et fait tournoyer, qu’il ne lui a laissé de repos en lieu quelconque, jusqu’à ce que, malgré son naturel sauvage et honteux, il l’ait produit en lumière et fait venir en jeu. » — Et quel zèle, quels dons, quelles promesses chez cet évangéliste de vingt ans ! Le célèbre Lefèvre d’Etaples, déjà penché vers la tombe, en fut tellement frappé, qu’après un entretien avec lui à Nérac, il ne put se retenir de lui adresser ces paroles vraiment prophétiques : « Jeune homme, vous serez un jour un puissant instrument du Seigneur. Le monde résistera obstinément à Jésus-Christ, et il vous semblera que tout conspire contre le Fils de Dieu ; mais demeurez ferme sur ce rocher, et plusieurs se briseront contre lui. Dieu se servira de vous pour restaurer en France le royaume du ciel. »
Une circonstance imprévue, l’effroyable persécution qui éclata contre les réformés, à la suite de l’imprudence par eux commise, et célèbre dans l’histoire sous le nom d’affaire des placards, mit à Calvin la plume à la main. Il était à Bâle, quand arriva la terrible nouvelle. Plusieurs de ses amis ou compagnons d’œuvre avaient péri dans les supplices ; d’odieuses calomnies étaient partout répandues contre les réformés, pour justifier les traitements atroces dont on les accablait. Il écrivit l’Institution de la religion chrétienne, pour les défendre en faisant connaître leur doctrine, et adressa hardiment son livre à François Ier, l’auteur même des persécutions. Cet ouvrage, œuvre de conscience et de fidélité, le lança sur la vaste scène du monde. Il eut un retentissement inouï. Tous les regards se tournèrent vers son auteur, qui se trouva ainsi, comme malgré lui, désigné pour répondre à l’attente et aux prières du peuple de Dieu. Ce qui manquait à la Réforme française, en effet, pour traverser l’épreuve du temps, pour se constituer, pour vivre ; c’était un homme, un chef. Or, du jour où parut l’Institution chrétienne, Calvin fut cet homme-là.
Il lui manquait une autre chose cependant aussi ; il lui manquait un centre, un point d’appui et de ralliement ; tranchons le mot : une patrie terrestre. Mais Dieu, dans sa sage prévoyance, la lui avait aussi de longue main préparée ; et il ne restait plus pour l’accomplissement de ses desseins qu’à faire rencontrer un jour Calvin et Genève. Ce jour arriva. Transportez-vous dans notre vieille cité en l’an 1536, vers le commencement du mois de Juilletc. Voyez, dans une chambre d’hôtellerie, ce voyageur qui vient d’arriver, ce jeune homme de vingt-sept ans, au petit corps sec et atténué, au regard profond et perçant ; à l’esprit vert et vigoureux. » C’est lui !… Après de nouveaux voyages, se rendant à Bâle, par un détour involontaire il a été conduit chez nous, et compte partir demain. Mais c’est bien le cas de dire qu’il compte sans son hôte ; j’entends sans Guillaume Farel, l’homme qui a eu dans sa vie cette double destinée de donner Genève à la Réforme, et Calvin à Genève. Au bout de ses forces et commençant à ne plus pouvoir porter le poids de l’œuvre par lui accomplie l’année précédente, Farel était sur le point de lâcher prise, lorsqu’il apprend que l’auteur de l’Institution est en ville. Il accourt. Il le presse de demeurer. Calvin n’y songeait guère. « O Dieu, écrivait-il vers ce temps, fais que, caché dans quelque coin obscur, je jouisse enfin du repos qui m’est depuis si longtemps refusé. » Que se passa-t-il dans leur entrevue ? Nous n’en savons qu’une chose : c’est que Calvin se décida encore une fois, et cette fois pour toujours, à sacrifier ses plus chers, et en un sens ses plus légitimes désirs, à ce qui lui parut, dans la bouche de Farel, la voix même de Dieu. Je fus arrêté à Genève, c’est lui qui parle, non tant par l’avis et la persuasion, que par l’adjuration étonnante de Guillaume Farel, comme si Dieu m’eût saisi alors du ciel par un violent coup de sa main. » — Toujours l’homme qui est comme voyant Celui qui est invisible. Il a résisté, il s’est débattu, il a mesuré l’immensité du sacrifice,… mais il a vu la main du Seigneur : dès lors, adieu le repos tant désiré, adieu les tranquilles études dans cette savante retraite qu’il avait si longtemps rêvée et croyait enfin tenir. Le voici prêt à s’engager dans la mêlée, et il y tiendra ferme, n’en doutez pas.
c – C’est la date établie par M. Albert Rilliet dans sa lettre à M. Merle d’Aubigné.
Je ne fais pas une biographie de Calvin. Je voudrais seulement vous montrer en lui le croyant, l’homme qui triomphe ici-bas de toutes les choses visibles en prenant son point d’appui dans la sphère des invisibles. Quel spectacle, à ce point de vue, que celui de ses vingt-cinq années de lutte et de persévérance à Genève ! De loin, à la distance de trois siècles, nous voyons sa grande et ferme figure se dessiner dans le ciel de l’histoire, comme une statue de bronze sur un piédestal de granit. De près, quand on considère l’amas d’incalculables difficultés qui formaient comme le sol même sur lequel il fallait qu’il se tint debout, on se trouve en présence d’un prodige de constance et de foi, qui confond l’imagination.
Lorsqu’on cherche les raisons par lesquelles s’explique l’influence immense que certains hommes ont exercée de leur vivant sur le cours des choses humaines, on est généralement conduit à remarquer à la fois : autour d’eux, un ensemble de circonstances exceptionnellement favorables qui les attendaient, pour ainsi dire ; et en eux, un ensemble de dispositions, un tempérament merveilleusement adapté au rôle pour lequel la Providence semblait les avoir d’avance prédestinés. Or, il suffit de jeter les yeux sur les conditions où se trouvait Calvin dans Genève, pour reconnaître que ses plus grands obstacles lui vinrent précisément de ce qui fait d’ordinaire la fortune des grands hommes. On se demande s’il eut plus à triompher des circonstances ou de lui-même, pour réussir dans ce qu’il entreprit.
On a dit que Dieu lui avait donné Genève, mais la lui avait donnée à conquérir. Sans doute, lorsqu’il y arriva, il y trouvait une population virile et mûrie par les grandes luttes de la liberté ; mais une population aussi fière qu’indisciplinée, une population qui, après avoir accompli une double révolution, et acheté au prix d’immenses sacrifices, tour à tour la liberté civile et la liberté religieuse, n’entendait subir désormais aucun joug, surtout pas celui de l’austère morale du Réformateur. Aussi, dès que Calvin, pour donner à la liberté la sauvegarde de l’ordre, eut fait adopter des ordonnances destinées à régler les mœurs, tous ceux qui, dans la liberté nouvellement conquise, voyaient avant tout la liberté du désordre, se soulevèrent en un parti nombreux, violent, bruyant, parti qui comptait dans ses rangs, à côté de quelques-uns des plus grands noms de la république, certainement tout ce qu’elle renfermait de vil et de corrompu, et qui joignait, aux emportements de l’orgueil blessé, la haineuse obstination de l’immoralité déçue. La lutte commença par l’expulsion du Réformateur et ne se termina que peu d’années avant sa mort ; tantôt elle prenait des proportions solennelles, comme ce jour où il dut se jeter au milieu des furieux, offrant sa poitrine découverte à leurs coups, les conjurant de commencer par lui, s’ils voulaient répandre du sang, et ne les dominant que par la grandeur de son courage ; ou cet autre jour, non moins mémorable, où il dut refuser solennellement la Cène à un groupe de jeunes débauchés venus pour la profaner ; tantôt elle se traduisait en odieuses tracasseries, en persécutions mesquines, en insultes, en chansons, en calomnies de nature à lasser la patience de l’homme le plus débonnaire.
