Marie avait 13 ans à peine lorsque la nouvelle fut donnée au Bouchet, le 18 septembre 1728 à l’aube, qu’une troupe de soldats se dirigeait vers le hameau.
Etienne Durand se sentit menacé. Il quitta précipitamment la maison et se réfugia au château de Bavas, à quelque distance de là. Sans doute avait-il pris le soin de confier avant sa fuite sa fillette à des voisins obligeants, car lorsque le sieur Duroux, de Privas, et ses douze hommes parvinrent chez lui, ils ne trouvèrent rien que les ouvrages religieux, la Bible et le livre de raison mentionnés au début de notre précédent chapitre, et divers papiers. Ils se saisirent du tout. Mais l’objectif principal de leur expédition était manqué.
Du Monteil, subdélégué de l’Intendant en Vivarais, fit part de cet échec à de Bernage en accusant le vieillard plus gravement peut-être qu’il ne convenait. Il le déclarait « aussi coupable ou presque que son fils » et le soupçonnait de faire le commerce des livres interdits.
L’ancien greffier s’abstint de séjourner chez lui pendant quelque temps et n’y vint qu’une fois ou deux, à la dérobée, pour se rendre compte de l’étendue exacte des dommages faits par les visiteurs importuns. Mais en octobre sa retraite fut découverte. Alors il demanda à voir Du Monteil, à la condition qu’on ne l’arrêtât point. Le fonctionnaire y consentit et le huguenot reçut « à l’endroit du pasteur, son fils, une telle mercuriale qu’il aurait voulu être à un autre endroit ». On accusait le ministre « de faire plus de mal dans le Vivarais que Calvin n’en avait fait en France, en Angleterre, ni ailleurs, à cause des mariages ». Puis on menaça le vieux père « d’une prison où il serait resserré pour le reste de ses jours », et on l’engagea « à promettre qu’il travaillerait de toutes ses forces à faire sortir son fils du Royaume ».
Etienne Durand, pris de peur, eut un moment de faiblesse bien excusable. Il écrivit à La Devèze, le commandant militaire de la région, pour tenter de se justifier. Puis il fit part à son enfant des mesures qui se tramaient contre eux : « Ayez une fois compassion de moi, concluait-il, considérez ma vieillesse et les chagrins que je reçois, comme aussi prenez garde à vous, et suis votre père, Etienne Durand. »
Où était alors Marie ? Nous ne savons. Mais quelle ne dut pas être son émotion quand, en février 1729, son père fut cette fois bel et bien arrêté puis transféré au château de Beauregard, en face de Valence, en compagnie d’un religionnaire des environs de Chomérac, coupable de s’être marié au désert.
Anne Durand vivait toujours à Craux. Elle n’allait plus y demeurer longtemps.
Un drame se jouait dans la conscience de son compagnon : le devoir du fils l’emporterait-il sur celui du pasteur ? Quelles pouvaient être les dispositions exactes du vieillard, et accepterait-il de sacrifier sa liberté à la cause de Dieu ?
A la fin, le jeune ministre prit une décision héroïque. Il resta, mais non sans écrire à La Devèze une lettre d’une éloquente fermeté où les paroles sont celles d’un juge plutôt que d’un suppliant :
« Monsieur, vous êtes commandant pour le Roi, notre commun maître.
« Sous cette qualité, vous jetez un homme en prison, non parce que vous le jugez criminel, mais parce qu’il a un fils qui est regardé comme criminel, si l’on en veut croire l’Eglise romaine. Supposons, pour un temps, que je sois criminel, comme vous le croyez, — j’aurai peut-être, dans la suite, occasion de me justifier et de faire connaître ce que je suis, — me sera-t-il permis, Monsieur, de vous demander si le roi vous ordonne de punir un père pour les prétendus crimes de son fils ?...
