L’île d’Axholme. — Naissance de John Wesley. — Son arrière-grand-père Barthélemy Wesley. — Son grand-père John Wesley. — Son père Samuel Wesley : son caractère, ses qualités et ses défauts, ses épreuves, ses idées religieuses. — Sa mère Suzanne Wesley : son caractère ; sa haute culture, ses méthodes d’éducation. — Vie de famille. — Éducation et instruction des enfants. — Leur développement spirituel. — Épreuves de famille. — La cure incendiée. — John Wesley est sauvé providentiellement. — Sa piété précoce. — Un trait de caractère.
Au nord-ouest du Lincolnshire, il existe un petit district d’une superficie d’environ vingt mille hectares, qu’on appelle l’île d’Axholme, parce qu’il est entouré par une ceinture de cours d’eau. Conquis sur les marécages et fécondé par le travail, ce pays est devenu l’un des plus fertiles de l’Angleterre. Il est divisé en sept paroisses, dont la plus importante est Epworth, petite ville de deux mille âmes, irrégulièrement bâtie, mais agréablement située sur le flanc d’une colline. Son église, dédiée à saint André, commande une vue étendue sur une contrée qui ne manque pas de charme.
C’est dans la cure de cette paroisse, dont son père était le recteur ou le ministre, que John Wesley naquit, le 17 juin 1703a. C’est là que s’écoulèrent les premières années de sa vie, sous des influences qui le firent en partie ce qu’il fut. Bien que né dans l’Église anglicane, il appartenait par son père et par sa mère à cette noble lignée religieuse des Puritains qui, au siècle précédent, avait donné à la Grande-Bretagne tant d’hommes à l’âme fortement trempée.
a – Le calendrier grégorien n’ayant été adopté par l’Angleterre qu’en 1751, cette date correspond en réalité au 28 juin.
Son arrière grand-père paternel, Barthélemy Wesleyb, avait étudié la théologie et la médecine à l’université. Devenu ministre de l’Église établie, il se rattacha au parti de Cromwell et des Indépendants. Expulsé de sa paroisse à la restauration des Stuarts, il mena la vie troublée d’un proscrit, exerçant la médecine pour subvenir à ses besoins et prêchant quand l’occasion s’en présentait. Le fils de Barthélemy Wesley porta le prénom de John, que son petit-fils devait illustrer. Maître ès-arts de l’université d’Oxford, il exerça le ministère évangélique pendant le protectorat de Cromwell, mais sans recevoir l’ordination, de sorte qu’il fut toute sa vie un évangéliste laïque, pareil à ceux que son petit-fils répandit plus tard sur toute l’Angleterre. Comme son père, il fut l’une des victimes de la réaction religieuse qui suivit l’avènement de Charles II. Banni de l’Église, avec les deux mille ministres qui, le 24 août 1662, préférèrent renoncer à leurs bénéfices que de souscrire aux nouvelles ordonnances ecclésiastiques, il fut plusieurs fois emprisonné et continua à exercer son ministère en cachette. Mais les privations qu’il endura et les périls qu’il courut abrégèrent sa vie, et il mourut à l’âge de trente-trois ans, laissant plusieurs enfants en bas âge, dont l’un, Samuel, fut le père du fondateur du méthodisme.
b – Le nom était primitivement Westley.
Samuel Wesley, laissé à lui-même de bonne heure, se détacha des convictions ecclésiastiques de ses parents et entra en qualité d’étudiant pauvre à l’université d’Oxford, où il se prépara pour le ministère de l’Église anglicane, avec les ressources que lui fournissaient la facilité de sa plume et sa position de serviteur d’un étudiant riche. Le patronage de la reine Marie, à laquelle il avait dédié un de ses livres, lui valut, en 1696, la cure d’Epworth, où il resta jusqu’à sa mort, survenue en 1735. Du fond de son presbytère, il prit une part active aux luttes de son temps. Il sut se frayer sa voie au milieu des partis politiques et religieux, très entier dans ses opinions et les défendant avec vigueur. Il mit sa plume au service de toutes les causes qui tentaient son âme ardente et généreuse. Esprit plus étendu que profond, il publia les productions les plus diverses, pamphlets politiques et religieux, articles de journaux, poèmes, commentaires, traités théologiques, sans réussir à créer une œuvre digne de lui survivre. Aucune n’eût sauvé son nom de l’oubli, si ses fils ne se fussent chargés de ce soin. Ils sont restés son plus bel ouvrage auprès de la postérité, qui doit faire honneur au père de quelques-unes des qualités qu’elle admire chez les fils.
