Demain…l’au-delà

Lettre ouverte à des gens heureux

Le coup du générique ?

Vous allez peut-être penser qu’on vous fait le coup du générique différé… comme les cinéastes qui amorcent par quelques séquences l’histoire de leur film et, alors qu’on n’y pense plus, insèrent soudain la passionnante énumération des responsables du tournage, de la finance et du scénario…

Le coup du générique ? Non. Sauf dans un sens, peut-être. Un sens inattendu. Car, au contraire de ce qui se trouve parfois précisé au début des films (« toute ressemblance avec des personnes, des faits ou des circonstances actuelles serait pure coïncidence involontaire… »), nous signalons à nos lecteurs que c’est très probablement d’eux qu’il est question dans les paragraphes qui vont suivre. Plus même : c’est en raison de leurs ressemblances plus que probables avec les destinataires de cette lettre que nous l’avons « ouverte » afin qu’ils puissent en prendre connaissance et, qui sait ? s’y reconnaître. Et il nous a paru que, de tous les endroits possibles du livre, c’était le meilleur pour vous interpeller.

Au point de lecture où vous en êtes arrivés, ou bien vous êtes pris, intéressés et c’est tant mieux. Ou bien, un peu décontenancés, vous avez la pensée de remettre à plus tard la découverte de la suite. Et, dans ce cas, vous donneriez de notre titre une version très personnelle : L’au-delà, merci beaucoup, ce sera toujours assez tôt… de m’y intéresser plus tard !

— Eh bien — de grâce ! — accordez-nous encore les quelques paragraphes suivants. Lisez-les comme un plaidoyer.

— Mais pourquoi insister ? Ce que nous avons lu suffit à nous donner une idée de la complexité du problème. Nous ne contestons pas l’intérêt d’une réflexion de cette nature pour ceux qu’un deuil récent a confrontés avec le mystère de la mort ; et nous concevons sans peine l’urgence d’une prise de conscience chez tous ceux que la mort attend au terme d’une longue maladie, mais nous n’en sommes pas là… Une autre fois peut-être.

— Quant à ce genre d’argumentation, savez-vous qui sont vos proches parents ? Le livre des Actes des apôtres vous les présente : ils sont Athéniens. Saint Paul avait tenté de les intéresser aux clartés merveilleuses de la résurrection. Poliment, ils ont décliné son offre et lui ont dit : « Nous l’entendrons parler de ce sujet une autre fois »… 1

1 Actes 17.32.

C’est votre droit. Mais c’est notre devoir de vous demander de lire au moins les quelques pages qui suivent. Peut-être en effet vous reconnaîtrez-vous dans les destinataires auxquels nous avons pris la liberté d’adresser, ouverte, la lettre que voici. Vous comprendrez vite pourquoi nous leur avons imaginé une ressemblance fondamentale avec vous.

Lettre ouverte à des gens heureux…

… et, si Pauwels nous autorise une utilisation déformée de son titre : « A des gens heureux qui ont bien des raisons de l’être ». Toutes les raisons. Vous êtes de bons amis, vous vivez Le bonheur comblé d’un couple dont la joie d’exister fait plaisir à voir.

Au gré d’une conversation, vous avez bien voulu vous intéresser à notre travail.

— Un livre. Une suite à celui que vous avez écrit sur le mariage ? 2

2 Deux oui pour un nom. Ed. Ligue pour la lecture de la Bible.

— Non ! Un livre sur la mort.

— Ah ?

— Oui.

— Sans doute une brochure pour les endeuillés ?

— Du tout. Sur la mort en général : avec l’éclairage des réponses que la Bible propose à notre foi.

— C’est bien. Les affligés sont tellement démunis devant la mort.

— Permettez : notre propos ne vise pas tant à consoler qu’à préparer nos lecteurs. En quelque sorte, une lecture qui, largement à l’avance, Les aide à faire le point sur la question.

— Mais quels lecteurs ?

— Eh bien des gens… comme vous, tenez.

— Nous ? Vraiment ? Mais quelle idée.

La vivacité de votre réaction a prolongé le débat. Chacun y est allé de son argument. De toute évidence, nous ne nous sommes pas convaincus les uns les autres. Plusieurs de vos affirmations méritaient qu’on s’y arrête. D’où cette lettre ouverte où se trouveront mêélés les souvenirs de vos propos (sans que nous sachions très bien qui de vous deux les avait énoncés) et les prolongements qu’ils ont suscités dans notre propre réflexion.

