Noms donnés à Dieu, etc. — L’idée de Dieu est une intuition spontanée et universelle ; mais son existence peut se démontrer. — Deux méthodes. — Leur antagonisme. — Diversités au sein de la même méthode. — Union nécessaire.
Dieu est désigné sous différents noms dans les Saintes Ecritures : El, Eloah, Elohim (pluriel quantitatif d’Eloah), Eloeh Tsebaoth, Eloeh Elohim, Eloeh Hachamaïm, Jehovah, Iah, Schaddaï, etc ; Θεος, Θεος του ουρανου, Θεος ο ζων, ο Πατηρ ουρανιος, ο Κτιστης παντων, δεσποτης, etc… Au fond aucun terme de la langue des hommes ne peut dénommer exactement Dieu : il est ανωνομος selon l’expression de quelques Pères…
On a beaucoup discuté sur l’origine et la vraie signification du nom de Jehovah… Les Israélites le vénèrent beaucoup plus que tous les autres noms de Dieu, et, n’osant point le prononcer, ils y substituent Adônaï (Seigneur) ou Elohim quand ils le rencontrent dans leurs lectures. Ils le considèrent comme le nom propre de la Divinité, dont il désigne, suivant eux, l’essence même ; tandis que les autres ne sont pris que de ses attributs ou de ses actes.
L’idée des Juifs passa aux Chrétiens ; elle a fait à toutes les époques et elle fait encore l’opinion commune de l’Eglise ; on pense généralement que le nom de Jehovah, signifiant Celui qui est (Le vivant), marque l’existence absolue. Mais il s’est produit à notre époque de nouvelles interprétations. Selon les rationalistes Jehovah est simplement le Dieu national (Θεος εγχωριος) des Israélites (Wegscheider). Selon Schott, ce nom désigne le Dieu fidèle et immuable dans ses promesses. Selon Hengstenberg, il désigne Dieu en tant qu’il s’est révélé aux hommes et manifesté dans les institutions de la théocratie mosaïque, au lieu que le nom d’Elohim le désigne comme l’auteur de toutes choses, et marque ses perfections telles que les annonce l’univers. Et ce ne sont pas là les seules interprétations…
On a essayé bien des définitions de la Divinité. On dit communément que Dieu est : « l’Etre qui existe par lui-même et duquel les autres êtres dépendent. » Alexandre de Halès se le représentait comme « une sphère spirituelle, dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » Suivant Fichte, Dieu est « l’ordre ». Nitzch dit qu’il est « l’essence infinie et personnelle du bien »… Le nom de « Dieu », tout seul, dit plus à l’âme que ces expressions recherchées de la science ; et une définition exacte de l’Etre infini est manifestement impossible. Comment le définir, sans savoir ce qu’il est en soi ? Or, qui le connaît ainsi ? Le panthéisme seul peut en avoir la prétention ; mais ce qu’il décrit, ce n’est pas le Dieu réel, c’est un Dieu idéal, une pure notion logique.
Les noms abstraits, tels que ceux de Divinité (θειον), d’Etre des êtres, d’Infini, d’Absolu, etc., caractérisent les époques où il existe plus de métaphysique que de foi, plus de théologie et de philosophie que de religion ; où l’on s’occupe de la vérité sainte dans un but de science plutôt que dans un intérêt de piété. La religion aime les expressions qui frappent le cœur aussi bien que l’esprit, qui parlent à l’âme tout entière, qui excitent tout ensemble la pensée et le sentiment : et c’est un des traits distinctifs du langage biblique.
Loin de rien décider sur cet Etre suprême,
Gardons, en l’adorant, un silence profond :
Sa nature est immense, et l’esprit s’y confond ;
Pour savoir ce qu’il est, il faut être lui-même.a
a – Racine fils
La Bible renferme pourtant des définitions de Dieu. En voici trois que nous trouvons dans saint Jean : Dieu est esprit ; Dieu est lumière ; Dieu est charité. Mais que l’on remarque sous quelle forme et dans quel enchaînement sont données ces définitions, à la fois si simples et si sublimes : « Dieu est esprit ; et il faut etc. » (Jean 4.24). « Dieu est lumière et il n’y a point en lui de ténèbres ; si nous disons que etc. » (1 Jean 1.5-7). « Dieu est charité ; celui qui demeure dans la charité etc. » (1 Jean 4.16, 8-12). Là, comme partout, le point de vue scripturaire est essentiellement pratique, et la connaissance se rattache et se subordonne toujours à la piété.
