La nuée de témoins

MOÏSE

« Je suis l’Eternel, ton DIEU. »
(Exode 20.2).

Au pays des sphinx : Moïse fils de Pharaon. – Les Pharaons d’Egypte sont assez bien connus ; nous possédons même le portrait de certains d’entre eux, car on a photographié leur momie. Le roi Séti I, qui régnait lorsque Moïse naquit, a fait graver dans le roc un hymne où il se décrit en ces termes : « Une seule minute de la guerre entre les hommes lui causa plus de joie que toute une journée de volupté ! » Effrayé, dit-on, par la multiplication des Israélites, il aurait donné l’ordre d’immoler parmi eux tous les nouveau-nés du sexe masculin. Il n’est pas ordinaire qu’un tyran se débarrasse, avec une telle désinvolture, de la main-d’œuvre gratuite procurée par un peuple esclave. Le monarque redoutait, peut-être, l’accomplissement de telle prophétie de ses devins, annonçant que la couronne lui serait enlevée par un fils de la race méprisée. Au début de l’ère chrétienne, le roi Hérode fit massacrer les « Innocents » pour des raisons de cet ordre.

Quoiqu’il en soit, le petit Moïse, quand il arriva au monde, risquait sa vie en jetant son premier cri. Comment l’empêcher de signaler aux oreilles du sauvage Séti I la présence d’un enfant mâle ? Cacher un nouveau-né, passe encore, mais le bâillonner ! A mesure que ce beau nourrisson devenait grandelet, il poussait des cris plus retentissants ; tout le voisinage les entendait, la nuit, entre deux tétées. On raconte que la pauvre mère (après avoir délibéré, sans doute, avec sa fille aînée), dissimula son fils dans les roseaux du Nil, à l’endroit où la princesse royale avait coutume de se baigner. De même, d’après la légende, les enfants Romulus et Rémus furent exposés sur le Tibre ; et l’on abandonna le futur monarque Sargon I à la surface de l’Euphrate.

Vous savez par cœur la belle poésie de Victor Hugo sur Moïse sauvé des eaux :

Sous les traits d’un enfant délaissé sur les flots
C’est l’élu du Sina, c’est le roi des fléaux
Qu’une vierge sauve de l’onde.
Mortels, vous dont l’orgueil méconnait l’Eternel
Fléchissez : un berceau va sauver Israël,
Un berceau doit sauver le monde !

Par l’intermédiaire de la princesse, le Pharaon paya un « salaire de nourrice » à la mère bien avisée ; elle n’eut même pas à sevrer son fils, et le présenta plus tard, joufflu et dodu, au palais royal. Là, il fut initié à la science égyptienne (Actes 7.21). En passant devant les obélisques, il déchiffrait à livre ouvert les inscriptions énigmatiques sur lesquelles un Champollion a sué et pâli. Par une avenue bordée de sphinx en granit rose, il se rendait, peut-être, à l’Université d’Héliopolis. Il apprenait aussi l’astronomie, sous un firmament pur comme un regard.

Séti I construisait des monuments grandioses ; par exemple, le temple de Karnac, avec une allée fameuse de cent soixante-quatre colonnes géantes … Au milieu du siècle dernier, vivait à Boulogne-sur-Mer un simple répétiteur de collège, appelé Mariette. Son imagination travaillait au sujet de l’Egypte. Il prétendait retrouver une série de sphinx ensablés. Il se fit envoyer là-bas, sous couleur d’une mission quelconque, et commença des fouilles. Non seulement, il découvrit les sphinx alignés, mais soixante chambres souterraines, contenant des cercueils de pierre, d’un seul morceau, pesant chacun 64.000 kilogrammes. Un jour, à l’intérieur d’une de ces chambres mystérieuses, Mariette reconnut que la paroi rendait un son creux. La pioche pratiqua une ouverture : encore une pièce insoupçonnée, une tombe, où nul n’avait pénétré depuis trente siècles ! Sur le sol apparaissaient des traces de pas ; empreintes laissées par les prêtres, voilà trois mille ans. L’archéologue fut terrassé par l’émotion : « Je suis tombé à genoux, dit-il, et des pleurs ont coulé de mes yeux. »

Eh bien ! tout ce passé prestigieux était le présent, pour Moïse. Tel est le cadre où il fut élevé.

