Depuis l’enfance jusqu’aux années de la virilité, le Christ a parcouru tous les degrés de la vie humaine, et, dans chacun d’eux, il en a réalisé le type idéal pour racheter et sanctifier les hommes, et pour nous laisser un exemple accompli. Enfant, adolescent, jeune homme et homme mûr, il est toujours notre modèle4. La vieillesse seule, avec ses faiblesses, sa décroissance et son amoindrissement de vie, n’aurait pu se concilier avec son caractère et sa destinée. Il mourut, et il se releva d’entre les morts dans l’épanouissement complet de la force virile ; c’est ainsi qu’il vit à jamais dans les cœurs de son peuple, entouré d’une fraîcheur, impérissable, et revêtu d’une puissance que rien n’a pu briser ou lui ravir.
4 – Cette pensée est presque aussi ancienne que l’Eglise. Irénée, qui n’était éloigné de l’apôtre Jean que par l’intermédiaire de son maître Polycarpe, l’a saisie et exprimée d’une manière suffisamment claire. Il dit dans son ouvrage Contre les hérésies, liv. 2, chap. 22, § 4 : « Car il est venu pour sauver tous les hommes, tous ceux, dis-je, qui renaissent en Dieu par lui, tant les enfants que les adolescents, les jeunes gens que les hommes faits. C’est pour sanctifier tous les âges qu’il a voulu les traverser, etc. — On la retrouve aussi dans un livre récemment découvert, les Philosophoumena d’Hippolyte.
Jetons d’abord un coup d’œil sur son enfance. L’histoire de la race humaine commence dans le jardin d’Eden, au milieu de toutes les grâces d’une innocente jeunesse, « alors que les étoiles du matin se réjouissaient ensemble, et que tous les enfants de Dieu tressaillaient d’allégresse, » à la vue d’Adam et d’Eve, images visibles de leur Créateur, glorieuse couronne de toutes ses œuvres merveilleuses. De même, le second Adam, le Rédempteur de la race déchue, venu pour rétablir et accomplir l’humanité, s’offre à nous tout d’abord, dans les récits évangéliques, comme un enfant, né, il est vrai, d’une vierge pauvre, dans une misérable crèche, au sein des tristes ruines du péché et de la mort, et non dans le paradis de l’innocence, mais pur et sans tache, au milieu des cantiques des anges et de l’adoration des hommes. Et voyez déjà les effets de l’annonciation et de l’attente de sa naissance ! Sa mère, la fiancée d’un pauvre charpentier, est transformée en prophétesse remplie de l’esprit de Dieu ; les vieux parents du Baptiste sont rajeunis par la jouissance anticipée et si pleine d’espérances de la prochaine rédemption ; et l’enfant destiné à aplanir les voies au Sauveur tressaille dans le sein d’Elisabeth ! Les cantiques immortels d’Elisabeth, de Marie et de Zacharie, réunissent les charmes irrésistibles de la poésie et de la vérité4, et préparent dignement l’apparition réelle de l’enfant Jésus, au seuil même du salut évangélique, alors que la plus haute poésie de la sagesse et de l’amour divin était sur le point de devenir une réalité, et que cette réalité allait surpasser de beaucoup le plus sublime idéal de la poésie humaine ! Et lorsque l’enfant céleste est né, le ciel et la terre se rencontrent ; les bergers de Bethléem, les sages de l’Orient, les représentants d’Israël attendent le salut ; les païens cherchent dans les ténèbres le dieu inconnu ; et les uns et les autres se réunissent dans l’adoration de l’Enfant-Roi, le Rédempteur !
4 – Voyez Luc 1.41-45. Le Magnificat, ou le cantique de Marie, versets 46-55 ; le Benedictus, ou le cantique de Zacharie, versets 67-79.
