Idiome ou langue hellénistique est le nom donné communément au dialecte dont se servaient les Juifs qui vivaient parmi les Grecs ou entretenaient des relations suivies avec eux. Ou bien, si l’on aime mieux, l’idiome hellénistique est cette forme particulière de la langue grecque qui prit naissance dans la bouche de l’Orient sémitique, lorsque les deux sphères de la vie juive et de la vie grecque entrèrent en contact et se pénétrèrent l’une l’autre. La première de ces définitions, quoique plus restreinte et même insuffisante historiquement, nous suffit, parce que nous ne connaissons cet idiome que par le cercle étroit du judaïsme, et que l’intérêt que nous y prenons, se rattache précisément à ce cercle.
Cet intérêt n’est pas ici, comme autre part, un intérêt purement philologique, qui s’épuise en considérations et règles grammaticales et syntaxiques. Il n’est pas non plus simplement psychologique, épiant, dans le travail de l’esprit humain, comment il s’efforce de revêtir de formes nouvelles et étrangères, des notions acquises depuis longtemps et profondément enracinées ; comment, par suite de la liaison intime entre la pensée et la parole, il se prête lui-même à une transformation, moitié par force, moitié de plein gré. Sous ce rapport, des phénomènes semblables se retrouvent partout sur le chemin du philologue et de l’historien, et l’influence que par sa richesse en idées nouvelles une conviction religieuse conquérante et pleine de vitalité peut exercer sur une langue qui n’y est pas préparée, est un fait trop commun sur la route du christianisme, pour qu’elle nous apparaisse comme relevant exclusivement de notre présent sujet.
Mais ce qui donne à celui-ci de l’importance, c’est la considération que le mélange des deux éléments, l’esprit juif et la langue grecque (tantôt nous caractériserons ce mélange d’une manière plus précise), a créé, en partie indirectement, par ses rapports avec les derniers développements du judaïsme avant Jésus-Christ, en partie directement par la bouche et la plume des apôtres de Jésus, la forme sous laquelle l’Évangile est parvenu à la connaissance de la plus grande partie du monde ; forme qui, en conséquence, doit en fournir l’intelligence bien au delà des limites du temps et du lieu de sa naissance, et dans une mesure qui ne peut que grandir incessamment. C’est ainsi qu’une chose extérieure en elle-même a été mise en connexion avec les trésors les plus sacrés et les plus élevés de la pensée humaine, non seulement de manière à lui attirer une plus grande attention, et à lui donner de la signification même pour la théologie, mais aussi à l’entraîner, du moins en passant, dans les disputes de parti inséparables de cette dernière.
D’après l’article précédent, il a dû devenir évident pour nos lecteurs que les Juifs n’ont nullement fait connaissance avec la langue grecque par la voie de l’éducation, de l’école, ou des études littéraires, comme c’était par exemple le cas chez les Romains, mais par le contact immédiat de le vie pratique, par les rapports commerciaux et d’autres circonstances semblables. Pour ceux qui sont dans ce cas, la grande affaire n’est pas de pénétrer dans ce que l’esprit de la langue étrangère a de caractéristique, ni de se procurer, par la littérature de cette langue, une intelligence plus profonde de l’élément étranger. L’essentiel, pour eux, est de pouvoir se faire comprendre dans la vie ordinaire, d’amasser une provision de mots assez grande pour suffire aux besoins des rapports matériels et sociaux sans intermédiaire, et d’acquérir la faculté de s’exprimer nécessaire ; toutes choses où il s’agit moins de la correction de l’expression que de formuler clairement sa pensée, moins de la forme que de la chose. Il ne faut pas oublier, non plus, que précisément la partie de la population avec laquelle s’établissent naturellement, dès l’abord, de tels rapports, ne se distingue généralement pas elle-même par une éducation scientifique, ou littéraire, mais que, ayant l’esprit dirigé vers des buts pratiques, elle ne se formalise point de l’imperfection d’un moyen de communication créé grossièrement et rapidement, et n’a pas d’intérêt moral à coopérer à son amélioration.
A cela s’ajoutent encore deux autres circonstances importantes.