« Pourquoi si tôt ? »

Au fond c’est bien un peu le résumé de ce que vous pensez. Votre mise en question ne vise pas la mort elle-même. Vous savez que souffrance et deuil peuvent survenir bien avant ce que nous considérons comme les délais normaux…

« Pourquoi tellement à l’avance ? » On le sait bien qu’il faut mourir. Pourquoi se gâter la joie de vivre par le chagrin de pensées grisâtres ?

Est-ce vraiment nécessaire de faire place dans notre esprit à ces graves perspectives ?

Nous avons lancé dans le débat la « pensée » de Pierre Dac : « Mourir en bonne santé, c’est le vœu de tout bon vivant bien-portant » 3. Ça ne vous a pas plu. Car si vous vous reconnaissez du nombre des bons vivants, vous revendiquez le droit de discerner dans les bienfaits de votre existence les signes de la bonté de Dieu. Vous nous l’avez dit avec une belle vigueur et ça vous a inspiré une formule si frappante que nous l’avons notée : « Aux prophètes du malheur, Dieu n’est-il pas en droit d’ajouter les évangélistes du bonheur ? »

3 Pierre Dac : « Les pensées », p.28. Ed. St-Germain-des-Prés.

Certes, amis. Encore qu’il soit possible de vous rétorquer que le chrétien reste en service aussi bien dans le bonheur que dans le malheur. Ce que Paul écrivait aux Romains. 4

4 Romains 14.7-8. Trad. Kuen « Lettres pour notre temps ».

« Notre vie durant
Pour notre Seigneur Nous voulons mourir.
Nous voulons vivre. Dans la vie ou dans la mort
Au dernier moment Entre les mains du Seigneur
Pour notre Seigneur Nous demeurerons. »

C’est dire que nous n’allons pas contester votre droit d’être heureux. Mais reconnaissez aussi que la plupart de nos contemporains restent enfermés dans une stricte vision terrestre de leur vie, la mort constituant le seul problème « religieux » qui les interpelle. Or, en refusant de penser à ce que le décès comporte de mystère, ils condamnent toute réflexion spirituelle. Condamnent, dans le sens de murer une porte. Bizarrement, ils refusent de penser à la mort car ça les forcerait à se poser la question de Dieu, et ils refusent de penser à Dieu car ça risquerait de rouvrir le débat sur leur destinée éternelle. Ils font d’une pierre deux coups ! Ce refus monolithique est celui de La majorité. Preuve en soit que le seul mot de mort les bloque. Une directrice de bibliothèque populaire nous l’a dit : « Si le terme de « mort » figure dans votre titre, les gens auront peur de votre livre. Tout volume qui comporte le « mot interdit » est considéré comme redoutable ; son taux de lecture « tombe » de près de soixante pour cent. »

Vous avez bien voulu en convenir. Et pour vous distancer énergiquement de « ces autruches enfouissant leur tête pour ne pas regarder les problèmes », votre attitude à vous se réfère à une citation de l’Evangile : « Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais celui des vivants. » Dans la foulée, vous avez « sorti » votre théologien de service : Louis Evely dont vous nous avez lu quelques lignes. Nous les avons recherchées pour les faire figurer ici :

« La religion, c’est ce que Dieu fait pour nous (…). Tout ce qu’il nous demande, c’est de nous émerveiller. Nous n’avons qu’à admirer, à nous détendre… Nous serons religieux dans la mesure où nous serons émerveillés. Dieu n’est pas celui qui reçoit, encore moins celui qui prend. Il est celui qui donne, qui pardonne et dont nous chanterons toute l’éternité les bienfaits… » 5

5 Louis Evely : « C’est toi cet homme », Ed. Universitaires, p. 94.

Et cet autre passage :

« Beaucoup de gens croient que ce qui les sépare de Dieu, c’est leur attachement à la terre, leurs affections humaines, toute cette chaleur dans laquelle ils croient voir un obstacle. Nous sommes trop humains, disent-ils, pour être vraiment religieux, trop sensibles, trop tendres (…). Trop terrestres. Il y a trop de choses dans le monde -— nos enfants, notre maison, notre jardin, notre métier — que nous ne pourrions pas ne plus aimer. Mais justement, si nous avions connu Jésus, nous aurions découvert en lui une source d’amour si vivante, une telle fraîcheur d’attention, d’intérêt à tout ce qui l’entourait (…) que nous aurions compris alors que lui seul savait aimer (…). Savions-nous qu’il a connu tous ces gestes, toutes ces soifs, toutes ces joies ? La seule différence est qu’il les a appréciées cent fois plus, cent fois mieux que nous. En toutes choses, Jésus voyait par transparence les réalités divines à l’image desquelles elles avaient été créées… » 6

6 Op. cit, p. 79 et 80.

Vous auriez voulu tout lire… vous avez seulement dit, avec Le soulagement de n’être pas seuls de votre avis : « Vous voyez bien ! ».