La Bible ne s’arrête pas à prouver l’existence de Dieu ; elle la pose ou la suppose ; elle la considère comme universellement et nécessairement admise. La Bible a pour but direct, non de prouver que Dieu est à ceux qui le nient ou qui en doutent, mais d’apprendre ce qu’il est à ceux qui l’ignorent ou qui s’en font de fausses représentations. Pour la théologie révélée, l’existence de Dieu n’est pas un problème, elle est un axiome, un fait.
Cependant la Bible démontre indirectement cette croyance fondamentale, puisqu’elle renferme la révélation et l’histoire de Dieu envers l’homme. Elle nous dit et ce qu’il est et ce qu’il fait ; non seulement elle nous adresse sa parole, expression de sa vérité et de sa volonté, mais elle nous découvre ses voies, nous raconte ses dispensations et déroule à nos regards les plans de sa justice et de sa miséricorde. Elle nous montre sa main là où, livrés à nos seules lumières, nous n’aurions aperçu que l’action des causes secondes ; elle nous accoutume à considérer les lois et les forces naturelles comme agissant sous la constante direction de la Providence, de telle sorte qu’entrevoyant l’intervention céleste dans la nature et dans l’histoire, nous reconnaissions partout l’ordre moral à côté et au milieu de l’ordre physique : c’est là en particulier une des grandes leçons de l’Ancien Testament, et l’un des motifs pour lesquels il reste si précieux à l’Eglise. Au delà et au-dessus de l’action de l’homme est partout celle de Dieu. Tout y est de Lui, par Lui et pour Lui.
La Bible nous rend plus sensible encore la présence et l’intervention divine, en plaçant sous nos yeux une longue série de dispensations extra-naturelles, telles que la promesse du Rédempteur après la chute et l’ensemble de préparations providentielles qui s’y rapportent de siècle en siècle : la vocation d’Abraham, l’envoi de Moïse, les miracles de l’Egypte, du désert et de Canaan, le don de la Loi, la succession des messages divins, les apparitions d’anges, l’incarnation du Fils de Dieu aux temps prédits, sa mort expiatoire avec les prodiges qui l’accompagnent, sa résurrection, son ascension, l’effusion du Saint-Esprit, etc. Ce sont là comme des ouvertures qui se font au Ciel et nous en laissent entrevoir les saintes réalités. C’est une sorte de théophanie. L’âme qui n’a pas su découvrir le Régulateur suprême dans l’ordre et le cours général des choses, dans cette constance de la nature qui paraît quelquefois fatale par son immutabilité, peut le reconnaître dans ces faits d’un genre supérieur, qui viennent interrompre la marche uniforme du monde et l’enchaînement de ses causes et de ses lois. — Voilà un effet indirect du miraculeux biblique dont on tient trop peu de compte ; il a, plus souvent qu’on ne se le figure, produit la foi à la Providence, et par cela même la foi en Dieu.
La Bible prouve Dieu, comme le philosophe prouva le mouvement, en nous dévoilant son action secrète et souveraine, en nous le faisant entendre et voir. Et ce n’est pas le Dieu-destin de l’ancienne philosophie, ni le Dieu-idée ou le Dieu-monde de la nouvelle ; ce n’est pas cette dernière des abstractions métaphysiques qui peut satisfaire l’intelligence, mais qui ne dit rien ou presque rien au cœur ; c’est le Dieu-vivant, le Dieu libre et personnel, avec lequel nous soutenons réellement ces rapports qu’annonce la conscience religieuse et que réclament la foi et la piété.
Nous devrions peut-être nous borner à affirmer l’existence de Dieu, conformément à la méthode biblique, bien convaincus que l’idée d’un Etre supérieur à l’homme et au monde repose au fond des âmes ou s’y forme d’elle-même, ainsi que le démontre l’histoire générale et l’expérience intérieure. Cette grande notion peut en certains cas rester engourdie, latente, stérile au milieu des préoccupations terrestres, ou se troubler et se perdre dans de présomptueuses spéculations, mais elle apparaît lorsque des circonstances favorables viennent l’évoquer ou la féconder. Elle a souvent saisi le raisonneur incrédule, à la suite d’impressions vives, d’émotions profondes, et renversé en un instant ses préventions et ses objections ; phénomène moral qui révélerait à lui seul la source première de la foi religieuse, quand elle ne se découvrirait pas à d’autres signes et par d’autres moyens.