Eduqué à la manière d’un prince, il aurait pu vivre tranquille dans un palais splendide. Mais il était de ceux qui ont des yeux pour discerner la détresse humaine. La pitié poignait son cœur, et le sentiment de la justice tenaillait sa conscience. Sans doute, l’arête aiguë des pyramides colossales dessine un fier profil contre le ciel bleu ; mais ces tombeaux gigantesques furent bâtis, pierre à pierre, brique à brique, par des manœuvres surmenés ; à défaut de machines, on employa l’échine, activée à coups de rotin. Un socialiste américain, Henry George, a écrit au sujet de notre héros : « Admis dans l’intimité du plus puissant monarque et du dieu terrestre, Moïse pouvait savourer tout ce que la vie offre de séduisant pour les sens et l’intelligence. Pourquoi écouter les gémissements de ceux qui haletaient sous un soleil de plomb ? Pourquoi s’insurger contre la Fatalité divine ? Le passereau détruit l’insecte, et le faucon dévore le passereau ; pourquoi l’homme serait-il meilleur que la Nature ? La destinée des esclaves est de façonner des briques ; celle de Moïse est de circuler avec des processions ornées de flamboyantes bannières, d’étincelantes images, au son de la musique et des hymnes, pour inaugurer les monuments édifiés par le labeur servile.

Au moyen de documents égyptiens, on a essayé de se représenter une fête organisée pour le Pharaon, pendant une guerre. Des milliers de travailleurs, peinant sans relâche, avaient construit en quelques semaines un palais de bois, dans un jardin créé en plein désert. Un large escalier menait à la salle du banquet, dont le plafond voûté, peint en bleu et parsemé d’étoiles, était soutenu par des colonnes représentant des palmiers et des cèdres ; le plancher était recouvert d’un épais tapis orné de coquillages. Un millier de lampes en forme de lis et de tulipes

éclairaient la salle, que parfumaient d’immenses provisions de roses, préparées pour les jeter sous les pieds du monarque à son arrivée. Et le trône rutilant du roi reposait sur le dos de quatre Asiatiques vivants, prisonniers de  guerre.

Dans une pareille atmosphère, Moïse, le « parvenu » malgré lui, rongeait son frein. Soudain, une occasion fortuite fit éclater l’indignation longtemps contenue. Un jour qu’il traversait les chantiers, Moïse aperçut, à l’écart, un contremaître qui maltraitait jusqu’au sang un esclave israélite, malgré ses larmes et ses cris. Enflammé de courroux, le justicier se jeta sur la brute, avec tant de violence, que l’Egyptien expira.

En tuant cet homme, il n’avait pas seulement perpétré un meurtre, il avait commis, en quelque sorte, le suicide. La veille encore, honoré à l’égal d’un prince, il devint le lendemain l’image du « Juif errant », un fugitif à travers les sables du désert.

Derrière les troupeaux : Moïse berger.

Les Hindous racontent qu’un fils de roi, ému de compassion pour les souffrances du monde, quitta son palais, sa famille, et se réfugia dans la forêt pour y méditer sur le secret du salut. Cet acte d’abandon, accompli par le Bouddha, est glorifié par la légende comme la « Grande Renonciation ». Des millions de païens admirent Gautama, le vénèrent, l’adorent comme une incarnation de la Pitié. Moïse fut, lui aussi, un grand compatissant. Mais, pour devenir vraiment le libérateur de ses frères, il devra se discipliner lui-même dans le silence et la solitude. Jésus, à son tour, le Sauveur par excellence, fut tenté de recourir à la manière forte, quand il inaugura son ministère ; et il choisit le chemin de la Croix.