Nous nous sommes quittés.

Et nous vous adressons ce post-scriptum pour vous dire, reprenant votre propre expression : C’est vous qui ne voyez pas bien. Vous avez demandé à Louis Evely de vous donner raison. Il vous en aurait dit davantage si vous lui aviez demandé de vous éclairer. Vous auriez équilibré ses enseignements, en lisant, par exemple, ce qu’il dit de vous, le paragraphe qui précède vos citations :

« Voilà ce qui nous menace envers Dieu, voilà ce qui stérilise notre vie religieuse : de ne pas être attentifs à lui, de ne pas souhaiter le rencontrer, de ne pas désirer le voir. C’est la joie de Dieu de se manifester à nous, mais malgré toute sa puissance, il ne peut se faire connaître qu’à ceux qui ont faim et soif de lui. Ce qui nous manque pour connaître Dieu, c’est cela, un immense appétit de le voir… » 7

7 Op. cit. p. 93.

Cet « immense appétit de le voir » n’est-il pas prématurément apaisé par les nourritures terrestres dont vous appréciez tant la qualité ? C’est le risque : n’avoir plus très envie de passer à table ; comme ces invités qui se sont coupé l’appétit par l’abus des amuse-bouche de l’apéritif et du premier plat.

Vous avez cité un autre passage de l’Ecriture : « L’amour parfait bannit la crainte » 8. Mais un contre-interrogatoire vous amènerait à vous demander ce que votre amour de Dieu a de déconcertant, lui qui semble avoir banni de vos cœurs jusqu’à l’impatience de le rencontrer.

8 1 Jean 4.18.

♦   ♦

Une authentique réflexion sur la mort a ceci de salutaire qu’elle nous interpelle quant à la nature de nos attachements : « La mort m’est un gain ». Saint Paul a pu le dire parce qu’il avait dit d’abord : « Christ est ma vie ». Alors, oui, la très belle image d’Evely « voir par transparence les réalités divines » prend tout son sens. Mais la véritable transparence demande que la lumière soit plus vive au-delà de la vitre qu’en deçà… faute de quoi la transparence se mue en opacité, et ce qu’on croit contempler n’est plus que le reflet de nos bonheurs terrestres. Ce piège optique porte un nom : l’idolâtrie, l’adoration religieuse des images.

Peut-être comprendrez-vous que, sans mettre en doute votre ministère d’évangélistes du bonheur, ni l’assombrir par des prophéties de malheur, nous vous écrivions ces quelques lignes. Par affection pour vous, nous nous voyons autorisés à cette pointe d’inquiétude de vous sentir si peu pressés de songer même à le rencontrer ; si peu impatients de connaître comme vous êtes connus de lui. Mais surtout, nous sommes proches de vous quant à une tentation dont nous connaissons, d’expérience, les subtilités. Et votre catéchète aussi, sans doute, car il prête au Seigneur des propos parfaitement conformes à l’Evangile quand il lui fait dire :

« Je suis le Chemin — j’aime vos chemins, vos sentiers, vos routes (…). Mais où mènent-ils ? (…) J’ai passé tant de vos seuils, j’ai aimé tant de vos portes, j’ai habité vos maisons : Je suis la porte, c’est par moi que vous entrerez dans la Maison de mon Père qui vous attend… » 9

8 Op. cit., p. 81.

Vous nous aviez dit : « Vous voyez bien ! » Permettez que nous demandions : « Voyez-vous bien ? » Sans jeu de mots, c’est une question de point de vue. On connaît l’affirmation qui dit : Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face.

Votre attitude s’inscrit peut-être dans une saine réaction contre ceux qui ont la sinistrose chronique et funéraire. Avec vous, nous détestons cette manière morbide de « ramener la mort » à tout propos ; le mémento mori n’est pas non plus notre devise. Maïs convenez-en : il y a aussi une façon équilibrée, sereine, lucide de considérer la mort. D’autant plus équilibrée et saine que l’on aura su choisir le point de vue juste.

