Mon ami Sorbier, nous dit Monsieur Rivasson, et moi, nous nous étions soustraits à la grande persécution qu’exerça le Duc de la Force à Bergerac, par notre fuite à la campagne où nous étions cachés ; et comme le Duc à son départ laissa des ordres très rigoureux contre nous, nous ne voyions aucun moyen d’éviter de tomber entre les mains de nos ennemis, que par notre fuite en Hollande. Pour cet effet, nous fîmes venir un fameux et expérimenté guide d’Amsterdam, qui faisait métier de ces périlleuses entreprises : car les guides étant pris, sont pendus sans rémission. Il était fin et adroit, fort prudent, et savait sur le bout du doigt la carte de toutes les routes et passages. On l’appelait communément le Gasconnet, car il était effectivement Gascon d’origine. Le Gasconnet étant arrivé à Bergerac, nous nous arrangeâmes pour notre départ. Nos parents, qui donnaient leur consentement à notre fuite, nous munirent d’autant d’argent qu’ils purent, pour n’être pas en disette dans les pays étrangers. Nous nous équipâmes en officiers, qui allaient joindre leur régiment. C’était le régiment de la Marche, qui était aux environs de Valenciennes. Le Gasconnet nous servait de valet. Nous traversâmes ainsi la France sans le moindre obstacle. Le Gasconnet allait à pied, et nous à cheval ; mais par politique, il se tenait rarement en chemin auprès de nous, et nous indiquait seulement les logements à la dînée ou à la couchée, où il ne manquait pas de nous trouver. Nous arrivâmes de cette manière à Paris, où nous nous arrêtâmes quelques jours pour voir les curiosités de cette grande ville, y faisant belle figure. Étant un jour à Versailles, nous fîmes rencontre d’un officier de notre connaissance, qui avait épousé une demoiselle de Bergerac de la religion réformée, quoiqu’il fût papiste.
Cette demoiselle avait deux frères réfugiés dans les pays étrangers ; et comme les gens du Roi avaient confisqué les biens de ses deux frères à cause de leur évasion, ce capitaine nommé De Maison, sollicitait en cour la mainlevée des biens de ses beaux-frères. Nous nous accostâmes de lui, qui nous fit grande chère, et il sut gagner notre confiance au point que nous lui découvrîmes le secret de notre fuite hors du royaume. Il y applaudit pour tirer de nous jusqu’à la moindre circonstance de notre entreprise, que nous lui déclarâmes sincèrement. Nous nous séparâmes de lui à Paris pour partir pour Valenciennes, disions-nous à un chacun. De Maison nous souhaita bon voyage, et nous témoigna beaucoup d’amitié en se séparant de nous. Mais le perfide prit le chemin de Versailles ; et pour se faire un mérite auprès de Mr de la Vrillière, ministre d’État, afin d’obtenir d’autant mieux ce qu’il sollicitait à la cour, il découvrit notre fuite à ce ministre avec la route que nous devions prendre jusqu’à Mons, où nous croyions être en sûreté, étant une ville du Pays-Bas espagnol où il y avait une garnison hollandaise.
Le ministre ne manqua pas de dépêcher un courrier à Quévrin entre Valenciennes et Mons. Quévrin appartenait à la France, et il y avait un pont sur une petite rivière, qui faisait les limites de France et des Pays-Bas espagnols ; et comme dans ce bourg-là il n’y avait point de garnison, le ministre ordonna au Maïeur (Maire) de faire garder par les paysans ledit pont, avec ordre, que, lorsqu’il s’y présenterait deux officiers et un valet, qui se disaient être officiers du régiment de la Marche qui allaient joindre leur garnison, ils les arrêtassent et les conduisissent en prison à Valenciennes. Le Maïeur de Quévrin assembla ses paysans bien armés, et posa un corps de garde de vingt-cinq hommes à la tête du pont du côté de la France. Nous ignorions parfaitement ce qui se passait audit Quévrin pour nous y arrêter. Notre guide nous assurait que nous n’y avions aucun danger à craindre, et il avait raison dans un sens ; et sans la trahison du perfide De Maison, nous y aurions passé sans obstacle.
Nous arrivâmes enfin à l’obscurité du soir à ce pont fatal. La sentinelle du corps de garde cria : « Qui va là ? — Officiers du roi, répondîmes-nous. — De quel régiment ? repartit-il. — Du régiment de la Marche. — Halte-là », dit la sentinelle. En même temps tout le corps de garde, le fusil bandé, bouche l’entrée du pont en bon ordre. Notre guide, surpris de cette nouveauté, nous encouragea, nous disant que notre salut dépendait de passer ce pont, parce que, gagnant l’autre côté de la rivière, nous étions absolument sauvés, vu que nous serions sur terre d’Espagne, et que la France ne pouvait en aucune manière nous y insulter. Animés de cette espérance, nous mîmes tous les trois le pistolet à la main. Le guide était sauté en croupe sur mon cheval, et tirant quelques coups de pistolet sur ces paysans, sans pourtant en avoir blessé aucun, l’épouvante se mit parmi eux ; et chacun craignant pour sa peau, ils s’enfuirent à vau-de-route, nous abandonnant le pont sur lequel nous passâmes. Pour lors notre guide nous félicita, nous assurant que nous étions en aussi grande sûreté que si nous étions dans Amsterdam. Une partie de ce bourg de Quévrin étant située au côté où nous nous trouvions (car la rivière passe au milieu), nous entrâmes dans une auberge pour y loger cette nuit-là. Nous soupâmes fort gaiement, et nous nous couchâmes de même tous trois dans une chambre haute. Notre guide le lendemain se leva de grand matin suivant sa coutume, et mettant la tête à la fenêtre pour voir quel temps il faisait, il vit plus de cent paysans armés qui entouraient l’auberge. Surpris de cette apparition, il vint nous éveiller tout alarmé, nous disant qu’il craignait qu’on ne voulût nous arrêter, et que l’auberge était entourée de paysans armés.