Ce fut de la manière indiquée et, paraît-il, avec une étonnante facilité, que les Juifs apprirent la nouvelle langue, soit dans les villes de commerce grecques, soit en Palestine même, dans leurs nombreux rapports avec la domination macédonienne ; mais ils désapprirent en même temps, du moins à l’étranger, tout aussi rapidement leur langue maternelle, ou y renoncèrent peu à peu, même dans le sein de la famille, précisément pour arriver à posséder le grec d’autant mieux. La deuxième et la troisième génération, ainsi que tous les colons venus plus tard qui avaient déjà devant eux, dans leurs parents ou des personnes de même race, une communauté constituée et parlant la nouvelle langue, n’avaient donc plus à apprendre des Grecs, mais trouvaient dans leur entourage naturel toute l’instruction dont ils avaient besoin. Cela même contribua à perpétuer et à fixer au milieu d’eux les imperfections de langage qui, par la force des choses et accidentellement, avaient surgi dès l’abord, puisque maintenant c’étaient des Juifs, et non des Grecs, qui étaient les premiers maîtres des nouveaux élèves.
Que dans des temps plus récents, des Juifs cultivés et savants aient puisé à une source beaucoup plus pure, et cherché à s’approprier la langue classique, c’est ce qui n’entre nullement ici en ligne de compte, un Josèphe, un Philon, et plusieurs auteurs chrétiens des premiers siècles appartenant à la même catégorie, n’étant rangés par personne parmi les représentants de l’idiome hellénistique qui nous occupe en ce moment.
N’allons pas plus loin sans rendre attentif à une circonstance qui, ci-devant, n’a été que très imparfaitement appréciée, et dont l’ignorance a conduit à beaucoup d’erreurs dans l’examen des faits dont il est ici question. Juste au moment où le mélange des peuples commençait à prendre des proportions plus grandioses, à la suite des bouleversements amenés par Alexandre, et surtout par ce bouleversement même, la langue grecque, que les Juifs devaient ou voulaient apprendre, passa par une transformation intérieure. Elle subit même un changement d’une durée assez longue et d’une portée assez grande pour éveiller l’attention des penseurs et occasionner des études d’où sortit, pour la première fois dans l’histoire littéraire, la science philologique.
Cette transformation fut d’une nature multiple.
Le fait sur lequel il y a le moins lieu d’appuyer, c’est que la langue grecque, par suite du développement subit et prodigieux de son horizon géographique, s’accrut d’une quantité de vocables étrangers : mots égyptiens, persans, sémitiques ; noms d’animaux, de plantes, de produits bruts et manufacturés, d’ustensiles et de mainte institution de la vie publique ou privée. Cela n’a ordinairement d’influence sur une langue qu’à un faible degré, à moins de devenir, comme dans l’allemand, une habitude non motivée, un abus.
Ce qui réclame davantage notre attention, c’est que le nouvel ordre politique créa de grands royaumes, et, en conséquence, s’il n’anéantit point les habitudes bornées des Etats de roitelets et de la politique bourgeoise, les repoussa du moins à l’arrière plan, et fit que les idiomes locaux et les dialectes se fondirent en une seule et commune langue universelle grecque, comme c’est le cas partout où la conscience nationale, soit peu à peu, soit à la suite d’un événement puissant, remporte la victoire sur les tendances étroites du particularisme. Sans doute, l’homme du peuple aura continué à parler attique à Athènes, dorique à Sparte, ionique à Halicarnasse, tout comme maintenant les Suisses et les Holsteinois persévèrent à parler des idiomes du haut ou du bas allemand ; mais on se rapprocha réciproquement sur un terrain moyen, surtout dans les nouvelles villes où la population n’avait pas une même origine. Finalement ce rapprochement eut lieu aussi dans la littérature, qui prit une influence croissante et qui arriva en même temps à la conscience d’être une littérature universelle. Vu la supériorité connue de l’esprit athénien, peut-être aussi par suite d’une certaine attraction qui se faisait sentir et grandissait depuis longtemps déjà, cette langue vulgaire, ou mieux cette langue commune (ἡ κοινή), s’édifiait sur la base du dialecte attique ; de même que, par diverses causes, en Allemagne, le dialecte saxon, en France celui qui s’était développé entre la Seine et la Loire, devinrent prépondérants et remportèrent la victoire.
