Mais voici qu’entre-temps ont surgi des esprits dotés d’une témérité qui fait fi de Dieu, des hommes dont on désespère du salut et qui sont une douleur pour tous. La faiblesse de leur propre nature leur sert de mesure pour jauger la nature puissante de Dieu. Loin de se dilater eux-mêmes jusqu’à l’infini en croyant aux réalités infinies, ils enferment ce qui est sans limite dans les bornes étroites de leur intelligence. Ils se croient les arbitres de la religion, alors que le cœur de la religion, c’est le devoir de l’obéissance. Oublieux d’eux-mêmes, indifférents aux réalités divines, ils se posent en réformateurs des lois !
Je m’abstiendrai de parler des élucubrations parfaitement saugrenues de la plupart des hérétiques ; toutefois, il en est à propos desquels je ne garderai pas le silence, d’autant que le sujet traité m’en fournit l’occasion.
Certains altèrent à tel point le mystère auquel adhère une foi fidèle à l’Evangile, qu’ils refusent la naissance du Fils unique de Dieu, tout en professant avec ferveur l’unité divine[2]. Selon eux, il y aurait « extension » de Dieu jusqu’à l’homme, et non pas descente : celui qui est devenu fils de l’homme dans le temps, en assumant la chair, n’avait pas toujours été auparavant, et n’est pas Fils de Dieu : Dieu ne peut pas naître de l’homme, mais le semblable vient du semblable. Et pour maintenir tout à la fois un enracinement réel de Dieu dans la chair et ce qu’ils pensent être la foi inviolable en un seul Dieu, ils supposent une « extension » du Père jusque dans la Vierge, ce qui leur permet de prétendre que celui-ci lui soit né en tant que fils.
[2] L’hérésie du sabellianisme.
D’autres, au contraire, s’appuyant sur le fait qu’il n’y a de salut que dans le Christ qui « au commencement était le Verbe Dieu, près de Dieu », rejettent sa naissance et confessent seulement la « création » du Fils[3]. Ils craignent que parler de « naissance » soit une atteinte à la vérité de Dieu ; mais ce mot de « création » qu’ils emploient, enseigne sa fausseté, puisqu’il laisse entendre à tort la foi dans la génération du Dieu unique, sans toutefois échapper au mystère : mais en remplaçant ce véritable nom de « naissance » par l’expression « création » qui retient l’adhésion de leur foi, ils ne rendent pas compte de la vérité du Dieu unique. Cette substitution, qui est leur création, n’arrive pas à traduire la perfection de la Divinité que le terme de « naissance » ne rendait pas, selon eux, à la Vérité.
[3] L’école d’Arras.
Mon âme brûlait donc du désir de répondre à leurs égarements. Elle avait ceci bien présent à l’esprit : la voie qui conduit au salut, c’est non seulement de croire en Dieu, mais en Dieu le Père ; c’est non seulement d’espérer dans le Christ, mais dans le Fils de Dieu ; c’est non seulement de mettre sa confiance dans une créature, mais en un Dieu Créateur, né de Dieu.
Avec l’aide de l’annonce des prophètes et des évangiles, nous nous hâtons de confondre la folie et l’ignorance de ceux qui, tout en proclamant l’unité de Dieu la seule profession de foi valable et rendant honneur à Dieu, ou bien refusent la naissance du Christ Dieu, ou bien prétendent qu’il n’est pas vrai Dieu. A les en croire, la « création » d’une créature puissante respecterait le mystère de la foi en un seul Dieu, puisque la « naissance » de Dieu entraîne la piété des fidèles en dehors de la foi en un Dieu unique !
Mais nous, instruits par Dieu à ne pas confesser deux dieux, ni un Dieu solitaire, nous apportons la preuve de l’annonce de l’évangile et des prophètes pour reconnaître Dieu le Père et Dieu le Fils, car selon notre foi, l’un et l’autre sont un seul Dieu, mais non pas une seule personne : le Père et le Fils ne sont pas la même personne, l’un n’est pas vrai Dieu et l’autre faux Dieu ; car Dieu étant né de Dieu, cette naissance ne permet pas de dire que le Fils est le Père, ni qu’il est un autre Dieu.
Et vous que l’ardeur de la foi et le désir de connaître une vérité ignorée du monde et des sages de ce monde incitent à me lire, souvenez-vous qu’il vous faut rejeter les idées sans fondement et sans consistance de ces esprits terrestres ; vous devez élargir les sentiers étroits d’une manière de voir imparfaite, par une attente ouverte à Dieu de ce que nous allons vous dire. Vous avez besoin, en effet, des pensées nouvelles d’un esprit régénéré pour que le don divin reçu du ciel illumine la conscience de chacun. Il vous faut au préalable, comme l’enseigne Jérémie, appuyer votre foi sur le fondement solide (substance) de Dieu[4], afin qu’en entendant parler de la substance de Dieu, vous orientiez vos pensées vers ce qui est digne de cette substance divine ; oui, vous devez vous laisser guider non par vos propres conceptions, mais par le fait que Dieu est infini.
[4] Jérémie 23.22, cité selon la Septante. Le mot grec signifie à la fois fondement et substance.
Bien qu’il soit conscient : d’être devenu « participant de la nature divine », comme le dit le bienheureux Apôtre Pierre dans sa seconde épître (2 Pierre 1.4), le lecteur n’ira pas juger de la nature de Dieu d’après les lois qui régissent sa propre nature, mais il pèsera avec soin la révélation divine, selon les merveilleuses assurances que Dieu nous donne à son sujet.
Car un lecteur parfait cherche à comprendre ce qu’il lit à partir du texte lui-même, sans y projeter son opinion personnelle ; il se reporte à ce texte plutôt qu’il ne lui apporte, il ne lui impose pas un contenu qu’avant toute lecture il présumait en être le sens véritable.
Aussi, puisque nous devons parler de Dieu, posons pour principe que Dieu se connaît lui-même, et nous nous conformerons à ses paroles avec un saint respect. Car celui qui ne peut être connu que par lui-même, est pour lui-même le seul témoin digne de foi.
Lorsque nous traiterons de la nature de Dieu et de sa naissance, nous apporterons alors des exemples et des comparaisons. Que personne ne croie qu’ils expriment la perfection absolue du rapport qu’ils ont avec ce qu’ils expliquent. Aucune comparaison ne peut s’établir entre Dieu et les réalités terrestres. Mais la faiblesse de notre intelligence nous oblige à chercher certaines images des êtres inférieurs pour en faire le symbole des réalités supérieures ; de la sorte, l’évocation des objets qui nous sont familiers conduira notre esprit de la connaissance qui nous vient par les sens, à la conception de réalités qui échappent aux sens.
Toute analogie est donc plutôt utile à l’homme que proportionnée à Dieu : elle suggère l’intelligence du mystère, mais ne l’épuise pas. Ne nous imaginons pas que ces analogies établissent une égalité entre les substances charnelles et la nature spirituelle, entre les réalités invisibles et les êtres palpables. Inévitables, vu la faiblesse inhérente à l’intelligence humaine, elles ne méritent pourtant pas le reproche d’offrir un exemple insatisfaisant. C’est pourquoi nous continuerons à parler de Dieu à l’aide des paroles de Dieu, tout en fournissant à notre intelligence des images provenant de notre propre fonds[5].
[5] Sur l’emploi des analogies à propos de Dieu, comparer avec IV, 2 et VII, 28-30.