A cette effrayante nouvelle, nous sautons du lit, et ayant regardé par la fenêtre, et vu ce que le guide nous avait dit, je voulus casser la tête au pauvre guide, croyant qu’il nous avait trahis et menés à la gueule du loup. Mais ce pauvre garçon se mit à genoux, implorant ma bonté et nous jurant que nous serions convaincus qu’il n’y avait pas de sa faute, et que certainement il y avait eu quelque subit changement dans l’État à son insu ; qu’il fallait s’informer de ce changement. Sur ces entrefaites, l’hôte du logis monta dans notre chambre, et nous annonça que ces paysans qui entouraient sa maison voulaient absolument nous arrêter par ordre du Roi. « Quel Roi ? lui dis-je. — Du Roi de France, nous répondit-il. — Comment, du Roi de France ? lui répliquai-je ; nous ne sommes pas sur ses terres. » Cet hôte vit bien que nous ignorions qu’il y avait quatre ou cinq jours, que les Français, de concert avec le Roi d’Espagne, s’étaient emparés de tout le Pays-Bas espagnol, dans un jour et à la même heure ; qu’ils étaient entrés dans toutes les villes, et en avaient fait sortir les Hollandais. Cet événement arriva en 1701, comme tout le monde le sait. Notre hôte nous en instruisit, et nous reconnûmes que notre guide n’avait pas tort.
Nous tînmes conseil pour voir ce que nous ferions dans un danger si imminent. Nous conclûmes de demander par la fenêtre de notre chambre à celui qui commandait ces paysans, à qui il en voulait. C’était le Maïeur du village. Nous lui demandâmes donc quel était son dessein. « De vous arrêter, Messieurs, nous dit-il, par ordre du Roi de France, et de vous conduire prisonniers à Valenciennes. — Mais nous sommes ici sous la dépendance de Mons, lui dîmes-nous. Oui, dit le Maïeur ; mais depuis peu tout a changé de face, et les Français sont aussi bien dans Mons que dans Valenciennes et il faut que j’obéisse aux ordres du Roi de France, et que je vous conduise à Valenciennes. — Tu n’en feras rien, lui dîmes-nous, et tu ne nous auras que morts, après t’avoir vendu cher notre vie. — Vous mourrez donc de faim, nous répondit-il, Messieurs ; car nous ne vous prendrons pas d’assaut ; mais aucuns vivres ne vous seront donnés que vous ne vous soyez rendus. » Nous tirions cependant quelques coups de pistolet sur ces paysans par nos fenêtres, mais sans aucun effet ; car ces paysans, pour s’en garantir, s’avisèrent d’entrer tous dans le bas du logis, si bien qu’il nous fallut faire suspension d’armes, ne voyant aucun ennemi pour les exercer. Dans cette extrémité, ayant réfléchi qu’il nous faudrait rendre tôt ou tard, nous trouvâmes à propos de savoir ce que contenait cet ordre du Roi pour nous arrêter.
Pour cet effet, nous appelâmes le Maïeur, et l’assurâmes qu’il n’avait rien à craindre ; qu’il pouvait monter seul et sans armes dans notre chambre, pour nous montrer ses ordres, à quoi il acquiesça et monta jusqu’au haut du degré, et nous ouvrit la lettre de cachet qui contenait les ordres du Roi. Mais, lorsqu’il commençait à la lire, mon ami Sorbier, fort imprudemment et contre notre parole d’honneur donnée audit Maïeur de ne lui faire aucun mal, lui lâcha un coup de pistolet, qui ne fit par bonheur que lui percer le chapeau qu’il tenait dans ses mains ; mais le feu et la bourre du pistolet donna dans la lettre de cachet, et la mit en pièces. Le Maïeur descendit, ou plutôt dégringola les degrés plus vite qu’il n’était monté ; et animé par l’action de mon ami, que j’avoue indigne, comme lui-même le reconnaît à présent, ce Maïeur jura de ne nous faire aucun quartier ni honnêteté. Il posta tellement ses gens, qu’il nous était tout à fait impossible de nous faire passage à force ouverte. Après donc avoir chamaillé environ une heure sans fruit, nous commençâmes à réfléchir, que ne voyant aucune voie pour nous sauver, il fallait parlementer pour obtenir une capitulation aussi favorable que nous pourrions. Pour cet effet nous appelâmes de loin le Maïeur, qui vint au bas des degrés à couvert d’une seconde insulte. Nous lui dîmes que nous trouvant sous la dépendance de Mons, il fallait qu’il envoyât un exprès au gouverneur de cette ville (qui était Espagnol, et il n’y avait qu’un commandant Français pour la garnison française), et que si ce gouverneur trouvait bon que nous fussions conduits dans cette ville-là à ses ordres, nous nous rendrions ; sans quoi, nous nous ferions plutôt hacher en pièces ou nous mourrions de faim, plutôt que de nous rendre. Le Maïeur, réfléchissant que, puisque nous étions dans le département de Mons, c’était en quelque manière son devoir d’en donner avis au gouverneur, lui dépêcha un exprès en diligence. Ce gouverneur, piqué que les Français eussent donné de tels ordres dans les terres de sa dépendance, sans lui en demander permission, envoya à Quévrin un détachement de dix cavaliers et un lieutenant qui les commandait, et qui nous faisant civilité, suivant l’ordre qu’il en