Mais dans la même mesure qu’elle devint commune, se dépouillant ainsi de ce qu’elle avait de local, elle se mélangea : troisième caractère que nous avons à faire ressortir. Elle admit dans son sein un fonds de diverse origine locale, ou bien, en conformité d’autres modes de formation, se créa de nouveaux éléments, inconnus auparavant. Nous savons, en partie par les anciens grammairiens eux-mêmes, qu’il en fut ainsi et comment il en fut ainsi. Ils enregistrent les phénomènes particuliers sous diverses rubriques, ou par ordre alphabétique, ou encore, dans l’occasion, en présentant leurs critiques, et nos bons dictionnaires grecs, surtout ceux du Nouveau Testament, accueillent aujourd’hui soigneusement ces notices. Il se produisit de nouvelles formes d’inflexion, surtout dans les verbes ; les substantifs changèrent leur genre ; certaines désinences caractéristiques, dans la formation des mots, commencèrent à dominer ou à être échangées pour d’autres ; des radicaux perdus reparurent, et des radicaux usités furent remplacés par des dérivés ; des mots connus prirent une nouvelle acception ; des expressions figurées, appartenant auparavant au style relevé, devinrent bien commun du langage familier. Par contre, des expressions vulgaires eurent l’honneur d’arriver au droit de bourgeoisie littéraire ; de nouvelles conceptions, et plus encore la force vitale d’une langue qui était en train de devenir le ciment de toute la future bourgeoisie universelle si seulement la nation elle-même avait emboîté le même pas, créèrent continuellement de nouveaux mots, aussi pittoresques et expressifs dans leur composition, que riches et populaires par leur vigueur et leur caractère naturel.
Beaucoup de choses que nous rencontrons pour la première fois dans les monuments de l’époque macédonienne, sont peut-être plus anciennes, mais elles furent alors tirées de l’obscurité de la langue populaire, partout plus riche que celle de la légitimité classique, ou bien d’une province éloignée, et portées dans les foyers mêmes de la nouvelle civilisation métropolitaine.
Cette dernière remarque nous fait faire un nouveau pas.
C’est précisément la race grecque restée, comparativement, le plus en arrière sous le rapport intellectuel, qui, par Alexandre, parvint au pouvoir. En même temps, elle se répandit le plus par suite d’intérêts et de privilèges militaires et administratifs, et acquit l’influence la plus considérable. C’est donc avec raison qu’on a signalé une teinte macédonienne dans le grec moderne. Athènes pouvait bien encore être fière de l’éclat de ses écoles, et les princes syracusains avoir pour poète de cour un poète de langue dorienne, mais il n’y a pas de doute que c’étaient Pydna, Pergame, Antioche, et surtout Alexandrie, qui donnaient le ton non seulement aux mœurs et au caractère du peuple grec, mais aussi et surtout à sa langue. A Alexandrie principalement, toutes les forces vives de la culture sociale, du commerce, de l’art, de la science et de la littérature, s’unirent pour fonder une domination intellectuelle qui se maintint jusqu’au moment où le centre de gravité de l’ancienne civilisation, affaiblie et tirant à sa fin, dut être transféré à Byzance, dans le voisinage des barbares, ces soutiens de l’avenir. C’est donc à juste titre qu’on parle d’un dialecte alexandrin ; ce dialecte, du reste, fut moins celui de la littérature que d’une société qui n’était pas précisément la plus civilisée. Nous le connaissons principalement par les manuscrits du Nouveau Testament qui ont été faits à Alexandrie. Plusieurs même des critiques les plus récents soutiennent que c’est réellement la langue dans laquelle les apôtres ont écrit. Si cette manière de voir était parfaitement établie, on devrait admettre de plus que la forme grammaticale actuelle du texte imprimé du Nouveau Testament, date d’une époque plus récente, alors que la civilisation alexandrine et son influence furent détruites par les Arabes, que Byzance était devenue le centre de la vie littéraire comme de la vie religieuse, et que les formes mêmes du langage commençaient déjà à devenir conventionnelles, parce que, dans la bouche du peuple, elles marchaient vers une prompte et inévitable corruption.