Joignez à cela que Genève, une fois devenue un des foyers de la Réforme, devint par là même aussi le rendez-vous de cette foule d’aventuriers de la pensée, qui sont comme l’écume des époques d’effervescence religieuse. Quelquefois, c’étaient des anabaptistes apportant les doctrines les plus subversives, sous couleur du spiritualisme le plus raffiné ; d’autres fois, c’étaient des prêtres défroqués, qui venaient tenter fortune à Genève en y proposant de perfides nouveautés, et qui, démasqués par l’infatigable vigilance de Calvin, rentraient dans le giron de l’Eglise romaine, pour vomir ensuite contre lui les plus haineuses calomnies ; d’autres fois encore, c’étaient des écrivains sincères, mais se donnant pour les vrais continuateurs de la Réforme, qu’ils eussent bientôt compromise par leurs rêveries panthéistes ; d’autres fois aussi, il faut le dire, c’étaient des théologiens indépendants, attaquant quelques-uns des dogmes que le Réformateur avait placés à la base de son édifice religieux. Presque toujours ces novateurs venaient renforcer le parti des adversaires politiques, en même temps qu’ils atteignaient au cœur l’œuvre même de Calvin, en en menaçant sans cesse l’unité spirituelle. Pour les reconnaître, les combattre, les écarter, il fallait une vigilance de tous les instants, et une répression toujours sévère, quelquefois odieuse, devenue presque une condition d’existence.
A tout cela, ajoutez encore les dangers du dehors. Genève ne fut pas attaquée, il est vrai, pendant tout le temps que Calvin y vécut, mais elle n’en passa pas moins tout ce temps sous le glaive d’une perpétuelle menace, et d’une menace dont la présence même de Calvin était la première et la principale cause. A peine sortie de luttes héroïques qui lui avaient coûté le plus pur de son sang, à la veille de nouvelles entreprises contre sa liberté et contre sa foi, Genève était un permanent défi jeté à la face de dix adversaires, chacun dix fois plus puissant qu’elle. Et véritablement, on ne peut s’expliquer que par une protection toute spéciale de Dieu, comment tant de princes ambitieux et oppresseurs qui l’entouraient, ont pu laisser se former et se constituer au milieu d’eux ce nid d’hérétiques, disons mieux, ce foyer de lumières et de liberté, sans se réunir pour l’écraser ensemble et à tout prix. Aussi vivait-on dans une transe de tous les instants. Avec ses faubourgs démolis pour faciliter, en cas de besoin, la défense ; avec ses sentinelles toujours sur le qui-vive, étouffant des complots dans ses murs, observant tous les points de l’horizon, Genève n’était guère la ville paisible que nous connaissons. Elle ressemblait bien plutôt à un camp où l’on ne vit que de répit, et où l’on peut s’attendre à chaque instant à être attaqué.
Voilà le terrain sur lequel s’établit Calvin. Voilà les matériaux avec lesquels il dut construire son édifice. Il eût fallu déjà une constance héroïque pour se maintenir ; combien plus pour réussir en dépit de tant d’obstacles et dans une situation si précaire !
Mais notre étonnement augmentera bien davantage encore, si, détournant nos regards du spectacle de ces difficultés extérieures, nous venons à les arrêter quelques instants sur la personne même de celui que Dieu appelait à y faire face. Calvin, du moins, était-il taillé sur le patron des héros, et trouverons-nous en lui ce que j’appellerai le tempérament des grandes situations et des grandes choses ? Assurément, il serait puéril de méconnaître en lui une des natures les plus fortement organisées qui soient jamais sorties des mains du Créateur. Mais il était de la race de ceux pour lesquels a été écrit ce sublime paradoxe : Quand je suis faible, alors je suis fort. Et pour trouver le secret de son exceptionnelle énergie, il faut commencer par sonder les faiblesses non moins exceptionnelles, au delà desquelles elle allait puiser sa source.
Faiblesse du corps, avant tout. — Chacun a à compter ici-bas avec cette humiliante condition des plus grandes comme des plus petites choses, qui s’appelle la santé. Que de génies auxquels il n’a manqué, pour paraître au premier rang, que de se bien porter ! Que d’existences rendues inutiles par le seul fait d’une constitution faible, ou d’une souffrance journalière ! Or, qui n’a entendu parler ici des infirmités et des maladies de Calvin ? Il faut relire le navrant tableau que Théodore de Bèze nous en a tracé, pour se faire une idée du martyre que cet homme a enduré pendant sa vie entière. On admire le général qui reste en selle jusqu’à la fin de la journée, en dépit des blessures qu’il a reçues dans le combat. Calvin a tenu ferme, quoique traînant la mort avec lui, jusqu’au terme des cinquante-cinq années qu’a duré la journée de son combat. Misérables que nous sommes ! Nous nous plaignons quelquefois de nos fatigues, et si la fatigue atteint à la plus légère souffrance, nous nous arrêtons, étonnés de notre dévouement. Quel exemple chez cet homme si grand et si fort sous le joug écrasant de tant de maux, et qui, lorsque ses amis, ses médecins, le voyaient exténué, et le conjuraient de prendre quelque repos, leur répondait avec une fermeté qui n’était égalée que par sa douceur : « Souffrez que Dieu me trouve toujours veillant, et travaillant à son œuvre comme je pourrai, jusqu’au dernier soupir ! »
Faiblesse du cœur ensuite. — On se représente d’ordinaire Calvin comme un de ces caractères secs, durs, sans tendresse, que les épreuves ne brisent pas plus que la sympathie ne les soutiendrait. Rien dans sa vie ne confirme cette pensée, quand on y regarde bien. Au contraire. Abreuvé des plus amères douleurs, dites qu’il domptait son cœur, dites avec la devise significative qu’il avait choisie, qu’il « l’immolait constamment en sacrifice au Seigneur. » Mais si vous voulez savoir ce qu’il lui en coûtait, relisez, par exemple, les lettres dans lesquelles il parle à ses amis de celle qui avait partagé pendant neuf ans les peines et les joies de sa rude existence : « J’ai perdu l’excellente compagne de ma vie, celle qui ne m’eût jamais quitté, ni dans l’exil, ni dans la misère, ni dans la mort. Je comprime ma douleur tant que je puis ; mes amis font leur devoir ; eux et moi nous gagnons peu de chose. Tu connais la tendresse de mon cœur, pour ne pas dire sa faiblesse. Je succomberais, si je ne faisais effort sur moi-même pour surmonter mon affliction. » Et, à un autre : « Je n’aurais pas résisté à ce coup, si Dieu ne m’avait du ciel tendu la main. C’est lui qui relève les cœurs abattus, qui fortifie les genoux tremblants. » Chez un homme aussi sobre d’épanchements, est-ce là le langage d’un cœur insensible à la douceur des affections et aux déchirements de l’épreuve ? Or, qui ne voit que la perte successive d’une femme, de trois enfants ; l’éloignement de ses premiers compagnons d’œuvre, dont la persévérante tendresse rend témoignage de la sienne ; la défection, pour ne pas dire la trahison de tant d’amis ; l’ingratitude de ceux pour lesquels il se dévouait journellement ; la solitude, enfin, au milieu de ce peuple qu’il conduisait comme Moïse, pour ainsi dire en dépit de lui-même,… qui ne voit qu’en tout cela, il y aurait eu de quoi briser et décourager l’homme le plus fort ?
