Histoire des Dogmes II — De saint Athanase à saint Augustin

1.
Aperçu général sur la théologie grecque au ive siècle.

1.1 — Les écoles et les personnes.

Géographiquement, les Pères grecs du ive siècle forment quatre groupes distincts.

Le premier groupe est le groupe alexandrin : il comprend, avec l’évêque Alexandre, saint Athanase, Didyme l’aveugle et quelques autres écrivains, tels que Sérapion et Macaire d’Alexandrie.

Le second est le groupe palestinien. Saint Cyrille de Jérusalem en est comme le centre : mais on lui peut rapporter l’historien Eusèbe de Césarée, et l’évêque de Constantia, saint Epiphane, né tout près d’Éleuthéropolis.

Plus au nord, nous trouvons le groupe des antiochéniens, Eustathe d’Antioche, puis Diodore de Tarse, Théodore de Mopsueste, saint Jean Chrysostome. Sauf le premier, ils ne prennent, comme évêques, qu’une faible part aux controverses trinitaires, mais l’importance de Diodore et de Théodore sera grande dans les questions christologiques que soulèvera le siècle suivant.

Enfin, le quatrième groupe est celui des cappadociens, saint Basile, les deux Grégoire de Nazianze et de Nysse, et l’évêque d’Iconium, Amphiloque.

Telle est la distribution géographique. Mais le fait seul que, dans cette nomenclature, le nom d’Eusèbe se trouve rapproché de celui de saint Épiphane, montre assez que nous en devons adopter une autre, si nous voulons tenir compte des tendances intellectuelles et théologiques de nos auteurs. A ce point de vue, deux écoles se dessinent d’abord dont les divergences s’accentueront par la suite, l’école d’Alexandrie et l’école d’Antioche. Athanase (v. 295-373) ne représente qu’imparfaitement la première. Bien qu’il plaide pour Origène et Denys d’Alexandrie, et que ses deux traités de jeunesse Contra gentes et Oratio de incarnatione Verbi trahissent l’influence d’Origène, saint Athanase se porte de préférence, autant par inclination d’un génie tout positif que par nécessité de controverse, vers une action théologique où la spéculation pure a peu de part, mais où la rigueur de la pensée et la précision des termes jouent un rôle capital. Ce grand lutteur n’est pas, autant qu’on l’a dit, l’esclave ou l’inflexible champion d’un mot : c’est, au contraire, un génie très souple qui voit les idées sous les mots et qui excelle, au besoin, à manier les hommes comme les idées. Esprit net plutôt qu’étendu, ennemi des équivoques, d’une logique droite et ferme, il est surtout un caractère. De là sa haute autorité, et l’ardente vénération ou la haine furieuse dont il a été l’objet.

[Les œuvres de saint Athanase sont citées ici d’après l’édition de la Patrologie grecque, t. XXV-XXVIII. On trouvera dans Loofs, Leitfaden zum Studium der Dogmengeschichte, 4e édit., p. 237, note 2, la chronologie des œuvres de saint Athanase. Indépendamment des écrits reconnus depuis longtemps comme n’étant pas authentiques (par exemple le Contra Apollinarium), M. Loofs écarte l’Oratio IVa contra arianos, le Sermo maior de fide, le traité sur Matthieu.11.27 et l’Expositio fidei. — Travaux : II. Voigt, Die Lehre des Athanasius von Alexandrien, Bremen, 1861. L. Atzberger, Die Logoslehre des hl. Athanasius, Munchen, 1880. A. Pell, Die Lehre des hl. Athanasius von der Sünde und Erlösung, Passau, 1889. H. Straeter, Vie Erlosungslehre des hl. Athanasius, Freiburg im Br., 1894 P. Lauchert, Die Lehre des hl. Athanasius des Grossen, Leipzig, 1895. A. Stuelcken, Athanasiana, Leipzig, 1899. F. Cavallera, Saint Athanase, Paris, 1908. G. Bardy, Saint Athanase, Paris, 1914.]

