* Textes bibliques de références : Esaïe 29.17-19 ; 35 .1-10 ; 42.1-9 ; Matthieu 8.16-17 (citant Esaïe 53) ; Luc 4.16-22 (citant Esaïe 61) ; 7.18-23 ; 11.14-22.
Cette première étude ne traite pas du ministère de l’Eglise auprès des malades. Elle n’attaque pas de front certains problèmes actuels brûlants. Elle joue le rôle de toile de fond, brossée à grands coups de pinceau ou, pour utiliser une autre image, de cadre dans lequel — et dans lequel seulement — les études suivantes doivent s’inscrire.
Celles-ci sont du ressort de la théologie dite “pratique”, mais il faut d’abord prendre le recul nécessaire pour situer la question de la guérison dans sa vraie perspective : le plan de Dieu pour le salut de l’homme, plan qui culmine avec la venue de son Fils, Jésus-Christ. Quand la maladie atteint l’un des nôtres, quand à cette occasion jaillit une controverse à propos de tel ou tel ministère de guérison, nous nous trouvons souvent impliqués de si près qu’il nous est difficile d’échapper à une prise de position subjective, voire passionnelle. Sans que nous en ayons conscience, nos arguments doctrinaux viennent alors parfois au secours de notre prise de position, mais ils n’en sont pas le fondement !
Aussi, notre but est-il ici de comprendre le sens et la portée des guérisons que Jésus a opérées durant son ministère, car c’est la seule base de départ possible pour parler de guérison dans l’Eglise. Nous affirmons par là qu’il faut veiller à ne pas raisonner, comme on le fait trop souvent, à partir de notions telles le Réveil, la Pentecôte (avec ou sans -isme !), le Mouvement charismatique ou même le Saint-Esprit. Il faut parler des guérisons et en saisir l’importance dans la vie et le ministère de l’Eglise à partir de Jésus-Christ, et non du Saint-Esprit, alors même que c’est l’Esprit qui opère et qui actualise pour nous l’œuvre de Christ (“l’Esprit de vérité. ne parlera pas de lui-même… il me glorifiera, parce qu’il prendra de ce qui est à moi et vous l’annoncera”, Jean 16.13-14).
Si c’est en Jésus-Christ et dans son ministère terrestre qu’il faut chercher la clé du sens des guérisons, alors nous sommes confrontés à un travail dont nous n’avons peut-être pas l’habitude. Beaucoup de chrétiens ont concentré leur intérêt sur le message doctrinal des épîtres. Certes, Paul n’a voulu savoir “rien d’autre que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié” (1 Corinthiens 2.2). Mais est-il admissible que pour cette raison les trois années du ministère de Jésus soient presque entièrement laissées de côté au profit du message de la Croix et de la Résurrection ? Il importe donc de ne pas négliger les Evangiles, car on risquerait d’appauvrir la doctrine et d’en fausser l’axe. Nous faisons trop rarement un travail de synthèse à la découverte du sens des paroles et des actes de Jésus. Nous restons trop au niveau de l’anecdote. La proclamation du Royaume (par laquelle Jésus inaugure son ministère), les paraboles, les discours eschatologiques, les miracles, etc, forment un tout dont la signification plonge ses racines dans l’Ancien Testament pour porter ses fruits dans les Actes et les Epîtres.
Sans prétendre faire le tour de la question, nous chercherons dans cette étude à comprendre pourquoi les miracles de Jésus, et en particulier ses guérisons, occupent une place fondamentale dans les récits des Evangiles (surtout des trois synoptiques : Matthieu, Marc et Luc).