L’idée de Dieu est une de ces intuitions spontanées et universelles, un de ces principes constitutifs de notre être, qu’il s’agit, moins de démontrer, car ils sont au-dessus du raisonnement, que de constater ou de vérifierb. Le sentiment religieux, comme le sentiment moral, comme la foi à notre liberté de volition et d’action, à notre personnalité, à la réalité du monde extérieur, etc., doit se ranger parmi ces dispositions ou ces lois de notre nature qui nous font ce que nous sommes, et qui ne peuvent être révoquées en doute ou soupçonnées d’erreur, à moins que tout ne soit illusion en nous et autour de nous. Si ces premiers principes étaient incertains, les résultats du raisonnement le seraient aussi, puisque ce sont ces principes qui fournissent au raisonnement ses prémisses et ses bases. Le raisonnement ne crée rien par lui-même, il ne fait qu’induire et déduire, ou en d’autres termes qu’extraire des faits et des principes ce qu’ils recèlent ; ses conclusions ne sauraient donc avoir plus de vérité ou de certitude que les données premières d’où il sort, et qu’il doit forcément admettre par la foi. Il y a là une sorte de révélation naturelle qui a bien des fois sauvé le monde des écarts de la spéculation.
b – Voir Introd. à la Dogm., chap. I. sect. 2 : Origine de la religion.
Du reste la Bible ne condamne point les recherches rationnelles dans le grand dogme dont nous nous occupons ; elle les autorise au contraire, en renvoyant fréquemment à la contemplation de la nature comme source de la connaissance de Dieu et comme preuve de son existence. (Psaumes 19.1 ; 8.1-9 ; 104.1-32 ; Job 37.1-22 ; Ésaïe 40.21 ; 42.5 ; 45.18 ; Actes 14.17 ; 17.24 ; Romains 1.19-21, etc…) Si l’emploi des considérations de cet ordre est en soi légitime, dans bien des circonstances il devient nécessaire et par suite obligatoire ; il l’est en particulier auprès des personnes chez lesquelles le sentiment religieux s’est à peu près éteint ou qui ne croient qu’à la démonstration logique ; là le raisonnement seul peut avoir prise, et il faut bien y recourir.
Les recherches et les preuves rationnelles sont surtout utiles pour légitimer les convictions religieuses devant la science, pour les défendre des atteintes du doute et des attaques de l’incrédulité. Si les arguments ne créent pas la religion, qui a dans la conscience et dans le cœur ses véritables racines, ils peuvent bien souvent lui ouvrir les voies, la rendre plus confiante et plus ferme, et maintenir ou étendre son empire, quand une fausse philosophie tend à l’ébranler. Les traités sur l’existence de Dieu, lorsqu’ils répondaient aux besoins des époques où ils ont paru, ont certainement fait beaucoup de bien ; un grand nombre d’âmes leur ont dû leur foi.
Il est triste, sans doute, d’être obligé de discuter la vérité des vérités que proclame la conscience, que reflète l’univers, qui nous serait sensible si nos âmes étaient pures. Mais il est toujours utile de montrer que le raisonnement la donne comme le sentiment, que les résultats de la réflexion concordent avec les révélations du cœur. Bien plus, cela est nécessaire, puisque à toutes les époques des théories plus ou moins destructives se produisent à côté des croyances traditionnelles. Ne voyons-nous pas l’idéalisme du xixe siècle finir, comme avait fait l’empirisme du xviiie, par un humanisme ou un naturalisme athée, d’autant plus redoutable qu’il mine tout en paraissant tout respecter, recouvert qu’il est d’ordinaire d’une vague religiosité. Dieu est éliminé sans être nié : Dieu idéal, dernière abstraction de la pensée humaine, qui n’est vrai qu’à la condition de n’être pas personnel ou réel, c’est-à-dire de n’être pas ; car c’est là qu’arrivent en fin de compte les formules de M. Vacherot, de M. Renan et de bien d’autres. L’infini des êtres et de leurs rapports trouble le raisonnement ; l’excès de la preuve en affaiblit l’impression. On oublie trop que le Créateur est nécessairement incompréhensible aux êtres créés. Le philosophe qui veut le concevoir pour le croire est aussi déraisonnable que le pauvre sauvage qui croit le voir dans le premier objet de ses terreurs. C’est avec l’âme entière qu’il faut s’élever à lui. On a dit au point de vue religieux : « Dieu n’est nulle part pour moi, s’il n’est pas dans mon cœur » ; là, en effet, tout dépend de la communion avec lui. Mais, mutatis mutandis, ce mot peut s’appliquer aussi au point de vue métaphysique ; quand la conscience devient muette, la nature et l’histoire courent risque de le paraître aussi. Les présomptueuses prétentions d’une science enivrée d’elle-même sont pleines de périls. Pour vouloir aller par delà l’évidence immédiate et pénétrer le fond des choses, on arrive à ce point où la lumière produit l’aveuglement et se change en ténèbres.