Faiblesse de tempérament, enfin. — Il y a des natures qui semblent se complaire au milieu des difficultés et des dangers, qui s’y meuvent comme dans leur élément, natures de combattants, nées pour lutter et triompher. L’énergie prodigieuse déployée par Calvin s’explique-t-elle par une considération de ce genre. ? Tout au contraire. Calvin nous présente l’exemple le plus frappant de la fidélité triomphant de toutes les inclinations et de tous les goûts. Ce qu’il fut comme acteur sur la scène du monde, comme héros chrétien soutenant par son exemple des milliers de héros et de martyrs, il le fut toujours et jusqu’au bout malgré lui. Il se plaît à le répéter lui-même sous toutes les formes : « J’étais de mon naturel peu fait pour le monde, ayant toujours aimé le repos et l’ombre,… et n’avais d’autre intention que de passer ma vie dans mon loisir, sans que je fusse connu.… sachant quelle était ma timidité, et mon humeur réservée, voire même un peu sauvage. » Et comment n’en pas croire sur ce point cet homme qui, au dire même de ses plus grands ennemis, n’a jamais menti !
Et voilà l’homme qui, sans secours humain, remplissant les simples fonctions de pasteur, jaloux de l’égalité comme d’autres le sont de la prééminence, a triomphé dans Genève de tous les partis, de toutes les passions, de toutes les oppositions ; qui a renouvelé la cité tout entière, et l’a comme refondue à son image ; qui lui a donné presque toutes ses institutions, et, ce qui vaut mieux, cette force morale par laquelle elle a duré trois siècles. — Voilà l’homme qui fut au dehors, à la fois le docteur et le conseil de la Réforme, portant à lui seul le fardeau de presque toutes les controverses du siècle, et laissant après lui des écrits capitaux, qui sont encore aujourd’hui, malgré tout le progrès des sciences, la première étude, l’étude indispensable de quiconque veut approfondir les Ecritures, ou se faire une idée de la théologie réformée. — Voilà l’homme qui, par une correspondance inouïe, ne cessait tantôt d’exhorter les grands de ce monde, des rois, des princes, des généraux d’armée ; tantôt de soutenir dans leur foi d’obscurs confesseurs ; tantôt de constituer, de diriger, de reprendre les Eglises les plus éloignées. — Voilà l’homme qui couvrait l’Europe d’évangélistes et de martyrs, qui servait de père aux proscrits de toutes les nations, à qui tous regardaient, de qui tous s’inspiraient, sur qui tous comptaient ; qui soutenait à lui seul, en un mot, le poids incalculable de l’œuvre de Dieu en ces temps extraordinaires.
Comment cela, mes Frères ? Ah ! il n’y a qu’une explication possible. Ce qui lui a donné la victoire sur tant d’obstacles accumulés, ce qui lui a donné la victoire sur les adversaires du dedans et du dehors ; ce qui lui a donné la victoire sur les faiblesses multipliées de son corps et de son cœur ; ce qui lui a donné la victoire sur le monde et sur lui-même, enfin, c’est sa foi ! Il tint ferme, comme voyant Celui qui est invisible.
« Je laisse en doute, dit Théodore de Bèze, après avoir raconté la mort de Calvin, si nous avons plus à nous plaindre de la perte, qu’à remercier Dieu de ce qu’il a fait vivre pour nous son serviteur jusqu’à cette heure.… car, sans une grâce particulière de Dieu, voulant bâtir son Eglise par cet instrument, il lui eût été impossible de parvenir seulement à l’âge que les médecins appellent déclinant. » Depuis longtemps, en effet, il était facile de prévoir que la foi si grande du Réformateur allait être mise à la dernière épreuve. Ce qui me touche dans la mort de Calvin, c’est moins ce qu’elle a d’extraordinaire que ce qu’elle offre au contraire de simple et de naturel. Calvin mourant sur un bûcher, serait, semble-t-il, à sa place, et nous étonnerait moins. Mais cette longue acceptation des plus cruelles souffrances, cet épanouissement radieux de toutes les vertus, jusqu’à la plus angélique douceur ; cette espérance soutenue, sans regrets comme sans impatience ; cette fidélité de tous les instants, éclatant dans les plus petites choses comme dans les plus grandes ; tout cela, au terme d’une vie remplie de tant de bruits, de tant d’efforts, de tant de poursuites, me paraît former un des plus grands spectacles qui se puissent imaginer. Il faut en relire le récit dans les pages si simples et si touchantes de Théodore de Bèze, le compagnon assidu de ses dernières journées. Vous me saurez gré de vous citer ici quelques extraits textuels de cette émouvante narration.
C’est le 6 Février 1564 qu’il prêcha son dernier sermon, interrompu plus d’une fois par des crises d’asthme et des crachements de sang. Jamais depuis il ne monta en chaire.… « A la fin donc, il demeura tout à plat, ayant bien l’usage de parler, mais ne pouvant pas bien poursuivre un propos longuement, à cause de sa courte haleine. Mais encore ne cessait-il de travailler, pour parachever les ouvrages par lui commencés auparavant… Outre cela, il ne s’épargnait aux affaires des Eglises, répondant et de bouche et par écrit, quand il en était besoin, encore que de notre part nous lui fissions remontrances d’avoir plus d’égard à soi. Mais sa réplique ordinaire était qu’il ne faisait comme rien, et que nous souffrissions que le Seigneur le trouvât toujours veillant et travaillant à son œuvre comme il pourrait, jusqu’à son dernier soupir. »
Epuisée par la fatigue, la souffrance, la maladie, sa santé déclinait de jour en jour. Il ne cessait néanmoins de tenir ferme. Le 27 il se fit porter à la Maison-de-Ville, pour présenter lui-même, au Conseil, le Recteur nouvellement élu pour l’Académie, Théodore de Bèze. « Ce qu’étant fait, ajoute celui-ci, le dit Calvin se leva d’un siège bas où il était, et, prenant son bonnet en la main, remercia mes dits seigneurs de la bonne souvenance qu’ils avaient toujours eue de lui, et mêmement des biens qu’ils lui avaient faits en ses dernières maladies. » Il s’agissait de quelques mesures de bois que le Conseil lui avait octroyées, parce que ses maux l’avaient rendu très frileux, et d’un présent de dix écus qu’il avait refusé. Il leur tint ces propos avec grande difficulté de respiration et une merveilleuse débonnaireté, ce qui faisait quasi venir des larmes aux yeux des dits seigneurs.