Non ! la mort ne peut se regarder en face. Nous ne le pouvons pas. Mais quelqu’un l’a pu… et il est sorti victorieux de cette confrontation. Nous n’allons pas jouer les fanfarons et prétendre regarder en face le « roi des épouvantements ». Nous n’allons pas non plus nous dérober et fermer les yeux comme au cinéma quand la peur nous gagne. Nous voulons regarder le Christ faire face à la mort et en triompher.

Seulement, pour ouvrir les yeux et tenter paisiblement d’être au clair sur tout ceci, il faut prendre garde à l’éblouissement solaire !

Une prière de la liturgie de l’Eglise réformée de France intercède « pour ceux qui peuvent T’oublier, Seigneur, dans la prospérité ou dans la joie… » Mais il est un autre péril qui guette ceux-là même qui se souviennent de Dieu dans la prospérité et dans la joie : la cécité du bonheur (assez semblable à la cécité blanche qui menace les alpinistes sur les glaciers). Ne faut-il pas nous rappeler le distique :

« Bénis soient les heureux que leur bonheur éclaire,
malheur aux bienheureux que leur bonheur aveugle ! »

Vous trouverez dans cet ouvrage le commentaire biblique à la malédiction du riche que les reflets dorés de son existence opulente avaient aveuglé au point de l’empêcher de voir à sa porte Lazare mourant. Rien n’empêche hélas de supposer que ce riche, plus ébloui qu’éclairé, se soit offert un « supplément d’âme » et un rien de piété. Ça existe des gens pareils ! Preuve en soit, la chanson caricaturale que leur consacre Topaloff : « J’ai bien mangé, j’ai bien bu, j’ai la peau du ventre bien tendue, merci, petit Jésus. »

Dans un autre chapitre du livre, intitulé « Symposium à Bethsaïda », vous rencontrerez l’aveugle guéri par Jésus. Vous noterez ce détail qui nous a frappés : en lui rendant la vue, Jésus ne lui a pas fait voir la vie en rose.

La clairvoyance chrétienne est en rapport avec le fait que Jésus soit la Lumière du monde. Une lumière dont la vivacité même accentue les ombres d’un monde ravagé par les ténèbres. Quel bonheur que vous soyez heureux. Quel malheur, par contre, si votre présent bonheur vous fermait à ce que la souffrance, le tragique, le pathétique de cette vallée des larmes font endurer à tant de nos semblables. Pour ne pas voir que, par prochain interposé, la mort fait déjà partie du décor, il faudrait se crever les yeux. Le Christ, bien au contraire, est venu nous les ouvrir.

Et si vous deviez trouver que c’est là une vision pessimiste des choses, ne vous en prenez pas à nous ! Mais consultez l’apôtre Paul. Il est parfaitement clair à cet égard 9, quand il évoque la dimension cosmique de cette souffrance :

9 Romains 8.20-22. Trad. Kuen « Lettres pour notre temps ».

« Jusqu’à ce jour la création livrée au pouvoir du néant tourne à vide, tout dépérit et meurt (…). Elle garde néanmoins un espoir : elle aussi sera délivrée un jour de son asservissement aux puissances de la mort (…). Nous le savons bien en effet : jusqu’à présent un profond gémissement monte de la création : tous les êtres soupirent et souffrent dans une sorte de travail d’enfantement universel jusqu’à ce qu’un monde nouveau soit né. »

Bien tôt ? Ou bientôt ?

Le sujet de notre livre vous a étonnés. Il vous semblait que parler de la mort tellement à l’avance, c’était vous convier à y penser bien tôt, bien trop tôt : notre initiative vous paraissait prématurée.

Mais si vous ouvrez votre Bible à sa dernière page 10. vous trouverez l’adverbe de votre étonnement (« bien tôt »), écrit en un seul mot : bientôt. Le Christ de Gloire l’utilise dans ce dernier mot que nous rapporte l’Ecriture : « Je viens bientôt ».

10 Apocalypse 22.20.

Il annonce ainsi son retour et non pas, comme on a cru trop souvent, le jour J de notre décès.

Demeure pourtant la question : ce « bientôt », résonne-t-il à nos cœurs comme une menace ou comme une promesse ?

En tout cas c’est un avertissement. Nous nous en sommes faits les porte-parole. Notre ambition est considérable : au travers des pages de ce livre, apprendre à passer du « bien tôt » humain, terrestre, à Son « bientôt ». Et, simultanément, découvrir dans son avertissement l’écho d’une promesse plutôt que l’accent d’une menace.

