1. Observations générales — 2. La religion, fait de conscience — 3. Objections
La religion tient à la nature même de l’homme. Ce fait est tout ensemble de conscience, d’observation et de témoignage ; de conscience, car nous trouvons en nous le sentiment religieux ; d’observation, car nous le voyons se manifester de diverses manières chez les personnes qui nous entourent ; de témoignage, car l’histoire nous le montre dans tous les temps et chez tous les peuples.
On peut expliquer diversement ce grand fait ; on ne saurait le contester raisonnablement. Qu’on suive Descartes ou Locke, Kant ou Reid ; qu’on admette des idées innées, des notions nécessaires et universelles, des vérités premières et instinctives, ou qu’on fasse découler toutes nos connaissances de la sensation et de la réflexion ; que l’on considère la croyance religieuse comme primitive et naturelle, ou comme adventive et acquise ; qu’on y voie une intuition ou une déduction, nous n’avons pas à nous inquiéter beaucoup de ces théories philosophiques, non plus que des débats sans fin qu’elles occasionnent. Ce qui nous importe, ce n’est pas l’explication du fait, c’est le fait lui-même, c’est sa réalité, son universalité, sa constance. Que la foi religieuse existe naturellement en nous, ou qu’elle s’y forme sous les influences du dehors, elle est toujours la manifestation d’une des lois de notre être ; et la conséquence que nous en tirons reste également légitime et certaine. Dans le premier cas, Dieu a, en quelque sorte, pris soin d’inscrire son Nom dans notre âme et a tout disposé en nous et autour de nous, pour nous forcer à l’y lire tôt ou tard ; dans le deuxième cas, il nous a constitués de telle manière que le développement de nos facultés et l’observation, tant intérieure qu’extérieure, nous donnent la conviction de son existence et le pressentiment du monde à venir.
La question d’origine n’a donc pas la valeur qu’on lui attribue d’ordinaire, mais elle a pourtant de l’intérêt et nous devons en dire un mot.
On a placé l’origine de la religion dans la tradition, — dans le raisonnement (déductif et inductif), — dans la raison, — dans le sentiment (B. Constant) — dans la conscience où s’opère la perception de Dieu aussi bien que de nous-mêmes (Bruch : la conscience est, selon lui, l’épanouissement de Dieu) — dans l’intuition — dans la foi — dans une sorte de divination (de Wette) — dans la moralité (Kant) — dans ces diverses sources ensemble. (Nous ne dirons rien des théories alliées qui ne voient dans la religion qu’un produit de l’imposture, de la politique ou de la peur. On peut, je crois, se dispenser de les combattre aujourd’hui ; et puis, nous n’avons pas à nous en occuper ici, puisqu’elles nient ce que nous posons en fait, la réalité objective de la foi religieuse).
Il nous est difficile de distinguer la conscience, le sentiment, l’intuition, la foi, de la raison de Jacobi ou de la divination de de Wette. Ce ne sont en dernière analyse que des expressions diverses du grand fait que la religion tient au fond même de notre être, qu’elle constitue une des données ou des lois primordiales de notre nature. Toutes ces sources se réduisent donc à trois principales : le raisonnement, le sentiment, la tradition.
La tradition, malgré le prix qu’on y a quelquefois attaché et l’usage qu’on en a voulu faire, est peu importante comme source de connaissance, tant elle a mêlé l’erreur à la vérité ; elle Test davantage comme source de preuves, car 1° elle atteste le fait capital de l’universalité et de la persistance de la foi religieuse depuis le commencement des âges ; 2° elle présente, dans les cultes les plus divers, certains rapports, certains traits extraordinaires qui semblent être des fragments brisés d’une doctrine que l’humanité aurait possédée à son berceau et dont elle a retenu partout des restes ou des souvenirs (âge d’or — chute — attente vague d’une restauration — sacrifices et pratiques expiatoires). Le véritable office de la tradition est de conserver, de propager et de nourrir les croyances admises, de les éveiller incessamment au sein des peuples, de les associer à la pensée et à la vie générales, de les faire passer de générations en générations comme une partie de l’héritage qu’elles se transmettent. Mais elle suppose deux choses : d’abord que ces croyances ont été données ; et ensuite qu’elles ont trouvé dans l’âme humaine un point d’attache naturel par leur affinité avec la conscience ou avec la raison. Le fait d’une révélation primitive, que ne saurait contester le chrétien, et qu’a toujours invoqué la théologie, laisse donc subsister les deux autres sources de la foi religieuse : le raisonnement et le sentiment.
Quant à ces sources-ci, quoique généralement reconnues, nous les voyons niées, tantôt l’une, tantôt l’autre, par des opinions extrêmes et contraires. On a demandé si l’on peut démontrer les vérités fondamentales de la religion, et en particulier l’existence de Dieu. Les uns soutiennent que non, car, disent-ils, démontrer une proposition quelconque c’est la déduire d’une proposition antérieure dont la vérité est reconnue, c’est prouver qu’elle en dépend et qu’elle en dérive, parce qu’elle y était implicitement renfermée. Or, loin qu’on puisse dire que l’idée de Dieu dépend d’une autre idée et qu’elle en sort parce qu’elle y est contenue, cette grande idée au contraire renferme tout, elle est l’idée première et infinie. La certitude religieuse n’est donc pas une certitude de démonstration, elle est simplement une croyancea. Elle n’est pas de la science, elle est de la foi. Elle est un sentiment, une intuition, et non un résultat de la réflexion dialectique.
a – Croire, d’après Kant, c’est admettre une chose comme vraie par des motifs suffisants sous le rapport subjectif, insuffisants sous le rapport objectif, tandis que la certitude, ou la science, est une conviction dont les fondements sont suffisants sous ce double rapport. Il appelle opinion ce qui ne porte sur aucune base suffisante ni de l’une ni de l’autre sorte. (Raison pure, T. II.)
C’est une certitude de démonstration, disent les autres, car il y a démonstration partout où il y a des principes et des faits dont on déduit la vérité qu’on propose. Or, il y a de ces faits et de ces principes d’où la raison conclut l’existence de Dieu et du monde invisible, tels que la contingence des choses extérieures, le sentiment du bien et du mal, l’idée de peine et de récompense qui l’accompagne invinciblement, etc.
Les deux opinions sont vraies au fond, elles ne sont erronées que dans leur exagération et leur exclusivisme. Comme en une foule d’autres cas, on s’arrête des deux parts à une seule face d’un sujet complexe.
La notion générale de la religion (sentiment de la divinité, de la Providence, de l’existence future, de la loi morale) s’éveille ou se forme naturellement ; en ce sens elle est de la foi. Mais on y arrive aussi par le raisonnement, par l’application des principes aux données de l’observation interne et externe ; et en ce sens elle est de la science.