Les qualités de Samuel Wesley, comme ses défauts, nous montrent en lui un caractère élevé, mais excessif et peu pondéré. Son courage dégénérait en imprudence, sa largeur d’esprit en versatilité, son ardeur en violence, sa générosité en prodigalité, son attachement à son Église en bigotisme. Animé du désir de faire le bien, il accomplissait avec dévouement ses devoirs pastoraux ; mais la sévérité de ses réprimandes et sa prétention de rétablir la discipline, tombée en désuétude, irritèrent ses paroissiens à tel point qu’ils lui firent subir une vraie persécution. Tel le fit jeter en prison pour une petite dette qu’il ne pouvait acquitter sur-le-champ. Tel autre blessait ses vaches et mutilait son chien de garde. D’autres, comme nous le verrons, poussèrent la méchanceté jusqu’à incendier sa cure.
Le recteur d’Epworth donna à ses enfants l’exemple de toutes les vertus, mais il ne put leur communiquer qu’une vie religieuse bien incomplète. S’il leur recommandait une conduite pure, il ne sut pas leur en montrer la source dans la foi du cœur en Jésus-Christ. Toutefois, vers la fin de sa vie, la lumière paraît s’être faite dans son âme, et ses lettres à ses fils, lorsqu’ils étaient à l’université, indiquent un progrès notable dans ses conceptions religieuses. Il eut comme un pressentiment prophétique de la grande révolution religieuse qui se préparait et dont ses fils allaient être les apôtres. « Soyez ferme, dit-il à Charles peu avant de mourir. La foi chrétienne revivra sûrement dans ce royaume. Je ne serai plus là ; mais vous le verrez. » Il fut l’un des rares chrétiens anglais, qui, dès les premières années du xviiie siècle, rêvèrent pour leur patrie l’honneur des grandes entreprises missionnaires. Vers 1705, il s’offrit au gouvernement pour aller comme missionnaire dans l’Inde. Mais les temps n’étaient pas mûrs, et cette idée, pour aboutir, devait être reprise, non par un gouvernement, mais par l’Église elle-même arrachée à sa torpeur.
Quelque grande qu’ait été l’influence paternelle dans la formation de l’âme et du caractère de John Wesley, on peut affirmer que son développement moral et religieux fut plus redevable encore à sa pieuse mère. On a dit avec raison que Suzanne Wesley ne fut pas seulement la mère de Wesley, mais encore celle du méthodisme. Elle était fille du docteur Annesley, l’un des théologiens les plus distingués du puritanisme et l’un des démissionnaires de 1662. Douée d’une intelligence supérieure, elle avait reçu une culture très complète ; les langues étrangères, la philosophie, la théologie, les questions ecclésiastiques avaient fait l’objet de ses études. Elle avait voulu se faire des convictions personnelles sur les questions qui divisaient les esprits. En théologie, elle traversa une crise pénible de doutes avant d’arriver à asseoir sa foi sur des bases inébranlables. Après un examen sérieux, elle renonça aux vues ecclésiastiques de sa famille pour adhérer à l’anglicanisme. En politique, elle demeura jacobite fervente, tandis que son mari était partisan de la nouvelle dynastie. Aussi savante et aussi pieuse que les femmes de la Réforme, elle put ne demeurer étrangère à aucune partie de l’éducation intellectuelle de ses enfants. Elle alliait dans une juste mesure l’ardeur de progrès d’un esprit éclairé et le ferme bon sens d’un esprit droit. Contrairement à ce qui se produit quelquefois chez les femmes, un développement inusité de l’intelligence n’avait en rien arrêté chez elle celui du cœur. Quelque remarquable qu’elle fût au point de vue de l’esprit, on peut dire que ce fut surtout comme épouse et comme mère que Suzanne Wesley excella. Si elle ressentit dans son âme aimante le contre-coup des épreuves de son mari, elle sut puiser dans sa conscience de viriles résolutions qu’elle fit passer en lui. Mère de dix-neuf enfants, elle eut toutes les vertus de la maternité, en même temps qu’elle en eut les plus lourdes charges. Son affection pour ses enfants n’était pas une sorte de culte égoïste ; elle voyait en eux les germes de l’avenir qu’elle était appelée à cultiver avec un soin jaloux. Et, quand la mort vint moissonner à sa place dans ce champ de ses affections, elle sut s’incliner devant la volonté de Dieu, et elle parut plus forte encore dans sa grande et chrétienne douleur qu’aux jours de la prospérité.