« Le Dimanche, jour de la Cène de Pâques, combien qu’il fût fort débilité, il se fit toutefois porter au temple, et assista au prêche tout au long, prit la Cène, et même nonobstant la courte haleine, chanta le psaume avec les autres, son visage même montrant bien qu’il se réjouissait en Dieu avec toute l’assemblée. »
« Le Mardi 25, il fit un testament fort bref, comme jamais il n’a abusé même des paroles, mais contenant un singulier et excellent témoignage de sa foi. » Il avait à léguer, tant aux pauvres qu’à quelques parents, une somme d’environ deux cents écus, produit présumé de la vente de sa bibliothèque. Son désintéressement du reste et sa délicatesse avaient été portés à ce point, qu’on lui vit refuser le dernier trimestre de son traitement, alléguant qu’il ne l’avait pas gagné. »
« Voyant que sa courte haleine le pressait de plus en plus, il envoya vers Messieurs les quatre Syndics et tout le petit Conseil ordinaire, pour les advertir qu’il désirait fort de parler encore une fois à eux en leur Conseil ; et qu’à cette fin il s’y ferait porter le jeudi suivant pour les voir tous ensemble. Les bons seigneurs firent réponse qu’à cause de la débilité et indisposition si grande, ils le priaient bien fort de ne point prendre cette peine, mais qu’eux- mêmes tous ensemble l’iraient voir, ce qu’ils firent aussi le jeudi matin, partant de leur chambre du Conseil et allant selon leur ordre accoutumé jusqu’en son logis. Eux donc étant entrés dans la chambre, et s’étant assis, après l’avoir salué et lui eux mutuellement, il leur adressa une longue et touchante exhortation, les priant à la fin, de l’excuser et supporter en ses infirmités, lesquelles, disait-il, je ne veux point nier, ajoutant ces propres mots : Or, je prie ce bon Dieu qu’il vous conduise et gouverne toujours, et augmente ses grâces sur vous, et les fasse valoir à votre salut et de tout ce pauvre peuple. »
Le 28 Avril, ce fut le tour des pasteurs de la ville et de la campagne. Il les reçut pareillement dans sa chambre. Il leur parla de ce secours de Dieu qui l’avait lui-même « fortifié pour toujours tenir bon, combien que de sa nature il fût craintif, et répéta par deux ou trois fois ces mots : Je vous assure que de ma nature je suis timide et craintif. » Il protesta de sa vraie affection pour tous ses frères, les remercia de l’avoir soulagé dans ses fonctions, et pria qu’on lui pardonnât si quelquefois on avait vu en lui quelque chagrin durant sa maladie. Finalement leur bailla la main à tous l’un après l’autre, ce qui fut avec telle angoisse et amertume de cœur d’un chacun, que je ne saurais, dit Bèze, me le ramentevoir sans une extrême tristesse. »
« Le second de Mai, ayant reçu lettre de M. Guillaume Farel, ministre à Neuchâtel, et sachant qu’il délibérait de le visiter, étant octogénaire et plus, il lui écrivit en latin la lettre qui s’en suit : Bien vous soit, très bon et très cher frère, et puisqu’il plaît à Dieu que vous demeuriez après moi, vivez, vous souvenant de notre union, de laquelle le fruit nous attend au ciel, comme elle a été profitable à l’Eglise de Dieu. Je ne veux point que vous vous travailliez pour moi. Je respire à fort grand peine, et attends d’heure en heure que l’haleine me faille. C’est assez que je vis et meure à Christ qui est gain pour les siens en la vie et en la mort. Je vous recommande à Dieu avec les frères de par delà. De Genève, ce second de Mai 1564. Le tout votre Jean Calvin.
« Toutefois, le bonhomme Farel ne tarda guère après à se mettre en chemin pour voir son ancien compagnon et ami. Etant venu, ils discoururent et soupèrent ensemble, en souvenance de la continuation de leur amitié et union en l’œuvre du Seigneur. Le lendemain, le dit Farel prêcha en l’Assemblée. Ainsi, ayant dit le dernier adieu au dit Calvin, se retira en son Eglise de Neuchâtel. »
« Delà en avant, sa maladie jusqu’à la mort, ne fut qu’une continuelle prière, nonobstant qu’il fût en douleurs continuelles, ayant souvent en sa bouche ces mots du Ps. 39 : Je me suis tu, parce que c’est toi qui l’as fait. Une autre fois, il disait du chapitre 38 d’Esaïe : Je gémis comme la colombe. Une autre fois, en parlant à moi, il s’écria à Dieu, et dit : Seigneur, tu me piles, mais il me suffît que c’est ta main ! »
« Plusieurs désiraient de le venir voir, et il eut fallu tenir la porte ouverte jour et nuit, qui eût voulu satisfaire au désir d’un chacun. Mais lui, prévoyant cela, et connaissant que sa courte haleine ne lui eût permis de faire ce qu’il eût voulu, avait requis qu’on se contentât de prier Dieu pour lui, et qu’on le laissât en quelque repos. Même quand je le venais voir, encore qu’il me vît bien volontiers, si est-ce que sachant les charges que j’avais, il me donnait assez à entendre qu’il ne voulait point que son particulier m’occupât en façon quelconque. Tellement qu’en prenant congé de moi, il m’a dit quelquefois qu’il faisait conscience de m’occuper tant soit peu, encore qu’il fut réjoui de me voir. Mais son naturel avait toujours été tel de craindre de retarder tant soit peu le profit de l’Eglise, et de donner peine quelle qu’elle fût à ses amis, encore que ce leur fût le plus grand plaisir qu’ils eussent au monde, de se pouvoir employer pour lui.
« Il continua en cette façon, se consolant avec tous ses amis, jusqu’au Vendredi 19 Mai, précédant le Cène de Pentecôte, auquel jour, pour ce que selon la coutume de cette Eglise, tous les ministres s’assemblent pour se censurer en leur vie et doctrine, et puis, en signe d’amitié, prennent leur repas ensemble, il accorda que le souper se fit en la salle de sa maison. Là où, s’étant fait porter de sa chambre dans une chaire, il dit ces mots en entrant : — Mes Frères, je vous viens voir pour la dernière fois, car hormis ce coup, je n’entrerai jamais à table. — Ce nous fut une pitoyable entrée, combien que lui-même fit la prière comme il pouvait, il s’efforça de nous réjouir, sans qu’il pût manger que bien peu. Toutefois, avant la fin du souper, il prit congé et se fit remporter en sa chambre, qui était prochaine, disant ces mots, avec une face la plus joyeuse qu’il pouvait : — Une paroi entre deux n’empêchera point que je ne sois conjoint d’esprit avec vous. — Il en advint comme il avait prédit, car jusqu’à ce jour quelle qu’infirmité qu’il eût, il se faisait lever et conduire jusqu’en une chaire au devant de sa petite table. Mais depuis ce soir, il ne bougea jamais de dessus ses reins, tellement atténué, outre ce qu’il était fort maigre de soi-même, qu’il n’avait que le seul esprit, hormis que du visage il était assez peu changé. Mais surtout l’haleine courte le pressait, qui était cause que ses prières et consolations assiduelles étaient plutôt soupirs que paroles intelligibles, mais accompagnées d’un tel œil, et d’une face tellement composée, que le seul regard témoignait de quelle foi et espérance il était muni. »
« Le jour qu’il trépassa, qui fut le Samedi 27 de Mai 1564, il sembla qu’il parlait plus fort et plus à son aise, mais c’était un dernier effort de nature, car sur le soir, environ huit heures, tout soudain les signes de la mort toute présente apparurent. Ce qui m’étant soudain signifié, d’autant qu’un peu auparavant j’en étais parti, étant accouru avec quelqu’autre de mes frères, je trouvais qu’il avait déjà rendu l’esprit si paisiblement, que jamais n’ayant râlé, ayant pu parler intelligiblement jusqu’à l’article de la mort, en plein sens et jugement, sans avoir jamais remué pieds ni mains, il semblait plutôt endormi que mort. Voilà comme en un même instant, ce jour-là, le soleil se coucha et la plus grande lumière qui fut en ce monde pour l’adresse de l’Eglise de Dieu, fut retirée au ciel. Et pouvons bien dire qu’en un seul homme, il a plu à Dieu de notre temps, nous apprendre la manière de bien vivre et bien mourir. »
Tel fut dans sa vie et dans sa mort ce grand serviteur de Dieu. On peut discuter la valeur de son œuvre, on peut lui préférer des natures plus sympathiques, plus largement ouvertes aux dons de l’imagination et de la sensibilité, cette source des grandes pensées ; mieux on le connaîtra, plus on sera contraint de rendre justice à la profondeur, à la pureté, à l’incomparable énergie de sa foi. Esprit net, méthodique, puissant, bien que dépourvu de l’audace qui renverse, du génie qui inspire et de l’éloquence qui entraîne, il fut inférieur par les dons à Luther, mais il me paraît un plus grand croyant, et, si j’ose le dire, son exemple nous élève plus haut.