Nous trouvons ici, dès le commencement de l’histoire terrestre du Christ, cette alliance particulière d’abaissement et de grandeur, d’humain et de divin qui la caractérise en entier, et qui la distingue de toutes les autres histoires. Il entre dans le monde comme un enfant, comme un pauvre enfant, dans l’une des plus petites villes d’un pays écarté5 et dans l’une des plus chétives demeures de cette ville dans une étable, dans une crèche, réduit à fuir devant la fureur d’un barbare tyran. Voilà, au premier regard, des pierres d’achoppement pour notre foi ; mais, de l’autre côté, l’apparition de l’ange, les cantiques inspirés de Zacharie et de Marie, la sainte joie d’Elisabeth, d’Anne et de Siméon, les prophéties de l’Ecriture, la sagesse théologique des scribes de Jérusalem, le sombre soupçon politique d’Hérode lui-même, l’étoile de Bethléem, l’arrivée des mages du lointain Orient, un rêve significatif, et enfin la providence de Dieu, qui plane sur tous ces faits d’une manière visible, forment une série brillante de témoignages en faveur de l’origine céleste de l’enfant Jésus. On dirait que le ciel et la terre se meuvent autour de ce petit enfant, comme autour de leur foyer qui repousse tout ce qui est ténébreux et mauvais, et qui attire par la même force tout ce qui est bon et généreux. Quel contraste ! un enfant dans une crèche ; et cependant c’est le Sauveur du monde ! un enfant haï et redouté ; et cependant attendu et aimé ! un enfant pauvre et méprisé ; et cependant entouré d’honneurs et d’adorations ! un enfant ceint de dangers ; et cependant merveilleusement préservé ! un enfant qui met en mouvement les étoiles dans le ciel, la ville de Jérusalem, les bergers de la Judée, les sages de l’Orient ; et qui repousse loin de lui les mauvais éléments du monde, en même temps qu’il en attire les bons ! Ce contraste, qui réunit les choses les plus opposées sans qu’elles soient pourtant contradictoires, est trop profond, trop sublime, et trop riche de sens, pour être l’invention de quelques incultes pêcheurs5.
5 – Bethléhem était le domicile des ancêtres de la maison de David (Ruth 1.1-2). Ce lieu fut fortifié par Roboam (2 Chroniques 11.11) mais il n’acquit jamais de l’importance ; il n’est point nommé parmi les villes de Juda, dans le texte hébreu de Josué, ni dans Néhémie 11.25. Comparez Michée 5.1, où le prophète établit un contraste entre son insignifiance et sa future illustration comme lieu de naissance du Messie : « Mais toi, Bethléhem Ephrata, trop petite pour être parmi les milliers de Juda (parmi les villes principales où les capitaines de mille hommes avaient leur siège), de toi sortira Celui qui est destiné à être le dominateur en Israël, et dont l’origine est avant le commencement des temps, dès les jours de l’Eternité. »
5 – Voyez les belles remarques du Dr Lange, dans son Commentaire sur Matthieu, ch. II, 1-11. Bibelwerk, vol. I.
Et cependant, malgré tous ces signes de divinité, l’enfant Jésus n’est représenté, ni par saint Matthieu, ni par saint Luc comme un miracle contre nature, qui anticiperait sur la maturité d’un âge plus avancé, mais simplement comme un enfant véritablement humain, reposant et souriant doucement sur le sein virginal de sa mère, « croissant et se fortifiant en esprit6 » et par cela même soumis aux lois d’un développement régulier ; différant, toutefois, de tous les autres enfants, par sa naissance surnaturelle et son affranchissement complet du péché, ce mal héréditaire des hommes. Jésus apparaît avec la pureté céleste d’une innocence immaculée, fleur du paradis qui exhale un doux parfum, le Saint attendu d’après l’annonciation de l’ange Gabriel (Luc 1.35) ; admiré et aimé de tous ceux qui s’approchaient de lui dans un esprit filial, mais excitant aussi les sombres soupçons du roi-tyran, ce symbole de tous ses ennemis et de tous ses persécuteurs à venir.
6 – Luc 2.40, mêmes expressions que Luc 1.80, emploie à propos de Jean-Baptiste. Voyez aussi, pour le développement humain du Christ, Luc 2.52 ; Hébreux 2.10-18, et versets 8 et 9, où il est dit que le Christ a appris l’obéissance, et qu’il est devenu par sa propre perfection l’auteur du salut éternel.
