Jean de Labadie. — Les piétistes. — Pasteurs fidèles de l’Église réformée — Zinzendorf et les Moraves.
Il convient d’ailleurs de remarquer que ce sommeil n’était ni aussi profond ni aussi universel qu’il semble au premier abord. La génération spontanée est une théorie décidément condamnée au point de vue scientifique : historiquement, elle n’a pas plus de réalité. Il y a eu des réformateurs avant la Réforme, et M. le professeur Doumergue soutient même dans un livre récenta que le protestantisme eut ses précurseurs au sein même du moyen âge et qu’une sorte de tradition l’unit aux églises apostoliques.
a – L’autorité en matière de foi et la nouvelle école. Lausanne et Paris, 1892, p. 147-148.
De même, il y a eu des réveillés avant le Réveil. C’est d’abord, au dix-septième siècle, le piétisme, qui fait son apparition à Genève avec Jean de Labadie, catholique converti, chassé de France en 1659 et réfugié en Suisse. Il comptait n’y faire qu’un très court séjour et se rendre à un appel qui lui avait été adressé par l’Église française de Londres. Mais sa parole fit à Genève une telle impression que le Conseil, la Compagnie et le troupeau, d’un commun accord, le pressèrent de rester et qu’on lui donna une place extraordinaire de pasteur. Il resta six ans dans la ville et y déploya la plus grande activité. Il prêchait avec une grande force la repentance, le renoncement à soi-même et la nécessité d’une vie nouvelle.
Voici ce que raconte un de ses historiens. « Il commença son ministère par un véhément sermon de pénitence, et ne cessa d’insister, auprès des foules qui se pressaient pour l’entendre, sur la nécessité d’une réformation foncière dans la vie. Il s’ensuivit aussitôt un grand mouvement dans les esprits et une amélioration très sensible dans les mœurs et dans les habitudes. Les églises furent de nouveau plus visitées, les auberges se vidèrent et se fermèrent, le dimanche redevint le jour du repos, le jeu et la boisson ne furent plus si fréquents ; on restitua, en plusieurs cas, des sommes gagnées au jeu ; la loyauté reprit cours dans les transactions, l’équité et l’impartialité dans l’administration de la justice. Captivés par l’éloquence de ses sermons, un certain nombre de jeunes gens zélés et pieux se rassemblèrent autour de Labadie et retirèrent le plus grand profit des assemblées d’édification auxquelles ils prenaient part dans sa maisonb. » Parmi ces auditeurs se trouvaient Spener et Spanheim.
b – Max Gœbel, Histoire de la vie chrétienne dans l’Église évangélique des provinces rhénanes de la Westphalie, cité par de Goltz, op. cit., p. 60.
Mais l’activité chrétienne de Labadie porta ombrage aux autorités ecclésiastiques ; une opposition s’organisa qui ne prit fin qu’avec le départ du pieux prédicateur, le 3 mars 1666. Toutefois ses confrères du corps pastoral genevois lui rendirent le témoignage « qu’il avait travaillé des deux mains à l’édification du troupeau, c’est-à-dire, par la saine doctrine et une conduite salutaire, le beau et admirable modèle du zèle pour la piété, de la charité et de la sincérité, en vrai disciple de Jésus-Christc. »
c – De Goltz, op. cit., p. 61. Voy. l’article Labadie de l’Encyclopédie des sciences religieuses, l’article Labadie und die Labadisten de l’Encyclopédie d’Herzog. Grégoire, Histoire des sectes religieuses. Paris, 1829, t. V, p. 304-311.
Au commencement du dix-huitième siècle, des phénomènes semblables à ceux qui se produisirent dans les Cévennes eurent lieu à Genève : des prophètes, des réfugiés français, émirent sous l’influence de voix surnaturelles, des prédictions que l’accomplissement vérifia d’une manière surprenante ; la plupart du temps ce n’étaient cependant que de sérieuses exhortations à la pénitence à l’adresse de l’Église déchue, et cela dans le style des anciens prophètes hébreux. Le consistoire combattit avec sévérité ces manifestations et interdit les assemblées qu’elles provoquaient. Il est cependant avéré que ces conventicules n’étaient presque toujours que de simples réunions de piétistes qui, sans se séparer du culte public, se réunissaient entre eux pour leur édification mutuelle. Ce fut surtout en 1718 que le consistoire eut le plus à s’occuper des piétistes.