Je voudrais maintenant, après avoir envisagé l’homme, jeter un rapide regard sur l’œuvre. La renommée de Calvin, on l’a souvent dit de nos jours, est de celles qui grandissent, et ce n’est que justice. Plus on s’éloigne des origines de la Réforme, plus on réfléchit à l’histoire de cette grande et sainte révolution de la pensée et de la vie religieuses, mieux on reconnaît que si Calvin n’en a pas été le premier inspirateur, il en a été du moins le puissant organisateur, il en a assuré, après Dieu, la durée et lui a fait porter tous ses fruits. Voulez-vous savoir pourquoi ? Le voici : Dans ce grand mouvement d’affranchissement, Calvin a été le représentant de l’ordre, et, sans l’ordre, vous le savez, rien ne subsiste ici-bas, la liberté moins que toute autre chose. Cependant, j’ai hâte de le dire, c’est ici que nous aurons à faire les plus graves réserves sur l’œuvre du Réformateur. C’est où brille le plus haut la marque de son génie, que se découvrent le mieux les taches tout humaines de sa mémoire.
L’œuvre de Calvin : il faudrait parcourir la France, l’Angleterre, l’Ecosse, la Hollande, l’Amérique, le monde entier, pour la rechercher. Laissons cet immense côté du sujet. Son œuvre peut être considérée comme se concentrant sur sa patrie d’adoption. C’est là qu’il a eu le plus libre champ pour la faire triompher. Or, la grande pensée de Calvin a été de faire de Genève une ville semblable à lui ; et comme il avait lui-même accepté sans réserve le joug du Seigneur, il a voulu constituer par des institutions, et réaliser en fait dans l’Etat, cette souveraineté absolue de Dieu, qui lui paraissait la condition même de tout ordre et de tout bien ; il a voulu voir de ses yeux et édifier de ses mains ce règne dont Jésus a pourtant dit qu’il n’est pas de ce monde.
Dans ce but, le premier résultat à obtenir était l’unité de la doctrine. Par une étude des Ecritures, aussi approfondie, aussi persévérante, aussi éclairée, aussi sincère qu’aucun homme l’ait jamais faite, il était arrivé à une conception systématique de la vérité, celle qu’il a si fortement empreinte du sceau de son génie qu’elle porte encore aujourd’hui son nom, et qu’il a développée dans le plus important de ses ouvrages : l’Institution chrétienne. Ce n’est pas ici le lieu de la juger. Je l’aime, je l’admire, et, jusque dans les excès de sa pensée, je retrouve encore, si j’ose ainsi dire, les excès de sa foi. Cette doctrine rigoureuse de la prédestinationd qui en est le couronnement, et à quelques égards la condamnation, n’est que l’expression, fausse en logique, du sentiment le plus chrétien dans la pratique, je veux dire l’absolue dépendance vis-à-vis de Dieu de l’âme croyante, qui se donne pour obéir. Aussi étroitement unie aux exigences de la sainteté, elle m’apparaît comme le délire de la foi rêvant l’absolu. C’est une erreur, si vous le voulez, qui pourra devenir chez quelques-uns une erreur impie, mais qui ne peut être nommée, chez Calvin, qu’une sublime erreur. Mais là n’est pas la question. Le système de Calvin, fût-il encore bien plus rapproché de la vérité qu’il ne l’est à mes yeux, fût-il exempt de toute erreur, fût-il, comme il le croyait sincèrement, la vérité même, il a entrepris de l’imposer. Il n’a pas admis qu’autour de lui tout le monde ne comprît pas comme lui, ne raisonnât pas comme lui, ne conclût pas comme lui. Là fut son tort, et il est grave.
d – Tout le monde comprendra qu’il s’agit ici de la prédestination absolue formulée par Calvin lui-même, en ces termes : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle perdition. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à vie. » Inst. de la relig. chrét. Liv. III chap. XXI, 5.
La vérité est la reine des intelligences, assurément ; et quiconque croit à la vérité est un travailleur enrôlé pour l’établissement de son règne. Mais la vérité est ainsi faite, ou l’homme est ainsi fait, qu’elle ne veut et ne peut s’asseoir en lui que sur le fondement d’une libre adhésion. Dieu lui-même a placé au dedans de nous, pour la recevoir, un je ne sais quoi d’inviolable, qui fait notre grandeur en rehaussant la sienne. Si la vérité est la reine, la conscience est le trône. Voilà pourquoi ce qu’on a très bien nommé la liberté de conscience, est la condition même du règne de la vérité. Proposez la vérité, montrez-la, démontrez-la, faites-la paraître tour à tour dans l’éclat de sa beauté, dans la majesté de sa force, ou dans l’attrait de son excellence. Pressez les âmes de s’incliner devant elle pour lui rendre hommage. Mais, si vous échouez, au nom de la vérité et dans l’intérêt le plus sacré de sa gloire, souvenez-vous qu’il reste encore, chez l’adversaire le plus acharné deux choses au moins : une libre conscience à respecter ; un frère égaré à aimer.
Voilà ce que Calvin a méconnu. Dans son zèle, ici aveugle, il a voulu que les consciences adhérassent ou abdiquassent. En rappellerai-je un exemple trop célèbre, hélas ! En 1553, arriva à Genève un Espagnol, auteur d’un livre dans lequel il avait entrepris de combattre le système de Calvin, en établissant lui-même une philosophie contraire à l’Evangile. Le Réformateur le fit arrêter, voulut le forcer à rétracter ses erreurs, le livra au pouvoir séculier, dont les terribles lois punissaient de mort l’hérésie. La perspective d’une issue fatale n’ébranla pas cet infortuné. Condamné déjà par le tribunal de Vienne, condamné par toutes les Eglises de Suisse, il le fut pareillement sous l’inspiration de Calvin par le gouvernement de Genève. Il tint ferme, et, en face du bûcher, la pensée ne lui vint pas de se sauver par un mensonge. Je déteste les erreurs de Michel Servet. Le panthéisme dont il se faisait l’apôtre effronté est la négation de toute religion et de toute morale. Néanmoins, je n’hésite pas à le déclarer, le jour où il fut placé dans l’alternative de se rétracter ou de mourir, le jour où il mourut plutôt que de mentir à sa conscience, ce jour-là, la noble cause de la vérité elle-même compta au nombre de ses martyrs, Michel Servet ; au nombre de ses oppresseurs, Jean Calvin. Car, on ne saurait le dire trop hautement, tout attentat contre la liberté des convictions individuelles, est un outrage que la vérité reçoit au front et qui la déshonore. Faites la part de l’esprit du siècle, développé et entretenu par les atroces proscriptions de l’Eglise romainee ; faites la part des préjugés régnants, et auxquels même un homme de génie ne saurait toujours échapper ; faites la part des nécessités du temps et de la pression des circonstances ; faites la part de tout ce que vous voudrez : il n’en reste pas moins que les lois et les mesures par lesquelles Calvin tenta d’établir l’unité des convictions dans Genève, sont une tache à sa mémoire, et, dans son œuvre, un élément condamné d’avance, dont le temps devait faire bientôt justice.
e – L’esprit du siècle lave la conscience de Calvin, il ne lave pas sa mémoire. Le regret qu’on éprouve devant son erreur est proportionné au respect que vous inspire sa sincérité. Du reste, Calvin n’est pas le seul de qui l’on puisse parler ainsi, et son exemple me fait toujours penser à celui du chancelier Gerson, poursuivant la condamnation de Jean Huss au Concile de Constance.