Or, la seule puissance capable d’opérer cette double transposition, c’est l’amour. La parole que vous avez citée disait bien : « L’amour parfait bannit la crainte ». Et le voyant de l’Apocalypse nous montre ce que signifie la perfection de l’amour. Il le fait au travers d’une image haute en couleurs : les épousailles. Il nous présente celte épouse qu’il qualifie par un adjectif singulièrement évocateur : préparée. L’amour parfait n’est donc pas celui d’une graduation supérieure dans les sentiments ressentis, c’est l’amour qui tire les conséquences pratiques des projets qui vont le couronner : un mariage préparé.

Notre vœu est inscrit dans cette ligne : que nous puissions, vous et nous, être prêts à entendre ce « bientôt » non comme une menace de mort mais comme une promesse de vie.

Et que, dans la communion de son Eglise (« prête comme une épouse qui s’est faite belle pour aller à la rencontre de son mari »), nous puissions répondre à notre Seigneur quand il nous annonce sa prochaine venue : « Qu’il en soit ainsi ! Viens, Seigneur Jésus ! »

QUAND LE MESSIE VIENDRA-T-IL ?

A plusieurs reprises les disciples ont adressé au Christ la même question : « Quand ton Règne viendra-t-il ? ». Toujours avec la même constance, celui-ci a répondu: « Dieu seul le sait » ; et pourtant cette question a été posée, à nouveau, même après la résurrection. Au lendemain de l’Ascension, les disciples ne pouvaient plus le lui demander, mais il est de toute évidence qu’au dedans d’eux et qu’entre eux, la question continuait de se poser. L’attente imminente du retour du Christ dominait entièrement la vie de l’Eglise. Nous en avons la preuve irréfutable dans le livre des Actes et dans les épitres. Sa présence était à ce point proche et sensible qu’elle permettait aux croyants de penser que d’un instant à l’autre, il allait apparaître pour faire « toutes choses nouvelles ».

Nous nous demandons aujourd’hui s’il est permis de reprendre la question des disciples et des premières communautés de l’ère chrétienne. Cette question est-elle liée à la fin de l’histoire ? A un changement intégral, total de toutes choses ? A la venue réelle des « nouveaux cieux et de la nouvelle terre », à laquelle tant d’hommes aspirent et que la création attend en gémissant ?

La promesse, unique espérance chrétienne, est qu’il en sera ainsi. Cela arrivera en un jour exactement semblable à ceux que nous vivons dans le « train-train » normal de notre existence : « Ce qui s’est passé du temps de Noë se passera de la même façon aux jours du Fils de l’homme. Les gens mangeaient et buvaient, se mariaient ou étaient donnés en mariage… ce sera comme du temps de Lot : les gens mangeaient et buvaient, achetaient et vendaient, plantaient et bâtissaient… Il se passera la même chose le jour où le Fils de l’homme doit apparaître. » 11

11 Luc 17.26-30.

Nous vivons désormais dans l’idée du temps « qui n’a pas de fin » ; l’attente s’est éteinte, la « routine » quotidienne nous reprend, nous suivons sans réfléchir ou nous nous donnons de la peine et du tourment pour des solutions provisoires, des changements qui ne changent pas la réalité des choses, que ces changements aient une saveur réformiste ou dynamique révolutionnaire. En fait, même les plus grands bouleversements conçus par les révolutionnaires ne sont-ils pas déjà dépassés par la situation présente, et tout en étant engagés jusqu’au plus profond de notre être, ne devrions-nous pas les « assumer » plus clairement, tout à fait clairement, sans ombre aucune, à la lumière de l’espérance chrétienne en la venue de Celui qui seul fait toutes choses nouvelles ?

Désormais, et chaque jour davantage, une fois dissipée et, en vérité, assez rapidement, l’euphorie affirmant l’homme maître de la nature, ayant devant lui ouvertes des possibilités illimitées, nous constatons qu’un nombre toujours grandissant de penseurs et de savants sont remplis d’épouvante face à la machine que l’homme a inventée et qui désormais le domine. Ils sont de plus en plus alarmés quant à l’avenir tout proche, d’une proximité imminente, de quelques décennies : en effet, le monde semble avoir commencé « le compte à rebours » ; on ne voit pas d’issue, on n’a pas de suggestions valables à faire pour éviter la catastrophe.