Sous l’humble toit de la cure d’Epworth, la vie de famille avait un charme austère. L’éducation et la première instruction des enfants s’y faisaient sous la direction intelligente de la pieuse mère dont nous venons de parler. C’était elle qui, toujours dominée par le sentiment de sa responsabilité, surveillait le développement physique et moral des douze ou treize enfants qui survécurent aux maladies du premier âge ; c’était elle qui tenait d’une main ferme les rênes de ce petit royaume, ayant l’œil ouvert sur tout et imprimant à chaque chose l’impulsion de son esprit méthodique. Suzanne Wesley se gardait bien en effet d’abandonner au hasard la direction de ses enfants ; après avoir médité sur les meilleures méthodes d’enseignement, elle s’imposa des règles fixes qu’elle suivit avec rigidité. Ce fut dans le moule d’une éducation strictement chrétienne que fut jetée l’âme de John Wesley ; elle reçut là sa meilleure préparation. Il ne sera donc pas superflu de résumer en quelques mots cette méthode.
Dans cette famille modèle, les enfants étaient soumis à la règle dès leurs premières années. Les heures du sommeil et des repas étaient déterminées d’une manière invariable, et les nouveau-nés s’y soumettaient comme les autres. De bonne heure, on leur donnait des habitudes de tranquillité qui sont bien rares dans les familles nombreuses ; les cris étaient interdits. A mesure que la volonté se développait chez les enfants, elle était l’objet d’une surveillance spéciale. « Si vous voulez former l’âme de vos enfants, disait Suzanne Wesley, la première chose à faire est de vaincre leur volonté. » Peu de mères ont réussi aussi bien qu’elle dans cette tâche difficile. Ses moyens ordinaires étaient la douceur et la persuasion ; mais au besoin elle avait recours aux corrections. D’autre part, s’apercevant que « la peur du châtiment poussait souvent les enfants au mensonge », elle avait l’habitude de pardonner toujours une faute confessée. Dans la limite de ces principes, elle avait pour règle de conduite l’exercice d’une autorité absolue, tempérée par l’amour maternel le plus fort.
Pour l’instruction de ses enfants, elle avait des principes tout aussi arrêtés. Sous aucun prétexte, par exemple, un enfant n’avait le droit d’apprendre à lire avant d’avoir accompli sa cinquième année, règle excellente qui avait pour but de ne pas fatiguer trop tôt une intelligence encore débile. Mais le jour qui suivait le cinquième anniversaire était mémorable dans la famille ; ce jour-là commençaient sérieusement les leçons, et le nouvel élève passait dans la salle d’étude six heures, au bout desquelles il devait être maître de son alphabet. Ce court délai fut presque toujours suffisant. A la deuxième leçon, la Bible était ouverte devant l’enfant, et il apprenait à épeler dans le sublime premier chapitre de la Genèse. La mère affirmait qu’au bout de trois mois d’exercice ses enfants pouvaient lire aussi couramment que beaucoup de gens qui passent pour savoir bien lire. Pour atteindre ces résultats, elle n’épargnait aucune peine. « J’admire votre patience, lui dit un jour son mari ; vous avez répété au moins vingt fois la même chose à cet enfant. — J’aurais perdu mon temps, lui répondit-elle, si je ne la lui avais répétée que dix-neuf fois, puisque ce n’est qu’à la vingtième que j’ai réussi. » Par son activité incessante, elle apprenait à ses enfants de quelle valeur est le temps, et ils n’oublièrent jamais cet enseignement.
Suzanne Wesley était une chrétienne vivante ; le développement spirituel de ses enfants lui tenait plus encore à cœur que leurs progrès intellectuels. De bonne heure, elle les forma à la connaissance des saintes Écritures ; elle leur enseigna des prières simples, dès qu’ils commencèrent à pouvoir bégayer quelques mots. Elle voulut se charger elle-même de leur première instruction religieuse, et l’on possède une sorte de manuel qu’elle composa pour lui servir de guide. Elle consacrait régulièrement une heure ou deux par semaine à un entretien particulier avec chacun de ses enfants ; cette petite conférence avait un caractère absolu d’intimité et amenait de leur part une ouverture de cœur qui permettait à la mère de suivre de fort près leur état d’âme. Ces entretiens exercèrent la plus salutaire influence sur son fils John ; vingt ans plus tard, il en parlait avec reconnaissance dans une lettre à sa mère, en la priant de lui consacrer comme autrefois la soirée du jeudi.