Le vrai continuateur à Alexandrie de l’œuvre d’Origène au ive siècle est Didyme l’aveugle († v. 395). Son nom se trouve joint à celui de son maître dans les condamnations portées par les sixième et septième conciles généraux. D’autre part, nous savons par saint Jérôme qu’il avait écrit sur le Περὶ ἀρχῶν de brefs commentaires, où il s’efforçait d’interpréter dans un sens orthodoxe les erreurs d’Origène sur la Trinité. Le même saint Jérôme cite de lui une réponse à Rufin d’où il appert que Didyme, comme Origène, admettait et que les âmes ont préexisté, et qu’elles ont péché dans cet état, et que leur union subséquente à des corps est une punition de cette faute. De ces erreurs toutefois c’est à peine si on trouve des traces incertaines dans les ouvrages de Didyme qui ont survécu. Ce qu’on y admire plutôt, est l’étonnante et quelque peu tumultueuse érudition scripturaire qu’il y déploie. Dans le De Trinitate et le De Spiritu Sancto, les textes succèdent aux textes sans répit, traités parfois avec profondeur, mais souvent aussi avec un dogmatisme arrêté qui les tourne sans autre façon à ses vues.

Des alexandrins et de leur école il faut rapprocher d’abord Eusèbe de Césarée (v. 265-340), l’auteur, de concert avec Pamphile, de l’Apologie pour Origène. Origène avait passé une partie de sa vie et avait tenu école à Césarée, et l’influence de son enseignement, fortifiée par la présence de Pamphile, le disciple de Pierius, fut toujours très grande en Palestine. On le vit bien dans les controverses origénistes postérieures. La curiosité d’Eusèbe se sentait d’ailleurs naturellement, attirée par l’immense érudition du grand alexandrin, et son esprit théologique, qui fut toujours incertain et timide, s’accommodait des contradictions qui se rencontraient dans l’œuvre du maître. Son œuvre à lui fut surtout historique et apologétique. Il ne se trouva à l’aise dans la controverse dogmatique que dans ses réfutations de Marcel d’Ancyre.

Des alexandrins encore il faut rapprocher les cappadociens. Saint Basile et saint Grégoire de Nazianze ont écrit la Philocalie, recueil des meilleurs passages d’Origène, et, s’ils n’ont point adopté ses doctrines compromettantes, ils se sont du moins pénétrés de son esprit, et ont partagé sa belle confiance dans le rôle réservé à la raison dans l’éclaircissement et l’exposé des vérités de la foi. L’un et l’autre ont été nourris des littérateurs et des philosophes grecs. Mais saint Basile (v. 331-379), homme avant tout de gouvernement et d’action, esprit d’ailleurs plus fort et plus positif, en a moins subi ou moins trahi l’influence. Elle paraît davantage dans saint Grégoire de Nazianze (v. 330-390), caractère un peu faible et inconstant, penseur peu original, mais le théologien orateur par excellence, d’une clarté merveilleuse, sachant mettre à la portée des plus humbles intelligences les plus hauts mystères de la foi. Quant à saint Grégoire de Nysse (évêque en 371, mort v. 395), c’est proprement un philosophe et un origéniste. Il ne saurait faire un pas sans disserter, et s’il n’a pas suivi Origène dans ses plus graves erreurs, il en a cependant retenu assez pour qu’il soit impossible, en deux ou trois points, de pallier ses écarts. Il était contre les eunomiens ergoteurs, l’adversaire qu’il fallait ; mais en lui le bel équilibre qui existait chez son frère Basile est rompu : l’éloquence devient rhétorique ; la philosophie prend le pas sur la révélation, et le raisonnement à outrance obscurcit de temps à autre, plus qu’il ne les sert, les données de la foi.

[Les cappadociens sont cités ici d’après les éditions de la P. G., saint Basile, t. XXIX-XXXU ; saint Grégoire de Nazianze, 1. XXXV-XXXVIII ; saint Grégoire de Nysse, t. XLIV-XLVI ; Amphiloque, t. XXX, et pour ce dernier, joindre K. Holl, op. infr. cit., qui a édité une septième homélie. Travaux : Sur saint Basile, P. Allard, Saint Basile, Paris, 1899. — Sur saint Grégoire de Nazianze, A. Benoît, Saint Grégoire de Naz., sa vie, ses œuvres et son époque, 2e édit., Paris 1885. — Sur Amphiloque, L. Saltet, La théologie d’Amphiloque, dans le Bulletin de littérature ecclésiastique, 1903, pp. 121-127.]

