Aonio Paleario, étude sur la Réforme en Italie

II
1530-1538

Sienne. Esquisse de son histoire et de son gouvernement. Impressions de Paleario. Voyage à Padoue. Bembo, Lazaro Bonamici. Troubles en Toscane. Triste état de Sienne. La famille Bellanti. Procès d’Antonio Bellanti. Plaidoyer de Paleario. Second séjour à Padoue. Les Espagnols à Sienne. Poème de l’Immortalité de l’âme. Quelques citations. Félicitations de Sadolet. Etablissement à Colle de Val d’Elsa. Acquisition de Cecignano. La fontaine Aganippe. Pierre Vettori. Luc de Volterra. Mariage de Paleario. Eloge de la théologie. Renaissance et Réforme.

Le voyageur qui suit la route de Rome à Florence, entre les lacs volcaniques de l’ancienne Etrurie, et la Maremme dont l’aspect jette l’âme dans une indicible tristesse, voit se dresser au loin sur les plateaux de l’Apennin, ondulant à l’œil comme les flots de la mer, une ville ceinte de murs, hérissée de tours que domine un beffroi aussi léger qu’une flèche gothique. Cette ville est Sienne, la république gibeline, la rivale de Florence et de Pise, dont la cathédrale de marbre avec son pavé de mosaïque et ses mystérieuses sibylles, le Vieux-Palais, le Campo célébré par Dante, rappellent l’antique splendeur, et qui, dans les vicissitudes de son histoire, tour à tour souveraine ou sujette, a gardé son fier écusson, la louve allaitant deux jumeaux, et sa devise écrite en lettres d’or sur la loge de la seigneurie : Libertas ! Les révolutions partout empreintes sur le sol de l’Italie n’ont rien changé à l’aspect de Sienne, telle aujourd’hui qu’aux jours d’Æneas Sylvius Piccolomini, l’habile secrétaire du concile de Bâle, devenu pape sous le nom de Pie II, et du poète byzantin, Marullo Tarcagnota, qui l’a si bien chantée : — « Fille de l’antique Remus et mère d’une noble postérité, Sienne, délices de l’Italie ! … que dirai-je des basiliques, des palais, des statues de marbre et d’airain qui ornent tes places ? Oublierai-je ton double forum, tes voies sacrées et les libres institutions dont jouissent tes citoyens, appelés tour à tour à obéir et à commander ? Me tairai-je enfin sur les richesses de ton sol, les tributs de tes colonies, et le génie de tes enfants sensibles aux plus nobles jouissances de l’art et de la poésie ? … Puissent la concorde et la paix te prodiguer à l’envi leurs trésors, comme la fontaine de Branda le tribut de ses eaux qui ne tarissent jamaisa ! » Cet hommage d’un exilé à la république qui l’avait généreusement accueilli, ne doit pas faire oublier l’amère invective de Dante contre la vanité des Siennoisb, et le jugement sévère de Montaigne qui résume d’un trait leur histoire : « Sienne, de tout temps en partialité, se gouverne plus follement que ville d’Italie. »

a – Valery, Voyages historiques et littéraires en Italie, édit. in-4°, p. 520.

b – Ed io dissi al poeta : or fu giammai
Gente si vana come la sanese ?
Certo non la francesca si d’assai.
      (Inferno, cant XXIX.)

La lutte des républiques italiennes, sous les bannières opposées des Guelfes et des Gibelins, est un des plus brillants épisodes. du moyen âge. Sienne arbora de bonne heure la bannière gibeline, et la victoire de Monte-Aperto sur les Florentins (1260) la rendit un moment l’arbitre de la Toscane. Elle ne fit dès lors que déchoir et, durant trois siècles, ses annales n’offrent plus qu’une lamentable succession de discordes et de crimes qui devaient aboutir à sa ruine. Sur ce fond sombre de révolutions se détachent çà et là quelques figures qui rappellent, non sans charme, les antiques vertus. L’empereur Frédéric III s’étant rendu à Sienne, en 1451, pour y chercher sa fiancée Eléonore de Portugal, l’évêque Æneas Sylvius l’amena au-devant de lui jusqu’à la porte Camollia. La princesse était accompagnée de quatre cents dames siennoises renommées pour leur vertu et leur beauté. Parmi elles brillait Onorata Saraceni. Ses compagnes lui ayant reproché d’être vêtue trop simplement, elle répondit que les dames de Sienne ne devaient avoir d’autre parure que leur modestie. Comme on lui demandait dans un bal quel était le cavalier le plus élégant : « Je n’ai jamais, dit-elle, porté mes regards sur un autre que mon maric. »

c – Duc de Dino, Chroniques siennoises, p. 149.

La rivalité de Charles-Quint et de François Ier fut une nouvelle source de maux pour l’Italie. La paix de Cambrai, en livrant les divers États de la Péninsule à la prépondérance espagnole, ne mit pas un terme aux rivalités des villes et aux fureurs des factions qui s’agitaient dans leur sein. Dans l’asservissement général, quelques villes conservaient encore un reste d’indépendance, débris de leur glorieux passé. De ce nombre étaient Gênes, patrie d’André Doria, Lucques, Sienne que leur dévouement à l’ancien parti gibelin recommandait aux égards de l’Empereur, et dont toute la politique consistait à se faire oublier du puissant monarque, qui disposait à son gré des trônes et des territoires dans la Péninsule. Pendant que Florence comptait avec terreur chaque pas des Médicis s’approchant de ses murs, que le duc de Ferrare sollicitait à genoux la cession de Modène et de Reggio, et que Clément VII, couronnant Charles-Quint à Bologne, scellait pour ainsi dire la pierre du sépulcre sur l’Italie, Sienne retenait encore quelques lambeaux de ses anciennes institutions, singulier mélange d’aristocratie et de démagogie, et se croyait libre parce qu’elle était agitée. La ville était divisée en castes ou monts, qui sous le nom de Neuf, de Gentilshommes, de Réformateurs et de Peuple se disputaient le pouvoir. Le grand conseil ou Balie délibérait sur les intérêts généraux. Le pouvoir exécutif résidait dans le conseil des Huit qui déléguait trois de ses membres, sous le nom de prieurs, pour tous les actes du gouvernement.