Il reste vrai, néanmoins, que l’attitude générale de Moïse offrait quelque chose d’évangélique, par l’orientation désintéressée de sa vie. Parlant de lui, l’auteur de l’épître aux Hébreux lui rend ce grave hommage : « Il préféra l’opprobre du Christ aux trésors de l’Egypte » ; en d’autres termes, il sacrifia une existence luxueuse, à la fois intellectuelle et raffinée, au dévouement fraternel, à l’ambition de servir. Pour l’écrivain sacré, l’Esprit du Christ ne se distingue pas de l’Esprit divin, dans le monde ; et il se manifestait dans l’histoire, longtemps avant l’apparition de Jésus. De là cette conclusion mystérieuse que Moïse, en foulant aux pieds ses privilèges par amour des opprimés, et par souci de la justice, déployait déjà, en une certaine mesure, cet idéal du Christ éternel que Jésus de Nazareth incarna d’une manière définitive.

Voilà donc Moïse à l’école du désert. D’après le livre des Nombres, il devint « l’homme le plus patient de la terre ». En attendant, il dut se plier à l’obscur métier de berger nomade, au service d’un propriétaire. Comment trouva-t-il cet emploi ? Grâce à son caractère chevaleresque. Auprès d’un abreuvoir, il avait pris la défense de quelques jeunes filles, molestées par des rustres ; ceux-ci prétendaient employer, pour leurs moutons à eux, l’eau que ces femmes avaient puisée pour leur troupeau à elles. Il entra ainsi en relation avec la famille de ses protégées, et il épousa la fille de Jéthro, prêtre madianite.

Moïse ne se doutait guère que ses allées et venues, sur les pistes du désert, lui assuraient une science pratique des conditions de la vie dans ces étendues calcinées ; connaissances précieuses qu’il utilisa, plus tard, pour conduire à travers ces vastes solitudes un « troupeau » humain d’esclaves en fuite.

Comment fut-il amené à s’affirmer dans le domaine public, à prendre position de chef ? Ici se place l’événement capital de sa destinée : l’appel de Dieu. Dans toutes les biographies que je vous raconterai, vous remarquerez le même phénomène : à un moment donné, retentit la vocation d’En-haut.

Selon le langage imagé du livre de l’Exode, Moïse aperçut une lueur insolite, celle d’un buisson ardent, c’est-à-dire brûlant, et qui cependant ne se consumait point. Il vit, lui, ce prodige ; mais son troupeau n’en eut point connaissance ; et un appareil photographique ne l’aurait pas enregistré. Plus tard, le prophète Elisée discerna, autour d’une ville assiégée, des « chariots de feu » qui le protégeaient ; or, ce renfort surnaturel demeurait invisible à son domestique. De même, Jésus vit tomber Satan du ciel avec la rapidité de l’éclair ; mais cette chute foudroyante ne fut pas relevée par la météorologie. Et le diacre Etienne, au moment de sa lapidation, s’écria : « Je vois les cieux ouverts, et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu » ; mais il fut seul à contempler ce tableau, qui resta invisible pour l’un de ses tourmenteurs, Saul de Tarse. Plus tard, celui-là même, « ravi jusqu’au troisième ciel, et enlevé dans le paradis, entendit des paroles ineffables », c’est-à-dire impossibles à exprimer. Bref, une Révélation divine est d’autant plus réelle, qu’elle est plus personnelle ; mais plus elle est personnelle, et plus elle reste incommunicable.

Moïse entend une voix. « Celui qui est » ne lui révèle pas les secrets du monde futur, ni les problèmes métaphysiques ; il lui confère une tâche fraternelle, une mission sociale ; il l’appelle au service, et même au sacrifice. Rien n’était davantage dans la ligne même de la destinée où Moïse, depuis sa jeunesse, avançait volontairement ; mais, cette fois, il faut subir, plus encore que choisir. Appel à l’obéissance, à l’humiliation, à la souffrance rédemptrice. Il faut risquer sa vie, et jouer le tout pour le tout, au grand soleil de l’Egypte pharaonique.