Nous ne pourrions entrer plus avant dans ces recherches, sans nous écarter trop de notre sujet, et, en outre, elles ne nous feraient connaître que des faits extérieurs. Il est plus important pour nous de pénétrer jusqu’au centre et à l’esprit de la chose, et surtout de voir ce que devint la langue grecque entre les mains des Orientaux, principalement dans le domaine religieux.
Nous rencontrons immédiatement un fait d’une grande portée. Il est notoire que le livre de la loi mosaïque a été traduit en grec, à Alexandrie, dès avant le règne du savant Ptoléméea, à une époque donc où florissait une génération juive dont les pères immédiats avaient été les premiers qui durent s’accommoder à parler grec. L’histoire de cette traduction ne nous est, il est vrai, parvenue que fort entourée de légendes ; mais à coup sûr nous ne nous trompons pas si nous en faisons remonter l’origine à un besoin religieux qui se fit sentir, et non exclusivement à un caprice littéraire de souverain, comme on représente ordinairement la chose. Le souverain a pu veiller à la coopération de littérateurs grecs ; patron avoué de la communauté juive et de ses rabbins, il a pu admettre dans sa bibliothèque un exemplaire dédicatoire que des Juifs, en sujets fidèles, vinrent déposer à ses pieds ; mais avec tout cela, que l’histoire peut admettre, il n’en est pas moins vrai que le merveilleux qui pénètre jusqu’au cœur l’histoire de la traduction des Septante, indique plutôt une origine tenue par l’Église pour sacrée qu’une origine de nature à intéresser seulement le savant de bibliothèque.
a – Ptolémée Philadelphe monta sur le trône d’Egypte en 285, et mourut en 247 avant Jésus-Christ. C’est à ce roi qu’on attribue ordinairement d’avoir fait faire la traduction des Septante. L. D.
Quoi qu’il en soit, le premier coup d’œil jeté dans cette Bible juive alexandrine montre avec quelle faible connaissance de la langue grecque la traduction des livres de Moïse fut entreprise. Les autres livres historiques et prophétiques, traduits dans le cours d’une période qui n’est plus déterminable aujourd’hui, sont, en général, à la même hauteur scientifique, quoique présentant de sensibles variations de teinte. Il ne s’agit naturellement pas, ici, des méprises causées par l’herméneutique fautive des traducteurs, ni des défectuosités du texte qu’ils ont suivi ; mais bien des exemples innombrables d’expressions grecques détournées de leur sens, de constructions hébraïques où un lecteur en possession de l’hébreu peut seul se reconnaître. Pour beaucoup d’expressions de la vie religieuse et ecclésiastique, sans parler de la vie économique et politique, les expressions grecques équivalentes manquaient réellement. Pour beaucoup d’autres, elles manquaient à des traducteurs complètement illettrés, qui n’avaient à leur disposition que le matériel de la langue du marché et de la bourse. Aussi prirent-ils alors sans hésiter ce qui, dans la vie, était l’équivalent, sans tenir compte de l’usage réel de la langue ; à peu près comme si aujourd’hui un élève de langue allemande, pour écrire du français, prenait dans son dictionnaire la première expression venue, pour n’importe quel rapport des mots.
Nous connaissons depuis longtemps par la Bible cette manière de traduire, et nous ne nous heurtons plus, dans beaucoup de cas, à la phrase hébraïque. Mais que devait penser un Grec quand il entendait, par exemple, les expressions : Toute chair, semence, piège, païens, fruit des reins, cœur droit, calice, langue, bouche d’épée, lèvres de la mer, chercher l’âme, oint, marcher, s’endormir, souillé, susciter semence, regarder à l’apparence, etc., etc. ? L’auditeur juif était dans une meilleure position sous ce rapport, car, après comme avant, tout cela était le langage cher à son cœur, puisque c’était le langage familier à sa nation aussi bien qu’à la synagogue. Les particules, qui sont partout la chose la plus difficile dans l’étude d’une langue, ne lui causaient pas de peine, car elles restaient tout à fait hébraïques ; le serment continue à se revêtir de la formule conditionnelle elliptique ; la copule universelle [וְ] remplit aussi sous sa nouvelle forme [καί], ses diverses fonctions ; l’état construit sert à exprimer ses rapports accoutumés. Le discours indirect, la construction participiale, la parenthèse, la subordination des phrases, les distinctions subtiles dans le sens des prépositions, suivant les cas qu’elles régissent, des conjonctions et des modes (autant de choses où suent nos élèves de troisième), tout cela disparaissait pour faire place à la construction claire, unie et naïvement élémentaire de l’Ancien Testament.