avait, déchargea le Maïeur de sa commission de nous mener à Valenciennes, et nous conduisit à Mons. Le gouverneur nous fit amitié, et nous assura sur sa parole, qu’il ne nous rendrait à la France que par les ordres du Roi d’Espagne, à qui il allait envoyer un courrier sur-le-champ, en sollicitant Sa Majesté catholique de son mieux en notre faveur. Il nous fit conduire en arrêt civil, cependant bien gardés, en attendant les ordres de la cour d’Espagne. La cour de France ne manqua pas aussi de solliciter celle de Madrid, pour nous avoir en sa puissance. Cependant la sollicitation du gouverneur l’emporta, et fit pencher la balance en notre faveur ; car le Roi d’Espagne consentit bien qu’on nous livrât au Roi de France ; mais sous la condition de ne nous pas traiter à la rigueur de l’ordonnance ; mais qu’on nous punirait par quelques mois de prison ; après quoi on nous renverrait libres dans le lieu de notre naissance ; et il fut conclu que le gouverneur de Mons nous ferait conduire en toute sûreté au château de Ham en Picardie pour y tenir prison quelques mois suivant la convention. Notre guide ne fut point distingué dans cette convention ; mais il devait avoir le même sort que nous. Le gouverneur, ayant reçu cet ordre, nous l’annonça avec la condition dite ci-dessus. Vous pouvez juger de la joie que nous eûmes de cette décision. Le gouverneur nous fit donc conduire avec une escorte de six cavaliers à Ham. On nous mit entre les mains du gouverneur de cette place, qui nous donna le château pour prison, et fut si humain envers nous, qu’il nous donna tous les jours sa table ; et notre guide mangeait avec ses domestiques.
Nous nous attendions à tenir prison dans ce château quelques mois, suivant la convention. Mais nous fûmes grandement trompés, lorsqu’au bout de trois semaines, ce gouverneur reçut ordre de la cour de nous faire conduire sous bonne escorte dans les prisons du Parlement de Tournai, pour nous y faire et parfaire notre procès. Ce bon gouverneur, avec lequel nous avions contracté une grande amitié, fut si sensiblement touché de notre malheur, qu’il ne pouvait assez nous exagérer sa peine. Il nous prit en particulier, et nous dit qu’il se consolait en pensant que nous avions deux portes ouvertes pour sortir de cet embarras : la première, que nous n’avions qu’à nous faire catholiques, que pour la seconde, il était contre son devoir de nous la dire ; mais que nous la connaîtrions par l’occasion qu’il nous donnerait de nous en servir. Nous comprîmes bien qu’il entendait qu’il nous procurerait l’occasion de nous évader en chemin, comme sa manière d’agir nous le confirma ; et il ne tint qu’à nous d’en profiter. Avant de partir de Ham, nous tînmes conseil, mon ami Sorbier et moi, pour nous déterminer sur le parti que nous prendrions, ou de nous évader, ou de changer de religion. Nous nous arrêtâmes à ce dernier, considérant qu’en nous évadant, il nous faudrait tenir errants et cachés dans le royaume de France, ou courir encore le risque de nous réfugier dans les pays étrangers ; péril dont l’expérience, que nous en avions eue, nous faisait frémir. En un mot, le courage et la religion nous abandonnèrent, et nous formâmes la ferme résolution de nous laisser conduire comme des agneaux à Tournai, et d’y faire notre abjuration.
Le lendemain de cette résolution, le gouverneur de Ham choisit parmi sa garnison, qui était composée d’une compagnie d’invalides, l’escorte qu’il nous donna, et qui consistait en un sergent vieux et décrépit, et trois soldats, dont l’un n’avait qu’un bras et les deux autres étaient tout éclopés. Il recommanda sur toute chose au sergent d’avoir soin que le guide ne se sauvât pas. « Pour ces deux Messieurs, ils n’ont garde de le tenter, dit-il ; car ce n’est qu’une pure formalité de les faire conduire par un détachement jusqu’à Tournai. Ils iraient bien eux-mêmes à cette ville sans escorte, étant de leur avantage d’y aller. » Après ces instructions, il nous embrassa, en nous souhaitant toute sorte de bonheur dans notre route. « Profitez, Messieurs, nous dit-il, des occasions qui vous paraîtront avantageuses, et donnez-moi de vos nouvelles si vous le pouvez ; j’en recevrai avec plaisir de bonnes de votre part. » Nous entendîmes fort bien tout ce discours couvert ; mais notre parti était pris de nous faire catholiques romains. Le gouverneur nous fit donner à chacun un bon cheval, tandis que nos gardes éclopés marchèrent avec le guide emmenotté et lié avec des cordes. En un mot, mon ami Sorbier et moi, nous fîmes cette route comme une partie de plaisir. Souvent nous faisions galoper nos chevaux à droite et à gauche, souvent hors de la vue de nos gardes qui ne s’en embarrassaient pas ; car toute leur attention était sur le pauvre guide. Vous voyez bien, Messieurs, continua Rivasson, qu’il nous était très facile de nous échapper sans peine ni risque : mais nous n’en eûmes jamais la pensée.