Qui pourrait compter les douces émotions qui, à chaque retour de la fête de Noël, à l’adoration de l’Enfant Jésus, ennoblissent, purifient, élèvent les cœurs, jeunes ou vieux, dans tous les pays et chez tous les peuples de la chrétienté ? La perte du premier état d’innocence n’a-t-elle pas été dignement remplacée par le rétablissement de l’innocence immortelle du paradis retrouvé et reconquis ?
Nous ne savons de l’adolescence de Jésus qu’un seul trait que Luc nous rapporte ; il est en parfaite harmonie avec le charme particulier de son enfance, et il annonce, en même temps, la gloire de sa vie publique, consacrée, sans interruption, au service de son Père céleste6. Nous le trouvons au temple, à l’âge de douze ans, au milieu des savants juifs. Loin de les instruire sans modestie et de les offenser par de malicieuses questions, comme le représentent les Evangiles apocryphes, il écoute les docteurs, il les interroge et, tout en apprenant, il les remplit à son tour de surprise par son intelligence et par ses réponses. Il n’y a dans ce fait rien de trop précoce, rien de mûr avant le temps, rien de forcé ou d’inconvenant pour son âge ; et cependant il manifeste une mesure de sagesse et une profondeur d’intérêt religieux bien supérieurs à ce qu’on pourrait trouver chez un adolescent de cet âge. « Il croissait en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes, » nous est-il dit : (Luc 2.52). Il était soumis à ses parents et pratiquait toutes les vertus d’un fils obéissant ; et cependant il les remplissait d’un saint respect, lorsqu’ils le voyaient si complètement adonné à ce qui était de son Père7, et qu’ils l’entendaient prononcer des paroles qu’ils ne pouvaient encore comprendre ; paroles que Marie gardait dans son cœur comme un mystère sacré, fermement convaincue qu’elles devaient correspondre au miracle de sa conception et de sa naissance surnaturelle, et qu’elles avaient un sens profond !
6 – J.-P. Lange, dans sa Vie de Jésus d’après les Évangiles, 1844, vol. 2 p. 127, dit : « L’histoire de Jésus, à l’âge de douze ans, nous révèle tout son développement. C’est le fait caractéristique de son adolescence, la révélation de sa vie de jeunesse, un reflet de sa naissance, un signe et une anticipation de sa course future et héroïque. Ce trait fait briller à nos yeux l’enfance de son idéalité, et par cela même aussi l’idéalité de l’enfance en général. — Voyez aussi, sur ce passage de Luc 2.42-52, les remarques d’Olshausen dans son Commentaire, et de Van Oosterzée, dans le Bibelwerk de Lange.
7 – Luc 2.49. Le mot il faut exprime la nécessité morale, qui est une avec la vraie liberté. Les Pères, comme aussi la plupart des interprètes modernes, rapportent le mot grec τοῖς à la maison de Dieu, au temple. Cette interprétation, que la grammaire autorise, restreint toutefois le sens des paroles, et leur enlève leur portée plus profonde, car Jésus ne pouvait être qu’occasionnellement et que rarement dans le temple de Jérusalem. Presque toutes les traductions anglaises de la Bible portent plus exactement : aux affaires de mon Père. Nous croyons cependant devoir écarter ce terme d’affaires, et nous préférons traduire tout littéralement : aux choses de mon Père, et dire alors : Ne savez-vous pas qu’il me faut être, ἐν, dans les choses de mon Père, vivre, me mouvoir dans tout ce qui à trait à l’œuvre, à la gloire de mon Père. Cette petite particule ἐν exprime donc l’élément de vie dans lequel le Christ s’est développé, sa vie durant, au temple et hors du temple.