Cette diversité se rencontre déjà lorsqu’on étudie les termes utilisés. Nos traductions rendent par ‘‘miracle”’ trois termes grecs qui expriment des idées différentes.
a) tèrata : terme peu employé dans les Evangiles et qui signifie ‘‘les prodiges”. La notion exprimée est celle d’actes extraordinaires qui frappent l’esprit et manifestent la présence d’une force surnaturelle, l’intervention du Dieu tout-puissant.
b) dunamis : c’est le terme le plus couramment usité dans les Evangiles synoptiques. Il signifie à proprement parler ‘‘puissance”, et doit être souvent traduit ainsi (comme dans 2 Corinthiens 12.9 ou Actes 1.8, par exemple). Quand un miracle est appelé une puissance, il nous est rappelé que celui qui en est le véritable auteur est celui qui a tout créé et domine sur toutes choses. Que Christ accomplisse des “dunameïs” démontre qu’il est auteur, créateur, qu’il lui est donné autorité sur toutes choses.
c) sèmeïon, littéralement : “signe”. Ce terme se rencontre surtout dans l’Evangile de Jean et exprime une notion très importante, puisqu’elle nous avertit qu’un miracle fait partie d’une réalité plus grande que lui-même. C’est le but final du miracle qui est alors évoqué : il nous annonce, il nous “signale” que l’événement en cours dépasse son effet immédiat ; il est prometteur d’un renouvellement total. Dans ce cas, la signification du miracle — qui devient Parole de Dieu — doit retenir toute notre attention.
Ce n’est pas au niveau des termes seulement que les miracles présentent une grande diversité. Il y a les miracles qui touchent aux éléments naturels (tempête apaisée), aux lois naturelles (Jésus marchant sur les eaux), à la matière (multiplication des pains, eau changée en vin), et il y a les miracles qui nous occupent plus spécialement dans notre étude : délivrances, guérisons. Et là encore, inutile de souligner la grande diversité des maux dont Jésus a eu raison : maladies, infirmités, possessions démoniaques, même la mort. Quant à la libération de Zachée, le publicain asservi par Mamon, elle est aussi à ranger dans la liste des guérisons. Comment ne pas être frappé par la liberté souveraine avec laquelle Jésus agit ? On chercherait en vain une méthode ! Jésus répond à la foi d’un homme (Marc 10.52) ou de ses proches (Luc 5.17-25), il questionne ou il répond, il guérit tout un groupe (les dix lépreux) ou un seul parmi de nombreux souffrants (paralytique de Bethesda). Certains récits mentionnent, comme en passant, de nombreuses guérisons groupées, d’autres nous présentent une relation très personnalisée entre Jésus et le miraculé. Parfois, Jésus interdit à celui qu’il a guéri de parler de ce qui s’est passé, d’autres fois, au contraire, il appelle au témoignage (Marc 5.19). Jésus guérit à distance (Matthieu 8.13), ou bien il faut qu’il touche le malade (Matthieu 8.3), voire même l’organe atteint (Marc 7.32-33). Il lui est même arrivé de faire de la boue avec sa salive pour l’appliquer sur les yeux d’un aveugle, alors qu’avec d’autres il n’a pas eu besoin de cette thérapeutique (Marc 8.23 et 10.49-53).
C’est pourquoi, celui qui généraliserait, tirant d’un détail occasionnel un principe universel, se tromperait gravement. Chaque détail a son importance et sa signification propre, en relation avec la situation particulière, unique, de celui que Jésus rencontre. Notre Seigneur n’a jamais appliqué de procédés routiniers, et rien ne nous autorise à déclarer que certains gestes, certaines paroles, certaines expériences soient normatives. Nous avons toujours tendance à ‘‘absolutiser” notre expérience personnelle et cherchons à l’imposer à d’autres (ne serait-ce que pour la voir confirmée, ce qui nous sécurise !). Comme le disait publiquement et avec humour l’évangéliste Leighton Ford il y a quelques années à Lausanne, c’est comme si l’aveugle que Jésus guérit par une application de boue sur les yeux, s’était mis à contester la réalité de la guérison de Bartimée, parce qu’elle s’était faite sans application de boue !. De là à fonder la secte des ‘‘boue-istes” et des “anti-boue-istes”, il n’y a qu’un pas… que les chrétiens ont parfois franchi au nom de critères guère plus pertinents !
Enfin, relevons que le motif et la portée des guérisons peuvent être très différents.
Face à la souffrance, il y a la réaction de l’amour miséricordieux : “Jésus vit une grande foule et fut ému de compassion pour elle. Il guérit les malades” (Matthieu 14.14).
Il y a la guérison-démonstration du pouvoir de Jésus sur le péché : “Je vous le dis afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a le pouvoir de pardonner les péchés : lève-toi, et marche” (Luc 5.24).