Tel était l’état politique de Sienne à l’arrivée de Paleario (27 octobre 1530). Sa correspondance nous initie à ses premières impressions : « La ville s’élève sur des collines charmantes, son territoire est fertile et produit abondamment toutes choses ; mais la discorde arme les citoyens les uns contre les autres, et toute leur énergie s’épuise dans les factionsd. La noblesse, qui pourrait seule accorder quelque encouragement aux lettres, vit à la campagne, dispersée dans les bourgades et les châteaux. Ne vous étonnez donc pas si les muses ont fui de la ville, si l’on n’y rencontre ni poètes, ni philosophes, ni orateurs dignes de ce nom. L’esprit des Siennois comme celui du peuple de la Toscane, est cependant ingénieux et vif. Les femmes sont d’une remarquable beauté. La multiplicité des académies fait que les jeunes gens cultivent surtout la langue vulgaire. C’est l’inconvénient attaché à cette merveilleuse flexibilité du dialecte toscan : il détourne les esprits des langues anciennes dont l’acquisition exige plus d’efforts : Aussi ne trouve-t-on ici qu’un petit nombre de personnes versées dans les lettres antiques. Je voudrais partir pour reprendre ailleurs mes études de philosophie interrompues à Rome et dont le regret me suit partout. Mais je ne sais pas résister aux instances aimables de quelques seigneurs qui me retiennent auprès d’eux. Leurs bontés, leur libéralité à mon égard ne se peuvent exprimer. L’hospitalité qu’ils m’accordent ressemble à celle des rois. En vérité, si l’amour des lettres n’était mon unique passion, je ne serais nulle part plus heureux qu’ici. » Parmi les personnages distingués auxquels fait allusion Paleario, il faut nommer deux jeunes patriciens, Bartolomeo Caroli et Bernardino Bono que liait une affection fraternelle. Le premier lui offrit une collection d’ouvrages précieux formée par son père ; le second l’introduisit dans la société des citoyens les plus éminents. Rappelons enfin les Bellanti, célèbres par le savoir, le patriotisme, et dont le nom reviendra plus d’une fois dans ces récits.

d – C’est le même jugement qu’exprime César Vajari dans son Mémoire au roi Très-Chrétien sur la république de Sienne, en 1551. « Le peuple, tant de la ville que de la campagne, est plus enclin aux armes qu’aux soins de l’agriculture. De là sont nées de redoutables factions, etc… » (Chroniques siennoises, p. 23.)

Un an s’écoula parmi les distractions de cette vie molle, élégante, qui ne répondait qu’imparfaitement aux besoins de Paleario. Consumé de cette ardeur de savoir que la Renaissance avait partout répandue, et à laquelle les plus célèbres universités de l’Italie pouvaient seules offrir un aliment, il visita Florence où Machiavel venait de mourir, où Guichardin écrivait, au bruit des révolutions, les dernières pages de son histoire. Ferrare lui offrit le spectacle d’une cour brillante, demandant aux lettres une gloire moins périlleuse que celle des armes. Toutefois, il ne paraît pas y avoir fait un long séjour, malgré l’amitié de Bartolomeo Ricci, avec lequel il entretint dès lors un commerce épistolaire. Il était pressé d’arriver à Padoue, dont l’université rivalisait d’éclat avec celle de Bologne. Il y trouva Bembo mêlant à ses ingénieux essais sur la langue italienne de graves travaux sur l’histoire de Venise, Bembo, le plus ingénieux représentant de ce paganisme littéraire qui s’alliait sans efforts aux préoccupations les plus hautes de la politique et de la religion. Il y connut l’habile humaniste Lazaro Bonamici, ami de Sadolet, et le célèbre professeur Lampridio, dont les leçons sur Démosthène produisaient une si vive impression sur ses auditeurs. Qu’on en juge par ce fragment d’une lettre de Paleario à Maffei : « La renommée vous a sans doute appris avec quel éclat Lampridio nous explique les discours de Démosthène. On croit voir revivre, en l’écoutant, les personnages désignés dans ces immortelles harangues. Que dis-je ? c’est Démosthène lui-même, c’est sa voix, son geste si merveilleusement assortis à son éloquence, son souffle tout puissant, son âme débordant en exclamations passionnées ! On ne peut rien imaginer de plus beau. Que ne donnerais-je pas, mon cher Maffei, pour que vous fussiez ici avec moi ! Je sais que vous sacrifieriez sans regret toutes les magnificences de Rome, toutes les amorces de la popularité pour la moindre interprétation de Lampridio. Sous la direction d’un tel maître, dont il obtint l’amitié, Paleario acheva ce qu’il avait heureusement commencé à l’école du mont Esquilin. Il se rendit également familier avec les deux antiquités dont l’Europe saluait le réveil.

Mais l’université de Padoue lui réservait encore d’autres leçons. Grâce aux libérales instructions de la seigneurie de Venise, alors favorable au mouvement des esprits, et grâce au souvenir de maîtres illustres, Amaseo d’Udine, Marc-Antonio Passera, Gonfalonieri, un souffle généreux vivifiait les études. Les monuments de l’antiquité sacrée n’étaient pas étudiés avec moins d’ardeur que ceux de la littérature profane. « La sagesse, écrivait Paleario, semble avoir élu domicile dans cette cité, et la science y étale tous ses trésors. Il n’est pas de lieu au monde où l’on puisse mieux étancher cette soif de savoir qui nous consume. » Dans l’ombre du monastère de Saint-Jean de Verdara, un jeune Florentin, Pierre Martyr Vermigli, s’était formé par l’étude des anciens et la méditation de la Bible à cette éloquence grave et forte qu’il devait porter dans l’exposition de la foi chrétienne. Un poète, Flaminio, que nous retrouverons bientôt à Naples, avait puisé à l’école de Padoue le secret de l’élégance toute virgilienne qui distingue ses vers ; tandis que le futur évêque d’Istria, Paolo Vergerio, y déployait de bonne heure les grâces et la finesse d’esprit qu’il devait mettre successivement au service du catholicisme et de la Réforme. Paleario retrouvait à Padoue les traces de ces hommes distingués, auxquels l’unit plus tard la communauté des croyances ; mais il y vécut surtout dans l’intimité de Bembo auquel il avait voué de bonne heure une vive admiration, et dont l’influence se fait sentir dans ses premiers écrits.