L’antagonisme de ces deux principes n’est qu’une phase de la grande lutte qui se poursuit à travers les siècles entre le subjectivisme et l’objectivisme, dont la prédominance alternative ne laisse subsister que l’une ou l’autre des deux grandes sources de la connaissance humaine, quoique leurs incessantes oscillations constatent en fait la réalité de l’une et de l’autre. La coexistence d’éléments a priori et d’éléments a posteriori aux premiers actes de l’intelligence, et à tous les degrés de son développement, étant reconnue aujourd’hui, l’analogie conduit à croire qu’il en est de même dans la sphère religieuse, et qu’on peut s’élever à Dieu par l’intuition et par l’induction, par le sentiment et par le raisonnement, c’est-à-dire par la combinaison des méthodes qu’unit la vraie science et qu’isole la science systématique, toujours partielle par cela même qu’elle est excessive. Le xviiie siècle, partant du dehors, négligea les données internes et en vint jusqu’à les nier ; le xixe, partant du dedans, les exalte outre mesure et rabaisse à proportion les données externes.
Distinguons dans les assertions des deux partis le côté positif et le côté négatif. Chacun affirme que telle route mène à la foi et conteste que telle autre puisse y conduire. Mais remarquez que c’est dans leur affirmation et non dans leur négation qu’ils méritent surtout d’être crus ; car, quand ils affirment, chacun, parle de la route qu’il a tenue et qu’il connaît bien par conséquent ; au lieu que, quand ils nient, chacun parle précisément de celle qu’il n’a point suivie, ou qu’il a probablement mal explorée, et au sujet de laquelle son témoignage est dès lors beaucoup moins valide. Cette discussion ressemble fort à la querelle de voyageurs qui, arrivés à la ville par deux voies différentes, maintiendraient chacun que le chemin qu’il a pris est le seul praticable ou même le seul existant, et qui raisonneraient à perte de vue pour le prouver, en oubliant qu’ils sont pourtant arrivés l’un et l’autre.
C’est la maladie de l’esprit humain de s’attacher à un côté des questions, à un aspect des choses, et de se persuader qu’il est le seul réel. Hélas ! que de mal nous nous faisons par là ! C’est comme dans une armée où les différents corps, infanterie, cavalerie, artillerie, étant l’un pour le fusil, l’autre pour le sabre, l’autre pour le canon, chercheraient à s’annihiler réciproquement.
Comme plusieurs routes mènent à la ville, il y en a aussi plusieurs qui mènent à la religion. Pourquoi ne pas les reconnaître et les admettre simplement les unes et les autres, quand les faits les constatent, au lieu de se livrer, sur leur valeur respective, à de vaines contestations qui n’iraient à rien moins qu’à les discréditer toutes ? Devons-nous donc nous étonner que le raisonnement confirme ce que donne le sentiment, que l’intelligence et le cœur se trouvent d’accord, et que la certitude religieuse soit tout ensemble de foi et de démonstration, un fruit de la spontanéité et un résultat de la dialectique, une intuition et une induction ?
Il en est de même de tous les grands principes qui caractérisent l’humanité, qui la constituent et la régissent. Ils sont inhérents à notre âme, en tant que lois de notre nature et conditions de notre existence et de notre destinée : sous ce rapport, ils reposent sur leur évidence propre, ils se légitiment en se produisant. Mais nous pouvons aussi les constater par des moyens logiques, parce qu’ils sont impliqués dans d’autres principes ou d’autres faits reconnus ; et à cet égard ils se démontrent. La liberté morale, par exemple, est une de ces croyances qui se posent et s’imposent d’elles-mêmes : chacun en puise la conviction dans sa conscience immédiate. Cela empêche-t-il qu’elle s’établisse au besoin par l’argumentation, qui l’infère de la notion commune du bien et du mal, de l’application des peines et des récompenses, de la conduite générale des hommes les uns envers les autres, etc. Elle s’appuie donc à la fois sur le sentiment et sur le raisonnement, sur une intuition directe et sur la logique des choses. Elle est, en même temps, une croyance native, une vérité première, et une croyance acquise, une vérité démontrée. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi, du reste, de la foi ou de la doctrine religieuse, à laquelle elle appartient ?
La légitimité de l’opinion qui donne à la religion une base logique peut s’établir par des considérations diverses : 1° Les arguments sur lesquels on fonde l’existence de Dieu, la Providence, l’immortalité de l’âme, les rétributions finales ont certainement une valeur réelle qui peut avoir été exagérée, mais qui ne peut être méconnue ; aussi se relèvent-ils du discrédit où les avait jetés la critique de Kant. 2° Un grand nombre de théologiens et de philosophes, des écoles considérables et diverses (l’école objectiviste ou inductive de Bacon, et l’école subjectiviste ou déductive de Descartes) des époques historiques tout entières (xviie et xviiie siècle) en ont appelé essentiellement, si ce n’est uniquement, à la démonstration rationnelle ou morale ; et l’on ne saurait admettre qu’une méthode qui a conduit tant de bons esprits à la vérité, et produit des convictions si sérieuses, soit absolument sans base. 3° Nous recourons spontanément à la discussion logique auprès des personnes étrangères ou hostiles à la religion, et nous en voyons tous les jours passer ainsi du scepticisme ou de l’incrédulité à la foi. Cette marche est donc légitime, puisqu’elle est naturelle et nécessaire, puisqu’elle s’impose d’elle-même en mille cas. Les préoccupations systématiques, avec les vues tout ensemble excessives et partielles qu’elles engendrent, peuvent seules le contester et le nier.
L’opinion qui fait de la religion une donnée de la conscience, qui la base sur le sentiment, l’intuition, la foi, ne comptait naguère que fort peu de partisans ; elle était dédaigneusement rejetée parmi les vieilleries du mysticisme ou de l’illuminisme : elle domine maintenant, et à juste titre selon nous, quand elle ne devient pas exclusive. Mais hélas ! à peine rétablie dans ses droits, elle prétend à l’empire.
Qu’il y ait des notions intuitives, lois fondamentales de notre être intellectuel et moral, qui se prouvent en se manifestant et qui ne demandent que d’être constatées, toutes les sciences sont plus ou moins obligées de l’admettre, car toutes portent en définitive sur des principes et des prémisses indémontrables ; toutes présupposent quelque chose qu’elles tiennent pour évident ; toutes commencent forcément par la croyance. Il le faut sous peine de se jeter dans un scepticisme absolu, puisqu’on pourrait toujours demander la base de la base, et qu’en creusant ainsi de fondement en fondement on finirait par tout ébranler, pour avoir méconnu les conditions de l’intelligence et de l’existence humaines. L’argumentation, quelle qu’elle soit et quelque but qu’elle se propose, a nécessairement son chaînon primitif et générateur dans ces données de la conscience et de l’expérience que chacun peut découvrir en soi, mais au delà desquelles il ne saurait remonter, car c’est le secret du Créateur.