« Va ! », dit la voix impérieuse. « Va, et délivre mon peuple ! » Et Moïse hésite : « Qui suis-je pour aller vers Pharaon ? » Dieu répond : « Je serai avec toi. » Moïse reprend : « Mais si les enfants d’Israël demandent quel est le nom du Dieu qui m’envoie ? » Dieu dit : « Tu parleras ainsi : Celui qui s’appelle JE SUIS m’a envoyé vers vous. – Mais ils ne me croiront point ! – Ils te croiront, parce que tu feras des miracles. – Ah ! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile. – Je serai avec ta bouche. Seigneur, envoie qui tu voudras envoyer ! » Alors, la colère de l’Eternel s’enflamma contre Moïse, et il dit : « Ton frère Aaron parlera pour toi au peuple. » Cette fois, le prophète rendit les armes. Vaincu par sa vocation, il se dirigea vers le pays des pyramides et des momies.

Sur le Sinaï : Moïse chef du peuple.

Moïse avait fui l’Egypte sous le règne de Ramsès II, le Sésostris des Grecs, dont le cadavre embaumé a été retrouvé. Tout paraît démesuré dans la vie de ce roi, comme la statue colossale qu’il fit dresser à sa propre gloire. Par exemple, il régna soixante-sept ans ; il engendra cent dix-neuf enfants ; il érigea des monuments cyclopéens, au prix d’innombrables vies humaines. Quel contraste entre les cérémonies grandioses de ses funérailles, et la manière dont la momie royale fut enlevée d’Egypte, à notre époque ! Enveloppée dans les plis du journal The Times, elle fut transportée en fiacre à la douane ; là un agent du fisc, ne trouvant aucune rubrique applicable aux restes mortels de Ramsès II, inscrivit la fameuse momie sous la désignation suivante : « Morue sèche. » - A ce monarque avait succédé Menephtah. Celui-ci, du haut de son trône, avait beau surveiller les terres et les mers, il n’aperçut pas, dans les sables du désert, un piéton minuscule en marche vers le Nil, un petit point mouvant qui apportait l’orage.

Que se passa-t-il exactement, quand le berger rencontra le Pharaon ? Nous l’ignorons. Nous ne connaissons que le résultat de ce duel inégal, où Moïse resta vainqueur. Il commença par demander quelques jours de chômage pour le peuple hébreu, afin que celui-ci offrît des sacrifices dans le désert en l’honneur de Celui qui est. Le roi vit poindre, immédiatement, le péril d’une grève générale. Il essaya de briser pareille agitation, révolutionnaire à ses yeux, en augmentant la durée du travail et la fatigue des corvées. Les événements qui suivirent ne nous apparaissent plus qu’à travers le poème d’une épopée nationale. On a déchiffré, cependant, une inscription relatant que le règne de Menephtah fut troublé par la mort de son premier-né, un fils bien-aimé qu’il avait associé à son gouvernement. Ce fait concorde avec le drame nocturne qui termine le récit des « dix plaies d’Egypte ».

Israël, brusquement délivré d’un esclavage séculaire, quitta « la maison de servitude » avec tant de hâte, que « le peuple emporta sa pâte, avant qu’elle fût levée ». Les fugitifs « enveloppèrent les pétrins dans leurs vêtements et les mirent sur leurs épaules ». Souvenir consacré, plus tard, par la fête de Pâque (1), ou des « Pains sans levain ».

(1) Mot dont la signification étymologique reste obscure.

Au point de vue social, l’exode israélite hors du pays d’Egypte est un événement extraordinaire. Deux terribles dangers menaçaient la cause de l’audacieux Moïse : d’une part, un soulèvement des Hébreux, cherchant à venger dans le sang leur oppression séculaire ; d’autre part, une répression féroce, par les classes possédantes, exaspérées contre les déserteurs des chantiers. D’après la tradition, Moïse échappa au double péril.

Je n’insisterai pas sur les péripéties de l’épopée au désert ; ce qui domina tous les événements extérieurs, c’est le miracle intérieur, une révélation morale et religieuse, la promulgation du Décalogue au Sinaï.