Le séjour de Paleario à Padoue ne paraît pas s’être prolongé au delà d’un an. Il s’était rendu à Bologne, quand il fut rappelé à Sienne par une lettre d’un de ses amis qui invoquait son secours en un moment critique. Le rétablissement des Médicis à Florence, l’apparition des Espagnols à Pise et à Lucques, avaient excité des mouvements populaires dans presque toutes les cités de la Toscane. Sienne, libre encore, traversait rapidement les phases orageuses de toute république, à la veille de se précipiter de l’excès de la licence dans l’excès de la servitude. A la faveur des discordes qui déchiraient la ville, s’était formée une classe d’hommes audacieux, pervers, réprouvés de tous les partis auxquels ils inspiraient une égale terreur, et qui ne rêvaient que bouleversements et que ruines. La famille Bellanti excitait particulièrement leur envie. Ils n’attendaient qu’une occasion pour l’accuser et la perdre, d’autant plus acharnés dans leur haine que l’éclat des vertus et la grandeur des services ôtaient tout prétexte à la calomnie. Dans les premières années du siècle, Petrini Bellanti s’était placé parmi les jurisconsultes les plus éminents de l’Italie. Son savoir, son éloquence, la libéralité avec laquelle il prodiguait ses conseils, l’avaient rendu l’oracle de Sienne. Toutes ses pensées étaient tournées vers la gloire de sa patrie, qu’il ne séparait pas de la liberté. Adversaire de toute tyrannie, aristocratique ou populaire, il s’était mis à la tête de la résistance des meilleurs citoyens pour renverser les fils du dictateur Pandolfo Petrucci, et après leur chute, il était rentré sans hésitation dans la vie privée. En retour de tant de services, il ne recueillit qu’ingratitude. Suspect par ses talents, ses richesses à la faction démocratique, il fut accusé de conspiration contre l’État, et proscrit avec son fils Antonio à peine âgé de treize ans. Cette épreuve abrégea ses jours. Son testament empreint de résignation chrétienne et de magnanimité antique, recommandait à son fils l’oubli des injures. La main dans la main de son père mourant, Antonio jura de ne répondre à l’injustice de ses compatriotes que par des bienfaits. Ces sentiments furent entretenus par sa mère Aurélia Bellanti, de la noble famille des Ugurgieri, matrone digne par ses vertus des plus beaux temps de Sparte et de Rome. Rappelé à Sienne par une de ces réactions si fréquentes dans les démocraties, il y devint président du mont des Neuf, capitaine du peuple, et dans une disette, il nourrit de ses deniers une partie de la population, quoiqu’une moitié de son patrimoine fût encore injustement détenue par ses ennemis. Tant de vertu ne fit qu’irriter l’envie. Un complot dont les chefs sortaient de la lie du peuple, fut formé contre ses jours. Il s’y déroba en se retirant dans le château fortifié d’Aréola, à quelques milles de Sienne, tandis que les conjurés saccageaient sa maison, brisaient ses meubles les plus précieux, sans respect pour l’infortune et les cheveux blancs de sa mère. Ce n’était que le prélude d’une accusation capitale dirigée contre lui. Désespérant de l’atteindre par l’assassinat, ses ennemis résolurent de le frapper juridiquement au moyen d’une de ces lois, qui sont une arme à deux tranchants aux mains des partis. Ils accusèrent un de ses serviteurs d’avoir frauduleusement introduit des tonneaux de sel dans la ville, et requirent l’application de la peine la plus rigoureuse, la confiscation et la mort, contre son maître. Ainsi le portait un ancien décret de la seigneurie, rendu aux plus mauvais jours de la république. Si grande était la crainte qu’inspiraient les accusateurs, que personne n’osait entreprendre la défense de l’accusé. Paleario n’écouta que son cœur, et il parut devant les juges, pour plaider la cause de Bellanti.

Le plaidoyer qu’il prononça dans cette circonstance, nous reporte aux jours où la voix du grand orateur romain tonnant au Forum, accusait Antoine, ou flétrissait d’une éternelle infamie les Catilina et les Verrès. Nourri des chefs-d’œuvre de l’art oratoire chez les anciens, Paleario ne se montre pas indigne de ces modèles. Son éloquence n’est que sa vertu, invoquant les droits imprescriptibles de la justice et de l’humanité : « Si quelqu’un s’étonne, Messeigneurs, que ma voix s’élève seule en faveur d’un citoyen innocent, cet étonnement sera la mesure du triste état d’une république où la fureur des factions ne connaît plus de bornes, où l’audace des méchants ne recule devant aucun excès et demeure impunie. Voilà pourquoi il a fallu, quand la terreur fermait toutes les bouches, qu’un étranger venu en Toscane avec de tout autres desseins, uni seulement à vous par les liens de l’hospitalité, professât assez haut le culte de l’amitié, pour plaider, au péril de ses jours, une cause dont personne n’osait se charger ; et n’est-ce pas là, je vous le demande, le dernier degré du malheur pour une république, s’il n’y avait quelque chose de plus affligeant encore dans la condition d’un citoyen, que ni l’éclat du rang, ni le témoignage d’une bonne conscience, ni l’illustration de ses aïeux ne sauraient protéger, et qui ne pourrait même paraître en personne devant ses juges, sans s’exposer à périr sous les coups d’un assassin ? Il est temps, Messeigneurs, de résister en face aux méchants. Si vous tardez encore, que restera-t-il d’inviolable et de sacré dans votre cité ? Quel espoir soutiendra les bons citoyens, lorsque personne ne pourra se flatter d’être à l’abri des insultes, d’échapper au meurtre, au pillage et à l’incendie ; quand sur tous les points de l’horizon on ne verra plus que châteaux saccagés, bourgades détruites, temples profanés, tout l’ordre enfin de l’État et de la religion renversé de fond en comble ! Que dis-je ? quand les auteurs de tant d’excès, paraissant dans cette enceinte, y viendront affronter audacieusement vos regards ! Rien ne peut les arrêter, ni la dignité du sénat, ni la sévérité de la loi, ni la majesté des juges siégeant sur ce tribunal, Ils ne craignent pas de pénétrer dans le sanctuaire de la justice, les mains teintes de sang, les traits bouleversés, la voix altérée par la conscience de leurs crimes ! L’un d’eux, Antonio Polenta, que je vois ici devant moi, proférait encore tout à l’heure des menaces de mort ! Il se vantait de frapper, en présence des juges, l’avocat qui oserait prendre la défense de l’accusé ! … Mais je sais ce que je dois à l’amitié de Bellanti ; j’ai accepté son mandat, je ne trahirai pas sa confiance. Je connais d’ailleurs l’intégrité de mes juges qui s’est révélée avec tant d’éclat au sénat, et je pressens leur sentence. Qu’ils daignent seulement me prêter une oreille attentive. Fort de leur appui, je montrerai à découvert l’infamie des accusateurs, en même temps que la pureté, le patriotisme, l’abnégation et toutes les vertus qui relèvent encore l’innocence de l’accusée. »

eOratio pro Antonio Bellante. (Pal., Opera, p. 51, 54.)