Il n’est jamais venu à l’esprit d’un biographe, d’un poète ou d’un philosophe, de tracer le tableau d’une enfance innocente, irréprochable, céleste, et d’une adolescence qui grandit, comme la nôtre, en s’instruisant, et qui cependant fait briller une surprenante sagesse, telle enfin que nous la rencontrons sous une forme réelle et vivante, au seuil de l’histoire évangélique ! Au contraire, comme on l’a remarqué à juste titre7 « chez tous les hommes d’un ordre vraiment supérieur, la grandeur et l’élévation du caractère consistent rarement dans le simple déploiement d’une beauté harmonique et parfaite qui, aurait été en germe dans leur jeunesse. En général, ces caractères se forment en passant par un creuset où ils déposent beaucoup de folies et de défauts inhérents à leur nature, lorsque les désillusions ont mis des bornes à leur confiance, lorsque la raison est venue modérer leurs passions, et que l’expérience a refroidi leur ardeur. On aime à montrer que le développement de ces caractères sages, justes et héroïques, auxquels on prodigue l’admiration, a enfin été, malgré tous les écarts de jeunesse, réglé par une forte discipline. Bien plus : qu’un écrivain quelconque, à quelque siècle que vous le placiez, entreprenne de décrire, je ne dis pas seulement une enfance sans tache, mais encore surhumaine ou céleste, sans avoir le modèle devant ses yeux, il faudra qu’il soit lui-même plus qu’un homme, pour ne pas entasser lourdement peintures sur peintures, exagérations sur exagérations, jusqu’à ce que ni le ciel, ni la terre ne puissent retrouver aucune ressemblance dans ce portrait. »
7 – Dr Horace Bushnell, dans son livre déjà cité : Nature et surnaturel, p. 280, ou : Le caractère de Jésus, p. 19.
Cette exagération contre nature, à laquelle l’imagination et la fantaisie conduisent inévitablement tout homme qui essaie de créer une enfance et une jeunesse surhumaines, se montre d’une manière frappante dans la légende d’Hercule au berceau, étouffant de ses tendres mains deux énormes, serpents ; elle se montre bien plus encore dans les récits que nous ont laissés les Evangiles apocryphes sur les miracles de l’enfant Jésus. Comparés aux livres du Canon, ils sont comme une fausse monnaie en face d’une monnaie véritable, ou comme une grossière caricature à côté d’un inimitable modèle. Mais ce contraste lui-même sert à attester, négativement du moins, la vérité de l’histoire évangélique. Il est si frappant qu’on l’a souvent mis en relief ; et dans les débats suscités par Strauss particulièrement, on s’en est servi comme d’une preuve pour battre en brèche la théorie des mythes.
Tandis que les évangélistes bornent les miracles de Jésus à la période de sa maturité et de sa vie publique, et qu’ils gardent sur ses parents un silence marqué, les faux évangélistes remplissent des plus bizarres miracles les années de l’enfance et de la jeunesse du Seigneur et de sa mère, et assignent sans cesse une place éminente à l’intervention de Marie. A les en croire, les idoles muettes, les animaux privés de raison et les arbres inanimés s’inclinent, en signe d’adoration, sur le passage de l’Enfant Jésus allant en Egypte ou en revenant. Ils nous le dépeignent, vers l’âge de cinq ou de sept ans, pétrissant de petites boules de terre, et les transformant en oiseaux qui s’envolent dans les airs, uniquement pour plaire à ses camarades ; répandant la terreur autour de lui, desséchant un torrent d’un seul mot, ; changeant ses compagnons en chèvres, ressuscitant des morts, et accomplissant toute espèce de cures merveilleuses, par une sorte de vertu magique qui s’échappait même de l’eau où il s’était lavé, des linges qu’il avait touchés et du lit où il avait reposé8. Voilà, prise sur le fait, l’invention contre nature, pleine de mensonges et d’absurdités ; tandis que le Nouveau Testament nous montre, au contraire, dans toute sa vérité et dans toute sa grâce, une histoire surnaturelle sans doute, mais de la plus haute réalité, et qui étincelle de couleurs d’autant plus vives, que nous la comparons au fantôme légendaire.
8 – Voyez, pour plus de détails, avec d’abondantes preuves à l’appui, l’écrit, de Rud. Hoffmann, intitulé : Vie de Jésus d’après les apocryphes, racontée d’après les sources, et scientifiquement étudiée ; Leipzig, 1851, p. 140-263 (allemand).