Notre guide n’était pas de même. Il ne se passait aucune occasion en chemin, ou dans les cabarets où nous logions, lorsqu’il croyait n’être pas entendu par nos gardes, qu’il ne nous suppliât à mains jointes et les larmes aux yeux, d’avoir pitié de nous et de lui, et de profiter des occasions qui se présentaient à toute heure de nous sauver tous les trois. « Je ne puis le faire seul, nous disait-il ; mais pour peu que vous vouliez m’aider, tout lié et emmenotté que je suis, je me fais fort de me rendre maître du sergent : les autres trois soldats s’humilieront d’eux-mêmes devant nous à la moindre menace que vous leur ferez. Considérez, Messieurs, que si je suis mené à Tournai, j’y serai pendu sans rémission. » Nous ne voulûmes rien entendre de ses supplications ; car, n’ayant aucune envie de nous sauver, nous ne voulions pas nous rendre coupables, en faisant évader ce misérable. Enfin il nous tardait d’être à Tournai pour faire notre abjuration. J’avoue qu’en cela nous ferons les hypocrites ; mais nous prierons Dieu dans nos cœurs à la réformée, pour demander pardon de notre faiblesse. Il y en a tant en France qui en agissent ainsi pour se procurer les faveurs de ce monde ; nous ne serons pas plus blâmables qu’eux. Tel était le système de M. Rivasson et de son ami Sorbier, qui nous faisait soupirer et les plaindre de tout notre cœur de leur égarement. Revenons à leur route.
Passant par Valenciennes, continua M. Rivasson, nous fûmes conduits par un soldat du corps de garde de la porte au gouvernement, comme c’est la coutume dans les villes de guerre. M. de Magaloti, qui était le gouverneur, ayant appris notre cas, nous dit : « Cela n’est rien, Messieurs, vous laverez tout avec un peu d’eau bénite, et en allant à la messe. » En jetant ensuite la vue sur le guide, il le reconnut d’abord. « Ah ! c’est toi, Gasconnet, lui dit-il ; il y a longtemps que tu files ta corde ; » et s’adressant à notre sergent : « Mon ami, lui dit-il, toi et ton détachement, vous n’êtes pas capables de conduire ce fin matois à Tournai. L’année dernière, il fut condamné dans cette ville à être pendu ; mais le drôle se sauva de nos fortes prisons la veille de l’exécution. Je trouve à propos de fortifier votre détachement par quelques grenadiers ; car je crains fort qu’il ne vous échappe. » Le sergent, se piquant d’honneur, lui dit qu’il en avait bien conduit d’autres aussi rusés que Gasconnet, et que le gouverneur de Ham l’avait bien connu capable de cette expédition. « A la bonne heure, dit M. de Magaloti, prenez donc bien garde à lui. » Le lendemain matin nous partîmes avec notre détachement ordinaire pour Tournai, qui est à sept lieues de Valenciennes. La traite étant trop forte pour notre escorte à pied, nous ne pûmes arriver qu’à Saint-Amand, petite ville fermée de murs à deux lieues de Tournai. Ce fut là la fin de la route de notre Gasconnet, qui s’y évada ; et voici comment il eut ce bonheur.
Arrivant à Saint-Amand, notre sergent trouva à propos d’aller loger à l’autre côté de la ville hors de la porte, pour n’être pas obligé d’attendre le lendemain matin l’ouverture des portes, et pour partir de meilleure heure. Nous traversâmes donc la ville ; et étant dehors, nous fûmes loger dans une grosse cense bien murée tout autour, comme sont d’ordinaire les métairies ou censes de ces pays-là, à cause des partis en temps de guerre. On nous mit tous les sept que nous étions dans une chambre où nous soupâmes fort tranquillement et de bon appétit, excepté le Gasconnet, qui sentait déjà l’approche de sa mort, en approchant de Tournai. Il ne faisait que gémir et soupirer auprès du feu ; et il interrompait si fort notre conversation, que le sergent lui ordonna de s’aller coucher. « Hélas ! dit-il, je ne saurais dormir dans mes habits, que je n’ai pas quittés pendant toute la route. Si vous vouliez avoir la bonté de me délier, et m’ôter mes menottes, pour pouvoir me dépouiller, vous me feriez un grand plaisir. » Nous sollicitâmes tous le sergent de lui accorder cette légère satisfaction qui n’était de nul danger, le pouvant rattacher lorsqu’il serait déshabillé. Le sergent se laissa fléchir à nos prières, et le fit détacher.