On raconte, parfois, le pèlerinage vers la Terre promise, comme s’il s’agissait d’une prodigieuse Chanson de geste ou d’un poème de la Légende des Siècles. D’autres exaltent surtout, dans le chef du peuple d’Israël, celui qui aurait organisé le rituel d’un culte luxueux et compliqué ; mais comment accumuler dans le Tabernacle, en plein désert, tant de richesses artistiques ? On retrouve d’ailleurs, côte à côte, en ces antiques récits, deux traditions différentes ; l’une, plus simple, plus spiritualiste, conforme à l’idéal des prophètes ; l’autre, nettement cléricale, achevée plus de mille ans après les faits qu’elle raconte, et dont les auteurs se représentent le culte au désert d’après les offices qu’on célébra, bien plus tard, dans le temple de Salomon.

Au surplus, même s’il fallait attribuer à Moïse l’élaboration des rites énumérés dans le livre du Lévitique, manuel opératoire destiné aux bouchers sacrés, est-ce vraiment là ce qui nous intéresserait dans l’œuvre de Moïse ? Sa mémoire est-elle vénérée, ici-bas, à cause de la manière dont il aurait organisé la tuerie obligatoire des bêtes immolées sur de sanglants autels ? Quelles cruautés associées, dans l’histoire, à la pratique des religions ! Quelle singulière notion d’un Créateur que délecteraient les souffrances de ses créatures ! « Soyez bons pour les animaux » est une formule ignorée des prêtres, qui rougissent leurs mains dans les entrailles d’innocentes victimes.

Au contraire, le Décalogue (sous sa forme définitive) ne mentionne pas les cérémonies extérieures du culte. Il ne les rejette pas, mais il ne les exige point. Quelle innovation ! Quel bouleversement des notions millénaires sur la  religion ! Celle-ci n’est plus liée avant tout au rite, mais à la morale. Etre religieux ne consiste pas à brûler de la cire, ou de l’huile, ou de l’encens, ou des bêtes saignées à mort ; être religieux consiste à servir Dieu, en devenant l’instrument de sa volonté sainte. L’adoration n’est plus concentrée dans le fait de lui donner quelque chose, mais de se donner soi-même. C’est la religion de la conscience, « en esprit et en vérité », celle qui forme des caractères et suscite des personnalités. « Tu aimeras Dieu, tu aimeras ton prochain », voilà le Sommaire de la Loi ; voilà le cœur de la religion révélée. Un culte extérieur, exubérant de rites et de formules, est comparable à ces arbres dégénérés dont toute la sève se dépense en feuillage et qui cessent de porter du fruit. Une religion qui ne m’appelle pas à la repentance et à la régénération, je la rejette ; elle ne vient pas d’En-haut ; elle est superstition, magie, paganisme. Quel combat Moïse dut livrer contre l’idolâtrie invétérée des Israélites, abrutis par l’esclavage, et par la sorcellerie égyptienne ! Son frère Aaron, lui-même, se laissa entraîner à restaurer le culte du bœuf Apis, représenté par un veau d’or.

Sans doute, il serait ridicule d’idéaliser le Décalogue au point d’y découvrir l’Evangile, ou de spiritualiser les dix commandements, de manière à les rendre protestants. Le code primitif, promulgué par Moïse, était peut-être, essentiellement, un code civil, une espèce de Déclaration des Droits : ceux de la divinité, ceux du prochain. Respecte la propriété de Dieu ! Respecte ce qui appartient à ton frère israélite ! De là cet aspect très particulier du Décalogue, dont huit préceptes sur dix, au lieu de commander, interdisent : Tu ne feras pas !