Il est vrai qu’à l’uniformité des convictions, il entendit toujours donner pour complément l’uniformité de la conduite. C’est une justice à lui rendre, que ses détracteurs les plus acharnés n’ont pu songer seulement à lui refuser : jamais il n’a compris la réforme des dogmes distincte de la réforme des mœurs. La Genève qu’il avait rêvée et qu’il a employé tant d’énergie à constituer, devait être aussi sainte qu’orthodoxe. Mais ici encore, n’y a-t-il pas à distinguer entre le but et les moyens ? Dans l’Etat chrétien tel qu’il l’avait conçu, la loi de Dieu devait être la loi de l’Etat. De là ces ordonnances, réglant tous les détails de la conduite privée de chaque citoyen, prescrivant jusqu’où pouvaient aller le luxe et la dépense, imposant certaines habitudes, en interdisant d’autres ; de là ce tribunal de mœurs, appelant et jugeant des cas qui sont du ressort d’un directeur plutôt que du magistrat, et infligeant des châtiments rappelant les rigueurs de la pénitence, plus que celles des lois protectrices de la société. Tout cela était logique, j’en conviens, mais d’une logique qui condamne le système plus qu’elle ne le justifie. Il y a, en effet, dans les mœurs, un élément qui tient de si près à la conviction intérieure, qu’on se demande comment la liberté de l’une n’entraînerait pas jusqu’à un certain point la liberté des autres. Si la société a le droit de se protéger elle-même contre ceux qui la menacent, si elle a le devoir surtout de travailler à leur relèvement, peut-elle contraindre, d’autre part, à tirer les conséquences pratiques de certaines croyances déterminées, ceux à qui elle n’a pas le droit de les imposer ? N’y a-t-il pas là d’ailleurs, pour les mœurs elles-mêmes, un danger, celui de maintenir l’apparence au-dessus de la réalité, jusqu’au jour où l’équilibre vient à se rétablir violemment, par quelque catastrophe ; comme ces digues imprudentes qui ne contiennent le courant de certains fleuves, qu’à la condition de rendre le malheur de plus en plus effroyable, si elles viennent à se rompre ? N’y a-t-il pas surtout, au point de vue chrétien, un danger plus manifeste encore, celui de replacer les âmes, comme dit St Paul, sous le joug de la loi, et de les endormir dans la perfide sécurité d’une perfection relative ? Quoi qu’il en soit, il y avait là, dans l’œuvre du grand Réformateur, un nouvel élément caduc, que l’épreuve du temps ne devait pas confirmer, et qui ne pouvait que disparaître tôt ou tard dans les conquêtes d’un légitime progrès.
Ces réserves faites, et vous reconnaîtrez que je ne les ai pas atténuées, ces réserves faites, Dieu qui fait concourir toutes choses à ses fins, tirant le bien, quand il lui plaît, du mal même, Dieu, dis-je, a donné à l’œuvre de Calvin une valeur providentielle incalculable (qui le nierait ?). Et un troisième but que le Réformateur s’était proposé, a pu être atteint dans ces temps difficiles, avec un succès qui n’est rien moins qu’une des plus grandes pages de l’histoire. Au moment où l’Evangile venait d’être remis en lumière dans le monde, il a voulu faire de Genève la ville du témoignage… et il y a réussi ! Comme s’il avait pressenti qu’à la Réforme française, si longtemps et si cruellement persécutée, il faudrait pendant longtemps aussi un point d’appui et de ralliement, un refuge, une école, une forteresse enfin, assise sur un rocher ; il lui a préparé tout cela dans la ville qu’il a spirituellement fondée. Et qui oserait dire qu’en regard de la vocation exceptionnelle de la cité de Calvin, sa constitution exceptionnelle n’ait pas été dans les vues de Dieu ? Despotiques à plus d’un égard et par là même dangereuses dans leur principe, les institutions du Réformateur ne vous apparaissent-elles pas ici comme une sorte de dictature providentielle ? — Eh ! que fût-il advenu de ce troupeau dispersé des Eglises de France ; que fût-il advenu de ces brebis livrées tous les jours à la boucherie, si les regards n’avaient pu se tourner en tout temps et de tout lieu vers cette ville située sur la montagne ? Là, du moins, et jusque dans les jours les plus sombres, l’étendard flottait toujours haut élevé. Derrière ces remparts spirituels, construits d’une main si ferme, on savait qu’étaient les quartiers du Dieu Fort, le lieu Saint, la haute Retraite. Genève, c’était le port dans la tempête, c’était la terre promise sur les confins du désert. Y penser seulement, c’était le relèvement et l’espérance ; y débarquer, c’était la délivrance même. Et combien ont répété dans leur cœur le cri de ce réfugié : « Qu’on est heureux de voir en cette ville si belle liberté ! » Puis, où venait se recruter la sainte armée de ceux qui combattaient, au péril de leur vie, à la tête de ce pauvre peuple écrasé par le nombre ? D’où partaient chaque année tant de pasteurs voués d’avance au martyre ? Où se formaient tous les jours tant de grands caractères, tant de nobles courages ? Recueillant d’une main les blessés, de l’autre envoyant les héros dans la mêlée, si Genève fut le refuge de la Réforme persécutée, elle n’en fut pas moins la place d’armes. Aussi, pendant cette effroyable guerre de deux siècles, faite au peuple de Dieu dans la terre que nous avait donné Calvin, qui dira jamais ce que la ville de Calvin a enfanté pour elle de courage, de dévouement, de sainte persévérance ? Qui dira ce qu’elle y a prévenu de défaillances et empêché d’écrasements ? La lamentable expérience de l’Espagne et celle de l’Italie, sont là pour le laisser entrevoir. « Genève dura par sa force morale, dit un historien aussi ennemi que personne de toute contrainte moralef. Point de territoire, point d’armée ; rien pour l’espace, le temps, ni la matière ; la cité de l’esprit, bâtie sur le roc de la prédestination. Contre l’immense et ténébreux filet où l’Europe tombait par l’abandon de la France, il ne fallait rien moins que ce séminaire héroïque. A tout peuple, en péril, Sparte, pour armée, envoyait un Spartiate. Il en fut ainsi de Genève… Et maintenant, commence le combat ! Que par en bas Loyola creuse ses souterrains, que par en haut l’or espagnol, l’épée des Guises éblouissent ou corrompent ! Dans cet étroit enclos, sombre jardin de Dieu, fleurissent pour le salut des libertés de l’âme, ces sanglantes roses sous la main de Calvin. S’il faut quelque part en Europe un homme pour brûler ou rouer, cet homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en louant Dieu et lui chantant ses psaumes ! »
f – Michelet.