Tous les hommes, sans exception, qu’ils soient puissants ou misérables, sont impliqués dans la situation qui regarde toute l’humanité. Mais de ce fait, on en parle très peu. On continue simplement à dénoncer les dangers de la pollution, dangers qui sont d’importance, mais certainement pas les seuls existants ; en fin de compte, ils sont simplement la conséquence du genre de la civilisation que nous avons créée et à laquelle nous sommes parvenus sans penser à l’essentiel, en d’autres termes à la vraie vocation de l’homme. Nous avons voulu être les seigneurs, mais non à la manière dont Christ l’a été, lui qui est l’image de Dieu. Effacée, l’image, la vocation humaine en est déformée, même retournée. Et maintenant nous en sommes au rendement de comptes.

On m’accusera encore de me laisser aller à des élucubrations apocalyptiques, mais si nous sommes sur une autre voie sans issue, comme l’affirment désormais bien des savants, pourquoi alors ne pas raviver en nous la seule espérance véritable : celle de l’intervention de Dieu ? Qui nous libère quand il n’y a plus de voie libre ? Quand la mer Rouge nous sépare de la terre promise ?

A tout ceci, même informés, les gens ont des réactions semblables à celles que nous avons entendues au Centre des débats : « Le monde s’en est toujours tiré, il s’en tirera encore ». Et ainsi (qu’on le dise ou qu’on ne le dise pas, qu’on soit informé ou qu’on ne le soit pas), le cours des choses de chaque jour ne change pas : on suit le courant, on entre dans la « routine ».

Il faut voir plus loin que les programmations nécessaires, plus loin que toutes les conceptions nouvelles de la société, tout en participant à ce qui est tenté, parce que l’attente véritable n’est jamais inopérante ou somnolente. Plus que jamais, il faut être tendu à l’écoute du Seigneur pour apprendre à discerner les temps et entendre le bruit des pas de Celui qui s’approche. Il est certainement présomptueux, aujourd’hui comme aux siècles passés, de vouloir fixer « les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité » 12, mais c’est être sans espérance, sans amour que de refuser de scruter l’horizon pour découvrir l’approche de l’aube. La nuit ne peut durer. Le Seigneur lui-même, du reste, nous invite à savoir discerner les signes des temps : « De même, quand vous verrez ces événements approcher, sachez que le Royaume de Dieu est proche » 13 ; et c’est encore le Seigneur qui accuse les Pharisiens et les Sadducéens d’avoir proprement les yeux ouverts sur les affaires des hommes et fermés face aux événements de Dieu. 14

12 Actes 1.7.

13 Luc 21.31.

14 Matthieu 16.1-4.

Ici encore le témoignage rendu au Royaume est acte d’agapé. 15 Si les savants honnêtes nous avertissent du manque d’issues pour l’humanité, de même que manquera, entre autres choses, le pain pour une population qui en trente ans aura doublé en nombre, pourquoi ne devrions-nous pas, nous, croyants, crier sur les toits que toutes les issues sont « bouchées », toutes les portes barrées devant un possible avenir humain, mais que Christ a vaincu le fatalisme de l’histoire, que, dans une attente confiante, nous pouvons regarder à lui ! Sa promesse ne peut être trompeuse, comme l’agapé qui ne périt jamais. Il viendra. Quand ? Il viendra. Il s’approche. L’essentiel est d’être attentifs et tendus vers le moment où il reviendra, comme il l’a dit, pour faire toutes choses nouvelles.

15 Agapé : mot désignant la charité.

Dans les tribulations qui nous attendent, nous pourrons peut-être retrouver la force et pour les autres et pour nous dans la reprise de la salutation antique : « Maranatà » (Le Seigneur vient !) Si les chrétiens l’ont exprimé de cette manière il y a dix-neuf siècles, nous pouvons d’autant plus le faire, nous, aujourd’hui, à condition que notre amour pour le Seigneur surpasse toute considération intellectuelle. « Oui, je viens bientôt ! Viens, Seigneur Jésus ! » 16

16 Apocalypse 22.20.

Il ne s’agit pas ici, à l’approche de l’an 2000, de recréer la terreur et le déséquilibre de l’an 1000, et nullement d’insister sur la fin du monde (L’Eternel règne… aussi le monde est ferme) 17, mais bien davantage de saluer, dans une attente joyeuse, Celui qui seul peut faire toutes choses nouvelles, et insister sur le fait que, dans la situation actuelle, il n’y a pas de message plus beau que celui de l’espérance chrétienne : « Le Seigneur vient ». Et s’il vient bientôt, cela n’en sera que mieux.

17 Psaumes 93.1.

Tullio Vinay

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