Pour les Juifs eux-mêmes, une telle théorie et pratique de la traduction fut sans doute un bienfait d’une valeur inestimable, et que l’histoire n’a pas encore suffisamment apprécié. Il n’y a que celui qui l’a vu ou expérimenté lui-même, qui sache tout ce qui est en jeu quand un peuple, ou même seulement un individu, perd sa langue maternelle, ou qu’elle lui est gâtée par un mélange. Nous voudrions même affirmer que la formation de la langue biblique judaïco-grecque était la première et la plus indispensable condition pour l’efficacité future et permanente de l’enseignement religieux déposé dans l’Ancien Testament et propagé dans les écoles. L’esprit hébraïque y dominait si complètement la forme grecque, qu’encore aujourd’hui, à nous autres étrangers, la traduction des Septante ne devient souvent intelligible qu’en nous reportant à l’original.
Ce qui d’abord avait été, de la manière que nous avons décrite, l’effet de circonstances naturelles, non de l’intention et de la réflexion, mais plutôt du manque de goût et de savoir, devint bientôt une cause qui coopéra à la face future des choses. Qu’une traduction littérale se montre toujours un peu dépendante de l’original, même dans sa forme, cela va de soi ; mais que la littérature plus récente et qui crée librement, conserve presque intégralement cette même forme, c’est ce qui doit être attribué principalement à l’influence de cette traduction. La Bible alexandrine devint en quelque sorte, pour les Juifs hellénistes, ce que plus tard le Coran fut pour les Arabes ou l’œuvre de Luther pour les Allemands ; et cela d’autant plus aisément que la littérature nommée plus particulièrement hellénistique, est essentiellement religieuse.
Nous rencontrons pourtant dans son domaine des nuances très différentes et nous devons nous rendre compte des causes qui les ont produites. Ces causes sont multiples.
La première consiste en ce que tous les auteurs ne possédaient pas la même éducation préalable en fait de langues. Parmi les Juifs, cela va sans dire, les uns étaient plus capables, les autres moins, soit que la nature les eût moins bien doués, soit qu’ils eussent moins cherché ou moins rencontré les occasions et les moyens de se procurer une meilleure connaissance de la langue à laquelle ils devaient recourir. Sans nous arrêter aux simples traductions que nous possédons encore parmi les apocryphes de l’Ancien Testament, nous ne serons pas surpris si les contes, tantôt pieux, tantôt niais, de la même collection, portent le caractère du dialecte hellénistique le plus vulgaire, savoir, de celui qui était le plus naturel au cercle dont ces écrits émanaient et auquel ils étaient destinés ; tandis que, par exemple, le spirituel auteur du livre de la Sagesse, sans se dépouiller du coloris général d’un style biblique et hébraïque, s’est considérablement rapproché du génie grec par la richesse de son vocabulaire, par les allures plus libres de sa construction, par la longueur de ses tirades poético-philosophiques, et par un enchaînement plus ferme des idées.
Si nous passons aux apôtres et à leurs contemporains et compagnons d’œuvre, personne sans doute ne niera plus aujourd’hui la différence frappante qu’il y a dans le style des divers livres du Nouveau Testament. Nous n’avons pas besoin, pour rendre la démonstration plus facile, de comparer les deux extrêmes : l’Épître aux Hébreux et l’Apocalypse ; celle-là à laquelle Origène décernait déjà la palme pour le grec ; celle-ci, ouvrage entièrement conçu à l’hébraïque, et qui jusques dans les mystères de ses nombres n’est explicable que comme ayant été pensé en hébreu. Tous les autres écrits qui appartiennent ici, donnent matière à un semblable jugement. Matthieu diffère de Luc ; celui-ci a écrit autrement que Jean ; l’esprit de Paul se crée une forme de langage particulière ; et, à défaut de toute tradition, le premier coup d’œil suffirait, par exemple, pour attribuer la première Épître de Jean à l’auteur du quatrième Évangile.