Il y a la guérison-accomplissement d’une déclaration : celle de l’aveugle-né est le point de départ de l’affirmation : Je suis la lumière du monde (Jean 9.1-5).
Il y a la guérison-défi, remise en cause du formalisme religieux qui dénature l’intention de Dieu : l’homme à la main sèche guéri le jour du sabbat (Luc 6.6-11).
Il y a la guérison-affrontement avec la puissance démoniaque : l’enfant possédé (Marc 9.14-29).
Et la liste pourrait s’allonger !
Y a-t-il une signification commune à toutes les guérisons ?
Avant même de parler d’Israël et de son espérance messianique, il nous faut évoquer la situation de l’humanité dans son ensemble. Notre monde est une plaie ouverte, et l’histoire un drame qui se prolonge. Ce n’est pourtant pas à cela que Dieu destinait sa création ! “C’est un ennemi qui a fait cela”, dit Jésus dans la parabole de l’ivraie (Matthieu 13.28).
Il semble, en effet, qu’il y a une terrible contradiction entre ce que nous croyons de l’amour de Dieu, de sa puissance et de sa sagesse, et le spectacle qu’offre le monde tel que nous l’avons sous les yeux. La Bible ne cherche pas à argumenter pour expliquer ce problème. Elle nous montre plutôt un Dieu qui ‘‘retrousse ses manches”, qui agit et se bat pour tirer sa création d’une telle situation. Il l’avait voulue bonne, harmonieuse, et non pas défigurée par tous les maux dont elle est atteinte, en particulier les maladies physiques.
Et rien n’est plus fascinant que de lire la Bible comme le livre de ce combat ardent d’un Dieu qui n’a pas abandonné la partie, et qui s’est engagé pour sauver ce qu’il aime. Nous découvrons alors que cette œuvre de longue haleine passe par l’élection d’Israël, objet dès Abraham de promesses extraordinaires (Genèse 12.2-3). Mais là encore, il semble qu’il y ait contradiction entre le projet de Dieu et l’histoire qui se déroule. Elle est marquée par l’infidélité de ce peuple qui se révèle indigne de son élection et prisonnier de sa nature en rébellion contre Dieu. Nous ne voulons pas traiter ici, bien sûr, de l’histoire d’Israël. Pour mémoire, mentionnons que le dessein divin trouve un premier accomplissement durant les règnes de David et Salomon. Mais sitôt après, c’est le divorce entre la promesse et la réalité. Un temps d’épreuve, de schisme, de décadence, d’exil, précipite le peuple dans une situation désespérée. Quel démenti de la perspective qu’ouvrait l’Alliance : Un peuple béni, marchant à la lumière de son Dieu et rayonnant de cette lumière pour toutes les nations de la terre !
Mais dans ces temps troublés, temps d’interrogations et de doutes, de larmes, de “pourquoi?” et de “jusques à quand ?” , Dieu ne se tait pas. Il envoie des prophètes chargés d’un message de jugement, mais aussi de consolation et d’espérance : Dieu ne vous a pas abandonnés, il ne laissera pas le péché briser l’alliance éternelle conclue avec vos pères. Il faut se tourner vers l’avant, il faut attendre l’intervention souveraine de sa grâce qui, un jour, exercera son jugement en redressant ce qui est courbé, en réparant ce qui est délabré, en purifiant ce qui est souillé, en établissant sa justice à toujours parmi les hommes.
Au nombre des prophètes annonçant cette grande restauration, Esaïe est le plus complet et le plus précis. Dans les limites de ce travail, nous ne pouvons qu’évoquer les thèmes principaux de leur message prophétique :
a) Dieu agira et rétablira toutes choses. Israël sera relevé et sa gloire sera enfin à la mesure de celle de son Dieu. La plénitude de la promesse s’accomplira et le peuple sera conforme à la volonté de Dieu, spirituellement, moralement, socialement.