On peut affirmer, en thèse générale, que c’est le mystère qui produit aujourd’hui le doute. Autant Dieu se révèle au cœur, autant il se cache à cette insatiable curiosité de l’intelligence qui aspire à sonder les profondeurs de son être, comme l’immensité de ses œuvres et de ses voies. L’impossibilité de concevoir ce qu’il est, fait mettre en question qu’il soit.
Ainsi la discussion reste toujours ouverte. Elle ne cesse sur un ordre de questions que pour se porter sur un autre.
Le dogme de l’existence de Dieu s’établit par deux ordres de preuves qu’on désigne sous divers noms, tels que ceux de preuves a priori et a posteriori, internes et externes, logiques et expérimentales, déductives et inductives, etc.
Nous nous retrouvons ici à l’embranchement des deux routes que l’esprit humain peut suivre dans ses recherches théologiques, comme dans ses recherches philosophiques, qu’il suit alternativement en effet, et où change pour lui l’aspect universel des choses parce qu’il les aborde par des côtés différents. C’est la question des méthodes bornée à une seule de ses applications. Nous ne la reprendrons pas. Rappelons seulement que l’étude que nous en avons faitec nous a donné pour conclusion générale que les deux méthodes et par conséquent les deux classes de preuves sont également légitimes, et que, loin de s’exclure comme elles n’ont cessé de le faire dans l’antagonisme et le revirement des systèmes, elles doivent rester unies pour se contrôler, se rectifier, se compléter réciproquement.
c – V. Introd. à la Dogm., chap. III.
Mais il se pose une question plus haute, plus radicale. On ne demande pas uniquement quel est, pour la croyance religieuse et spécialement pour l’existence de Dieu, le mode de démonstration le plus direct et le plus certain ; on demande encore si elle peut se démontrer. Bien des personnes, des écoles entières soutiennent que la religion est un objet de foi et non de science, que dans cette sphère la véritable source de la connaissance et de la certitude est l’intuition, que le sens intime saisit immédiatement les réalités du monde invisible, comme l’œil perçoit le monde extérieur ; tandis que d’autres, à l’encontre, en appelant au seul raisonnement inductif ou déductif, plaçant dans la spéculation ou dans l’observation les appuis de la foi, accusent l’opinion que nous venons d’indiquer de manquer de base, et d’aboutir à un illuminisme aussi périlleux qu’illusoire.
Nous avons eu aussi occasion de nous expliquer sur cette question. Selon nous, les deux opinions sont fondées en principe ; elles ne deviennent erronées qu’en devenant extrêmes et exclusives. La religion est tout ensemble objet de foi et objet de démonstration. Elle tient à ces croyances natives qui nous font ce que nous sommes et qui s’imposent en se posant. Mais pour être une inspiration du cœur, elle n’en est pas moins un postulat de la raison ; la conscience l’affirme et la science la confirme : deux voies qui mènent à Dieu et qu’il faut reconnaître toutes deux, quelque préférence qu’on puisse accorder à l’une ou à l’autre. Dieu a mis en nous une révélation de lui-même ; il en a mis une autre dans la nature. Regardons et à celle du dedans et à celle du dehors, au lieu de nous livrer à ces engouements qui discréditent successivement ou celle-ci ou celle-là. L’homme est prompt en toutes choses à prendre la portion de vérité dont il croit avoir l’intelligence ou le sentiment pour la vérité entière : de là la plupart de ses aberrations. La dogmatique en fournit mille exemples.
Oui, la religion, et par conséquent l’idée de Dieu qui en est tout ensemble l’essence et la base, la religion tient au fond même de notre être. Le sentiment religieux, comme le sentiment moral avec lequel il ne fait qu’un, est une des dispositions ou des lois constitutives de l’humanité. S’il y a quelque chose de certain au monde, c’est cela. Et ce sentiment que tout manifeste en nous et hors de nous, qui triomphe de l’incrédulité elle-même, qui se trahit jusqu’au sein de l’athéisme systématique, tant ses racines sont profondes, ce sentiment implique une notion générale de la théodicée, de la Providence, des rétributions futures ; doctrines qui forment les premiers rudiments et, pour ainsi parler, la charte constitutionnelle de la foi. On peut discuter sur la manière dont le sentiment religieux se développe dans le cœur, ou sur son contenu essentiel et réel ; on ne saurait raisonnablement contester son existence. Il est un des principes intégrants de la nature humaine.
Mais si la religion a dans le sentiment ses racines, elle s’appuie aussi sur le raisonnement ; si la conscience la donne, l’intelligence la constate et la légitime : elle a pour elle et l’intuition et la démonstration. Des écoles nombreuses, des époques entières l’ont basée avec confiance sur l’argumentation logique ; et c’est à ce moyen que nous recourons spontanément contre ceux qui la nient. Il est bien des données internes et externes, bien des considérations physiques et morales qui lui servent de défense et de preuve, et qui sont toujours là, qui y seront toujours.