Le Gasconnet se dépouille ; après quoi il prie le sergent de lui permettre d’aller à ses nécessités. Le sergent et deux soldats l’escortent dans la cour après l’avoir visitée ; et la trouvant bien fermée et très sûre, ils lui permirent de se décharger à son aise de son fardeau. Le Gasconnet va choisir sa place auprès du portail de cette cour ; mais comme il eut détaché sa culotte, et se fut mis en posture de faire son opération, un valet de la cense, sans savoir ce qui se passait, venant du dehors, ouvre avec sa clef le guichet ou petite porte de ce portail. Mon Gasconnet toujours alerte, profitant de cette occasion si favorable à sa liberté, flanque un robuste soufflet à ce valet pour l’ôter de son passage, et enfile cette porte comme un éclair. Le voilà dans les champs. La nuit était obscure ; nos éclopés d’invalides n’avaient pas, à beaucoup près, la jambe aussi bonne que lui pour le suivre ; et où l’auraient-ils suivi, ne le voyant pas par la grande obscurité de la nuit ? Enfin, après avoir fait quelque devoir de le chercher, ils revinrent dans notre chambre fort penauds et estomaqués, ne sachant que devenir. Ils nous proposèrent d’aller où bon nous semblerait ; que pour eux ils n’étaient point du sentiment d’aller à Tournai, ni de retourner à leur garnison, crainte de passer par le conseil de guerre, et d’y recevoir un rude châtiment. Mais nous, qui étions aussi aises d’aller à Tournai, qu’ils en avaient peu d’envie, nous les dissuadâmes de leur résolution, et nous écrivîmes sur-le-champ, en leur faveur, un procès-verbal exagéré, que nous signâmes et fîmes signer au censier pour leur décharge ; de quoi ils furent contents et nous aussi ; et ils nous ont emmenés ce matin, comme vous voyez, dans cette prison, continua M. Rivasson, où nous espérons de ne pas faire grand séjour.
Voilà l’histoire que M. Rivasson nous conta. Je vais en poursuivre le reste jusqu’à leur délivrance à Lille, dont nous avons été témoins oculaires. Deux jours après l’arrivée de ces messieurs dans notre cachot, on les vint prendre pour les faire monter à la chambre du parlement. Là ils furent interrogés légèrement ; après quoi le président leur demanda s’ils voulaient changer de religion, pour se faire bons catholiques romains. Ils n’hésitèrent pas à dire qu’ils le souhaitaient de tout leur cœur. « Eh bien, leur dit-il, on va vous faire instruire pour faire votre abjuration, après laquelle nous procéderons à votre délivrance. On les remit après cela dans notre cachot, ravis d’aise d’avoir fait cette démarche, qui dans peu leur promettait leur liberté et quelque récompense de la cour pour prix de leur abjuration, comme quelques conseillers du Parlement le leur avaient fait pressentir. Ils ne cessaient de s’en féliciter en notre présence ; et nous ne cessions de détester leur lâcheté et leur apostasie. Peu d’heures s’étaient écoulées depuis leur retour dans notre cachot, lorsque le chapelain du Parlement y vint ; et après avoir extrêmement loué leur pieuse intention, il leur mit en main un catéchisme, en leur disant que leur délivrance dépendait de leur diligence à l’apprendre par cœur, et prit congé d’eux. Ces messieurs étudiaient jour et nuit, lorsqu’au bout de trois jours, ils cessèrent cette étude par un contre-temps fatal pour eux : car deux huissiers du Parlement les vinrent prendre pour les conduire à la chambre criminelle. Ces huissiers leur mirent les menottes aux mains ; ce qui ne nous fit rien présager de bon pour eux ; mais ils ne s’en émouvaient pas, se persuadant que ce n’était qu’une formalité de justice. Ils comparurent donc devant l’assemblée du Parlement, où le président leur dit au premier début : « Messieurs, il y a trois jours, que vous avez promis à cette assemblée de faire abjuration de vos erreurs, et d’embrasser la religion romaine. En conséquence, nous vous avons promis votre délivrance. Nous ne voulons pas vous abuser. Nous ne sommes plus en état de vous pouvoir délivrer. Voilà, dit-il, en leur montrant une lettre de cachet, ce qui nous en empêche. La cour nous ordonne de faire votre procès à la rigueur de l’ordonnance, qui défend la sortie du royaume ; et vous êtes heureux de ce qu’il ne sera fait aucune mention de votre imprudent attentat à Quévrin, où vous avez tiré un coup de pistolet sur la lettre de cachet portant ordre de vous arrêter. C’est la cause de l’ordre du Roi, qui nous commande de vous condamner aux galères, sans faire mention dans votre procès de l’action que vous avez commise à Quévrin ; car en ce cas la punition serait plus rigoureuse. Ainsi, Messieurs, que vous fassiez abjuration ou non, le Roi veut que vous soyez condamnés aux galères à perpétuité. Il vous est libre cependant de faire votre abjuration ; nous louerons même cette pieuse action ; mais nous vous déclarons qu’elle ne vous garantira pas d’aller aux galères. » Pour lors ces messieurs répondirent que, la chose étant ainsi, ils quittaient le dessein de faire abjuration. « Bons catholiques ! » répliqua le président ; et il ordonna qu’on les remît dans leur cachot. En effet nous vîmes revenir nos ci-devant candidats prosélytes d’un air extrêmement consterné, faisant des lamentations pitoyables, et des réflexions accablantes sur leur faiblesse à tous égards. Le Parlement expédia bientôt leur procès, et dans moins de huit jours, leur sentence leur fut lue, portant condamnation aux galères à perpétuité. Le lendemain de leur sentence, quatre archers de la maréchaussée les vinrent prendre pour les conduire à Lille en Flandre, où la chaîne des galériens s’assemblait.