b) Cette restauration sera telle, la victoire de Dieu aura une ampleur si considérable que le rayonnement de la présence de Dieu dépassera largement les frontières d’Israël. Les nations seront toutes concernées, et elles pourront retrouver à leur tour une relation avec Dieu et une destinée conforme à son projet créateur. Bien plus, cette restauration atteindra la nature elle-même, le monde animal (le loup paîtra avec l’agneau, Esaïe 11.6), le monde végétal (le désert refleurira, Esaïe 35.1-2), le cosmos lui-même sera bouleversé (Joël 2.30-31).
c) Cette restauration ne sera pas le fait d’un processus historique lent ou rapide, mais elle sera produite par l’action d’un homme que Dieu enverra, qu’il revétira de puissance et de sagesse pour accomplir une telle tâche : son Oint, le Messie. Il sera roi, dépositaire et bénéficiaire de la promesse faite à David dont il sera le descendant, et son règne n’aura pas de fin. Ce qu’aucun homme n’a jamais pu faire, il le fera souverainement, par la puissance de Dieu. Et ce n’est pas seulement Israël qui l’acclamera, mais la terre entière car tous les hommes sont assoiffés d’une intervention de Dieu qui mettra fin à ce drame dont nous parlions plus haut 1.
1 C’est pourquoi on peut traduire “Messie” (“Oint”, dans la langue du peuple de l’Ancienne Alliance, l’hébreu) par “Christ”, qui signifie “Oint” en grec, la langue des Gentils.
Du temps de Jésus, l’attente messianique d’Israël est au premier plan. Il semble décidément impossible que Dieu tarde encore et qu’il laisse jusque dans Jérusalem, la ville du grand Roi, son nom être bafoué par la présence des Romains, peuple païen. Des textes comme le cantique de Zacharie (Luc 1.67-79) ou celui de Siméon (Luc 2.25-32) expriment cette attente de façon admirable : il va venir, il ne saurait tarder, ce roi capable de ‘‘donner à l’empire de l’accroissement, et une paixsans fin au trône de Davidet à son Royaume, l’affermir et le soutenir par le droit et par la justice, dès maintenant et à toujours” (Esaïe 9.6).
A l’autre bout des Evangiles, on trouve cette même vibration extraordinaire dans l’acclamation des Rameaux : “Hosanna au fils de David, béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !” (Matthieu 21.9). Mais, à cause de la croix, l’intense enthousiasme fait place à l’amertume. La déception des disciples est grande : “Nous espérions que ce serait lui qui délivrerait Israël”, disent-ils sur le chemin d’Emmaüs (Luc 24.21). Et la question des apôtres — la dernière parole qu’ils adressent à Jésus avant son Ascension — prend tout son sens dans ce contexte : “Seigneur, est-ce en ce jour que tu rétabliras le royaume d’Israël ?” (Actes 1.6).
Tout au long des Evangiles, la question est là, exprimée ou sous-jacente : Jésus est-il le Messie promis ? (‘Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait, ne serait-ce point le Christ ?”, dit la femme samaritaine, Jean 4.29). Mais le contenu qu’une certaine tradition en Israël avait donné à la mission messianique, laissait place à beaucoup de malentendus. Seules les prophéties qui s’accordaient avec les désirs du peuple étaient retenues. Il n’est donc pas surprenant que Jésus ait refusé de porter publiquement le titre de Christ, (voyez Matthieu 16.16 : “…tu es le Christ”, dit Pierre, et, verset 20, “il recommanda aux disciples de ne dire à personne qu’il était le Christ”).
En réalité, c’est en accomplissant des actes messianiques — et pas n’importe lesquels — que Jésus exprime qui il est. C’est sous cet éclairage qu’il nous faut envisager l’un des textes les plus importants de notre étude, la question de la messianité de Jésus posée par Jean-Baptiste (Luc 7.18-22). Le prophète se savait envoyé par Dieu pour préparer le peuple à la venue de son roi, et il avait reçu la certitude que Jésus de Nazareth était ce roi (en particulier lors du baptême au Jourdain). Or voici que, du fond de sa prison, averti d’une mort prochaine, il ne sait plus que penser : d’une part il entend parler des miracles de Jésus, et même d’une résurrection (v. 18), et d’autre part il lui semble que Jésus n’est guère mieux loti que lui et que rien, absolument rien, ne laisse présager une prise de pouvoir qui donnerait un point d’appui à l’espérance messianique qui a soutenu son ministère. Sa démarche est bouleversante de sincérité, proche de tant de nos troubles devant tout ce qui semble démentir la puissance de l’Evangile : “Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ?” (v.19). La réponse que donne Jésus est à la charnière de notre étude. C’est une réponse en actes d’abord (à l’heure même, Jésus guérit…) puis en parole : le commentaire que Jésus donne de ses guérisons les rattache directement aux prophéties messianiques d’Esaïe. Des textes comme Esaïe 29.18-19 ; 35.5 ; 42.7 (un cantique du serviteur !) et 61.1, sont presque textuellement cités.