Après cet exorde véhément et habile, Paleario racontait les épreuves qui avaient marqué la jeunesse de Bellanti, et il abordait en ces termes l’acte d’accusation : « Vos ancêtres ont promulgué une loi par laquelle il est sévèrement interdit de transporter du sel des colonies de la république dans un domaine privé, d’un domaine privé à la ville. La confiscation, la mort, telles sont les peines portées contre les transgresseurs. Cette loi est dure, mais comme toutes les lois, elle est confiée dans son application à la sagesse des juges. Les lois en effet sont l’œuvre des pères de la patrie, et non une machination perfide de ses ennemis. Elles ont été instituées non pour la perte des citoyens, la ruine des familles, le triomphe des méchants, mais pour la protection des bons, le châtiment des pervers et l’affermissement de la république. Or, il n’est rien de si juste et de si saint qui ne puisse être corrompu au contact de passions violentes et dominatrices. Les prescriptions les plus utiles, les édits les plus révérés des aïeux, peuvent, entre les mains de certains hommes, produire les maux les plus funestes. Indulgents pour leurs pareils, vous les verrez fermer les yeux sur la violation de toutes les lois, s’il s’agit d’un complice ; se montrer sans pitié pour la plus légère infraction, s’il s’agit d’un bon citoyen… C’est à vous, Messeigneurs, auxquels le Sénat, par un décret souverain, a confié le jugement de cette affaire, de rassurer les familles les plus honorables, de briser entre les mains des sicaires l’arme toujours prête à frapper tout homme de bien. Dans l’héritage que vous a légué le passé, il y a beaucoup de choses à modifier en tenant compte de la diversité des temps. Vos pères eux-mêmes vous en ont donné l’exemple. Si la sagesse consiste à faire de bonnes lois, il y a une sagesse supérieure à les corriger. » Paleario ne se bornait pas à exposer ces considérations aussi justes qu’élevées. Arrivant à l’examen de l’acte incriminé, il discutait les dépositions des témoins, relevait leurs contradictions, et mêlant la plainte au sarcasme, les pathétiques supplications à l’expression du plus superbe dédain pour ses adversaires, il plaçait son client sous la double protection de Dieu et des hommes. L’arrêt qu’il sollicitait des juges, devait rendre la sécurité aux bons citoyens, rouvrir les portes de la patrie aux exilés qui se tenaient en armes sur les frontières, inaugurer une ère de concorde et de prospérité pour la république. « N’oubliez pas, disait-il en terminant, quel est l’homme sur le sort duquel vous allez prononcer, ce que furent ses aïeux, avec quel honneur ils siégèrent sur le tribunal où vous êtes assis aujourd’hui. Songez à la condition humaine, aux vicissitudes des révolutions. Le jour n’est pas loin peut-être où vous devrez comparaître vous-mêmes devant d’autres juges, heureux de trouver une voix courageuse qui démasque l’envie, et atteste votre innocence ou celle de vos enfants. » Les efforts de Paleario ne furent pas inutiles. Bellanti fut absous.

Ce triomphe n’était pas sans péril pour le défenseur, que sa qualité d’étranger livrait presque sans recours aux attaques de puissants ennemis. Il n’hésita pas à s’y soustraire pour un temps en retournant à Padoue, où l’appelait l’amitié de Bembo : « Je ne goûte pas moins que Lampridio l’aménité de votre caractère, et l’agrément de votre esprit dont nous avons apprécié le charme durant votre premier séjour près de nous. Vos lettres ont seules la vertu de nous consoler de votre absence, quoique à vrai dire nous préférions vous posséder en personne que par écrit. J’apprends que les Siennois sont en armes ! Croyez-moi, mon cher Paleario, vos mœurs paisibles et votre amour de l’étude n’ont rien de commun avec le tumulte des factions. Quel plaisir pouvez-vous trouver au séjour d’une ville qui proscrit les hommes de bien dont vous êtes réduit à prendre la défense dans vos discours ? Où sont vos armes pour un tel combat ? Vous êtes entouré de gladiateurs. Que pouvez-vous attendre quand les épées sont déjà sorties du fourreau ? Votre place n’est-elle pas plutôt marquée près des hommes doctes et vertueux, lorsque surtout vous avez quitté la maison paternelle pour vous consacrer aux lettres, et qu’un poème commencé sur l’Immortalité de l’âme réclame tous vos soins ? Ah ! revenez au culte des Muses ! Reprenez votre place près des amis qui soupirent après votre retour ! Lampridio passe ses journées avec moi. Sa conversation me ravit. J’apprécie sa candeur, sa pureté, son inviolable fidélité à ses amis. Il parle souvent de vous et il vous regrette comme moi. Accourez donc sans retard ; si vous nous aimez, comme je le souhaite, vous ne nous imposerez pas une trop longue attente. » Paleario ne pouvait demeurer sourd à un appel aussi flatteur. Il revit Padoue, ses amis, et la société de ces hommes savants et illustres qui cultivaient les lettres pour elles-mêmes, et trouvaient dans cette étude la meilleure des récompenses, le reposa des luttes qui avaient précédé son départ. Bembo habitait une maison élégante sur les rives de la Brenta. Plus heureux que Sadolet, dont la bibliothèque n’avait échappé au sac de Rome que pour périr dans un naufrage, il avait réuni dans la sienne les plus curieuses raretés bibliographiques. On y remarquait les plus anciens manuscrits de Virgile et de Térence, des poésies provençales, et quelques feuillets autographes de Pétrarque. C’était dans sa bibliothèque, devant le bel horizon des montagnes d’Arqua qui conservent le tombeau du chantre de Laure, que Bembo réunissait ses amis. Un patricien de Venise, Luigi Cornaro, y lisait des fragments de sa Vita sobria, manuel d’un épicurisme élégant dont Horace n’a pas dit le dernier mot. Lampridio y récitait des vers dignes de Pindare, et Paleario y lut sans doute quelques fragments du poème dont il était depuis longtemps occupé, mais qu’il n’acheva qu’à son retour en Toscane.