L’existence des vérités premières, des notions a priori, est donc incontestable, et peu contestée aujourd’hui. Reid et Kant les ont mises également en évidence sous des formes et par des procédés différents. On ne peut discuter, et l’on ne discute guère, que sur leur origine, leur nombre, leur rôle, leur valeur. Elles ont pour caractère général d’être universelles, nécessaires, indestructibles, et d’entraîner par elles-mêmes l’assentiment de l’intelligence et de la volonté.
Bien des notions et des tendances manifestent ce caractère, pour peu qu’on les sonde : ainsi les instincts, les affections ; ainsi la foi au monde extérieur, à l’unité et à l’identité de notre être, à la constance des lois de la nature ; ainsi l’idée de cause et de substance, l’idée de juste et d’injuste, etc. Ce sont des idées humanitaires ; elles naissent comme d’elles-mêmes dans nos esprits ou dans nos cœurs ; nous nous les faisons moins qu’elles ne nous font ce que nous sommes. Rejeter ces croyances, ces convictions natives, c’est se perdre dans le nihilisme empirique ou idéaliste ; les révoquer en doute, c’est demander si les données immédiates de l’esprit humain, et l’esprit humain lui-même, et toutes les existences qu’il atteste, ne sont qu’une illusion. On ne peut pas plus mettre en question le témoignage immédiat de la conscience, de la raison, de la foi naturelle (quel que soit le nom qu’on donne à cette sorte de révélation) que le témoignage des sens ; par conséquent, pas plus la réalité du monde spirituel que celle du monde matériel.
Ces vérités premières, ce fond, ce trésor commun, de l’humanité, constitue la base de la science, et comme sa matière et sa racine. Aussi la force des choses l’y ramène-t-elle toujours. Eh bien ! Dieu qui a mis dans notre âme les facultés, les dispositions, les notions essentielles au développement et à la direction de notre vie terrestre, n’y aurait-il pas jeté aussi les germes de cette existence supérieure que tout nous annonce, en y déposant le sentiment religieux et moral ? L’universalité de ce sentiment, sa persistance, l’impossibilité de se dérober entièrement à son action, le rangent évidemment parmi les principes premiers ; on peut nier Dieu, comme la liberté, comme la loi de rétribution, on n’en peut anéantir l’idée. Il en est de l’athéisme, comme du pyrrhonisme et du fatalisme ; il sort des profondeurs de notre être une parole invincible qui proteste contre les négations et qui déjoue les systèmes ou les vœux d’incrédulité.
Ce serait une œuvre d’un grand intérêt et d’une haute utilité, que l’exacte analyse du sentiment religieux et sa détermination assurée de ses éléments intégrants ; elle servirait adresser le catalogue de ces notions ou croyances que l’homme porte avec lui et qui constituent les points fondamentaux de la religion ou de la théologie naturelle. S’il est difficile de les préciser, il est possible de les indiquer. Ce sont en thèse générale les idées de la divinité, de la Providence, de la loi morale, de l’existence et des rétributions futures ; c’est la prière, la conviction de péché, le besoin de pardon et de régénération, qui, sous une forme ou sous l’autre, se montrent dans tous les cultes : grandes données de la conscience religieuse, que le Christianisme suppose et sur lesquelles il repose.
La constatation formelle et l’exacte détermination de ces-croyances natives, les élevant, ipso facto, au rang suprême qui leur appartient, c’est-à-dire au rang de principes premiers, serait un des plus grands services qu’on puisse rendre à la science. Elle fournirait : 1° la base assurée de la philosophie religieuse ; 2° le critère certain de ses théories ; 3° et aussi, je le crois, la preuve de la nécessité de la révélation.
La philosophie, à y regarder de près, a surtout pour but de légitimer, de coordonner, de développer ces données primordiales et d’en tirer, par déduction ou par induction, tout ce qu’elles contiennent. Si elle ne doit pas s’y enfermer, elle doit toujours y tenir ou y revenir. C’est sa charte constitutionnelle, c’est sa lumière et sa règle ; c’est son guide et son juge. Elle doit respecter et suivre cette révélation naturelle, comme la théologie la révélation surnaturelle : de sorte qu’en creusant jusqu’aux sources de la pensée et de la vie, on découvre à la philosophie elle-même une autorité qu’il faut qu’elle reconnaisse, et dont elle doit faire son point d’appui constant, comme son point de départ. Elle s’égare, dès qu’elle ne conserve pas intégralement cette norme souveraine ; elle se perd dans l’empirisme ou dans l’idéalisme, dès qu’elle la méconnaît (philosophie de la sensation, philosophie de l’absolu).
Et si elle n’arrive par aucune de ses voies, à constituer une doctrine qui réponde aux réclamations de la conscience religieuse et morale, on ne pourra contester l’inappréciable valeur d’une source supérieure de lumière.
On voit que nous faisons une haute et large place au fait de conscience. Seulement il importe de ne pas lui demander plus qu’il ne donne, de ne pas y chercher plus qu’il ne s’y trouve réellement. L’exagérer c’est le fausser, et le fausser c’est l’annuler. La religion de la conscience, prise en elle-même, sans plus ni moins, ne porte pas très loin dans la constitution du dogme. Elle n’en fournit que les rudiments et souvent que les desiderata. C’est le fondement, ce n’est pas l’édifice ; c’est un cadre à remplir. Cela même qui est attesté est un sentiment plutôt qu’une notion. Ainsi le Dieu vers lequel se portent les espérances et les craintes de cette religiosité native reste, à bien des égards, le Dieu inconnu ; on sait qu’il est, plus qu’on ne sait ce qu’il est en soi et ce qu’il est envers nous. Il en est de même de la Providence, de l’existence future, du pardon, etc. La conscience donne, non la doctrine religieuse telle que l’exige la règle de la foi et de la vie, mais ce qu’on peut nommer le fait religieux, correspondant en philosophie à ce que certaines écoles théologiques, qui écartent la révélation scripturaire, nomment le fait chrétien. C’est simplement un substratum ou un postulatum.
Sachons prendre le fait de conscience avec ses lumières et ses ombres, ses attestations et ses lacunes, sans l’exagérer ni l’amoindrir, ce qui serait l’infirmer. Il est d’un prix infini, répétons-le, et sous le rapport théorique et sous le rapport pratique ; mais il n’est pas tout, bien s’en faut. Et les quelques remarques précédentes nous permettent de juger en passant ce terme dont le vague est égal à la vogue, et sous lequel se cachent d’étranges illusions. Bien des écoles font de la conscience leur principe suprême ; elles l’érigent en critère et même en facteur de la théologie chrétienne ; elles veulent y tout rattacher, y tout ramener, apologétique et dogmatique, se glorifiant de fonder l’Evangile sur une sorte d’intuition ou d’expérimentation, témoignage immédiat, qui rend tous les autres superflus et que n’atteint point la tourmente critique de nos jours.
Ces prétentions, aujourd’hui si communes, reposent sur un fond vrai ; mais elles le compromettent en l’étendant outre mesure, et en y insérant à divers égards ce qu’elles veulent y trouver.