Nous signalons ces textes parmi d’autres parce que, précisément, ils mentionnent la guérison des corps, et en particulier le recouvrement de la vue, à côté de la délivrance de la nation, le rétablissement de la justice et la bonne nouvelle annoncée aux pauvres. La guérison physique, cela est incontestable, fait partie d’un tout beaucoup plus vaste. Et Jésus sait que Jean-Baptiste reliera ces citations à l’ensemble de leur contexte qui annonce un renouvellement total. Ainsi, les guérisons ne sauraient être détachées d’un programme beaucoup plus vaste que le Messie accomplira. Nous verrons plus loin que le choix des guérisons par Jésus, comme signes privilégiés de sa messianité, n’est pas le fruit du hasard.
En guérissant, Jésus dit : Je suis effectivement celui qu’Israël attend, depuis des siècles. Du reste, ses propos dans la synagogue de Nazareth sont absolument explicites : (“Aujourd’hui, cette parole de l’Ecriture est accomplie.” Luc 4.18-21). L’Eternel m’a oint — il a fait de moi son Messie — et le but de cette messianité est d’affranchir les souffrants de toutes leurs détresses et de leur donner la joie du salut.
Nous devons conclure que la caractéristique première des guérisons de Jésus n’est pas leur aspect surnaturel et miraculeux, “supramédical” en quelque sorte, mais leur rôle dans le plan de salut de Dieu, rôle révélateur, au sens fort de ce terme.
Le processus de renouvellement n’est plus seulement annoncé, comme dans l’Ancien Testament, il est réellement engagé, en Christ. Dieu a entendu les cris de son peuple, il a répondu, il a envoyé celui par qui la promesse trouvera son accomplissement. Jésus n’a pas accompli durant son incarnation toutes les promesses messianiques. Les nombreuses paraboles qui parlent du Royaume de Dieu comme d’une semence montrent cependant que dans ces actes dépourvus de tout éclat spectaculaire, nullement destinés à bouleverser par eux-mêmes le monde entier, il y a, en germe, le monde nouveau que décrivaient les prophètes et que le Messie instaurerait.
Cela nous conduit tout naturellement à notre chapitre suivant, qui parle en fait de la même vérité, mais vue sous un angle différent: les guérisons accomplissent ce qui a été annoncé — elles annoncent ce qui doit encore venir.
Chacun des actes de puissance de Jésus (‘‘dunamis” !) proclame que Dieu n’abandonne pas le monde au pouvoir de Satan. Le dernier mot de l’histoire n’a pas été dit, et Dieu va faire toutes choses nouvelles. Une guérison, une délivrance, et à plus forte raison une résurrection, proclament qu’un jour, dans le monde que Dieu va faire, il n’y aura plus place pour tout ce cortège de misères qui accablent les hommes et les font douter de la réussite du plan de Dieu. Oui, le mal sous toutes ses formes aura disparu ! Tout miracle de Jésus est une victoire, promesse de la victoire finale, bien plus : anticipation de cette victoire. Cet avenir après lequel les hommes soupirent n’est plus une hypothèse ou une utopie. Il a pris pied dans l’histoire. Oui, Jésus accomplit la prophétie, mais il ne l’accomplit qu’en partie. Chacun de ses actes est tout chargé d’avenir. Chacun de ces miracles est comme un doigt pointé vers ce grand moment, le Jour du Seigneur. Ces “prodiges” (tèrata), aujourd’hui considérés comme des œuvres extraordinaires et exceptionnelles, seront la grande réalité dont nous vivrons. Alors, si Jésus accomplit la prophétie en partie, il y a pour nous, dans cette partie, la réponse certaine à toutes nos angoisses.