Les deux opinions sont donc fondées, répétons-le. Chacune a raison à son point de vue propre : elle ne devient fausse qu’en se disant la seule vraie. Et pourquoi ne pas reconnaître et tenir ouvertes toutes les routes qui mènent à la foi, au lieu de couper ou d’obstruer par esprit de système tantôt celle de droite, tantôt celle de gauche ? Mais c’est là un point décidé pour nous et sur lequel il serait superflu d’insister ici.
Pourtant, avant de passer au dogme fondamental de la religion, — sans craindre de tenter une œuvre impossible, comme l’affirment les uns, ou de faire une œuvre inutile comme le disent les autres, — nous ferons encore quelques remarques préliminaires.
Là même où l’on est d’accord sur la légitimité de la voie logique, on la conçoit fort différemment. Non seulement on se partage entre les deux méthodes, mais les partisans de chaque méthode se divisent en écoles très distinctes et souvent fort hostiles. Parmi les adhérents de la méthode spéculative, il y a ceux qui partent du Principe universel des choses, de l’Etre en soi, qu’ils se figurent saisir par une sorte d’aperception immédiate (vision intellectuelle de Schelling — raison impersonnelle de M. Cousin — divination des mystiques) ; et ceux qui partent de quelque idée de la raison, celle de l’Infini, par exemple, ou celle de l’Etre parfait, ou celle de l’Etre nécessaire (Cartésiens, Wolfiens). Parmi les partisans de la méthode inductive, il y a ceux qui partent du monde (école objective), et ceux qui partent du moi (école subjective).
Pour la philosophie de l’absolu, à laquelle a appartenu un moment le sceptre de la science, et qui, quoique détrônée, conserve encore une haute place et une large action, on peut dire qu’en un sens la question de l’existence de Dieu n’en est pas une, et dans un autre sens qu’elle est la question capitale.
Elle n’est pas une question, car Dieu est l’Etre absolu lui-même ; et certes l’être existe. De là vient que cette école dans ses diverses directions ne s’occupe pas à prouver Dieu ; elle le pose d’entrée, suivant une des expressions qui la caractérisent.
D’un autre côté, c’est la question capitale, car elle revient à celle-ci, que ces écoles sont aussi impuissantes à écarter qu’à résoudre : Dieu est-il la substance des choses ou seulement leur principe ? en est-il la source immanente ou la libre cause ? la distinction du fini et de l’infini est-elle essentielle ou purement formelle ? Dans le premier cas, Dieu étant tout ce qui est et tout étant Dieu, Dieu n’est pas ou il n’est qu’une abstraction, entité métaphysique sans personnalité, et l’on roule dans le panthéisme, malgré les efforts qu’on fait pour éviter ou pour masquer ce résultat final ; et le panthéisme aboutit aux mêmes négations que le naturalisme. Si tout est Dieu, rien ne l’est. Le grand problème de cette philosophie, du moins quand elle veut rester théiste, ainsi qu’elle prétend l’être généralement, c’est de démontrer la différence positive dans l’unité absolue : problème qui renferme celui de l’existence personnelle de Dieu, et problème désespéré, on peut le dire, en face du principe que ces systèmes placent à leur fondement et à leur faîte, savoir le principe d’identité.
Voici en quels termes ce problème fut formulé dans un article du Semeurd. « Sous des formes et des noms divers, une seule question domine toute la philosophie, la question de l’existence de Dieu… Elle revient à celle de la personnalité divine… C’est en ce sens seulement que l’existence de Dieu est un problème. S’il s’agissait de la réalité nécessaire d’un principe universel en général, il n’y aurait rien à chercher… cette réalité est le point de départ de la philosophie… Nous entrevoyons la difficulté et le péril. Comment le principe pourrait-il exister en dehors de sa manifestation ? d’un autre côté, comment peut-il y avoir quelque chose à côté de l’Infini ? Telle est l’énigme de la création. Et le problème de la création est celui de la liberté divine. Et le problème de la liberté divine est celui de l’existence divine. Dieu existe : Il semble que cela soit bien simple ; mais quand on se prend à y réfléchir, on trouve que cela est impossible. Qu’il y ait un principe universel, je le comprends et j’en suis certain. Mais que ce principe existe comme tel en face de sa propre manifestation, indépendamment d’elle ; qu’un seul moi devienne moi et toi, cela est impossible, mais cela est vrai… La petite philosophie, qui salue le dogme d’un ton protecteur, établit l’existence de Dieu par un grand attirail de preuves, qu’elle tient pour très rigoureuses et très évidentes. Mais il faudrait lever la contradiction. Non, l’existence de Dieu n’est point une vérité que la pensée établisse à peu de frais et comme en se jouant. L’existence de Dieu est le paradoxe suprême. »
d – Tome XVI, n° 16.