De graves événements s’étaient accomplis à Sienne durant son absence. La chute de Florence retombée sous la domination des Médicis, présageait celle de Sienne dont les Espagnols convoitaient depuis longtemps la possession. Les discordes de cette ville leur offraient un prétexte commode pour y entrer. Ils le saisirent avidement. C’est en invoquant les suprêmes nécessités de l’ordre en péril que se fondent toutes les tyrannies. Quand les vertus sans lesquelles une république ne saurait subsister, cèdent la place aux passions d’une démagogie effrénée, quand les lois sont impuissantes à protéger la vie et l’honneur des bons citoyens, l’anarchie produit son fruit le plus amer, le dégoût de la liberté, et les plus nobles âmes deviennent, à leur insu, complices des tyrans. Sienne était réservée à cette triste expérience. Appelé par un des partis qui s’y disputaient le pouvoir, le duc d’Amalfi, lieutenant de Charles-Quint, se présenta aux portes de la ville et y entra sans résistance. L’Empereur lui-même se rendit à Sienne le 24 avril 1535, et renouvela ses privilèges en lui laissant avec sa constitution mutilée, un esclavage habilement déguisé sous les formes de la liberté. Ainsi fut consommée la chute d’une république, qui ne se releva glorieusement quelques années après que pour échanger le joug de l’Espagne contre celui des Médicis. Grâce à la sécurité que la présence d’un gouverneur espagnol rendait aux Siennois, et au silence momentané des factions, Paleario put reprendre ses travaux favoris, et tout en donnant des cours de philosophie et d’éloquence, achever un poème en trois chants sur l’immortalité de l’âme.

Ce poème qui obtint, dès son apparition, le suffrage des juges les plus compétents, nous semble aujourd’hui un des moindres titres de son auteur à la célébrité. L’inspiration en est, il est vrai, généreuse, la composition habile, et la forme rappelle les meilleures traditions de l’antiquité latine. Mais ces mérites vivement sentis à l’époque où écrivait Paleario, ne suffisent plus à préserver son œuvre de l’oubli. Dans la crise de dissolution de la vieille société romaine, entre les proscriptions de Marius et celles de Sylla, alors que l’idée de la justice divine démentie par tant de crimes heureux et d’iniquités triomphantes, semblait effacée de la mémoire des hommes, un poète s’emparant d’un de ces interrègnes mystérieux de la Providence qu’offre l’histoire, avait trouvé de sublimes accents pour attaquer l’existence de Dieu, nier l’immortalité, glorifier le néant. Du fond de cet abîme de scepticisme où gloire, vertu, génie gisent confondus dans la même poussière, il s’était élevé à une hauteur d’éloquence et de poésie que le chantre du spiritualisme, Virgile lui-même, n’a pas surpassée. Malgré l’aridité de ses raisonnements, et la sécheresse désolante de sa doctrine, Lucrèce anime, poétise tout ce qu’il touche, et la mélancolie de ses pensées semble un soupir de l’âme immortelle revendiquant ses droits, un involontaire hommage au Dieu inconnu. Toutefois, par son luxe d’argumentation matérialiste, par ses véhémentes invectives contre les religions de son temps, le poème de Lucrèce convenait merveilleusement au siècle des Borgia et des Médicis, à cet esprit moqueur et léger qui est un des courants de la Renaissance. Traduit en italien par Musettola, il était répandu dans toutes les classes de la société, lu des savants comme du vulgaire. En entreprenant de le réfuter, Paleario croyait rendre un égal service à la philosophie et à la religion.

Le premier livre du poème : De immortalitate, qui s’ouvre par une invocation aux intelligences célestes, est consacré à la démonstration de l’existence de Dieu dont le poète cherche la preuve dans l’harmonie de la création et la magnificence de ses œuvres. Ce Dieu que la nature proclame, que le cœur de l’homme appelle, que la religion a nommé de son vrai nom, est le régulateur suprême de l’univers. Tout bon, tout-puissant, éternel, il a créé l’âme à son image, et par un irrésistible élan, malgré les liens qui l’attachent à la terre, elle tend sans cesse à s’élever vers son auteur : « Contemple maintenant, s’écrie le poète, cette plus noble partie de toi-même, cette âme, parcelle de la sagesse éternelle. Vois-tu comme une force mystérieuse l’entraîne au delà des limites enflammées de ce monde ? Comme sur une aile rapide elle monte sans effort vers le séjour de la Divinité, inaccessible aux regards mortels ? Oserait-elle franchir de si vastes espaces, s’aventurer sans guide dans l’infini, si elle ne portait en elle le souvenir de sa haute origine, et l’image d’une céleste patrie ? Tout ici-bas a son but fixé par l’ordonnateur divin : les fleuves après avoir laborieusement décrit leur cours sur la terre, vont se perdre dans l’Océan. La pierre, lancée dans les profondeurs de la mer, ne se repose que sur le sable humide. Le nuage coloré de mille feux, se dissout en flottant dans l’air, et se confond avec le ciel ; et la flamme dévorante elle-même s’élançant au-dessus des débris qu’elle a consumés, semble tendre au séjour de l’éternelle lumière. Chaque chose ici-bas suit la route qui lui est tracée et aspire au repos. Ainsi l’âme s’élançant hors des ténèbres de son étroite prison, s’élève vers son Créateur, et d’étoile en étoile, arrive joyeuse au seuil de la patrie dont elle était exilée. Délivrée de ses chaînes, elle s’envole dans l’infini et pénètre dans les secrets de la Divinitéf. »

fDe immortalite animorum, lib. I, vers 517-540.

Le second livre, dédié à Aristote qui doit guider le poète à travers le labyrinthe du raisonnement jusqu’à la pure lumière de l’évidence, est une réfutation des erreurs de l’antiquité touchant la nature de l’âme, que le poète distingue de l’intelligence, et dont il suit la mystérieuse destinée au delà de la mort. Ici, ce n’est plus aux pâles clartés de la philosophie, mais à la lumière de la révélation elle-même que le poète s’avance, et c’est au voyant de Pathmos, à l’apôtre bien-aimé dont la tête reposa sur le sein du Christ, qu’il demande des inspirations. Il repousse, à la fois, la doctrine de la métempsycose si chère aux anciens, et celle du purgatoire, consacrée par la tradition et l’assentiment des générations catholiques.