Lorsque nous voyons la photo d’un enfant sous-alimenté ou affreusement mutilé par une bombe au napalm, nous ne pouvons échapper à une violente émotion, faite de douleur et de révolte. Devant un tel spectacle, on ne philosophe pas, on ne fait pas de la théologie, on n’argumente pas. On est étreint, on souffre, on est rongé par notre impuissance à agir.
Confronté à des détresses semblables, Jésus a eu cette même réaction, multipliée par la sensibilité de son amour infiniment plus grand que le nôtre : “Il fut ému de compassion (littéralement : “il eut des entrailles”) et il guérit les malades” (Matthieu 14.14). Il faut donc voir dans toute délivrance et toute guérison de Jésus une démonstration de son amour.
Mais il faut aller plus loin. Lorsqu’on prend un certain recul pour réfléchir, après avoir été confronté au spectacle insoutenable que nous évoquions (la souffrance d’un enfant), on en arrive inévitablement à s’interroger sur le sens même de la vie, sur l’incohérence de la condition humaine. Suite à ce mouvement spontané de compassion peut naître le sentiment d’une désespérance totale. Ce cas dramatique n’en est qu’un parmi des milliers d’autres. Il atteste à quel point notre monde est absurde, injuste, terrifiant. Mais de même, l’acte de compassion de Jésus, dont la puissance opère pour soulager un seul malade, est plus qu’un acte isolé face à un cas isolé. Là aussi, il faut prendre du recul et voir que, au delà de la solution du problème individuel du mendiant Bartimée ou du paralytique de Bethesda, il y a la possibilité d’une espérance totale. L’acte de Jésus n’est pas l’acte miraculeux d’un guérisseur comme il s’en rencontrait fréquemment en Palestine au premier siècle. Il est le signe annonciateur du Royaume de Dieu. Nous y trouvons la certitude qu’un jour toutes les contradictions de ce monde seront résolues.
Lorsqu’un chirurgien sauve une vie grâce au pouvoir extraordinaire de son savoir, nous en sommes profondément reconnaissants, et nous saluons, parfois avec enthousiasme, les progrès prometteurs de la science médicale. Mais nous ne saurions voir dans un tel acte médical un signe au sens biblique du terme, (même si on parle parfois des “miracles” de la médecine). Et ceci non pas parce que ce rétablissement d’un patient serait certes explicable scientifiquement 1, mais parce que cette intervention, aussi sensationnelle qu’elle puisse être, n’annonce rien d’autre qu’elle-même ou éventuellement la victoire sur une maladie déterminée. Ce qui est déjà beaucoup, et nous ne sommes pas de ceux qui font la fine bouche devant de tels progrès ! Mais pour nous, ces progrès ne nous renvoient pas à quelque chose de décisif et d’absolu, car nous ne sommes pas scientistes, et nous ne croyons pas que la science résoudra toutes les contradictions de l’histoire. Par contre, j’ajoute aussitôt que si, obéissant à une vocation reçue de Dieu, et animé par l’amour de Jésus-Christ, un médecin (ou une anonyme aide-soignante !) soigne un malade (avec succès ou non, médicalement parlant !), il devient pour nous un signe, signe de la compassion de Dieu qui l’a inspiré : et c’est de cette compassion que nous attendons tout.
1 Il faut veiller à ne pas se laisser enfermer dans le dilemme “miraculeux - non-miraculeux” ou “naturel - surnaturel” à partir de notions fluctuantes et, souvent aussi, étrangères aux données bibliques.
Certes, les malades que Jésus a guéris n’ont probablement pas échappé par la suite aux misères physiques, et tous sont morts. Mais l’acte que Jésus a accompli en leur faveur reste, comme une promesse : un jour, la souffrance ne sera plus, parce que tout ce qui s’oppose au règne de Dieu ne sera plus.