Le livre de l’Exode, au chapitre 34, contient la formule d’un autre code, intéressant à comparer avec le Décalogue. « L’Eternel est un dieu jaloux ; garde-toi de faire alliance avec les habitants du pays. » (Parce qu’ils sont des idolâtres.) « Tu ne te fabriqueras point de Dieu en fonte. – Tu observeras la fête des pains sans levain. – Tout premier-né m’appartient ; tu rachèteras avec un agneau le premier-né de l’âne ; et si tu ne le rachètes pas, tu lui briseras la nuque. – Tu te reposeras le septième jour, même au temps du labourage et de la moisson. – Tu célébreras la fête des prémices de la moisson et la fête de la récolte. – Trois fois par an, tous les mâles se présenteront devant l’Eternel ; et nul ne convoitera ton pays, pendant que tu monteras pour te présenter devant Dieu. » J’arrête l’énumération. De tels préceptes n’offrent plus qu’un intérêt archéologique ; lorsqu’on les compare aux commandements du Décalogue proprement dit, on découvre la différence d’inspiration entre l’un et l’autre codes.

Celui des deux qui reste attaché au nom et à l’initiative de Moïse est la charte de la piété morale ; Dieu regarde au cœur ; le culte qui lui agrée, c’est la justice. Pareil idéal est tellement pur, qu’aujourd’hui encore les religions organisées, même celles qui se réclament de l’Evangile, sont rarement capables de l’accepter sans réticences ou sans objections. Même si telle parole du Décalogue (par exemple celle qui interdit les images de la divinité), a pu, au cours des âges, recevoir un développement inspiré par les prophètes, il reste vrai que ceux-ci, dans leurs prédications, se sont constamment reportés à la loi de Moïse pour appuyer leurs initiatives réformatrices. Celui qui promulgua le Décalogue mérite donc d’être révéré comme le premier des prophètes ; géant religieux, il domine les âges (2).

(2) Lire dans le volume précédent : « Viens et Vois ! », les leçons III et IV sur le Décalogue.

Il insuffla au Décalogue (même sous sa forme élémentaire et inconnue de nous), un esprit qui mettait le peuple élu en état de réaliser, peu à peu, comme nation, le triple vœu que Jésus devait exprimer ainsi, dans l’Oraison dominicale : « Ton nom soit sanctifié ! Ton règne vienne ! Ta volonté soit accomplie ! »

Après la guerre mondiale, une poussière d’écroulements politiques et sociaux enténébra l’atmosphère européenne. Il fallut bien méditer sur le fait que tout empire, ou toute civilisation, qui ne reposent pas d’aplomb sur le Décalogue, menacent ruine. Tout régime qui n’est pas fondé sur ce roc-là, n’est que « la maison bâtie sur le sable ».

Je vous en ai dit assez pour que la grande figure de Moïse, désormais, s’impose à votre attention. Ne croyez pas qu’il ait pu accomplir son œuvre de pionnier, sans provoquer l’opposition violente que soulèvent toujours les réformateurs et les prophètes. Il fut certainement victime de la plus répugnante ingratitude, parce qu’il bousculait des préjugés séculaires parmi les Israélites ; ces esclaves libérés allèrent même jusqu’à lui reprocher de les avoir entraînés dans des sables calcinés. Les documents montrent Moïse en butte à d’incessants murmures ; on lui opposait Aaron le prêtre, incarnation de la piété sacerdotale. Le pathétique récit du séjour au désert est frémissant de révoltes à peine contenues, dirigées contre l’innovateur.

On nous le montre, tantôt abîmé dans la contemplation et la prière, « parlant à l’Eternel, comme un ami à son ami », et le visage rayonnant d’une gloire surnaturelle ; tantôt éclatant d’indignation ou de colère, et livrant les rebelles à la mort. Malgré les textes retouchés, de manière à voiler une réalité trop crue, on devine l’amer isolement du chef méconnu. Jésus lui-même devait s’écrier, un jour, du fond de sa solitude morale : « O race incrédule et perverse, jusques à quand serai-je avec vous ? Combien de temps vous supporterai-je ? »

On trouve, d’ailleurs, dans le Pentateuque, d’autres traits de ressemblance avec le Messie ; par exemple, d’émouvantes prières d’intercession pour le peuple, de véritables cris de tendresse où, fidèle à lui-même le libérateur, une fois de plus, offre de s’immoler au profit de ses frères.