Scilicet hoc sanctum est ne quid sperare precando
Defuncti vita possint. Sua præmia quemque
Certa manent, firmo certæque ex ordine pœnæ.
        (Lib. III, vers 298-300.)

La vie est une épreuve définitive pour chaque âme, qui, séparée du corps, comparaît devant le juge éternel pour y subir un jugement qui sera solennellement ratifié, au dernier jour, lorsque les générations humaines se presseront devant le tribunal suprême. « Moins nombreux sont les sables arides soulevés par le vent dans les déserts de Lybie, ou sur les rivages solitaires de l’Océan ; moins nombreuses ces formes insaisissables à la vue qui flottent dans un rayon de soleil, que les âmes innocentes ou criminelles suscitées par le son de la dernière trompette, et se rangeant autour de leur Juge. En ce jour, ô prodige ! les corps engloutis dans les eaux, ou consumés par une lente vieillesse, ou livrés à la flamme du bûcher, reparaîtront avec les traits de leur physionomie terrestre. Tel l’oiseau mystérieux qui renaît plus beau de ses cendres, et reparaît parmi les nuages d’encens et de myrrhe, doué d’une nouvelle jeunesse ! … Ainsi Dieu, fécondant la poussière pour la seconde fois, en tirera une nouvelle humanité. Dans cette foule exhumée des tombeaux, on ne verra ni aveugles, ni boiteux, ni malades, ni vieillards se traînant péniblement sous le poids des années. Le monde retrouvera son printemps, et l’humanité rajeunie ne connaîtra qu’un même âge, à son dernier jourg. » Ici le rêve du poète ne se sépare plus de la révélation elle-même, et nous assistons avec lui au partage solennel des âmes que Michel-Ange avait peint, avec tant d’énergie, sur les murs de la chapelle Sixtine.

gDe immortalitate animorum, lib. III, vers 540-582.

Le poème de Paleario, plus didactique que littéraire, semé de pieuses invocations et de traits éloquents, n’offrait pourtant dans la trame de son argumentation trop serrée ni l’élégance de Politien, ni l’harmonie de Sannazar. Il n’en obtint pas moins les suffrages les plus flatteurs. L’ancien secrétaire de Léon X, le pieux Sadolet, retiré dans son diocèse de Carpentras où il portait une vertu inconnue à son temps, la tolérance, écrivait à Paleario : « Comme un visage calme et serein annonce une âme pure et une vie appliquée à la vertu, ainsi la piété que respirent vos écrits me dispose à vous juger de la manière la plus favorable. — Votre poème m’a causé la plus vive satisfaction… J’admire le choix heureux d’expressions, la force de pensée, l’harmonie et la variété qui distinguent toutes les parties. On y sent à peine le travail, heureusement voilé par l’éclat des beautés. Je n’y regrette qu’une seule chose, et encore dans quelques passages bien rares, c’est la brièveté de l’exposition qui engendre parfois un peu d’obscurité. Vous pouvez, il est vrai, m’opposer l’exemple de Lucrèce qui vous a servi de modèle. Mais les passages auxquels je fais allusion, ne sont pas de ceux qui sont obscurs par eux-mêmes et trouvent ainsi leur excuse dans la nature des choses. Ce sont plutôt des lieux communs rendus avec trop de concision, et qui demanderaient à être traités avec plus d’ampleur. Toutefois ce sont là de si légères taches, qu’elles ne doivent vous inspirer nulle inquiétude. Comme les nœuds du chêne ajoutent à sa beauté, comme les signes ne déparent pas un beau visage, ainsi les imperfections que je signale paraîtront peut-être à d’autres un mérite de plus, et comme un artifice heureux pour resserrer à propos le style toujours facile et coulant de votre ouvrage. Quant au mérite de la composition, il est au-dessus de tout éloge, et depuis bien des années je n’ai rien lu en ce genre qui m’ait fait autant de plaisir… L’orateur et le poète s’y révèlent également. » Les encouragements de Bembo, de Maffei, ne manquèrent pas au début qui annonçait un poète religieux, un éloquent écrivain à l’Italie. Un des littérateurs de la cour d’Este, Jean-Baptiste Pigna, secrétaire du duc Hercule II, lui adressa quelques vers, dictés par le goût de la Renaissance : « Aonio, digne favori des Muses, quels livres charmants Ricci ne m’a-t-il pas offerts en ton nom ! Ils ne me laissent qu’un regret : plus je les lis, plus je veux les relire, et je ne me lasse pas d’en savourer les beautés. Tu montres dans cet écrit les destinées de l’âme immortelle ; les siècles à leur tour montreront l’immortalité de ton nomh ! »

h – J. B. Pignæ Carmina, lib. III, p. 81. Voir également Bart. Riccii Epist., lib. IV, p. 393. Il existe une élégante traduction italienne du poème de Paleario, publiée en 1776, à Venise, par l’abbé Pastori.

Ce fut sous les auspices de ces illustres amitiés que Paleario songea à se fixer en Toscane. Les liens qui l’unissaient à la famille Bellanti devenaient chaque jour plus intimes. Fausto et Acrisio, fils d’Antonio Bellanti, dont il avait si courageusement plaidé la cause, devenus ses élèves, lui témoignaient un attachement filial. Les villas des plus nobles familles, les Chigi, les Spannochi, les Tolomei, lui étaient ouvertes avec empressement, et il pouvait espérer une chaire de littérature ou d’éloquence à l’université de Sienne, reflorissant sous l’administration des Espagnols. Déjà une cité voisine venait de lui décerner spontanément les honneurs de la bourgeoisie. Colle, avec ses tours féodales, ses ravins ombreux ruisselants de sources qui vont se perdre dans le val de l’Elsa, était une résidence digne d’un poète. Cédant aux sollicitations de ses amis, il acheta un domaine dans les environs. C’était la villa de Cecignano, ancienne propriété de cet Aulus Cécina pour lequel avait plaidé Cicéron. Située à trois milles de Colle, sur la route de Volterra, au sommet d’un plateau dont une petite rivière arrose les pentesi, elle offrait au poète un air pur, le calme et la paix des champs. Quoiqu’il l’eût achetée à un prix trop élevé, et qu’il eût dû contracter un emprunt qui lui causa de longs embarras, il aima Cecignano et y vécut heureux dans la société de ses livres. « Ne méprisez pas, écrivait-il à Vettori, mon humble demeure. Elle doit se recommander doublement à vos yeux par la pureté de l’air qu’on y respire, et la présence d’un homme qui a pour vous autant d’affection que de respect. Colle n’est pas loin, où vous pourrez trouver un agréable repos, si vous êtes fatigué du tracas des affaires et des soucis de la vie. C’était la coutume des philosophes et des orateurs de l’antiquité, de se dérober quelquefois aux yeux du public dans une obscure retraite. Pourquoi ne pas imiter leur exemple ? Et ne m’objectez pas que vous avez à Florence des villas suburbaines auxquelles nos rustiques habitations ne sauraient être comparées. Personne, assurément, ne peut contester la magnificence de ces aristocratiques demeures. Mais leur proximité de la ville ne permet d’y trouver ni le silence ni le repos dont on a besoin. Les importuns y affluent, les uns curieux de savoir ce que vous faites, les autres vous fatiguant de leur stérile et lourd bavardage. Rien de pareil à craindre à Cecignano, à moins que vous ne redoutiez, avec trop de raison, d’y trouver un ami tellement épris des charmes de votre entretien qu’il ne puisse vous quitter un seul instant. »