Dans quels raisonnements s’embarrasse l’esprit humain, quels abîmes il se creuse, quand il veut sonder l’insondable, en se plaçant par delà la conscience et l’observation, par delà Dieu lui-même, avec la prétention de tout mesurer à son idée ! Au point de vue de cette philosophie, qui s’est intitulée la Science de la science, l’important n’est pas de prouver Dieu, c’est de le concevoir, c’est-à-dire de le démontrer possible en face du monde, l’unité essentielle de l’être étant posée en principe et en fait. Laissant à la petite philosophie, la théodicée ordinaire, celle du sens commun, elle tente, malgré les avertissements de l’expérience et de la raison, de nouveaux essais de théogonie comme de cosmogonie. Pour elle Dieu se fait, car c’est en lui que s’opère le devenir éternel ; et il est ce qu’elle le fait. La démonstration se confondant à ses yeux avec la conception métaphysique ou la déduction logique, elle objective ses notions, et tout est fini ; la question des existences et des origines est censée résolue ; son univers, son Dieu idéal se posent comme l’univers, le Dieu réel.
Etrange caractère de ces doctrines ! Elles dédaignent ces vérités premières, ces normes instinctives qui s’imposent malgré que nous en ayons ; et elles élèvent au rang d’axiomes ou de principes qu’il faudrait recevoir sur parole, des assertions telles que celle-ci : les lois de la pensée sont les lois de l’être, par conséquent la réalité correspond à l’idée bien conduite ou n’est que l’idée elle-même. Comme si l’expérience ne démentait pas sans cesse cette prétention par les faits ; la cosmologie réelle se trouvant à mille égards le contre-pied des cosmologies rationnelles.
Cette philosophie oublie que croire en Dieu, c’est commencer par reconnaître que nous ne saurions le concevoir ; car la créature ne peut certes pénétrer le secret de la création et encore moins l’essence du Créateur. Un coup d’œil sur l’univers le dit à qui veut l’entendre. Incompréhensible dans ses œuvres, Dieu l’est nécessairement en lui-même. Autre chose savoir qu’il est, autre chose savoir ce qu’il est. Toutes ces antinomies entre l’infini et le fini, qui s’élèvent comme des montagnes devant une spéculation téméraire, nous touchent fort peu. L’intelligence humaine n’est pas la mesure du possible ; elle ne l’est ni dans l’ordre spirituel ni dans l’ordre matériel. Quand nous nous ignorons à tant d’égards nous-mêmes, quand l’insecte et le brin d’herbe arrêtent et confondent notre pensée, quand la découverte des réalités nous porte de merveille en merveille, de prodige en prodige, devons-nous être surpris quand des ombres impénétrables recouvrent la nature de Dieu, les voies de la Providence et le mystère des choses ? Attendons que les sciences métaphysiques se rendent à la haute leçon que leur donnent les sciences physiques, conduites parles faits eux-mêmes à croire d’abord, pour expliquer ensuite si elles peuvent.
Il est évident que la philosophie de l’identité, sous toutes ses formes, roule dans un cercle lorsqu’elle ne veut pas être panthéiste, et nous n’avons en vue ici que ceux de ses adhérents qui restent théistes et chrétiens. Elle pose en principe le Un absolu, et elle prétend maintenir la distinction radicale de l’infini et du fini que proclame la conscience de l’humanité. Elle repousse d’entrée le dualisme, le dualisme chrétien qui sépare si profondément la création du Créateur, comme le dualisme païen qui établit deux principes éternels. Elle dit le dualisme condamné sans retour par la pensée moderne, et elle le ramène à travers mille réticences, car elle n’est théiste qu’à cette condition. Il est curieux d’observer le manège d’une foule d’esprits distingués, qui veulent rester fidèles à l’Evangile tout en communiant aux idées du jour. Ils partent du panthéisme avec ce qu’on nomme la Grande philosophie, ils le suivent autant que cela leur va, puis ils rompent avec lui quand il les mène trop loin (Tholuck, M. Secrétan, etc.) C’est, disent-ils, « lui faire sa part ». Il me semble que c’est se créer, en pure perte, bien des embarras et des périls.