Et quelles magnifiques visions octroyées au voyant ! – « Moïse dit : « Fais-moi contempler ta gloire ! » L’Eternel répondit : « Je ferai passer devant toi toute ma bonté, mais tu ne pourras pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre. Quand ma gloire passera, je te couvrirai de ma main. » L’Eternel descendit dans une nuée et proclama le nom de l’Eternel. Il s’écria : « L’Eternel, l’Eternel, Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté et en fidélité, qui conserve son amour jusqu’à mille générations, qui pardonne l’iniquité, la rébellion et le péché, mais qui ne tient point le coupable pour innocent. »

Avec le recul des siècles, la personne de Moise prit des proportions colossales. Parler contre lui était un crime puni de lapidation. On commentait, chaque sabbat, ses enseignements ; on avait fini par lui attribuer toutes les lois qui régissaient Israël : civiles, rituelles, religieuses.

Dans un poème grandiose, Alfred de Vigny a mis en relief la mélancolique incompréhension dont Moïse, toujours, dut souffrir :

Et, debout devant Dieu, Moïse ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
Il disait au Seigneur : « Ne finirai-je pas ?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas ?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ?
Laisse-moi m’endormir du sommeil de la terre. »

C’est là une vision d’une grande portée morale et philosophique. Mais rien n’égale en beauté le récit d’une vieille tradition judaïque sur les derniers instants du prophète (3).

(3) Midrasch de la Mort de Moïse ; cité par M. A. Halévy. Moïse dans l’histoire et dans la légende, p. 165.

En contraste avec le poème que nous venons de rappeler, Moïse est représenté comme ardemment désireux de prolonger sa vie, par amour de la Terre promise. Son vœu nostalgique est d’entrer, avec le peuple d’Israël, dans la Palestine. Or, une voix mystérieuse retentit : aux oreilles du prophète : « Tu n’as plus à vivre dans le monde que cinq heures. » Quand il eut entendu ces paroles, il se mit à pleurer … Et une voix mystérieuse lui dit : « Tu n’as plus à vivre que quatre heures. » Alors Moise se mit en prière devant le Saint… » (La voix mystérieuse continue à retentir, monotone : « Tu n’as plus à vivre que trois heures … , deux heures … , une heure …, une demi-heure …, un quart d’heure.) « Alors, le Saint dit à Gabriel : « Apporte-moi l’âme de Moïse ! » Gabriel répondit : « Maître du monde, celui qui vaut autant que soixante myriades, comment pourrais-je commettre contre lui une insolence ? » Aussitôt, il dit à Michel : « Apporte-moi l’âme de Moïse ! » Mais Michel se mit à pleurer. Il dit alors à Zagzagel : « Apporte-moi l’âme de Moïse ! » Il répondit : « J’ai été son maître, et lui a été mon disciple ; je ne peux pas prendre son âme… » Mors, Satan ceignit son glaive, se revêtit de cruauté, s’enveloppa de colère, et s’en alla vers Moïse furieusement. Mais quand il vit l’éclat du visage de Moïse, il tomba, tremblant de peur. Et notre maître Moïse lui dit : « Sammaël, Sammaël, point de paix ; dit le Seigneur aux méchants … Fuis loin de moi, car je ne te donnerai point mon âme ! »

« Et une voix mystérieuse sortit : « Moïse, pourquoi te tourmentes-tu ? La fin du moment de ta mort est venue. » Aussitôt, Moïse se mit en prière devant le Saint et lui dit : « Dieu charitable et miséricordieux, ne me livre point entre les mains de l’Ange de la Mort. » A ce moment, une voix mystérieuse sortit et dit : « J’ai déjà exaucé ta prière ; c’est moi-même qui m’occuperai de ton ensevelissement. » Et le Saint descendit des cieux supérieurs, afin de recevoir l’âme de Moïse.

Trois anges descendirent alors avec le Saint : Michel, Gabriel et Zagzagel. Gabriel arrangea la couche de Moïse ; Michel étendit un drap de pourpre ; Zagzagel déposa un oreiller de soie au chevet… Et le Saint baisa Moïse, et prit son âme par le baiser. »

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