Si nous cherchons de plus près encore en quoi consistent les particularités qui viennent d’être mentionnées, nous arrivons à une seconde cause de variations dans l’idiome hellénistique. Le noyau d’une langue est toujours formé des mots dont elle se compose. Ce sont, pour ainsi dire, les os de son corps ; la grammaire crée les parties molles ; la syntaxe se réserve d’apporter l’activité des nerfs et le mouvement. Déjà il se fait, quant au matériel de la langue hellénistique, un changement insensible. D’une part, il marche de pair, dans son développement, avec la transformation successive de la langue hébraïque ; d’autre part, il s’enrichit à une source purement grecque. Nous n’avons pas besoin de nous arrêter à ce dernier fait. Tout naturellement, les connaissances s’augmentèrent et se complétèrent sous ce rapport ; aussi rencontrons-nous dans le Nouveau Testament des expressions exactes et bien choisies dont les anciens traducteurs alexandrins n’avaient pas encore fait usage, ou bien encore des expressions formées plutôt par analogie hellénistique qu’hébraïque. Luc, et même l’apôtre saint Jacques, nous offrent ici des exemples intéressants. Mais l’esprit de l’éducation palestinienne réagissait aussi continuellement sur la langue. A l’ancien hébreu classique s’était substitué un idiome façonné davantage d’après l’araméen, et qui apportait avec lui non seulement des idiotismes grammaticaux, mais aussi des expressions particulières et des tropes étrangers à l’Ancien Testament. Par exemple : Goûter la mort ; remettre les péchés ; lier, délier les péchés ; la chair et le sang ; le siècle présent ; le siècle à venir ; possédés ; puissances, actes de puissance (miracles), et d’autres mots semblables de la scolastique théologique. On peut citer encore : Transporter des montagnes, faire passer un chameau par le trou d’une aiguille, et d’autres manières de parler figurées familières aux Hellénistes des générations plus récentes, et qui furent rapportées par eux de Palestine.
Bien plus, outre ces aramaïsmes récents, l’époque du Nouveau Testament connaît des manières de parler hébraïques dont les racines, quoique très anciennes, se généralisent seulement alors dans des significations, des formes et des tournures dérivées ; par exemple : Chemin (pour secte, parti) ; entrailles (pour compassion ), et le verbe qui en est formé ; esprits impurs, et beaucoup d’autres.
Mais infiniment plus importante que les deux sources indiquées du changement dans le matériel de la langue, est l’influence de l’esprit chrétien et des idées qu’il développe. Ces idées se cherchèrent, avec plus ou moins de succès, une expression adéquate dans le vocabulaire grec, non seulement pour elles-mêmes et pour les notions primitives et radicales de la nouvelle sphère où se mouvait la vie, mais aussi, avec une diversité infinie, pour les besoins de la vie commune, pour la prédication morale et la réflexion théologique, en exploitant et en mettant au jour les richesses de la langue grecque, qui s’ouvraient volontiers à l’esprit puissant et riche du christianisme. Des centaines d’expressions importantes, profondément significatives et de grande portée, qui maintenant ont droit de bourgeoisie dans toutes les langues modernes, se présentent là pour la première fois, créées par les premiers disciples hellénistes, tantôt dans une occasion, tantôt dans une autre, presque à leur insu, parfois par force, pour sortir d’embarras, parfois le résultat d’une comparaison, accompagnées peut-être, dans l’origine, d’une explication nécessaire, mais déjà usitées dans les documents chrétiens les plus anciens. Nous mentionnerons les mots : Foi, grâce, œuvre, Église, mystère, esprit et chair, spirituel, rédemption, saints, Sauveur, apôtre, nouvelle naissance, Évangile, justifier, sauver, édifier, réveiller, et une infinité d’autres. Les dictionnaires du Nouveau Testament présentent à chaque page des preuves de ce que nous avançons. Bref, l’idiome hellénistique avait été servilement traducteur dans la période et la sphère juives ; dans la période chrétienne, il devint un idiome qui, sans renier son berceau, fut cependant librement créateur.