C’était un bizarre et piteux spectacle de voir ces messieurs galonnés et en habit d’écarlate, emmenottés et garrottés de cordes, traverser à pied, au milieu de quatre archers, la grande ville de Tournai, où à peine pouvaient-ils se faire passage à cause de l’affluence du peuple qui s’assemblait dans les rues, pour voir cette tragique décoration : car tout le monde croyait fermement que ces deux messieurs étaient de la première noblesse de France. Ils furent donc conduits à Lille à cinq lieues de Tournai, dans cet équipage et à pied. On les conduisit à l’affreux cachot des galériens à la tour de Saint-Pierre. Je ferai la description de cette effroyable demeure en son temps. Cependant ces messieurs n’y restèrent pas longtemps. Les jésuites de Lille, comme ces pères savent tout, les y firent visiter ; et leur ayant demandé s’ils voulaient se faire catholiques romains, et qu’en ce cas ils obtiendraient leur grâce de la cour, ils y topèrent d’abord. Sur quoi les jésuites prièrent le grand-prévôt de Lille, qui a la direction des galériens, de leur livrer ces messieurs dans leur couvent pour les y instruire et y faire leur abjuration solennelle ; lui restant garants qu’après cette cérémonie, ils les leur relivreraient dans la prison. Le grand-prévôt y acquiesça volontiers. Voilà donc ces âmes tièdes et faibles retombées dans leur apostasie. Ils furent trois semaines chez les jésuites. Ces pères, après les avoir instruits dans les principes de la religion romaine, et leur avoir fait proférer les plus horribles blasphèmes contre la religion réformée, et les plus affreuses imprécations contre Calvin et sa doctrine, leur firent faire une abjuration publique et des plus pompeuses, y ayant invité l’état-major de Lille, et toutes les personnes de considération de cette ville-là. Après quoi, ils les remirent dans la prison du grand-prévôt, non dans le cachot des galériens, mais dans une chambre commode et bien garnie, à six pistoles par mois avec la nourriture, le tout aux dépens des jésuites, ou plutôt, à ceux des gens de distinction de la ville, chez qui ces bons pères firent une collecte pour cet effet. Après quoi ils sollicitèrent la grâce de ces messieurs en cour, croyant l’avoir de haute lutte. Mais ils furent trompés en cela ; car le Roi la refusa tout net, et prétendit que leur sentence fût exécutée à toute rigueur. Les jésuites n’en demeurèrent pas là. Ils remuèrent ciel et terre pour obtenir cette grâce. Leurs sollicitations parvinrent jusqu’à Mme de Maintenon. Ils exagérèrent à cette dame que ces messieurs étaient d’une des meilleures noblesses du Périgord, que l’action de Quévrin, qui tenait si fort au cœur du roi, était plutôt un coup d’étourdis et de jeunesse, qu’un dessein prémédité de déplaire à Sa Majesté ; et qu’enfin ces deux messieurs étaient les deux meilleurs catholiques de France. Cette dame, persuadée ainsi par les jésuites, demanda leur grâce au Roi, qui la lui accorda avec un brevet de lieutenant d’infanterie pour Rivasson, et un autre de lieutenant de dragons pour Sorbier ; mais en même temps avec cette restriction contre ce dernier, qu’il tiendrait prison six semaines après la grâce ; et pour l’autre, qu’il serait délivré sur-le-champ. Il paraît ici que le plus coupable était le mieux récompensé : car une lieutenance de dragons vaut mieux qu’une d’infanterie : mais peut-être que le Roi considérait la hardiesse de Sorbier convenable aux dragons ; du moins c’est le jugement qu’on en faisait à Lille. Rivasson tint compagnie à son ami Sorbier pendant les six semaines de sa prison, quoiqu’il lui fût libre de sortir quand il voudrait : mais il voulut donner cette marque de générosité à son ami ; ce qui le fit louer et approuver de tout le monde. Après les six semaines expirées, ils furent élargis, visitèrent leurs amis et bienfaiteurs, et partirent pour leurs régiments. Depuis nous apprîmes qu’ils avaient été tués tous les deux à la bataille de Hekeren. Voilà la fin de ces deux messieurs, qui, à mon avis, n’a rien de glorieux pour eux que d’être morts au lit d’honneur. Les gens d’esprit et de pénétration, qui liront cette histoire, y trouveront de quoi faire des réflexions justes et utiles, en considérant la conduite de MM. Rivasson et Sorbier, et les jugements de Dieu, qui punit tôt ou tard les crimes scandaleux, principalement celui de l’apostasie, qui est le plus atroce de tous ceux que l’on commet contre la Divinité. — Pour moi, je me contente d’écrire les faits naïvement et avec vérité, laissant à chacun de ceux qui liront ces mémoires, à porter leur jugement tel qu’il leur plaira. Je reprends le fil de ma narration, pour ce qui regarde mon cher compagnon de souffrance et moi.
Sorbier et Rivasson nous empêchèrent de mourir de faim, comme je l’ai déjà dit. Nous savions qu’ils avaient beaucoup d’argent ; et la crainte où nous étions de retomber dans la famine après leur départ, fit que je les suppliai à mains jointes de nous laisser trois ou quatre louis d’or. Je leur dis que je leur en ferais mon billet, pour que mon père les payât à leur ordre à Bergerac. Mais ils furent si durs, qu’ils ne voulurent jamais nous laisser qu’un demi-louis d’or, que je leur ai rendu dans la suite, lorsque nous nous rencontrâmes dans les prisons de Lille en Flandre peu de jours avant leur délivrance. Nous ménageâmes ce demi-louis d’or extrêmement, ne mangeant que notre réfection de pain sans autre pitance. Nous n’eûmes cependant pas le temps de le dépenser dans cette prison du Parlement, parce qu’on nous transféra dans la prison de la ville nommée le Beffroi ; et voici pourquoi.