D’ailleurs, et toujours en nous plaçant au point de vue providentiel, l’œuvre de Calvin, par ses imperfections mêmes, n’était peut-être pas moins nécessaire en un autre sens. Nous assistons aujourd’hui à l’épanouissement encore un peu tumultueux de toutes les libertés. Nous voyons cet arbre destiné à abriter un jour toutes les sociétés humaines, plonger laborieusement ses racines dans le sol, à la fois, et étendre au loin ses branches déjà couvertes de fleurs et de fruits. Mais l’arbre a commencé par être un germe, et tout germe, pour se développer avec énergie, doit commencer par être, durant un temps, vigoureusement protégé, retenu même. Une éclosion prématurée, est un avortement. Qui ne voit, par exemple, que Dieu, dans sa sagesse, assurait pour l’avenir le libre épanouissement de son royaume en Jésus-Christ, quand il commençait par en envelopper le premier germe sous la rude écorce du mosaïsme, bien plus propre, semblait-il cependant, à en comprimer qu’à en favoriser le développement ? Je me demande si la république de Calvin n’a pas été appelée de nos jours à un rôle tout semblable. Un homme aussi peu calviniste que profond observateur de l’histoire, M. de Bunsen, a dit de notre grand Réformateur une parole qui m’a longtemps étonné, et toujours beaucoup frappé. Il a proclamé Calvin le fondateur des libertés modernes ! Historiquement, cela est vrai. Les nations qui marchent aujourd’hui en tête de l’humanité dans cette noble conquête de l’esprit moderne, sont précisément celles qui ont subi jadis le plus profondément l’influence de Calvin : l’Amérique, l’Ecosse, l’Angleterre, la Hollande et Genève surtout. Mais comment cela s’explique-t-il ? Ne serait-ce point parce que l’étroite et sévère discipline sous laquelle il plaçait la conscience des individus et celle des nations, a assuré, en le contenant, le normal développement des précieux germes de liberté que la Réformation du 16me siècle recelait très légitiment dans son sein ? Nous retrouvons ici, sous une nouvelle face, l’analogie que je vous présentais au commencement de ce discours : Calvin est notre Moïse. C’est dire, sans doute, qu’il a été dans les mains de Dieu l’instrument d’une œuvre dont nous relevons, et dont la portée providentielle est loin d’être épuisée ; mais c’est dire aussi que nous ne devons relever de lui que dans un esprit de libre transformation, comme la grâce relève de la loi, et l’esprit de la lettre ; c’est dire que, dans l’héritage qu’il nous a légué, il y a une enveloppe à rejeter et un fruit à recueillir, un corps à saisir sans nous cramponner aux ombres du passé, des choses vieilles à laisser derrière nous, pour aspirer sans cesse à celles qui sont devant nous.
Cela nous conduit à jeter un regard, en terminant, sur ce qu’il nous reste à conserver de la pensée et de l’œuvre de notre grand Réformateur. Comment nous poser cette question, sans donner essor au sentiment qui remplit nos cœurs ?… Genève subsiste ! Au milieu de ce renouvellement incessant de toutes choses ici-bas, et tandis que la figure de ce monde passe avec une si effrayante rapidité, la ville de Calvin, la ville de nos pères, est encore debout, encore libre, encore indépendante, encore prête pour accomplir une nouvelle destinée, à dire au Seigneur : Que veux-tu que je fasse ? Depuis trois siècles déjà, Calvin est allé à Dieu ; et Genève est encore aujourd’hui Genève ! Cette génération la verra-t-elle s’en aller à son tour ? Une chose me rassure. C’est que, depuis trois siècles, chacune des générations qui se sont succédé dans ses murs, a pu se poser, avec la même angoisse, la même question. Et toujours Dieu l’a gardée ! « Celui qui est en haut, le Maître des batailles, a bien fait voir que dans leur pieux langage nos pères ne l’avaient pas en vain nommé leur Patron.
Arrière le doute ! Je me le reprocherais presque à l’égal d’une trahison.
Et cependant, je ne me dissimule point qu’il règne autour de nous, pour quiconque observe, des symptômes singulièrement alarmants. Vous les signalerai-je ? Ce ne sont plus aujourd’hui, comme à d’autres époques, des ennemis en chair et en os qui menacent surtout ; ce sont des ennemis invisibles et insaisissables ; ce sont, pour parler avec St Paul, des puissances spirituelles qui se meuvent dans les airs ; c’est un certain abaissement des âmes qui s’engourdissent insensiblement dans la matière ; c’est un certain esprit de relâchement et d’abandon de soi-même, qui sent je ne sais pourquoi l’étranger.… je n’ai pas le cœur d’en dire davantage.
Hommes frères, que ferons-nous ?
Il y a trois choses qui ont formé l’ambition de Calvin pour Genève, et ces trois choses, entendez-le bien, ne sont ni la prospérité matérielle, ni l’imitation des grands pays, ni le renom d’une ville de plaisir ; ce sont des convictions, des mœurs, du zèle. S’il y a encore à Genève un peuple de Dieu, et il y en a un, voilà la triple ambition que je lui propose encore aujourd’hui. Voilà le programme qui, réalisé dans un esprit de liberté, peut assurer encore à Genève sa place et sa belle place dans l’avenir.
Des convictions : — ce fut, nous l’avons dit, la première ambition du Réformateur pour sa patrie d’adoption. Il savait que, les nations, comme les individus, ne vivent de ce qui s’appelle vie que par la foi ; il savait que, pour tenir ferme, il faut être comme voyant Celui qui est invisible. A Dieu ne plaise que je vous propose, comme il l’avait tenté, une foi à imposer, fût-elle à mes yeux la seule désirable ! A Dieu ne plaise que je vous dise : Prenez toute faite la doctrine de Calvin, pour y soumettre aveuglément votre âme ! Mais je vous dirai : Faites mieux. Faites comme Calvin lui-même avait fait. Puisez à la source où il avait puisé. Sondez ces Ecritures que Dieu nous a données pour nous révéler les choses que l’œil ne peut voir, et nous rendre témoignage de ce qu’il est. Enquérez-vous diligemment, et ne vous donnez trêve ni repos, jusqu’à ce que vous ayez trouvé, aux besoins éternels de vos âmes, une réponse divine, ferme comme le rocher des siècles, et que vous puissiez appeler du nom sacré de vérité. Rappelez-vous que le premier de [tous les dogmes est qu’il y a une vérité. Or, savez-vous bien que c’est ce dogme-là précisément qu’aujourd’hui l’on conteste ? Jadis on discutait au nom de la vérité diversement entendue. Il était réservé à notre siècle de voir formuler cette monstrueuse théorie que la vérité n’existe que dans le travail même et les aspirations de ceux qui la poursuivent ; en sorte que le but suprême de la vie humaine, si ce n’est pas une dérision que d’appeler encore cela un but, le but suprême de la vie humaine reviendrait à ceci : chercher, mais chercher dans le vide ! chercher, mais chercher pour chercher ! Voilà ce qu’ont su trouver, dans leur sagesse, les sages, de ce jour. A celui qui a faim, ils ont dit : nourris-toi de ta propre faim ; et à celui qui à soif : penche-toi vers ta soif, c’est tout ce qu’il te reste pour te désaltérer ! Voilà le dernier mot de tous ces systèmes flatteurs et insinuants, qui font invasion aujourd’hui jusque dans l’Eglise. Il me semble quelquefois, quand j’y pense, que j’assiste aux funérailles de l’âme humaine, et que sur la tombe de tout ce qu’il y a de pur, de grand, de vivant ici-bas, je ne sais quel prêtre déguisé de la matière, vient jeter des fleurs avec le sourire fin d’une satanique ironie. Ah ! mes Frères, en face de ces morbides et mortelles séductions adressées à l’orgueil de la raison, je voudrais prendre la trompette de Dieu, pour jeter au milieu de vous ce cri d’alarme de l’Apôtre : Réveille-toi, toi qui dors et te lève d’entre les morts, et Christ t’éclairera ! Oui ! Christ, et non les sages de ce monde. Oui ! le vieil Evangile, et non les désolantes nouveautés d’une science faussement ainsi nommée. Ce n’est pas en proposant les inventions de leur esprit, que nos Réformateurs ont remué le monde. C’est en remettant en lumière avec une admirable sincérité, cette antique folie de la croix qui a été, qui est et qui sera, jusqu’à la fin des siècles la sagesse même de Dieu, et sa puissance à salut pour ceux qui croient. Des convictions solidement assises sur le seul fondement qui ait été posé d’en haut : Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié ! Des convictions humbles, profondes, énergiques ! Voilà ce que nous demande avant tout le salut de notre chère Eglise dans les temps difficiles qu’elle est appelée à traverser.