Après ce que nous avons dit en commençant, nous n’avons nulle intention d’en venir à des détails purement grammaticaux ; sinon nous pourrions rappeler l’inhabileté grammaticale de l’Apocalypse et de maints passages parallèles des Évangiles synoptiques. Cette partie des recherches dépend d’ailleurs beaucoup trop de l’état de la critique du texte.
Finalement, en ce qui concerne les éléments plus intellectuels de l’art de parler, il n’est pas difficile de démontrer que les divers écrivains du Nouveau Testament les manient très différemment. Dans Jean, par exemple, qui, pour le choix de ses expressions, ne se trouve nullement sur la ligne d’un hellénisme grossier, que la construction est hébraïque ! que l’enchaînement des idées est simple, si toutefois on peut parler d’un enchaînement là où, à vrai dire, il n’y a qu’une juxtaposition de sentences, et où l’analyse théologique seule, et non l’analyse syntaxique, peut démontrer une intime connexion ! On ne saurait retrouver le génie du grec dans ces éternels καί et οὗv. De quelle manière différente s’enchaînent les idées dans les périodes de l’Épître aux Hébreux, dans le prologue de Luc, et dans certains discours de la seconde partie des Actes des apôtres !
Dans la langue de Paul, on distingue clairement deux courants de la pensée en lutte avec un matériel qui ne suffit pas à l’exprimer : la dialectique juive, avec ses syllogismes inachevés, ses intercalations de citations, et tout ce qui peut rendre obscure la parole et nuire à l’agrément de la phrase ; et, à côté de cette dialectique, la rhétorique entraînante du cœur, l’onde pure de la nouvelle source de vie, qui réfléchit la richesse intérieure de vues et de sentiments dans la richesse extérieure des synonymes et des figures.
Il semblera peut-être à maint lecteur que nous nous sommes écarté de notre but. En effet, ailleurs, dans les livres où il est traité de l’idiome hellénistique, on trouve amoncelé un matériel plus ou moins riche d’observations philologiques, les unes lexicographiques, les autres grammaticales. Elles ont l’air d’être très savantes et très variées, il est vrai ; mais, sous cette forme, elles ne témoignent cependant pas autre chose que de leur existence, et ne rendent pas compte de leur rapport avec l’histoire spirituelle du peuple auquel nous les devons. C’est donc intentionnellement qu’ici nous avons pris une autre voie ; et, précisément à cause des étroites limites dans lesquelles devait se mouvoir notre exposé, nous avons supposé le côté matériel connu de chaque lecteur instruit de la Bible (d’autant plus qu’on peut s’en procurer presque tout le détail dans des ouvrages écrits en langue allemande), pour ménager et faciliter, par des points de vue généraux, l’intelligence historico-psychologique du fait, en faisant connaître en gros et dans leur ensemble ses développements. Car la masse des détails est pour beaucoup de lecteurs un embarras, et, à mettre les choses au mieux, elle laisse encore aux amateurs à faire le principal travail. Les éléments matériels d’une science qui comprend pour ainsi dire tous les mots et toutes les formes d’une langue, n’appartiennent pas à un ouvrage comme celui-ci, mais à des écrits spéciaux.
Je terminerai en présentant encore quelques remarques critiques et historiques.