Que la conscience religieuse et morale sincèrement interrogée, fidèlement suivie, conduise à Christ ; c’est plus que certain. Mais elle le fait comme la loi, car c’est le législateur et le juge qu’elle révèle surtout. La conscience dit comme la loi : Fais ces choses et tu vivras (Galates 3.10-12), en ajoutant aussi : Maudit est quiconque ne le t’ait pas pleinement et constamment ; jetant ainsi dans les âmes le vif sentiment de leur culpabilité, et, par suite, l’ardent désir du pardon et de la régénération. Cependant, ce qu’elle proclame, de prime abord, c’est moins la justification par la foi ou par grâce, qui est l’Evangile, que la justification par les œuvres ou par l’amendement ; parce qu’elle appartient à l’ordre primordial, qui est celui de la loi.
Sans doute le travail de la conscience aboutit finalement à la nécessité d’une rédemption purement gratuite, par l’impossibilité d’échapper de soi-même à la peine et à l’empire du péché. Il pousse à l’Evangile en faisant mourir à la loi par la loi, selon l’énergique expression de l’Apôtre. Mais si la conscience morale fait sentir l’impérieux besoin, le prix infini de la rédemption chrétienne ; elle n’en peut constater la réalité objective, ce qui est le point capital. Il faut qu’elle en reçoive du dehors la connaissance et la certitude. C’est une œuvre de Dieu qu’une parole de Dieu peut seule assurer.
Il y a dans la conscience (dans la conscience naturelle, bien entendu, car partir ici de la conscience chrétienne ce serait mettre en fait ce qui est en question, paralogisme fréquent aujourd’hui), il y a dans la conscience les postulats de l’Evangile, les pierres d’attache ou, si on l’aime mieux, les pierres d’attente de l’édifice chrétien ; et certes, c’est beaucoup. Mais il n’y a que cela. N’y cherchons pas plus qu’il ne s’y trouve, de peur de nous exposer au vieil adage : « Qui prouve trop ne prouve rien. » C’est, je crois, la grande illusion de nos jours, et elle ne se guérira, je le crains, que par elle-même, je veux dire en dévoilant ses défauts et ses excès, ses écarts et ses périls par ses propres développements.
Notons le point de rencontre et de séparation tout ensemble entre notre point de vue et celui de la direction qu’on pourrait qualifier de théologie de la conscience, en raison de l’emploi qu’elle fait de ce mot, et de sa prétention d’y fonder l’apologétique et la dogmatique. Nous accordons à la conscience, siège des vérités premières, locus principiorum, une haute valeur constitutive et normative. Nous la faisons autonome, mais seulement dans sa sphère réelle. Nous restreignons son autorité régulatrice à ces données intuitives, à ces révélations spontanées, lois fondamentales de la pensée comme de la vie, voix de Dieu au dedans de nous. Voilà un principe auquel nous adhérons pleinement ; mais à la condition qu’on le prenne et qu’on le laisse tel qu’il est. L’étendre arbitrairement, à l’aide d’une terminologie trompeuse, c’est le fausser et par cela même l’infirmer. En deux mots, nous tenant à la conscience immédiate, à qui seule appartient l’autonomie, nous rompons avec tous ces systèmes qui y substituent ou y superposent une conscience médiate, qui n’est que l’ensemble des notions ou des sentiments devenus pour chacun la vérité et la règle de la vérité : équivoque aussi grave que commune, sous laquelle s’abritent bien des illusions.
Ceci va toucher à un point de première importance : scruté jusqu’au fond il préviendrait ou corrigerait de nombreux écarts, en éclairant et déterminant les vrais principes. J’ai dit ailleurs que les données natives de la conscience religieuse et morale, intégralement maintenues, jugent immédiatement les tendances déistes, panthéistes, naturalistes, contre lesquelles la foi a surtout à se défendre aujourd’hui, parce que ces données souveraines posent et imposent les éléments constitutifs du théisme, par les rapports qu’elles établissent entre l’homme et la divinité ; si le Dieu qu’elles annoncent est à bien des égards le Dieu inconnu, ce n’est dans tous les cas ni le Dieu de loin du déisme, ni le Dieu-idée du panthéisme, ni le Dieu-monde du naturalisme : c’est le Dieu-providence, dont les libres interventions sont vivement et fermement accusées.
J’ajoute ici que les mêmes données régulatrices jugent par un autre côté les directions qui veulent y fonder ou en tirer l’Evangile tout entier, car ne le contenant pas, elles ne peuvent l’assurer à elles seules. Aussi leur échappe-t-il peu à peu, lorsqu’elles se développent logiquement et pleinement.
Le vrai fait de conscience, pris en soi sans plus ni moins, va ainsi frapper et les doctrines philosophiques qui enlèvent au Christianisme ses assises et ses attaches naturelles, et les doctrines théologiques qui prétendent le construire ou l’appuyer sur cette unique base. Il élève contre les unes la digue infranchissable des vérités premières où se brise éternellement tout ce qui va s’y heurter ; il constate vis-à-vis des autres qu’elles tentent une œuvre impossible ou illusoire.
C’est à ce point,radical qu’il convient de se placer pour dominer les grands débats de nos jours.
On a fait de nombreuses objections contre le système qui envisage le sentiment religieux comme une disposition inhérente à notre nature.
a) On a cité quelques peuplades qu’on prétendait dépourvues de toute idée et de toute pratique religieuse. Mais toujours des observations plus exactes et plus complètes ont dévoilé l’erreur de ces assertions. La méprise est ordinairement venue de ce que confondant la religion avec telle ou telle forme religieuse, on concluait l’absence de la première de l’absence de la seconde. Le fait général s’est confirmé constamment par une étude plus attentive des faits particuliers qu’on lui opposait. D’ailleurs quand quelques-uns de ces faits seraient aussi positifs qu’ils le sont peu, l’atrophie du sentiment religieux chez certaines hordes dégénérées ne serait pas plus surprenante qu’elle ne l’est chez certains individus au sein même du Christianisme. Toutes nos facultés peuvent également s’engourdir par défaut de culture, ou se pervertir et se paralyser sous l’action prolongée de causes délétères…
b) On objecte encore, qu’à diverses époques on a vu le sentiment religieux s’affaiblir et disparaître presque complètement dans la vie de nations entières ; ce qui se concilie mal, dit-on, avec la théorie qui en fait un principe de notre nature.
Mais, outre que ce fait s’explique par l’empire qu’acquièrent quelquefois de fausses doctrines, il tient généralement à des circonstances extérieures, telles que celles-ci : ou les cultes établis abusent de la puissance dont les avaient entourés le respect et la soumission des peuples ; ou ils ne répondent plus aux lumières acquises ; ou ils se montrent hostiles à quelque grande tendance sociale qui demande à être satisfaite. Alors on abandonne ces cultes, on se soulève de toutes parts contre eux, et, par une disposition trop commune, franchissant toutes les limites, on s’attaque à la religion elle-même pour couper le mal dans sa racine.