Il faut savoir que la rivière de l’Escaut traverse la ville de Tournai. Au côté du sud de ladite rivière est bâti le Parlement ; et ce côté-là dépend de l’archevêché de Cambrai, et l’autre partie de la ville, au nord de la rivière, dépend de l’Évêque de ladite ville de Tournai. J’ai déjà dit que le curé de la paroisse du Parlement venait quelquefois nous visiter, plutôt pour voir si nous changions de sentiments par rapport à la religion, que pour nous exhorter par de bonnes raisons à en changer. L’Évêque de Tournai ayant appris la froideur, ou plutôt la négligence ou l’ignorance de ce curé à nous convertir, nous envoya visiter par un de ses chapelains. Ce chapelain était un bon vieil ecclésiastique, qui avait plus de bonne foi que de théologie ; du moins nous le témoigna-t-il : car, après avoir dit qu’il venait de la part de Monseigneur l’Évêque, il poursuivit ainsi : pour vous convertir à la religion chrétienne. Nous répliquâmes que nous étions chrétiens par le baptême et par notre foi à l’Évangile de Jésus-Christ. « Comment ! nous dit-il, vous êtes chrétiens ? Et comment vous nommez-vous ? » en sortant de sa poche ses tablettes, où nos noms étaient écrits, et craignant de s’être mépris. Nous lui dîmes nos noms et surnoms. « C’est bien vous, nous dit-il, à qui je suis adressé : mais vous n’êtes pas ce que je croyais ; car vous dites que vous êtes chrétiens ; et Monseigneur m’envoie pour vous convertir au christianisme. Récitez-moi, s’il vous plaît, les articles de votre foi. » — Très volontiers, Monsieur, lui dis-je ; et en même temps je lui dis le symbole des apôtres. « Comment ! s’écria-t-il, vous croyez cela ? » Et lui ayant dit que oui : « Et moi aussi, nous répondit-il ! Monseigneur l’Évêque m’a vendu du poisson d’avril, pour se moquer de moi. » Ce jour-là en effet était le premier d’avril de l’année 1701. Il prit congé de nous fort promptement, outré de dépit que son Évêque eût ainsi joué un homme de son âge et de son caractère. On peut juger si ce bon ecclésiastique avait étudié et examiné les différentes sectes du christianisme. Quoi qu’il en soit, nous ne le vîmes plus. Mais le lendemain l’Évêque nous envoya son grand-vicaire, nommé M. Regnier.
Pour celui-là, c’était un autre théologien que le bon vieux chapelain. Cependant il nous trouva mieux instruits sur les preuves de la religion réformée et sur les erreurs de l’Église romaine, qu’il ne s’y était attendu : c’est pourquoi il prit plus à cœur de venir à bout, comme il le disait, de nous convertir. Il ne se passait guère de jour, qu’il ne nous rendît visite. C’était un fin rhétoricien, plein de sophismes, ne voulant jamais controverser que sur la tradition, et nous, sur l’Écriture sainte. Cette diversité ne pouvait rien faire conclure ; ce qui faisait qu’il se retirait toujours aussi avancé qu’il était entré. C’était d’ailleurs un très honnête homme, plein de probité et de charité chrétienne. Je me souviens, que s’étant aperçu que nous étions en nécessité de linge et de vêtements, et que même il nous manquait le nécessaire à la nourriture, il nous fit donner secrètement du linge, sans vouloir que nous sachions que cela venait de sa part ; et étant dans la semaine sainte, dans laquelle l’Évêque fait ses charités aux prisonniers, ledit grand-vicaire vint dans la prison du Parlement, et visitant tous les prisonniers, qui y étaient en grand nombre, il leur donna à chacun deux escalinsa de permission de la part de l’Évêque. Il se rendit ensuite dans notre cachot, et après nous avoir priés de la part de l’Évêque d’accepter sa générosité comme une marque d’estime et de distinction, il nous fit présent de quatre louis d’or de vingt livres pièce. Nous faisions quelque difficulté de les accepter ; mais il nous pria de si bonne grâce de les prendre, en nous représentant que Monseigneur regarderait notre refus comme une marque d’orgueil, qu’il nous fut impossible de les refuser ; ce qui nous vint à la vérité fort à propos pour nous aider dans notre grande nécessité.
a – Pièce de monnaie des Pays-Bas qui vaut 64 centimes de France. (Éd.)
J’ai déjà dit que quelquefois le curé de la paroisse du Parlement nous venait visiter. Un jour il trouva avec nous le grand-vicaire. Il le choqua d’abord, lui demandant qui le faisait si hardi de venir dans sa paroisse y faire des fonctions qui n’appartenaient qu’à lui curé dudit lieu. Le grand-vicaire lui répondit fort modestement qu’il y venait par les mêmes raisons que lui, pour ramener des brebis égarées dans le bercail du Seigneur. « Je les y ramènerai bien sans vous, lui répondit brusquement le curé ; et Monseigneur de Cambrai ne souffrira pas que vous empiétiez sur ses droits dans son diocèse ; et je vous ordonne de sa part de sortir d’ici pour n’y plus rentrer. » Le grand-vicaire sortit en effet et n’y revint plus : mais ayant fait son rapport à son Évêque, et l’Évêque ne voulant pas avoir le démenti de nous faire visiter, pria le procureur général du Parlement de nous faire transférer dans les prisons de la ville, qui étaient de son diocèse ; ce qui lui fut accordé d’abord.