i – Le ruisseau de Fosci, qui prend sa source au village de Bottino, et se perd dans l’Elsa, près de Poggibonsi.

Une lettre écrite bien des années après nous initie aux embellissements que reçut Cecignano de son nouveau maître. Sur une terrasse, dessinée avec art, s’élevait la maison exposée au midi, et d’où le regard embrassait au loin un bel horizon, Monte-Miccioli, Casole, sentinelles avancées de la Maremme, et la pittoresque cité de San-Gémignano, se dressant sur les monts avec ses murs crénelés et ses tours bâties par la main de géants. Du côté du levant, sur une pente aujourd’hui nue, alors plantée de chênes, jaillissait une source. Par une gracieuse réminiscence, elle reçut le nom d’Aganippe. Un bassin recevait ses eaux à l’endroit même où elles sortaient du sol, et les distribuait dans le domaine. Une allée se dirigeant de ce côté offrait une agréable promenade au visiteur. Quelques bancs l’invitaient au repos. Enfin une inscription gravée sur le marbre au-dessus de la source, y rappelait, en vers élégants, la sollicitude du maître du logis :

« La source dont l’eau plus pure que le cristal jaillit sous tes yeux, coulerait à peine dans un lit obstrué de mousse, sans le secours d’une naïade des Abruzzes, arrivée tout exprès dans l’Apennin toscan. C’est elle qui a tracé le cours de ce ruisseau, afin que l’on pût dire : « Ce n’est ici le jardin des Hespérides, mais celui des Muses. »

Quem pellucidula manantem cernitis unda
      Fons hic muscosis obsitus iret aquis,
Ni Tuscos propere colles visura tulisset
      Cecinæ campis Hernica Nais opem.
Deduxit rive ne quisquam diceret hortos
      Hesperidum posthac esse, sed Aonidum.
            (Opera, p. 573, 574.)

Ainsi, dans les monts de la Sabine, oubliant Rome et Tibur, Horace chantait l’humble domaine, objet de ses vœux, et sa source jaillissant à l’ombre d’un bois. Comme lui, Paleario rêvait des jours exempts d’orages, dans le champ de Cécina, que colorait un reflet de la gloire de Cicéron. Trois siècles sont écoulés ! La cendre du poète a été jetée aux vents ; sa maison est tombée en ruines ; l’inscription a disparu ; mais la source jaillit encore comme au temps de Paleario, symbole de la perpétuité de la nature et de la brièveté de l’homme qui ne laisse pas même une trace aux lieux où il vécut !

On recompose sans peine l’existence de Paleario, avec sa correspondance familière qui exhale un si vif parfum d’antiquité classique et de poésie rurale : « Que manque-t-il à mon bonheur, écrit-il à Sadolet, depuis que j’ai fait l’acquisition de Cecignano ? J’ai pour voisin un homme qui vous aime, Luc de Volterra, ancien évêque d’Anagny. Tout le temps que lui laissent la prière et les saints offices, il le consacre aux lettres sacrées, ou à l’étude des ouvrages qui traitent d’agriculture, et tout son bonheur est de cultiver de ses mains son petit domaine, toujours orné de fleurs ou de fruits. Luc est un véritable chrétien. Quoiqu’il ait rempli les plus hautes charges, il est tellement exempt d’ambition, que rien n’égale à ses yeux le charme d’une vie écoulée dans une maison des champs. L’agriculture lui semble l’emploi le plus digne des facultés d’un homme libre, le délassement le plus doux d’un sage épris de repos et de tranquillité. Je lui applique volontiers cette pensée de Xénophon : « C’est à juste titre, que vous êtes heureux, puisque le bonheur n’est pour vous a qu’un autre nom de la vertu. » Aussi je retourne souvent à Cecignano. Je ne me lasse pas de jouir de la beauté du pays, et de la société d’un homme savant qui vous chérit comme moi. » Les entretiens des deux solitaires consacrés tour à tour aux lettres, à la politique, à la religion, étaient exempts de tout rigorisme, et l’ancien évêque d’Anagny, retiré du monde et voué par devoir au célibat, ne rêvait pour son ami que les joies de la vie domestique qu’il n’avait lui-même jamais connues. Il pressait Paleario de se marier, et ce conseil, déguisé sous les formes les plus ingénieuses, donnait matière à des controverses où les noms de saint Paul, d’Augustin et de Jovinien étaient savamment invoqués pour ou contre la vie matrimoniale.

Il paraît que les hésitations de Paleario avaient leur source dans les scrupules les plus élevés. Quoiqu’il n’eût jamais songé à entrer dans l’Église, le célibat lui apparaissait comme une vie à la fois plus libre et plus sainte, partagée entre le culte des lettres et les devoirs de la religion. Ce fut un évêque, Ennio Philonardi, son ancien protecteur, qui lui montra, par les témoignages des Pères et des écrivains apostoliques, que le mariage est un état honorable entre tous. Il n’eut pas de peine à se laisser convaincre, comme il le confesse naïvement dans une de ses lettres : « Je me disais à moi-même, et non sans raison : Je suis un étranger en Toscane, sans foyer domestique et sans parenté ; je touche à ma trente-quatrième année, et ma santé, parfois languissante, exige bien des soins. Pourquoi n’épouserais-je pas une jeune fille de ce pays, d’une famille honorable et d’une éducation distinguée, lorsque surtout mon unique désir est de vivre dans ma chère retraite de Cecignano, que les membres du municipe voisin me comblent d’honneurs, et que tout me charme ici, la pureté de l’air, l’élégance des maisons, le commerce plein d’urbanité des habitants, enfin la proximité de Sienne et de Florence. » Le choix du poète s’arrêta sur une jeune fille de Colle, Marietta Guidotti, qui, par ses rares qualités, méritait toute son affection. Il l’épousa au mois de septembre 1538. Ses témoins étaient Francesco Cerboni, de Colle, le noble Siennois Ambrogio Spannochi, et le docteur Marco Casali, de San-Gemignano.