Les cappadociens forment comme un moyen terme entre l’école d’Alexandrie, dont ils dépendent cependant davantage, et l’école d’Antioche. Celle-ci regarde, en exégèse, l’interprétation littérale comme à peu près seule admissible ; elle incline, dans sa doctrine christologique, à séparer en Jésus-Christ l’élément humain de l’élément divin ; dans sa doctrine de la grâce, à maintenir la spontanéité et l’autonomie de la liberté humaine vis-à-vis de l’action de Dieu. Ces tendances se trahissent déjà dans ce qui nous reste des œuvres d’Eustache d’Antioche († 337) : elles s’étalent à l’aise dans celles de Diodore de Tarse (évêque v. 378, mort v. 393) et surtout de Théodore de Mopsueste (évêque en 392, mort en 428)a. Elles ne sont pas absentes non plus des homélies de saint Jean Chrysostome (344-407), le disciple de Diodore et l’ami de Théodore. Heureusement, les nécessités de son ministère de prédicateur et le caractère tout pratique de sa parole ont éloigné le grand orateur des spéculations dogmatiques, et lui ont fait tempérer ce qu’il y avait d’excessif dans les principes de son ami et de son maître. Homéliste plus que théologien, et moins théoricien que moraliste, saint Chrysostome n’occupe d’ailleurs dans l’histoire des dogmes qu’une place secondaire, bien inférieure à celle que lui a attribuée dans l’histoire de l’éloquence chrétienne l’admiration de ses contemporains et de tous les âgesb.

a – Comme ces deux auteurs sont les vrais précurseurs et fondateurs du nestorianisme, je renverrai au volume suivant ce qui regarde l’exposé de leur christologie. Théodore appartient du reste plutôt au ve siècle.

b – Saint Jean Chrysostome est cité ici d’après l’édition de la P. G., t. XLVII-LXIV.

Saint Cyrille de Jérusalem (v. 315 † 386) et saint Épiphane (évêque en 367, mort en 403) sont restés en dehors de cette classification. S’il fallait assigner une place au premier, c’est évidemment près des cappadociens qu’il le faudrait mettre, dans ce milieu qui tient à la fois d’Antioche et d’Alexandrie, plus d’Alexandrie que d’Antioche. Mais ses vingt-quatre catéchèses, son principal ouvrage, ne lui ont guère donné l’occasion de pousser à fond sa théologie. Nicéen timide que l’ὁμοούσιος effraie — il l’évite formellement dans ses catéchèses — et qui a horreur des controverses — il a cependant réfuté énergiquement les manichéens et Marcel d’Ancyre, — il se livre plus volontiers à des développements instructifs et pieux sur des sujets moins ardus. L’esprit éprouve un vrai repos à parcourir, au milieu de la littérature de bataille du ive siècle, ces pages d’une beauté si calme, écrites en un style tempéré et précis, mais qui ne manque ni de souplesse ni d’émotion vraiec.

c – S. Cyrille est cité ici d’après l’édition de la P. G., t. XXXIII.

Quant à saint Epiphane, il ne veut être d’aucune école, mais orthodoxe simplement et au sens le plus étroit. Cela même toutefois l’arme contre toutes les hérésies ou ce qu’il croit tel, et fait de lui un infatigable polémiste. Il a combattu les ariens, les apollinaristes ; il a soutenu d’abord Paulin contre Mélèce et a poursuivi de ses arguments des erreurs qu’il est presque seul à nous faire connaître ; mais surtout il a attaqué Origène, à ses yeux le principe et l’auteur de toutes les hérésies de son temps. Son zèle souvent l’a emporté trop loin et l’a entraîné à des fautes dont il n’a pas eu conscience. Saint Epiphane n’est pas un théologien original : il craindrait de l’être ; souvent il n’a visé qu’à reproduire, en une langue diffuse et en d’interminables dissertations, les vues d’Athanase et des Cappadociens. Homme d’église par-dessus tout, il a tenu à justifier toutes les coutumes de cette Église, et a travaillé notamment à développer les tendances ascétiques qui commençaient à prendre corps un peu partout dans les institutions monastiques. Mais si saint Épiphane n’est pas un penseur personnel, il est un auteur érudit, et, à cause de cela, apporte, sur plus d’un point, une contribution précieuse à l’histoire des idées chrétiennes du ive siècle. Ajoutons que, grâce à ses rapports avec l’Occident, certaines conceptions ou coutumes latines ont fait par lui leur entrée dans l’Église grecque à laquelle il appartenaitd.

d – Saint Épiphane est cité ici d’après l’édition de la P. G., t. XII-XLIII. — Travaux : J. Martin, Saint Epiphane, dans les Annal, de phil. chr., CLV, CLVI (1907-1908).

Tels sont les principaux écrivains grecs du ive siècle dont nous aurons ici à étudier la doctrine ; nombre d’autres cependant seront nommés que nous nous abstenons de caractériser plus au long, et pour lesquels on voudra bien recourir aux ouvrages de patrologie.

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