L’une des paroles les plus explicites à cet égard se trouve dans Luc 11, au verset 20. Réfutant l’insinuation de ses adversaires, selon laquelle il aurait chassé un démon par le pouvoir du démon, Jésus affirme : “Mais si c’est par le doigt de Dieu que je chasse les démons, le Royaume de Dieu est donc venu vers vous.” Oui, c’est bien contre Satan que Jésus est venu livrer bataille. Deux pouvoirs s’affrontent sans merci, et tout exorcisme révèle à qui appartiennent réellement le règne, la puissance et la gloire. Perdant une bataille, Satan est désigné comme celui qui perdra la guerre. “Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair” (Luc 10.18), dit Jésus dans une vision prophétique inspirée par le bulletin de victoire des disciples revenus de mission. La venue du Messie représente donc le moment décisif de l’histoire où Dieu manifeste clairement qu’il n’a pas lâché prise face au prince de ce monde. De la part de son Père, Jésus vient faire valoir ses droits sur sa création. Il vient livrer bataille à l’adversaire sur son propre terrain. Et on peut trouver tout au long de l’Evangile le fil conducteur de cet affrontement. Qu’il s’agisse d’une maladie ou de l’égoïsme du cœur humain, d’une possession démoniaque ou de l’hypocrisie des pharisiens, c’est encore et toujours le combat décisif de l’histoire. Mais c’est un combat dont l’issue n’est pas incertaine, car le rapport de forces reste toujours le même. En totale communion avec son Père dont il ne fait qu’exécuter la volonté, Jésus a un pouvoir que Satan ne peut contester. La parabole que Jésus ajoute à ses propos, après avoir affirmé qu’il chasse les démons ‘‘par le doigt de Dieu”, est parfaitement claire. L’homme fort dont parle Jésus, c’est Satan, aux mains duquel le monde est tombé, sans espoir d’évasion. Seule l’intervention de “l’homme plus fort” (Christ lui-même) peut arracher à Satan sa proie (Luc 11.21-22).
Ainsi, comme Jésus l’a annoncé au début de son ministère, “le Royaume de Dieu est proche” (Marc 1.15). Il a commencé à se manifester sur terre par les paroles et les actes de Jésus, qui doivent être envisagés non pas comme des anecdotes édifiantes, mais comme des signes avant-coureurs du temps où le règne de Dieu sera pleinement manifesté. La mort de Christ sur la Croix, acte d’obéissance totale à la volonté de Dieu, victoire sur la tentation et triomphe de l’amour, est l’aboutissement du combat de Christ ; sa résurrection, victoire sur la mort et triomphe du plan de Dieu, éclaire rétrospectivement tous les miracles de Jésus. Cela nous amène à une conclusion en accord avec la révélation : ce qui compte le plus dans telle ou telle guérison, ce n’est pas la manière dont elle a été obtenue, ni la nature de la maladie qui a été vaincue, mais la personne de celui qui a guéri : le Crucifié et le Ressuscité, celui à qui tout pouvoir a été remis, au ciel et sur la terre, celui qui reviendra sur les nuées du ciel.
Cette évocation de la puissance victorieuse de Jésus-Christ est assez paradoxale, lorsqu’on songe à la pauvreté, à la faiblesse, à l’insignifiance, sur le plan humain, qui ont caractérisé ses quelques années d’itinérance à travers un pays sous-développé et colonisé. Jésus n’’était-il pas un prédicateur contesté et méprisé par toutes les instances supérieures politiques et religieuses ? Dire que l’incarnation n’a pas abouti à l’instauration du Royaume de Dieu dans toute son extension, c’est enfoncer une porte ouverte ! “Mon royaume n’est pas de ce monde”, dit Jésus (Jean 18.36). Il ne s’agit pas de confondre le signe et la réalité signifiée. On se plait à souligner que Jésus, citant Esaïe 61 dans la synagogue de Nazareth (Luc 4.18-19), s’est arrêté au milieu d’une phrase du prophète. Et, dans les points de suspension qui devraient suivre cette coupure, il y a tout le temps de la grâce que nous vivons depuis deux mille ans… avant que la phrase s’achève (“une année de grâce du Seigneur… un jour de vengeance de notre Dieu”). S’il est donc vrai que Jésus n’a accompli qu’une partie de la mission messianique, il importe de discerner laquelle. Avant de changer le monde, Jésus est venu changer l’homme appelé à entrer dans ce monde nouveau. Car c’est un homme libre du péché et de ses séquelles dans tous les domaines, y compris celui de la maladie, qui entrera dans le Royaume de Dieu pour y vivre éternellement.