J’ai dit, en second lieu, des mœurs : — c’était la seconde ambition de notre grand Réformateur ; il avait voulu faire de Genève, avons-nous dit, une ville sainte, non moins forte par la vie que par la foi. Et comment ce qui était son ambition ne deviendrait-il pas l’aiguillon de notre conscience aujourd’hui ? Jetez les yeux autour de vous. Quelle Genève a remplacé l’ancienne ? Est-ce bien ici la cité de nos pères, la ville austère aux stoïques vertus ? Je vois une ville parée, mais parée en courtisane. Je vois le luxe et la mollesse faire tous les jours de continuels progrès. Je vois des cercles d’insensés, qui se moquent des choses saintes, et crient ouvertement : Mangeons et buvons, car demain nous mourrons, (se trompant d’un jour toutefois, car ils sont bien morts aujourd’hui.) Je vois une jeunesse sans principes comme sans enthousiasme, donnant à la fois l’exemple de toutes les lâchetés et de tous les débordements. Je vois d’infâmes agents de corruption, exerçant ouvertement et impunément leurs infâmes séductions. Je vois se multiplier… Je vois jusque dans nos rues… Je vois des choses que je ne veux pas voir et que je ne veux pas dire ! Que ferons-nous ici, mes Frères ? Autrefois on les aurait jetés en prison, ces pécheurs scandaleux, on les aurait chassés de la ville, on les aurait contraints du moins d’aller cacher leur honte ailleurs. Aujourd’hui, je n’ai qu’une chose à vous dire : Surmontez le mal par le bien. Où le péché abonde, faites en sorte que votre sainteté personnelle surabonde par l’effort d’une fidélité d’autant plus exemplaire. Contre l’entraînement général, nous n’avons plus que la protestation de notre vie à faire entendre ; et pour refouler ces ténèbres qui nous envahissent, nous n’avons d’autres armes que ce que l’Evangile appelle la lumière de nos bonnes œuvres. Cela aussi est un progrès. Mais à quelle condition, grand Dieu !… Cela aussi vaut mieux que les ordonnances de Calvin : après la contrainte, la liberté ; après les lisières de l’enfant, la ferme allure de l’homme fait… qu’ai-je dit ? Nos ancêtres, les enfants, et nous, les hommes ! Ah ! comprendrons-nous ce que les légitimes conquêtes du temps nous imposent ; comprendrons-nous ce que le Seigneur attend de nous aujourd’hui, si nous voulons faire régner encore parmi nous cette justice qui seule élève les nations ?
Si nous le comprenons, notre foi et notre fidélité auront pour conséquence naturelle et pour couronnement notre zèle : — Calvin avait voulu faire et il a fait de Genève, dans le passé, la ville du témoignage. Comme le proclame notre belle devise, passés des ténèbres à la lumière, nous avons une mission dans le monde : celle d’y tenir haut élevé le flambeau de l’Evangile, et d’y répandre au loin la clarté bénie du soleil de justice. Nos pères l’avaient senti, et là fut, non seulement la gloire, mais je dis avant tout la raison d’être de leur Genève dans l’histoire. Les temps sont changés, et cette cité, qui a pu être appelée sans exagération la Rome protestante, a ouvert aujourd’hui ses portes à cette autre Rome que fuyaient jadis ceux qui lui ont valu cette gloire. Ne le regrettons pas, mes Frères. Il fallait une forteresse à la Réforme aux jours de la persécution : Dieu lui-même lui donnait alors ses remparts. Mais, la paix venue, Dieu lui-même les a renversés. Aussi bien, c’est par le plus héroïque dévouement, c’est au prix de tous les sacrifices, souvent au prix de leur vie, que nos ancêtres rendaient leur témoignage. Autres temps, autres devoirs. Elles avaient leurs terribles épreuves, sachez-le bien, les glorieuses conditions du passé. Encore un coup, ne les regrettons pas trop. Comprenons plutôt ce que les nouvelles conditions du présent nous imposent. Ces adversaires d’autrefois, que nous accueillons en frères, nous leur devons les bienfaits de cet Evangile pour lequel ils nous persécutaient jadis. Quand ce ne serait pas notre premier devoir de chrétiens, quand ce ne serait pas notre premier intérêt de citoyens, quand ce ne serait qu’un juste retour du mal qu’ils nous ont fait, nous leur devrions encore ce bien. Oui ! aimons-les, aimons-les en Christ, aimons-les pour la vie éternelle, aimons-les pour leur rendre, aimable cet Evangile qui est leur salut en même temps que le nôtre. Oh ! si nous pouvions, un jour n’avoir ensemble avec eux qu’un cœur et qu’une âme, pour adorer avec eux le même Dieu et le même Sauveur dans un même Esprit !… Dieu ne nous les donne-t-il pas pour cela ? Mais si nos portes se sont ouvertes, ce n’est pas seulement pour que nous accueillions plus largement ceux que le Seigneur nous envoie ; c’est aussi, n’en doutez pas, pour que nous sortions plus librement à la recherche de ceux qui demeurent au dehors. Le champ, c’est le monde. Eh ! n’entendez-vous pas au près, au loin, la voix de ceux qui périssent et qui nous crient au secours ? N’entendez-vous pas l’appel de tant de frères isolés qui nous conjurent de les visiter ? N’entendez-vous pas le soupir de ces multitudes innombrables qui croupissent dans les ombres de la superstition ou dans les ténèbres du paganisme, et la voix de Dieu qui nous crie : Comment invoqueront-ils Celui en qui ils n’ont point cru ? Et comment croiront-ils en Celui de qui ils n’ont point entendu parler ? Et comment en entendront-ils parler s’il n’y a quelqu’un qui leur prêche ? Et comment prêchera-t-on sinon qu’il y en ait qui soient envoyés ainsi qu’il est écrit : Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent la paix, les pieds, dis-je, de ceux qui apportent de bonnes nouvelles ? N’entendez-vous pas le monde enfin, qui nous demande des messagers de salut ?
Ah ! ne nous y trompons pas : les temps que nous traversons sont des temps solennels, et ce jour-ci, très particulièrement, est un jour solennel. Le ciel et la terre ont les yeux sur nous. Une grande attente nous concerne. Si nous y répondons, je vois devant nos pas s’ouvrir une nouvelle carrière de bénédictions plus large encore et plus brillante que la première ; je vois, pour l’inaugurer, une nouvelle consécration d’en haut prête à descendre comme le Saint-Esprit sur nos têtes. Si nous y manquons, au contraire, je vois Genève, la Genève de nos pères, la Genève de nos cœurs, la Genève chrétienne, celle qui a vécu trois siècles par la grâce de Dieu, et à la louange de sa gloire ; je la vois, dis-je, descendre rapidement dans le tombeau de la prospérité matérielle… Je vois le ciel se fermer sur elle… et nous avons aujourd’hui prononcé son oraison funèbre !
O Dieu, Dieu de nos pères, Dieu des vivants, écarte cette crainte fatale. Nous voici pour faire ta volonté. Montre-nous ce que tu attends de nous ; et, quel que soit notre nombre, quels que soient les obstacles ou les difficultés, donne-nous de tenir ferme jusqu’à la fin, comme voyant Celui qui est invisible ! Amen !