Qu’à l’époque de la renaissance et de la Réformation le savoir philologique n’ait pas immédiatement été en état de juger des rapports extérieurs et intérieurs des choses qui viennent d’être exposées, cela ne surprendra personne. Cependant, ce qui mérite d’être mentionné, c’est que des hommes d’une éducation classique, comme Henri Etienne et Théodore de Bèze, étaient dans la bonne voie pour saisir, d’une manière exacte, la propriété caractéristique du style du Nouveau Testament, mais qu’ils ne donnèrent pas à leurs recherches assez d’étendue, de cohésion et de fini, pour fixer victorieusement à cet égard l’opinion publique. Les opinions étaient encore flottantes et indécises lorsque, dans la première moitié du dix-septième siècle, un intérêt théologique mal compris fit reprendre sérieusement les recherches. Malheureusement, elles furent faites avec partialité, et ne portèrent, quant à la matière, que sur des faits extérieurs. Il en résulta que la question fut jugée, non point sur le terrain historique, mais sur celui d’une formule dogmatique sans valeur. C’est-à-dire qu’alors commença l’interminable dispute sur les hébraismes du Nouveau Testament, qui ne s’éleva point à des principes et à des aperçus généraux, excepté quant à la question de savoir quel style on devait attribuer au Saint-Esprit, et la réponse : En fait de classicité, faut-il donc le placer au-dessous des écrivains profanes ?
On s’efforça principalement de prouver que certaines phrases et expressions avaient leurs analogues dans l’Ancien Testament, ou bien avaient droit à revendiquer la bourgeoisie grecque, puisqu’on les retrouvait dans tel passage prétendument parallèle d’un auteur profane.
Des deux côtés, le travail se poursuivit d’une manière presque tout-à-fait mécanique ; on ne s’appliqua que rarement à rassembler les analogies, et plus rarement encore on rechercha les conditions naturelles de la formation d’une langue. En revanche, on voulut d’autant plus souvent que le jugement fût porté d’après des recueils où se trouvaient entassés dans l’ordre des textes du Nouveau Testament, mais sans autre méthode, des passages tirés parfois d’un seul auteur hellénique, voire même d’un poète.
L’histoire de cette querelle assez triste et en somme passablement stérile qui dura plus d’un siècle, se trouve dans : Morus, Acroas hermen., 1797, tome 1 ; Planck, Introduction à la théologie, tome II, page 42, etc. ; Winer, Grammaire de l’idiome du Nouveau Testament (l’Introduction) ; Stange, Symmikta, tome II ; Eichstædt, Programme de Jéna de 1845, etc.
Nous n’en dirons pas davantage sur cette question ; mais nous ferons remarquer que la seule circonstance que les discussions se rapportaient presque exclusivement au Nouveau Testament, tandis que l’Ancien était presque complètement négligé, suffit pour démontrer qu’on n’était pas dans la voie pour arriver à la vérité.
Beaucoup de théologiens possédant une solide éducation philologique ont jeté par leurs travaux une vive lumière sur le sujet, et leurs études approfondies, grammaticales et lexicologiques, ont été utilisées dans tous les meilleurs commentaires du Nouveau Testament, sans distinction d’école. Parmi ces théologiens, il nous suffira de nommer : J. F. Fischer, J. F. Schleusner, C. G. Bretschneider, H. Planck, G. B. Winer, Christ. Abr. Wahl, Ch. G. Wilke, J. A. H. Tittmann et Ch. Ghf. Gersdorf. Mais nonobstant les progrès accomplis, il faut reconnaître que, malheureusement, encore aujourd’hui, le terrain de l’hellénisme avant Jésus-Christ est relativement peu cultivé. Quelques ouvrages exégétiques sur les livres apocryphes, de même que l’ouvrage de H. W. J. Thiersch, De Pentateuchi versione Alexandr. libri tres (Erlang., 1840), fournissent des matériaux qui méritent notre reconnaissance. Mais une grammaire du grec hellénistique nous manque encore complètement, et le dictionnaire, même dans sa forme la plus récente (Schleusner, Thesaurus, 1820), n’est guère plus qu’une concordance qui nous aide sans doute à découvrir les nombreuses méprises exégétiques des septante, mais qui ne permet pas de pénétrer bien avant dans la nature du matériel lexiqueb.
b – C.-A. Wahl a aussi publié un volume qui mérite d’être mentionné ici : c’est sa Clavis librorum Testamenti apocryphorum philologica. Lipsiæ,1853. L. D.
Pour la littérature complète sur cette matière, voir mon Histoire des saints écrits du Nouveau Testament, 2e édition (Brunswick, 1853), § 41 et suivants.