Où l’on traite
de la nature de l’homme,
de sa fin, de ses perfections,
de ses devoirs et de ses forces.
Où l’on donne une idée générale de la bassesse et de la misère de l’homme, qui sont les premières de ses qualités qui frappent notre esprit.
Il est certain que l’homme paraît être peu de choses, lorsqu’on juge de lui, par les préjugés des sens. Peu s’en faut qu’on ne le trouve incapable de vertu, lorsqu’on considère son abaissement, et incapable de bonheur lorsqu’on réfléchit sur sa misère.
La petitesse de son corps est la première qui se présente aux yeux : l’Écriture nous la marque en nous disant : que l’homme a son fondement dans la poudre, qu’il habite dans un tabernacle d’argile, et qu’il est consumé à la rencontre d’un vermisseau. Et la nature nous la fait d’ailleurs si bien connaître, qu’il est impossible à notre orgueil de la contester. Il est vrai que comme nous nous sommes accoutumés à mesurer tout par rapport à nous-mêmes, nous sommes en possession de nous regarder comme le centre de perfection, et de trouver trop grands ou trop petits les corps qui nous environnent, selon qu’ils s’approchent ou qu’ils s’éloignent de la grandeur du nôtre ; mais vous n’avez qu’à changer d’état, ou voir les choses par d’autres yeux que les vôtres, ou les considérer dans un sens d’opposition pour vous désabuser à cet égard. Montez sur une montagne, et dites-moi ce que c’est que la grandeur des hommes qui paraissent dans la plaine. Supposez que les corps célestes fussent animés d’un esprit comme le vôtre, et qu’ils eussent des yeux pour vous regarder, et dites-moi ce que votre corps leur paraîtrait ; ou comparez les dimensions de ce corps à ces vastes sphères, dont vous êtes environnés, à ces mondes mobiles et lumineux que la main du Créateur semble avoir semés autour de vous, pour mieux vous convaincre de la petitesse de ce tabernacle de poussière, où vous habitez. La faiblesse de l’homme est proportionnée à sa petitesse, et sa bassesse l’est à sa faiblesse ; et l’une et l’autre était dans l’esprit du prophète, lorsqu’il s’écrie, parlant à Dieu : Montreras-tu ta force contre une feuille, que le vent emporte ? (Job 13.25) ou dans l’esprit du psalmiste, lorsqu’il disait par une espèce d’hyperbole remplie de sens et de vérité : Que si l’on pesait l’homme avec le néant, on trouverait que le néant pèse plus que l’homme. (Psaumes 62.9)
On peut dire, en effet, que le néant environne l’homme de tous côtés. Par le passé il n’est plus, par l’avenir il n’est pas encore, et par le présent en partie il est, et en partie il n’est point. En vain il tâche de fixer le passé par le souvenir, et d’anticiper sur l’avenir par l’espérance, pour pouvoir se faire un présent plus étendu, c’est une fleur que le matin voit éclore, qui flétrit sur le midi, et qui sèche sur le soir. L’homme, considéré dans ses divers états, est une créature constamment misérable, qui trouve, comme dit fort bien un ancien, le péché dans sa conception, le travail dans sa naissance, la peine dans sa vie, et le désespoir d’une inévitable nécessité dans sa mort.
Tous les âges lui apportent quelques faiblesses ou quelques misères particulières ; l’enfance n’est qu’un oubli et une ignorance de soi-même ; la jeunesse qu’un emportement durable, qu’une longue fureur ; et la vieillesse qu’une mort languissante sous les apparences de la vie, tant elle est suivie d’infirmités.
Il y a peu de choses qui l’environnent qui ne lui annoncent sa fin ; il trouve les principes de cette mort, qu’il redoute par-dessus toutes choses, et dans l’air qu’il respire, et dans les aliments qu’il reçoit, et dans les sources de sa vie qui se consume elle-même ; et telle est sa destinée qu’après avoir évité les plus grands périls, les embrasements, les naufrages, les maladies, il trouve enfin toutes ces prétendues délivrances terminées par la mort. Son corps est le centre des infirmités, son esprit est rempli d’erreurs, et son cœur d’affections peu réglées. Il souffre et par la considération du passé qui ne peut être rappelé, et par celle de l’avenir qui est inévitable. En vain il voudrait s’arrêter pour avoir le loisir de goûter quelques douceurs qui se présentent sur son chemin, le temps est comme un tourbillon qui l’emporte, inexorable à ses regrets et à ses plaintes. Seuls, nous ne saurions soutenir la vue de nous-mêmes et de la nécessité qui est imposée aux agréments du monde de passer dans un instant. Unis avec les autres par la société, nous ne faisons, pour ainsi dire, que nous multiplier en d’autres nous-mêmes, pour participer davantage à la commune misère du genre humain.