Chacune de ces causes se démontre par la réflexion et par l’histoire. Quant à la première, on sait que le peuple ne sépare jamais la religion du clergé ; son zèle pour le culte est toujours plus ou moins basé sur son respect pour le sacerdoce. C’est un préjugé sans doute, mais il est constant et universel. Si le peuple vient à mépriser ou à haïr ses pasteurs, il étend bientôt ces sentiments sur la religion qu’ils annoncent. A la Renaissance ce fut à la corruption des prêtres et à la tyrannie de Rome qu’on s’attaqua d’abord.
La seconde cause est évidente par elle-même. Une religion dépassée par les lumières générales, et qui ne peut plus légitimer la foi qu’elle exige, doit être peu à peu abandonnée ; de là un temps d’incrédulité et de scepticisme. C’est ce qui arriva au siècle d’Auguste lorsque, selon l’expression de Cicéron, deux augures ne pouvaient se rencontrer sans rire. Ce fait s’est déjà produit souvent, et l’on en a tiré cette règle de critique historique : toute religion qui a une fois perdu le respect et la soumission ne les recouvre plus. On a de nos jours prétendu appliquer cette règle au Christianismeb. Mais si elle porte contre ses formes et ses institutions extérieures, elle ne porte pas contre son fond constitutif ; de même qu’elle frappe les religions et non la religion. L’humanité, loin de dépasser le Christianisme, ne le réalisera jamais entièrement, parce qu’il est la vérité pleine et parfaite, la vérité absolue ; il sera toujours en avant de tous les progrès. Ne l’avons-nous pas vu se relever de toutes parts, en se jouant des jugements et des prédictions du philosophisme. Si le Christianisme semble descendre quelquefois dans la tombe, c’est pour en sortir avec un éclat nouveau, comme son divin Fondateur. Mais il en est autrement des formes qu’il revêt, des institutions dans lesquelles il s’incorpore ; ces institutions sont humaines et assujetties par conséquent à la loi qui régit les choses humaines. — Ce genre d’attaque, un instant discrédité, reprend faveur aujourd’hui par suite de l’alanguissement général des croyances, de la nouvelle critique à laquelle est soumise la révélation, et du travail intérieur de dissolution et de réorganisation qui agite les églises. La crise est grave, mais pas plus que celles que le Christianisme a déjà traversées. Ce qui en a fait peut-être le plus grand péril, c’est qu’on a cru conjurer le mal en l’inoculant. Le haut supranaturalisme s’est uni au philosophisme et au rationalisme pour discréditer l’argument miraculeux, pour saper l’autorité des Saintes Ecritures, se flattant de vaincre l’esprit du temps sur son propre terrain, en lui abandonnant les vieux boulevards de la foi.
b – C’était un des thèmes favoris de la philosophie et de la presse lorsque le Réveil a commencé.
Un des jugements les plus accrédités contre le Christianisme est qu’il ne domine plus le mouvement scientifique et social. Mais, en vérité, ce verdict de condamnation ne l’atteint pas. Le Christianisme n’est ni une philosophie ni une politique, pas plus qu’il n’est un manuel d’industrie. Son règne n’est pas de ce monde. Il est une religion, et c’est comme religion qu’il agit si puissamment sur le monde ; c’est en pénétrant la terre de la vie du ciel qu’il la transforme en tout sens. Et comme religion, comme vie, loin d’être épuisé, il a à peine fait entrevoir ses vertus rédemptrices et rénovatrices.
La troisième cause — (religion hostile à une tendance sociale), — a été manifeste dans l’insurrection du xviiie siècle contre l’Evangile, ou ce qu’on prenait pour lui. La lutte engagée alors contre l’Eglise et la doctrine chrétienne eut évidemment son origine, sa raison principale dans le besoin de liberté. Les institutions anciennes ne pouvaient plus convenir au nouvel état ou au nouvel esprit social : elles se ressentaient trop des temps où il n’existait que trois classes d’hommes qui eussent de l’importance, les rois, les nobles et les prêtres. L’affranchissement du peuple était progressif et rapide depuis trois ou quatre siècles. Les libertés publiques se développaient et s’amoncelaient, pour ainsi dire, en face de ces vieilles institutions qui leur faisaient obstacle. La classe moyenne était nombreuse, elle devenait de jour en jour plus puissante par ses richesses et ses lumières ; elle réclamait sa part de droits et de privilèges : on voulait l’égalité de tous devant la loi, la réintégration de l’homme devant l’homme. Ces idées, ces sentiments qui avaient leur racine première dans le Christianisme, germaient et se manifestaient partout ; la littérature du xviiie siècle n’en fut que le produit et l’expression. Le mouvement était profond, général, invincible, et ayant rencontré presque sur tous les points l’Eglise pour adversaire, l’opposition et la haine se portèrent sur le Christianisme qui, aux yeux des peuples, ne faisait qu’un avec l’Eglise. Les doctrines religieuses semblaient s’être mises au service des institutions sociales qu’il s’agissait de renverser ; on s’attaqua aux unes et aux autres ensemble ; on se fit impie, afin de hâter ou de faciliter l’œuvre de destruction.
Ces préventions hostiles sont tombées lorsqu’on a reconnu que les principes qu’on voulait faire triompher étaient au fond des principes évangéliques, et que le progrès social était dû à un développement de l’esprit chrétien. — [Nous touchonsc, si je ne me trompe, à une nouvelle évolution sociale, conséquence ou suite de la précédente, et peut-être d’une plus grande portée. A côté de ces merveilleuses découvertes qui se multiplient, de ces admirables applications de l’industrie et de la science qui mettent au service de l’homme les puissances de la nature, rapprochent les nations, suppriment en quelque sorte les distances devant la pensée et la volonté humaine, il se fait manifestement un travail interne, dont tout le monde a le sentiment, sans que personne puisse dire ce qu’il est ou ce qu’il prépare. Nous sommes à l’une de ces grandes heures où la Providence laisse entrevoir ses desseins en les voilant toujours. Le mouvement du xviiie siècle, résultat d’un long labeur, avait pour but l’élévation des classes moyennes, de ce qu’on nommait alors le Tiers-Etat ; le mouvement actuel, dans une de ses directions les plus saillantes, a pour objet les classes inférieures, dont il tend à assurer les intérêts, à garantir les droits, il y a là bien des erreurs et bien des illusions (socialisme, communisme), mais il y a aussi, je le crois, quelque chose de profondément légitime qui se réalisera, tôt ou tard. Ce sera un nouveau déploiement de l’esprit chrétien, une nouvelle application de ces principes de charité et de justice qui constituent le fond vital de la foi et qui sont loin d’avoir donné tout ce qu’ils recèlent. Les amis de l’Evangile doivent prendre garde de tomber dans la même méprise qu’au siècle dernier. Au lieu de se jeter aveuglément dans la résistance, qu’ils s’attachent à distinguer le vrai du faux, le bien du mal, dans le mouvement de nos jours. Certes, l’Evangile n’est pas révolutionnaire, mais il n’est pas non plus stationnaire. Il anime secrètement les progrès du monde moderne qu’il a enfanté ; et il est aisé de reconnaître à bien des égards les hautes réclamations de sa morale dans les vagues, mais vives aspirations de notre époque (Mens agitat molem). Ne nous laissons pas cacher le fond par la forme, le réel par le chimérique qui s’y mêle si souvent et dans de si larges proportions. Si le monde, conduit à son insu par la main de Dieu, fait dans sa sphère l’œuvre de l’Eglise, il serait périlleux pour l’Eglise et pour le monde lui-même de la lui laisser faire seul. Il importe souverainement de démêler ce que l’évolution sociale a de conforme aux révélations évangéliques, pour la tenir le plus possible soumise au Christianisme où elle a sa racine et sa base, où elle doit chercher sa règle et sa loi. Et la matière de l’objection se tournera en source de preuves, comme au siècle dernier]d.