Si pour croire en Dieu il fallait concevoir ce qu’il est en soi, ou seulement quel est son rapport d’essence avec le monde, la question de son existence serait en effet une question ardue ; nous dirons plus, ce serait une question insoluble. Mais il en est à peu près de même de l’existence personnelle de l’homme, qui ne gêne guère moins l’idéalisme panthéistique, et sur laquelle pourtant nous sommes tous sans doute passablement édifiés. Lors de l’invasion et de la plus vive fascination de ces doctrines, un de leurs adeptes revenu d’Outre-Rhin, m’accordait que scientifiquement il n’existait pas ; ce qui ne le laissait ni moins paisible ni moins ferme dans sa foi à lui-même.
Lorsqu’on veut prendre les principes de la science par delà l’expérience et la conscience, lorsqu’on délaisse comme trop communes ces vérités immédiates, lois fondamentales de notre être, lorsqu’on prétend s’élever, sur l’aile des idées, jusqu’à l’explication universelle, est-il étonnant que la raison se perde dans le vide après avoir perdu sa base et sa règle ? La pensée — il ne faut pas se lasser de le redire — a pour prémisses indémontrables ces croyances natives qu’elle reçoit ou du dedans ou du dehors ; et quand elle veut dépasser ces fondements de la foi et de la vie, tout s’écroule devant elle, science et croyance. Les révélations de la conscience et de la nature, les données du sens intime et de l’observation sont pour la philosophie ce que doivent être pour la théologie les révélations de l’Ecriture.
Rappelons qu’à côté de ces écoles qui partent de l’être en soi pour construire leur théodicée, et qui arrivent logiquement au panthéisme, d’autres écoles sont parties du non-être, sous prétexte que l’être étant toujours déterminé est par là toujours limité ; et elles seraient arrivées au nihilisme, au Mirabile nihil, qu’elles ont célébré, si elles avaient su ou pu être conséquentes. Du reste, nous avons vu allier ces contraires, comme tous les autres, dans le grand cycle allemand. Pour Hégel, l’être et le non-être sont un. C’est à cette étrangeté qu’il rattache toute sa déduction : Etre-néant ! ?
Ce qu’on garde de ces théories, lorsqu’on revient à soi-même après les avoir traversées, c’est quelque chose comme les souvenirs d’un rêve. Que de raisons d’être circonspects et de se tenir, avec une humble fermeté, à ce que l’Ecole écossaise nomme le « sens commun » ! C’est, il est vrai, une lumière environnée de bien des ombres ; c’est un témoignage plutôt qu’un dogme, un principe plutôt qu’un système. Mais, pris tel quel, sans plus ni moins, il suffit à briser l’idéalisme comme l’empirisme.
La direction dont nous venons de parler peut sembler se confondre avec celle qui prend pour point de départ la notion de l’Infini, l’Etre nécessaire, l’Etre parfait, etc. Il y a, en effet, de grandes analogies dans leur idée mère et dans leur marche. Mais il existe aussi entre elles des différences considérables. L’une prétend sonder la notion de l’Infini et en acquérir la claire et pleine vision ; l’autre la prend simplement comme une donnée constitutive de l’intelligence ou de la conscience humaine, dont la certitude lui suffit : l’une aspire à pénétrer le mystère, l’autre le laisse subsister ; l’une induit ou déduit, l’autre construit ; l’une dit : nous avons la notion de l’Etre infini, de l’Etre parfait, et nous ne nous la sommes pas faite, donc cet Etre existe ; l’autre tire de la notion qu’elle place à sa base, et qui contenant tout peut et doit tout donner, l’explication universelle, théodicée, cosmologie, anthropologie (Descartes et Spinoza).
Quant à la méthode inductive ou expérimentale, elle peut être, nous l’avons vu, objective ou subjective, selon qu’elle cherche ses prémisses ou dans le monde ou dans l’homme, ou dans des faits internes ou dans des faits externes.
La méthode objective caractérisa le xiiie siècle. La science, parquée dans la sensation, répudiant sous le nom d’« idées innées » toutes nos croyances instinctives, s’appuya alors exclusivement sur l’observation, et une observation essentiellement extérieure : elle procéda du dehors au dedans (statue de Condillac), et les études théologiques furent entraînées comme les autres par ce grand courant intellectuel. De là des écarts infinis. A force de se concentrer dans le monde matériel, qu’on tenait de prime abord pour la seule réalité connue, on perdit de vue le monde spirituel ; à force de lier au corps les opérations de la pensée, on se persuada que la pensée pouvait n’être qu’une modification du corps ; à force de contempler le mécanisme de l’univers, on finit par croire qu’il pouvait se suffire à lui-même ; et l’on nia l’âme et Dieu comme des suppositions inutiles. La philosophie dégénéra en un étroit empirisme ; le sensualisme régna en psychologie et le naturalisme en théologie (d’Holbach et mille autres). Ou, quand on n’alla pas à ces extrêmes, on s’arrêta à un déisme aride qui, reléguant Dieu dans les profondeurs de l’éternité ou sur les hauteurs des cieux, lui enlevait l’empire de l’homme et du monde, ou ne lui laissait que ce qu’on nommait la Providence générale. Ne le trouvant pas dans le cœur, on ne l’apercevait non plus qu’en dehors de l’univers. Méthode excessive, effet inévitable d’un principe incomplet et par cela même erroné, sur lequel la croyance religieuse se maintenait difficilement.