Les années qui suivirent le mariage de Paleario furent les plus heureuses de sa vie. Entouré de l’estime et de la considération publiques ; occupé, durant l’hiver, à Sienne, de l’éducation de jeunes gens distingués parmi lesquels on comptait les Bellanti et les Placidi ; partageant ses loisirs entre les compositions littéraires et les travaux agricoles dont il se reposait auprès d’une compagne aimée, qui lui donna plusieurs enfants, il entretenait un commerce épistolaire avec ses contemporains les plus illustres, Bembo, Sadolet, Vettori qui lui prodiguaient les témoignages de leur affection. Bembo s’interposait avec le plus gracieux empressement pour faire parvenir à Ferdinand, roi des Romains, le poème de l’Immortalité par l’intermédiaire du nonce Vergerio. Sadolet recommandait la réimpression de cet ouvrage au libraire Gryphius de Lyon, en faisant le plus bel éloge de son auteur ; enfin le noble romain, Mellini, répondait en ces termes à une de ses lettres : « Je ne sais lequel de nous a été le plus prompt à souhaiter l’amitié de l’autre. Tout mon regret est de m’être laissé prévenir dans l’expression de ce vœu… Il m’a suffi de respirer le parfum de vos vertus, de lire vos écrits pour goûter un plaisir sans mélange, et me sentir également disposé à vous admirer et à vous aimer : Soyez donc assuré que vous n’obtiendrez pas seulement près de nous ce degré d’estime et d’honneur que réservaient à leurs clients ces illustres Romains dont la mémoire est éternelle, mais que vous y occuperez une place proportionnée à vos mérites parmi les membres de cette famille spirituelle que lie une sainte communauté d’études et de pensées. Vous n’êtes point un nouveau venu pour moi, mais un ancien hôte admis au foyer et dans le sanctuaire même du cœur. » La correspondance de Paleario est pleine de ces témoignages, et à la liste de ses amis, de ses admirateurs, on pourrait ajouter les noms de Robortello de Lucques, d’Alberto Lollio de Ferrare qui lui dédiait son discours sur la Langue toscane, et de l’auteur de belles hymnes sacrées, Marc Antonio Flaminio, dont le suffrage comme poète était doublement flatteur pour l’émule de Sannazar et de Vida.

Parmi les correspondants de Paleario il faut citer encore le savant commentateur de Dante et d’Aristote, le professeur Francesco Vérini, de Florence. Lié à Vettori par une tendre amitié, il l’accompagnait dans ses excursions à Certaldo, patrie de Boccace, et à San-Gemignano où les attendait la cordiale hospitalité d’un vieillard, Marco Casali, digne de recevoir de tels hôtes sous son toit. Paleario se hâtait de mettre à profit leur voisinage. Partant le matin à cheval de Colle ou de Cecignano, il passait des heures qui lui semblaient trop courtes auprès de ses amis, et revenant, le soir, il repassait dans son esprit les principaux incidents de la conversation à laquelle il avait pris part, et qui roulait presque toujours sur les sujets les plus élevés : l’âme, ses rapports mystérieux avec le corps, son immortelle destinée. Dans son vif amour de la vérité, il essayait de résoudre ces questions avec les arguments de la raison naturelle, et, reconnaissant leur insuffisance, il demandait à la religion le dernier mot de l’énigme que la philosophie n’explique pas. L’étude de la théologie captiva dès lors son attention : « Elle a, disait-il, des réponses vraies et consolantes à tous nos doutes. Elle fournit un aliment divin à nos pensées, un mobile supérieur à nos actions. Elle ouvre à nos cours une source de paix, de confiance et de félicité. Trop heureux les hommes s’ils savaient dégager la pure lumière des ténèbres dont la malice et l’ignorance l’ont obscurcie ! » On retrouve les mêmes pensées dans une lettre de Paleario à Paul Sadolet neveu du cardinal, et elles revenaient sans cesse dans ses entretiens avec quelques hommes d’élite, Vérini, Vettori et le pieux évêque de Cavaillon, Mario Maffei, originaire de Volterra.

Avec son enthousiasme de l’antiquité mêlé de religieuses aspirations, Paleario nous apparaît à cette époque comme la personnification de ces lettres de la Renaissance, pour lesquels le savoir était le grand but de la vie. Mais tandis que les uns, voués sans relâche aux labeurs de l’érudition, et ne songeant qu’à faire revivre les lettres antiques, semblaient comme étrangers à leur temps dont ils oubliaient les douleurs dans une égoïste contemplation du passé, d’autres, animés d’un sentiment plus généreux, ne considéraient la rénovation littéraire que comme un instrument pour ranimer dans les cœurs le culte du saint et du beau, populariser des vérités utiles, réformer à la fois l’Église et la société. Saisis de la noble ambition qui suscite, selon les temps, un Arnaud de Brescia, ou un Savonarole, et qui enfantera peut-être de nos jours un Luther italien, ils se détachaient du groupe des cicéroniens purs, des docteurs désintéressés, et passaient de la méditation à l’action. Paleario fut de ce nombre. Ame enthousiaste et pure, éprise d’un idéal qui n’est pas fait pour la terre, mais qu’il est beau d’y poursuivre par l’abnégation et le sacrifice, il ne pouvait demeurer étranger à la plus noble passion de son temps, et la seconde moitié de sa vie semble la réalisation de cette pensée : « Le prix de la vie n’est pas dans la science, mais dans la lutte et l’épreuve. Ainsi, dans les jeux olympiques, ce n’est pas le plus beau ni le plus brillant athlète que l’on couronne, mais celui qui combat et qui sort vainqueur de l’arène ! »

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