c – Cette note a été écrite bien avant 1848. (Observation de l’auteur).
d – Voir : Socialisme et Christianisme dans les circonstances actuelles, par Jalaguier. — 1re édition : Montauban, 1848. 2e édition : Grassart, Paris, 1889.
Le déclin du sentiment religieux dans la vie des peuples, se lie presque toujours aux causes dont nous venons de parler. Aussi, dès que les circonstances changent, ce sentiment ne tarde-t-il pas à reparaître avec une énergie nouvelle. Du scepticisme, de l’indifférence, de l’incrédulité, l’esprit humain revient de toutes parts à la foi, et trop souvent, passant, dans cette tendance de même que dans la première, d’un extrême à l’autre, il se jette dans le mysticisme, le fanatisme et la superstition ; tant le sentiment religieux est impérissable chez l’homme. C’est une disposition, une force, une direction intérieure inhérente à notre être ; on peut la comprimer ou la fausser, on ne saurait la détruire. Comme toutes les forces de la nature, elle surmonte ou brise, tôt ou tard, les obstacles qu’on lui oppose, et ne fait que s’en accroître. Ce fait, nous l’avons vu se produire sous nos yeux, — (France de la Révolution et du Premier Empire. — France de la Restauration et du Second Empire) ; — on l’a vu se produire à d’autres époques, en particulier dans l’Empire romain. — Il est ici d’une haute importance : ce retour aux croyances religieuses, quand elles semblaient déracinées et anéanties, cette réaction contre les systèmes d’incrédulité, quand ils paraissaient s’être pour toujours emparés du monde, nous montrent combien ces idées d’un ordre supérieur tiennent profondément à la nature et à la vie humaine. Il en est comme de ces plantes vivaces qu’on fait disparaître de dessus le sol en les coupant ou en les foulant, mais dont on ne parvient jamais à extirper les racines, et qui poussent de nouveaux jets au moment même où l’on se flattait de les avoir détruites.
c). On a objecté encore, à l’opinion qui considère le sentiment religieux comme primitif — (et c’est, l’objection précédente sous une autre forme) — que ce sentiment se montre extrêmement : faible et presque nul chez certaines gens.
Mais il en est ainsi de toutes nos facultés et de toutes nos dispositions naturelles. Tandis que chez les uns elles dépassent plus ou moins le niveau commun, elles restent fort au-dessous chez d’autres. De ce qu’on voit ça et là des êtres frappés d’idiotisme, d’insensibilité, d’une sorte de paralysie intellectuelle et morale, conclura-t-on que la raison et le sentiment ne sont pas des attributs caractéristiques de l’homme ?
Nous avons deux existences comme deux natures ; à côté de la vie spirituelle et céleste, se trouve en nous la vie animale, sensuelle, terrestre ; et cette dernière peut prendre une telle prépondérance qu’elle arrête le développement de la vie supérieure ou qu’elle en atrophie le germe.
Remarquons que le sentiment moral, dont l’existence est moins contestée, se déprave comme le sentiment religieux et par les mêmes causes. Que de gens en qui le principe d’obligation a complètement perdu son empire, et qui ne croient plus qu’à l’intérêt ou au plaisir, c’est-à-dire au calcul ? L’utilitarisme a dominé le xviiie siècle ; il fait la base des théories humanitaires ; et des tentatives réformatrices de notre époque ; il a fini par déclarer inutile l’éducation morale : « La seule étude importante qui ne puisse pas être l’objet d’un enseignement public, dit Jean-Baptiste Saye, est l’étude de la morale… le seul encouragement à la vertu est l’intérêt qu’ont tous les hommes à ne rechercher et à n’employer que ceux qui se conduisent bien ». Pour une multitude de personnes livrées, les unes à l’ambition, les autres à la cupidité ou à la sensualité, le devoir est sans réalité, c’est un mot qu’elles ne comprennent plus ; les préoccupations et les sollicitudes terrestres, le mouvement et le bruit du monde, leur dérobent et la vue du Ciel et la voix du cœur qui seules expliquent l’obligation morale. Les choses de l’âme et de Dieu leur deviennent des chimères. Et si le sens moral se pervertit et s’éteint à ce point, faut-il être surpris qu’il en soit de même du sentiment religieux, qui ne fait qu’un avec lui, et qui trouve encore moins d’aliment dans la vie du siècle ?
e – Cours d’Economie politique (T. II, p. 312)
Au reste, cette détérioration n’est point particulière à la faculté religieuse et morale ; elle peut s’étendre à toutes nos facultés, parce qu’elle tient à une des lois auxquelles nous sommes assujettis. Toutes nos facultés, toutes nos tendances et nos forces naturelles restent plus ou moins inertes faute de culture ; toutes se paralysent en quelque manière sous l’action continue de circonstances contraires ; comme sous l’influence de circonstances et de causes favorables on les voit toutes se fortifier et se développer indéfiniment. Cela a lieu pour les facultés intellectuelles : la mémoire, le jugement, le pouvoir d’abstraire, de généraliser, de déduire, etc., s’accroissent ou déclinent selon qu’on les exerce ou qu’on les néglige. Cela a lieu pour les facultés physiques… Cela a lieu pour les affections naturelles. La pitié, à laquelle n’échappe sans doute aucun être humain, qui chez les âmes ouvertes et- dociles à ses inspirations devient devoir, besoin, bonheur, la pitié finit par s’éteindre quand on lui résiste par négligence ou par égoïsme. L’amour paternel et maternel, cet instinct si puissant qui brave la mort, jusque chez les êtres destitués d’intelligence, peut également céder chez l’homme à des préjugés et à des usages barbares. Dans la Chine, dans les îles de la Société et ailleurs l’infanticide, soutenu par l’opinion et par la coutume, s’est érigé en une sorte de loi. Des affections en grande partie factices peuvent, sous l’influence de l’éducation et des idées générales, l’emporter enfin sur les sentiments naturels les plus forts. Ainsi l’on vit un farouche patriotisme étouffer la voix du sang chez Brutus et chez les femmes de Sparte. Devons-nous donc nous étonner que l’instinct religieux finisse par se perdre aussi, quand il reste livré aux mille causes de destruction qui l’assaillent au dedans et au dehors ?