La marche subjective domina le xviie siècle, qui disait volontiers avec Descartes : « Je pense, donc Dieu existe. » Elle est de nouveau fort en vogue. Ce n’est plus dans le monde, c’est dans le « moi » que la science place généralement son point d’appui. On voudrait tirer de nous-mêmes, de nos idées ou de nos sentiments, toute la religion naturelle et même tout le christianisme. Schleiermacher et bien d’autres l’ont tenté en Allemagne. On l’essaie parmi nous, sous d’autres formes et dans d’autres proportions. C’est l’esprit du temps. Je ne citerai qu’un exemple relatif au dogme dont nous nous occupons et bien étranger à la direction panthéistique et mystique : « Toute tendance intime, dit M. Coquerele, nécessite une réalité à l’extérieur ; la religiosité humaine prouve l’existence de Dieu ; cette religiosité subjective doit avoir un objet, cet objet est Dieu. L’homme est un être religieux ; il ne pourrait l’être, si Dieu n’existait pas : ce serait une tendance vers le néant. »
e – Christianisme expérimental, Chap. IX, p. 19.
Contre cette argumentation nous n’avons certes rien à redire. C’est une des mille formes sous lesquelles peut se considérer et s’établir le dogme fondamental de la religion. Mais elle se fait aussi exclusive, et alors reviennent nos précédentes observations. On affirme que « cette démonstration de l’existence de Dieu est « non la meilleure, mais la seule bonne et valable, mais l’unique. » C’est toujours la même disposition à faire de son point de vue propre, le seul vrai et le seul certain. Encore une fois, sachons nous tenir en garde contre ce genre d’exclusivisme ou de dogmatisme, qui est de l’étroitesse comme tous les autres. Déblayons, bien loin de les obstruer, les diverses routes de la foi, qui correspondent aux différentes directions ou dispositions intellectuelles, et recevons la lumière de quelque part qu’elle vienne. Souvenons-nous que les deux ordres de preuves sont également légitimes, également fondés dans la nature des choses et dans la constitution de l’esprit humain, et qu’ils doivent se soutenir et se compléter. A part toute autre considération, il suffirait pour en rester convaincu d’examiner où mènent généralement ces vues extrêmes, ces méthodes à la fois partielles et excessives, qui méconnaissant tantôt l’une, tantôt l’autre des deux grandes sources de la science, la jettent à la fin ou dans l’empirisme ou dans l’idéalisme, dont l’un laisse et perd Dieu dans le monde, tandis que l’autre laisse et perd le monde en Dieu.
Notre siècle a eu le triste privilège d’assister à cette double aberration ; il a passé sous nos yeux à ces deux pôles de l’erreur, entre lesquels semble osciller la pensée humaine ; et de ces alternances de principes et de points de vue qui changent l’aspect général des choses, il est résulté un trouble indicible, où s’agitent ensemble les tendances les plus contraires (transcendantalisme, mysticisme, idéalisme, sensualisme, positivisme, etc.) Tout étant incessamment remué, toutes les antiques bases de la science et de la foi paraissent compromises dans l’ordre métaphysique et moral ; les plus profondes ruptures avec l’esprit ancien formant les grandes gloires du moment, chacun s’efforce et se hâte de se signaler à un titre ou à l’autre dans l’œuvre générale de démolition, puis il pose la pierre qu’il s’est taillée, l’érigeant en pierre de l’angle, sur laquelle doit s’élever, selon lui, l’édifice de la connaissance et de la croyance.
J’ai voulu indiquer seulement par ces quelques remarques qu’il existe dans la philosophie religieuse le même pêle-mêle que dans la théologie chrétienne, et qu’il y dérive des mêmes causes.
Revenons à notre exposé, en nous tenant à ces principes et à ces faits généraux qui résistent à la tourmente actuelle comme à toutes les autres. Nous avons vu que la notion de la Divinité est une de ces données immédiates et fondamentales de la conscience humaine qui se posent et s’imposent d’elles-mêmes. Elle n’a pas besoin d’être prouvée, mais elle peut l’être : si le sentiment l’inspire, le raisonnement la justifie ; elle est tout ensemble objet de foi et de démonstration.
Parcourons les principaux arguments sur lesquels elle s’appuie.