C’est une chose bien douloureuse à une créature, qui s’aime tant elle-même, de se voir mourir continuellement, et de ne sentir la vie qu’à mesure qu’elle la perd. L’enfance est morte pour la jeunesse, celle-ci pour la maturité de l’âge, cette dernière pour l’âge avancé, et celui-ci pour l’extrême vieillesse. Nous sommes morts à l’égard de tant de personnes bien-aimées, que nous avons perdues, à l’égard de plusieurs agréments et de plusieurs avantages qui suivant la destinée du monde, se consument par leur propre usage, sans qu’il nous en reste qu’un léger souvenir, incapable de nous satisfaire, et très propre à nous tourmenter.
Quand la vie de l’homme serait bien longue, le bonheur attaché à cette vie ne serait pas considérable ; et quand la félicité que nous trouvons ici-bas, serait aussi pleine qu’elle est défectueuse, elle serait peu de chose, devant être enfin terminée par la mort. Que sera-ce donc, lorsqu’on est convaincu et du peu de réalité de ces avantages et de la brièveté de la vie, qui est telle que si nous voulons dire les choses comme elles sont, à peine suffit-elle pour nous donner le loisir de régler nos affaires, de prendre congé les uns des autres, et de faire, comme il faut, notre testament.
L’homme, qui est naturellement convaincu de ces vérités, cherche le moyen de se consoler de ses malheurs, auxquels la qualité d’homme l’expose. Il évite dans ce dessein de se représenter à lui-même, ou de se faire valoir aux autres sous cette qualité. Il ne veut être regardé, que comme étant revêtu de quelques avantages extérieurs, qui sont la différence des conditions, et la distinction des personnes. Mais s’il y a autant de dignité dans l’homme que la religion nous en fait entrevoir, il y aurait plus de fondement mille fois à se faire valoir par les qualités qui nous sont communes, que par celles qui nous distinguent. Et si au contraire il y a autant d’honneur à posséder ces avantages extérieurs, que le monde voudrait nous le persuader, il faut que l’homme, en lui-même soit très peu de chose ; ce que nous ne pouvons penser sans trahir, non seulement l’honneur de notre nature, mais encore les sentiments de notre vanité.
On pourrait, ce me semble, définir l’homme du monde, qui pour se guérir, ou se consoler de sa pauvreté et de sa misère naturelle, aime à se revêtir de biens imaginaires, un fantôme qui se promène parmi les choses qui n’ont que l’apparence. J’appelle un fantôme, non l’homme de la nature, composé d’un corps et d’une âme, que Dieu a formée, mais l’homme de la cupidité, composé des songes et des fictions de son amour-propre. J’appelle les choses qui n’ont que l’apparence (et cela après le psalmiste) les avantages que le monde recherche avec tant de passion, ces grands vides remplis de notre propre vanité, ou plutôt ses grands riens qui occupent un si grand espace dans notre imagination déréglée.
Pénétrons bien dans ces apparences, qui nous avaient d’abord parues si tristes, et nous trouverons que nous avons sujet de nous consoler ; mais pour trouver ce que nous désirons, il faut chercher l’homme dans l’homme, et non dans ces différences extérieures que la cupidité recherche avec tant de passion. Car ce n’est pas le dessein de Dieu d’élever un homme, ou un certain ordre d’hommes, à un bonheur qui lui soit propre. La cupidité vous trompe dans le premier pas qu’elle vous fait faire dans la recherche du bien suprême ; vous cherchez un bonheur particulier, une gloire distinguée ; tant pis pour vous, si vous le trouvez, puisque le véritable bien, auquel vous devez aspirer, est une félicité commune, et qui doit être participée par une infinité de créatures, qui doivent composer la famille de Dieu.
Mais si l’homme du monde est composé de biens et de perfections imaginaires, où est-ce qu’on trouvera sa dignité réelle et ses véritables avantages ? C’est ce qu’il faut voir présentement ; et pour cet effet, il me semble que nous ne ferons point mal de continuer à regarder l’homme comme un fantôme, et de considérer sous cette idée non seulement cet homme de la cupidité, qui s’est fait lui-même, mais encore cet homme de la nature, que nous avons considéré jusqu’ici comme ouvrage de Dieu, et que nous regarderons désormais comme n’ayant point d’origine, ni de principe, qui nous soient bien connus.