Que du temps de son incarnation, le Fils de Dieu ait attesté sa messianité par la purification d’un lépreux plutôt que par la transformation du désert en une terre fleurie, qu’il ait redonné la vue à un mendiant aveugle plutôt que de faire brouter un loup avec un agneau (toutes choses également et simultanément prophétisées !). cela est hautement significatif. Au cœur de la création et de la nouvelle création, au cœur du combat de Dieu, il y a l’homme, et, avant tout, l’homme perdu et souffrant ; il y a la personne humaine, irremplaçable parce qu’aimée telle qu’elle est, d’un prix inestimable parce que créée à l’image de Dieu. C’est pourquoi, dans l’optique cosmique de la création de nouveaux cieux et d’une nouvelle terre, les larmes d’une veuve devant le cercueil de son fils, l’épreuve d’un père dont l’enfant souffre d’épilepsie, la solitude d’un lépreux, le désespoir d’un homme condamné à la mendicité à cause d’une infirmité physique qui l’empêche de gagner sa vie, oui, chaque drame personnel, insignifiant à l’échelle de la “grande politique”, représente quelque chose de capital.
Alors, entre toutes les promesses messianiques accomplies par Jésus pour signifier la venue de son royaume, les plus importantes sont celles illustrant l’amour du Seigneur dans sa volonté de soulager toute détresse personnelle. Il n’y a rien d’étonnant à cela. Le plan de Dieu tout entier et son combat pour le salut du monde découlent de son amour. Même le jugement appartient à l’amour de Dieu ! Mais l’amour de Dieu n’est pas un vague sentiment philanthropique éprouvé à l’égard de l’espèce humaine. C’est une relation personnalisée, un contact entre Dieu et chacune de ses créatures. En Christ, Dieu s’approche de ceux dont on ne s’approche pas quand on a des choses “sérieuses” à faire. En Christ, Dieu s’arrête pour parler à ceux que personne ne prend le temps d’écouter. Aussi, Dieu prouve que chaque homme est une créature qu’il aime pour elle-même. N’est-ce pas une démonstration de la “qualité de vie” du Royaume de Dieu ? Oui, ce sera le Royaume de l’amour de Dieu, parce que ce sera le Royaume du Dieu d’amour !
Mais n’allons pas déduire de ce rapprochement entre l’amour et le Royaume que l’amour de Christ serait quelque chose de désincarné. Il s’exprime au contraire par une compassion très pratique, très réelle, face à des hommes vivant dans des circonstances tout à fait concrètes. Quand Christ manifeste sa compassion, il ne tronçonne pas l’homme en deux parties, un corps promis à la destruction, inintéressant pour le Royaume, et une âme éternelle, qui seule aurait du prix ! Non, il n’y a pas de divorce entre le corps et l’âme, dans l’optique de l’amour de Dieu. Il n’y a pas d’amour des âmes sans amour de la personne tout entière, corps et âme. S’il est vrai que la compassion de Christ pour les malades est un signe du Royaume de Dieu, c’est sur cette terre que ce signe est donné, et sur cette terre les “âmes” isolées de tout contexte physique, matériel, sociologique, n’existent pas.
Il ne nous appartient pas de prolonger cette étude et d’en transposer les données pour notre situation actuelle, ce qui sera le rôle des études suivantes. Remarquons simplement que si l’Église est le corps de Christ sur cette terre, c’est par ce corps que Jésus veut agir, aimer, soulager, guérir. Nous croyons que Jésus est le Christ, le Messie promis — nous sommes des “christiens” (Actes 11.26) : c’est en lui que l’Ancien Testament trouve son accomplissement, et nous n’attendons rien d’autre que lui. Nous croyons qu’il est venu susciter un peuple qui lui appartienne, un peuple qui déjà vit du Royaume : à nous d’être, à notre tour, par notre compassion envers les plus petits et les plus marqués par la souffrance de ce monde, les signes du Royaume de Dieu !