Dans l’esquisse rapide que nous avons tracée de cette éducation de famille, on a remarqué sûrement cet amour de l’ordre que Wesley eut plus tard à un si haut degré et qu’il hérita de sa mère. Ou peut dire d’ailleurs qu’il puisa dans cette première école de la famille la plupart des grandes qualités qu’il déploya par la suite dans l’œuvre à laquelle Dieu l’appela. Il y apprit de bonne heure une notion élevée de la vie et de ses devoirs.
L’enfance de Wesley ne fut pas exempte de ces épreuves qui ont un rôle providentiel dans la formation de tout caractère. Plus d’une fois, il vit la pauvreté importune s’asseoir au foyer de sa famille ; son père mourut endetté, malgré les prodiges d’économie accomplis par sa digne femme. La mort vint visiter fréquemment le presbytère et y frappa des coups douloureux. A deux reprises la cure fut incendiée ; la première fois, l’incendie, dû à une cause accidentelle, ne fut que partiel ; mais la seconde, la maison fut tout entière consumée par les flammes, grâce à la malveillance de quelques paroissiens incorrigibles, qui trouvaient plaisant de se venger des répréhensions de leur pasteur, en brûlant sa demeure et en exposant sa famille à une mort affreuse.
Ce fut le 9 février 1709, vers minuit, que le feu se déclara. Une petite fille de douze ans, réveillée par des débris enflammés qui tombaient sur ses pieds, donna l’alarme. Les clameurs du dehors vinrent au même instant mettre tout le monde sur pied. Il était temps ; l’élément destructeur avait déjà fait des progrès considérables et occupait presque toutes les avenues de la maison. Le recteur se précipita dans la chambre où couchaient ses enfants et, avec l’aide d’une domestique, parvint à les faire échapper soit par les fenêtres, soit par une porte donnant sur le jardin. Sa femme, restée en arrière pour veiller au salut des plus jeunes, dut se frayer un chemin à travers les flammes. Trois fois, elle fut forcée de reculer devant leur violence ; mais enfin, réunissant ses forces défaillantes et se confiant en Dieu, elle s’élança au milieu du feu et échappa avec quelques brûlures au visage et aux mains.
Un enfant manquait cependant à l’appel. Le petit John était demeuré endormi au milieu de la détresse générale et avait été oublié dans son lit. Son père, s’apercevant de son absence, s’élança à diverses reprises à son secours, mais dut rebrousser chemin devant la furie du feu. Il se jeta alors à genoux et recommanda à Dieu l’âme de son enfant. Celui-ci s’était enfin éveillé et avait couru à la fenêtre, où l’on ne tarda pas à l’apercevoir. Le temps manquant pour se procurer une échelle, un homme se hissa sur les épaules d’un autre, et l’enfant put être sauvé, au moment même où le toit embrasé s’écroulait avec fracas. Lorsqu’on le déposa sain et sauf dans les bras de son père, celui-ci s’écria : « Venez, voisins ; mettons-nous à genoux, et rendons grâces à Dieu ; il m’a donné mes huit enfants ; laissez brûler la maison ; je suis assez riche ! »
John Wesley conserva toute sa vie le souvenir de cette délivrance providentielle. Sous l’un de ses portraits, il fit graver une maison embrasée, avec cette légende : « N’est-ce pas ici un tison arraché du feu ? »
A partir de ce moment, sa pieuse mère, comme elle nous l’apprend, prit la résolution « de veiller avec une attention toute particulière sur l’âme d’un enfant que Dieu avait protégé avec tant d’amour ». Elle travailla à le pénétrer de la conviction qu’il appartenait, corps et âme, à ce Dieu dont la main paternelle s’était si visiblement étendue sur lui. Ses efforts furent récompensés par la piété précoce de son fils, qui manifestait des sentiments religieux très vifs à l’âge où d’autres ne songent qu’aux amusements de l’enfance. Aussi son père crut-il devoir l’admettre, dès sa neuvième année, à la sainte cène.
Il eut, vers l’âge de neuf ans, une attaque de petite vérole, et il supporta ses souffrances avec un courage auquel sa mère, écrivant à son mari à Londres, rendait ce témoignage : « John a supporté bravement son mal, comme un homme et comme un vrai chrétien, sans proférer une plainte. »
Son caractère d’enfant présentait déjà certains traits que nous retrouverons chez l’homme fait. Le Dr Clarke raconte qu’une fois qu’on lui demandait ce qu’il désirait manger, il répondit : « Merci, j’y réfléchirai. » — « John, disait sa mère, ne fera jamais rien dont il ne puisse donner la raisonc. »
c – Everett, Life of Dr Clarke, t. I, p. 249.