Nous voilà donc aux prisons du Beffroi, où nous étions infiniment mieux qu’à celle du Parlement. Plusieurs protestants, notables bourgeois de Tournai, avaient la permission de nous venir visiter. Ils graissaient la patte, comme on dit, au geôlier, qui, à leur sollicitation, nous ouvrait tous les matins notre cachot pour nous faire prendre l’air dans une petite cour tout proche, pendant quelques heures, et bien souvent jusqu’au soir. Là nos zélés amis nous venaient voir souvent, nous consolant de leur mieux, et nous exhortant à la persévérance. Le grand-vicaire Regnier les y trouvait souvent, sans jamais s’en être formalisé. Au contraire, il leur faisait civilité ; et lorsque par respect ces personnes charitables voulaient se retirer, il les priait instamment et très humainement de rester et d’entendre notre conversation ; et j’ose dire que ces bons protestants étaient ravis d’entendre la manière dont nous nous défendions dans ces controverses, comme aussi de la douceur et de la bénignité avec laquelle ce grand vicaire nous exposait ses prétendues preuves. Souvent, après une heure ou deux de disputes qui ne concluaient jamais rien, il faisait apporter une bouteille de vin ; et nous la buvions ensemble comme de bons amis, sans parler de religion. Enfin, après avoir controversé sur tous les points que nous prétendions lui prouver être des erreurs dans la religion romaine, il nous proposa un plan de conversion pour abréger toute dispute ; le voici : « Nous vous dispenserons, nous dit-il, de croire la majeure partie des points qui vous semblent erreurs ; comme l’invocation des saints et de la Vierge, la déférence pour les images, de croire qu’il y a un purgatoire, ni d’avoir la foi pour les indulgences et les pèlerinages, moyennant que vous vous soumettiez à croire de bonne foi la transsubstantiation et le sacrifice de la messe, et que vous abjuriez les erreurs de Calvin. » Mais nous lui fîmes connaître que nous voyions le pas glissant qu’il nous proposait, et que nous n’en serions pas la dupe. Après cela il diminua peu à peu ses visites, si bien qu’il ne nous venait voir que de huit en quinze jours, et enfin il nous laissa tout à fait en repos, et depuis pas un prêtre ni moine ne nous vint incommoder ; ce qui nous faisait grand plaisir.
Un jour, sur les neuf heures du matin, nous vîmes entrer dans notre cachot cinq personnes que le geôlier y vint mettre, et puis se retira. Nous nous mîmes à nous regarder les uns les autres tellement, que nous reconnûmes trois de ces messieurs pour être de Bergerac ; mais nous ne connaissions pas les deux autres, qui fondaient en larmes en nous embrassant, de même que les trois premiers ; et ces deux nous nommaient, et témoignaient nous connaître intimement. Surpris de ne pas connaître deux personnes qui ne cessaient de nous embrasser et de pleurer sur notre état aussi bien que sur le leur, et qui d’ailleurs étaient accompagnés des trois que nous connaissions, nous demandâmes au Sieur Dupuy, qui était l’un des trois, qui étaient ces deux personnes à nous inconnues. « C’est, nous dit-il, l’une mademoiselle Madras, et l’autre mademoiselle Conceil, de Bergerac, vos bonnes amies, qui se sont exposées au périlleux voyage de sortir de France avec nous, sous les habits d’hommes que vous leur voyez, et qui ont résisté à la fatigue de ce pénible voyage à pied avec une fermeté et une constance extraordinaires pour des personnes élevées avec délicatesse, et qui, avant ce voyage, n’auraient pu faire une lieue à pied. » Nous saluâmes ces deux demoiselles et leur représentâmes qu’il n’était pas de la bienséance qu’elles restassent ainsi déguisées et demeurassent avec cinq garçons dans le même cachot ; que nos ennemis nous en feraient et à elles un crime scandaleux. Je les priai de permettre que j’avertisse le geôlier de leur déguisement, qui aussi bien ne leur servait de rien à présent ; qu’il fallait déclarer leur nom et leur sexe, et confesser la vérité avec fermeté et constance. Ces messieurs furent de mon avis et les demoiselles y acquiescèrent. J’appelai le geôlier, et lui ayant dit de quoi il s’agissait, il fit sortir ces filles de notre cachot, les mit dans une chambre particulière et en avertit le juge, qui leur fit donner des habits convenables à leur sexe ; et depuis nous ne les avons pas revues ; car elles furent condamnées pour le reste de leurs jours au couvent des Repenties à Paris, où elles furent conduites dans le temps qu’on condamna aux galères leurs trois compagnons de souffrance, pour avoir voulu sortir du royaume.
Après nos plaintes et lamentations avec ces trois messieurs, nommés les sieurs Dupuy, Mouret et La Venue, nous les priâmes de nous raconter leur histoire ; le sieur Dupuy s’en acquitta de cette manière.