Tout peut se détériorer ou s’améliorer dans notre âme, soumis comme nous le sommes à l’épreuve. Il existe en nous une progression ascendante et descendante qui nous porte ou vers le bien ou vers le mal, ou vers la vérité ou vers l’erreur, ou vers la terre ou vers le ciel. Chacun de nos actes intérieurs ou extérieurs est un pas que nous faisons dans le royaume de la lumière ou dans le royaume des ténèbres. Cette constante influence de nos œuvres sur nos dispositions n’est point assez remarquée.
Le sentiment religieux ne fait donc que suivre la loi de toutes nos tendances naturelles, lorsque, par défaut de culture, il demeure sans force et sans vie. Du reste, il est tellement inhérent à notre constitution intellectuelle et morale qu’il ne périt jamais entièrement ; on peut en constater l’existence là même où l’on ne se serait pas attendu à en voir la moindre trace ; il se retrouve jusque dans le panthéisme et dans l’athéisme. Le panthéisme s’est fréquemment uni à un mysticisme extrême : c’est le caractère qu’il revêtit dans l’Inde dès les temps les plus anciens ; c’est celui qu’il a revêtu de nos jours en Allemagne. En France, l’école matérialiste du xviiie siècle, après avoir essayé de détrôner Dieu, déifie l’univers. Elle parle sans cesse de l’intelligence, de la nature, de sa puissance, de sa sagesse, de sa bonté ; elle lui adresse ses prières et ses hymnes. C’est là sans doute une grande perversion du sentiment religieux, mais c’en est aussi une manifestation qui mérite d’être notée…
Il en est de l’existence de Dieu comme de l’immortalité de l’âme, comme de la liberté morale, comme de toutes les grandes croyances du cœur ; elles reviennent toujours malgré qu’on en ait, parce qu’il n’est pas donné à l’homme de se dérober entièrement aux lois fondamentales de sa nature : quand l’immortalité réelle est niée, elle se remplace chez les générations incrédules par le culte d’une immortalité factice. Il en est des principes qui tiennent à notre existence supérieure, comme de ceux qui gouvernent la vie commune ; on a beau les repousser, ils reviennent toujours, ils persistent derrière les négations. Le pyrrhonien le plus décidé agit comme s’il croyait pleinement aux réalités internes et externes, l’idéaliste fait de même dans ce monde des sens qu’il se flattait d’avoir anéanti, le fataliste invoque dans ses relations sociales la liberté et la responsabilité qu’il avait détruites en théorie, et l’athée tremble devant les puissances invisibles qu’il croyait avoir détournées. L’école française était arrivée au panthéisme matérialiste, en partant de la sensation, comme l’école allemande arrive au panthéisme spiritualiste, en partant de l’idée ; c’est-à-dire en fermant chacune une des sources de la connaissance pour puiser exclusivement à l’autre ; mais des deux parts le sentiment ramène le Dieu que la spéculation avait expulsé.
Observons encore que tout ce qui va remuer le fond de l’âme chez les êtres qui ne vivent que d’une vie extérieure et superficielle, comme la solitude, le spectacle de la mort dans certains cas extraordinaires, la contemplation de quelque grand acte moral ou de quelque scène imposante de la nature, tend à réveiller en eux le sentiment religieux, car il gît à ces profondeurs. De vives émotions ont quelquefois fait passer de l’erreur à la vérité le philosophe égaré par de faux systèmes ; et des actes remarquables de piété ont fréquemment ravivé, chez ceux qui en étaient témoins, le principe intérieur d’où ces actes émanent, c’est-à-dire la foi. C’est à une cause de ce genre qu’il faut rapporter l’influence régénératrice des afflictions ; enlevant l’âme à l’empire des choses sensibles, à ses attachements, à ses préoccupations, à ses habitudes, elles rompent le charme qui la tenait captive loin de Dieu, dans les liens et les illusions du monde ; elles l’ouvrent en quelque sorte à la pensée de ce qu’elle est et de ce qui l’attend, et le germe de la vie nouvelle, devenu libre, peut lever et se développer.
« Le sentiment religieux est universel, écrit Benjamin Constanta ; ne serait-il qu’une grande erreur ? Quelques hommes le disent de temps à autre. La peur, l’ignorance, l’autorité, la ruse, telles sont, à les entendre, les premières causes de la religion. Ainsi des causes toutes passagères, extérieures et accidentelles auraient changé la nature intérieure et permanente de l’homme ; elles lui auraient donné une autre nature, et, chose bizarre, une nature dont il ne peut se défaire, même lorsque ces causes n’existent plus…
a – De la Religion, livre I, chap. 1
Les enseignements de la science repoussent la religion sur un autre terrain, mais ne la bannissent pas du cœur de l’homme. A mesure qu’il s’éclaire, le cercle d’où la religion se retire s’agrandit ; elle recule, mais ne disparaît pas : ce que les mortels croient et ce qu’ils espèrent se place toujours, pour ainsi dire, à la circonférence de ce qu’ils savent. L’imposture et l’autorité peuvent abuser de la religion, mais n’auraient pu la créer. Si elle n’était pas d’avance au fond de notre âme, le pouvoir ne s’en serait pas fait un instrument, des castes ambitieuses, un méfier. »
Ceci n’est point exact, quoique fréquemment répété. Avec le progrès des sciences naturelles, les fausses notions religieuses disparaissent, les superstitions populaires tombent, mais la religion elle-même ne se retire pas, ne recule pas, n’est pas repoussée sur un autre terrain ; Dieu remplit toujours le monde comme le cœur de l’homme pieux. Les forces et les lois physiques, les causes secondes, prennent, il est vrai, la place des dieux du polythéisme ; ces divinités fantastiques s’évanouissent ; mais le vrai Dieu se manifeste plus grand et en quelque sorte plus près de nous ; il reprend partout la place qu’on lui avait ravie. Car les causes secondes sont sous la dépendance constante et absolue de la cause première ; les forces naturelles demeurent sous la direction suprême du Créateur et du Conservateur des êtres ; les lois physiques ne sont que des modes d’action qu’il a trouvé bon de se prescrire pour le maintien de l’ordre et la réalisation. de ses plans. Ces lois sont contingentes, et non nécessaires. Cela est évident, par exemple, pour l’attraction qui règle la marche du monde en même temps qu’elle unit les particules des divers corps, et qui nous rend si sensible la puissance partout présente et toujours active de Dieu. La main de l’ordonnateur souverain se manifeste en toutes choses à l’œil de la foi. Tout est en Lui, par Lui et pour Lui. Les études humaines, loin de déposséder la piété, raffermissent et l’étendent au contraire en dévoilant sans cesse de nouvelles preuves de la grandeur, de la sagesse et de la bonté divines. L’invention du télescope et du microscope, qui a ajouté en quelque sorte deux nouveaux mondes au monde connu, n’a-t-elle pas incommensurablement agrandi l’idée de Dieu et de la Providence ? Les découvertes de la science ne font donc pas reculer la religion, elle ne font reculer que les bornes de son empire… La connaissance la plus étendue que l’homme ait eue peut-être du mécanisme de l’univers, avait-elle affaibli chez Newton les sentiments de la piété ? et l’adoration des anges en est-elle moins fervente pour être plus éclairée que la nôtre ?