Plusieurs rapports lui furent présentés ; dans l’un il est fait mention de réunions de « trente à quarante personnes, qui durent jusqu’à onze heures du soir. » Une autre fois, un pasteur raconte : « qu’une assemblée a eu lieu après le sermon, qu’il n’y avait que des femmes de bonnes mœurs au nombre de vingt-neuf, qui réfléchissaient sur les bonnes choses qui avaient été dites dans les sermons et que ceux qu’on regarde comme chefs de ces gens communient dans les temples. Quelques jours plus tard, il est question d’une assemblée qui eut lieu à huit heures du soir : on y lut la lettre d’un piétiste d’Allemagne, et une demoiselle y fit l’inspirée avec contorsions et un son de voix extraordinaired. » Là-dessus on décréta de défendre ces assemblées, ce qui ne les empêcha pas d’avoir lieu régulièrement encore pendant quelques années, à peu près jusque vers le milieu du dix-huitième siècle.
d – De Goltz, op. cit., p. 64.
En réalité ces associations se mouvaient à Genève dans la même sphère d’idées que celles des piétistes d’Allemagne. On y insistait sur la piété individuelle, la conversion du cœur et la sanctification de la vie. On lisait dans les réunions l’Imitation, Le Voyage du chrétien, Le Miroir de la perfection chrétienne, parfois les ouvrages de Mme Guyon. Peu à peu ce mouvement se confondit avec celui que provoqua la visite de Zinzendorf et la fondation d’une communauté morave à Genève.
Il est juste de reconnaître aussi que, dans l’église officielle, le christianisme évangélique avait des représentants, par exemple, François Turrettin (1623-1687) le père du professeur dont nous avons parlé, Bénédict Pictet (1655-1724), Antoine Maurice, (1716-1795), Francillon (1731-1796), et, plus tard, Demellayer, Dejoux, Dutoit, Cellérier père, Moulinié, Peschiere.
e – Guers, Le premier Réveil, p. 19 et suiv.
Tels étaient à Genève les précurseurs du Réveil ; à mesure que les ténèbres spirituelles s’épaississaient, ils demeuraient fidèles, et semblables à ces coureurs dont parle le beau vers de Lucrèce, ils se passaient de main en main le flambeau de la vérité et de la vie :
Et quasi cursores vitaï lampada tradunt !
Mais la nuit touchait à son terme et le soleil levant allait les visiter d’En Haut !
Le Réveil se rattache directement à l’œuvre commencée par Zinzendorf et les Moraves en 1741. Cinquante fidèles avaient accompagné le comte lors de son voyage à Genève. Les « frères » et les « sœurs » séparés en plusieurs « chœurs, » se mirent aussitôt à tenir des assemblées dans les différents quartiers de la ville. On y commençait la journée par un service religieux ; plus tard on se réunissait chez Zinzendorf pour y entendre ses exhortations, et le soir à huit heures on s’assemblait de nouveau pour chanter des cantiques. On ne s’en tenait pas là ; les heures de la nuit elles-mêmes étaient partagées entre les fidèles, de manière à ce qu’il n’y en eût aucune pendant laquelle quelqu’un d’eux ne veillât en prière. Pendant son séjour Zinzendorf se mit en relations avec les pasteurs et avant de partir il envoya à la Compagnie un mémoire sur la communauté qu’il avait fondée, sur ses institutions et sur son but ; à cette occasion, on lui députa quelques-uns des pasteurs pour le remercier.
Ce fut cette démarche qui l’engagea à dédier à l’Église de Genève, et, en particulier, aux pasteurs Vernet et Lullin, un recueil de textes de l’Écriture, qu’il venait de faire paraître en français, et qui était destiné à mettre en lumière la doctrine de la Divinité de Jésus-Christ et son office de Sauveur. Mais ces deux pasteurs, craignant de se voir par là compromis auprès des leurs, se hâtèrent de déclarer devant la Compagnie et en plein Consistoire « qu’ils n’avaient pas conscience d’avoir rien fait qui eût pu leur attirer une semblable distinction ; que même on ne leur avait pas demandé préalablement leur agrément ; que d’ailleurs plusieurs passages du dit écrit leur déplaisaient fort. Ils ne s’en tinrent pas là ; ils crurent devoir faire une démarche qui mit, à cet égard, aux yeux de l’étranger, l’honneur de Genève tout à fait à couvert. Pour cela ils firent insérer dans un journal une déclaration expresse, dont le but était d’empêcher que l’on pût penser que des pasteurs de Genève eussent été jamais capables d’accorder leur approbation à un semblable ouvragef… »
f – De Goltz, op. cit., p. 118-119.
Après le départ de Zinzendorf la communauté qui s’était formée d’après ses principes, compta bientôt de six à sept cents membres ; le noyau s’en conserva jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle ; le nombre des frères diminua cependant peu à peu, mais jamais les assemblées ne furent entièrement interrompues. La colonie morave de Montmirail, et, en particulier, Mettetal, homme plein de piété et riche d’expérience chrétienne, soutenait la petite église de Genève par ses prières et par ses efforts personnels. Il la visitait de temps en temps, et correspondait régulièrement avec ses membres. Cette communauté fut le berceau du Réveil.