L’observation de B. Constant, serait d’une gravité extrême, si elle était fondée : elle mènerait beaucoup plus loin qu’il ne le paraît à première vue. Elle n’irait à rien moins qu’à légitimer ces opinions naturalistes et fatalistes entées sur le panthéisme de l’époque, qui prétendent que le progrès général des lumières fait passer successivement l’esprit humain de la conception théologique et métaphysique du monde à la conception positive, qu’il tend à détrôner le monothéisme, comme il a détrôné le polythéisme, pour ne laisser subsister que la nature et ses lois, et les sciences qui s’en occupent. Là, en effet, la religion se retire, mais c’est pour disparaître à la fin, comme une vieille erreur née de l’ignorance.
Dans le théisme, au contraire, de quelque manière qu’on le conçoive et qu’on le formule, dans le théisme que donne impérieusement la conscience religieuse, il faut bien reconnaître l’action divine à un certain degré, ne fût-ce que pour expliquer l’ordre et le progrès du monde moral en face des écarts de la liberté, de même que les créations successives que la géologie constate dans le monde physique, l’apparition de l’homme en particulier ; et si l’on reconnaît la réalité de cette action quelque part, on est forcé d’en reconnaître la possibilité partout. Dès lors les aspirations de la conscience religieuse, les vœux de la prière, les espérances et les pressentiments de la foi, les interventions miraculeuses elles-mêmes n’ont plus rien que la raison ne puisse admettre.
Du reste, nous touchons là peut-être à la question la plus sérieuse de nos temps ; elle se représentera par conséquent sous bien des formes : nous la rencontrerons en particulier lorsque nous aurons à traiter de la Révélation.
Une fois reconnu que le sentiment religieux fait partie intégrante de notre être, nous pouvons nous fier à ses révélations et croire en toute assurance au monde invisible qu’il nous annonce. L’homme est religieux comme il est intelligent, sensible, sociable, doué de la parole ; c’est là sa nature, et de sa nature sortent son mode d’existence, sa loi, sa destination. S’il y a quelque chose de certain, c’est cela.
Ces vues, qui nous paraissent incontestables, placent la religion, prise dans sa généralité, au-dessus de tous les raisonnements. Le raisonnement peut la donner, sans doute, il peut la légitimer et l’affermir, mais elle repose sur une autre base. Supérieure aux objections et aux preuves de la science, elle subsiste par sa propre lumière et sa propre force ; parce qu’elle est une des lois fondamentales de notre nature, un des caractères constitutifs de l’humanité, il faut y croire comme à tous ces faits primitifs, parmi lesquels elle va se placer, comme à ces vérités premières, à ces principes instinctifs, donnés par la conscience, qui, sans se démontrer, servent à démontrer tout le reste, et sont le point de départ des diverses études humaines…
Les doctrines générales de la foi religieuse se rangent parmi ces idées universelles et nécessaires, parmi ces croyances originelles qu’on ne saurait accuser d’erreur et d’illusion, sans faire le procès à notre nature, et dont la certitude l’emporte par cela seul sur celle de toutes nos connaissances dérivées, car la conséquence ne saurait être plus ferme que le principe. Comme l’homme croit au monde extérieur, à la constance des lois physiques, à la liberté morale, etc., etc., de même il croit en Dieu et à une autre existence : il y a identité, quant au mode de formation ou à l’ordre de génération, entre les croyances religieuses et toutes les croyances reconnues pour primitives et naturelles. Les unes et les autres existent indépendamment de la science proprement dite, et la science ne saurait les renverser. L’homme sans culture est tout aussi certain que le savant de la réalité du monde et de sa propre liberté : la sensation lui révèle le premier fait et la conscience le second ; il les croit par cela seul ; il ne peut pas ne pas les croire ; ses actions, ses paroles, sa vie entière rendent témoignage de sa foi à cet égard. Présentez-lui les objections de la science, il est possible que vous ébranliez en lui ces convictions ; vous les détruirez peut-être dans son esprit, mais vous ne les anéantirez pas dans son cœur, vous ne l’empêcherez pas d’agir comme s’il les eût conservées dans leur intégrité première. On a beau être idéaliste, fataliste ou pyrrhonien en théorie, on ne l’est pas en pratique.
De là une règle importante de catéchétique et d’homilétique : c’est qu’en général il ne faut pas porter en chaire les arguments métaphysiques de la vérité religieuse, de l’existence de Dieu, par exemple, de la Providence, de l’immortalité de l’âme, des rétributions futures, ou qu’il ne faut le faire que dans des circonstances toutes spéciales. Ces croyances existent déjà au fond des âmes, mais latentes, inertes ; il s’agit moins de les prouver, que de les éveiller et de les vérifier. Et pour cela, il faut s’adresser à la conscience et au cœur où elles ont leur racine, autant qu’aux facultés rationnelles : c’est le sentiment, c’est la force de volonté, c’est l’énergie morale, bien plus que la lumière, qui fait défaut à la conviction. Sans doute, on doit aussi dans la prédication légitimer la vérité sainte aux yeux de l’intelligence ; et on le peut sans se jeter dans la voie de l’argumentation logique et abstraite. Appelez-en à ces premiers principes, à ces faits de conscience et d’observation commune qui frappent tout le monde, et qui annoncent Dieu, sa Providence et son jugement ; racontez les preuves de la religion plutôt que de les discuter. Faites de la dogmatique populaire, faites de l’apologétique occasionnelle, attachez-vous avant tout à raviver le sentiment religieux et moral, vous fortifierez par cela même les croyances, car l’incrédulité vient principalement du cœur, et le prédicateur, plus que personne, doit se souvenir de ce grand enseignement de l’expérience et de la Bible (Matthieu 5.5 ; Jean 3.19 ; 7.21 ; 1 Timothée 1.19). Le sermon ne doit pas être un traité, quelque oratoire qu’on le suppose. Les traités sont de la théologie ; et il faut que le sermon soit de la religion. C’est dans la prédication que doit dominer la preuve de sentiment ; c’est là qu’il faut éveiller la foi par la foi, la vie par la vie, et attirer à l’Evangile par la conviction de péché et le besoin de rédemption, par cet ensemble de craintes et d’espérances qu’inspire le monde invisibleb.
b – Que doit prêcher le pasteur ? par P.-F. Jalaguier, publ. posthume Montauban 1896.