« Quoi ! infliger des peines, détenir en prison un pauvre vieillard, parce qu’il a un fils ministre, un fils qui est chrétien, mais qui refuse d’admettre les dogmes qu’il ne croit pas véritables, et laisser en repos le père d’un Cartouche, le plus insigne des scélérats ! Vit-on jamais une plus noire injustice ? Se peut-il croire que cela se pratique dans les Etats d’un prince qui fait sa plus grande gloire de porter le titre auguste de Très Chrétien ? Un événement de cette nature étonnera la postérité, et si je n’attendais pas un effet de votre justice, je dirais hardiment qu’il a été réservé pour faire la honte de notre siècle, puisqu’on ne lit pas qu’il soit jamais arrivé rien de semblable parmi les chrétiens. »
L’auteur examine ensuite les motifs qui ont poussé La Devèze à mettre son père en prison :
« L’on m’assure qu’en détenant mon père, vous croyez de m’obliger à sortir du royaume. Me permettez-vous de vous dire, s’il vous plaît, que cette prudence se trouvera inutile, par deux raisons que je veux avoir l’honneur de vous communiquer. Voici la première : le caractère duquel je suis revêtu ne me permet pas d’abandonner le troupeau que le Seigneur m’a confié et du salut duquel je dois rendre compte. Ce n’est pas ici le lieu de vous faire envisager les raisons qui m’attachent à mon troupeau ; il suffit de vous dire que je me croirais criminel devant Dieu, si, pour garantir ma vie, j’abandonnais ceux à l’instruction salutaire desquels je suis consacré… La seconde raison est que la prudence même ne me le permet pas, en sorte que, quand j’aurais formé le dessein de sortir, cela seul que vous avez fait mettre mon père en prison m’empêcherait de l’exécuter. Voici comme je raisonne : on en veut absolument à ma vie : les démarches qu’on a faites et qu’on fait actuellement ne me permettent pas d’en douter. On offre des sommes considérables à mon délateur. Ne pouvant réussir de ce côté-là, l’on prend une autre voie, l’on jette mon père en prison et l’on fait courir un bruit qu’on ne le sortira jamais de là que je ne sois sorti du royaume. Mais, Monsieur, me croyez-vous si peu de jugement pour ne pas prévoir que, tandis que mon père est en prison, peut-être tous les passages sont munis de gardes avec mon portrait (signalement) en main pour m’arrêter au cas que je passe ?… Je vois le Rhône bordé d’une manière que je serais bien imprudent si j’entreprenais de le passer. Aussi, il ne faut pas attendre que je m’y hasarde…
« Si mon Sauveur veut m’appeler à signer de mon sang son saint Evangile, sa volonté soit faite, mais je sais qu’il nous commande la prudence du serpent aussi bien que la simplicité de la colombe, et qu’autant il est glorieux de mourir pour la vérité, autant il est honteux d’être la victime d’une témérité imprudente.
« J’ose donc attendre de votre équité, Monsieur, que vous laisserez libre celui qui est injustement détenu captif, puisque vous apprenez son innocence. Au moins, ne vous attendez pas de m’intimider en le détenant. Je sais qu’il souffre pour une juste cause et que, quand il serait conduit à la mort pour soutenir la sainte religion, je n’aurais pas lieu de le prendre à honte ; au contraire, je croirais devoir m’en glorifier. Mais je sais aussi que vous ne devez pas oublier qu’il y a un Juge souverain, devant lequel vous serez obligé de comparaître, aussi bien que nous, et que toutes les absolutions, jubilés et indulgences du clergé romain, ne seraient pas capables de vous justifier devant ce Juge, aussi redoutable que juste, si vous faites souffrir ce bon vieillard mal à propos, et si vous répandez son sang innocent de propos délibéré. Or, c’est à vous d’y faire attention. Un homme qui approche de quatre-vingts ans pourrait bien vous rester entre les mains, si vous le traitez d’une manière trop rude. Ce n’est pas à cet âge-là qu’un homme est en état de supporter les horreurs de la prison… »
Le Fort de Brescou
Il les supporta cependant. Après de nouveaux interrogatoires restés sans résultats en raison de ses dénégations formelles opposées au juge qui l’accusait de s’être fait le complice de son fils, il fut dénoncé à l’Intendant de Bernage qui jugea dangereux de le renvoyer chez lui, « crainte qu’il tînt un commerce avec son fils, qui ne pourrait être que de très mauvais effet pour la religion dans le pays ». « Je crois donc, conclut l’Intendant, qu’il est fort à propos de le faire enfermer pour le reste de ses jours dans le fort de Brescou. »
On détenait dans cet îlot basaltique, au large d’Agde, des prisonniers internés hors de toute action régulière, par seule « raison d’état ». De Bernage demanda une lettre de cachet à Versailles, et ce fut l’unique procédure qui devait retenir le vieux père en captivité pendant plus de quatorze ans. Il fut conduit au fort par quatre fusiliers et un sergent.
Marie Durand restait seule au Bouchet-de-Pranles. Sa belle-sœur avait dû s’enfuir de Craux et «&nbs;prendre le désert », sous la menace d’une dénonciation qu’elle jugeait très probable. Elle se pliait donc aux fatigues d’une vie désormais errante, pour éviter le pire. Ce fut dans ces conditions déplorables qu’elle donna le jour, à St-Cierge-la-Serre le 15 août 1729, à son second enfant, une petite Anne, dont le nom reviendra plus tard dans notre récit.
Baptême clandestin, par Jeanne Lombard
Le pasteur, en dépit des tortures morales qu’entraînaient pour lui ces douloureux événements, poursuivait sa tâche avec ardeur et succès. Il était en courses perpétuelles malgré le danger et, quand l’hiver fut revenu, les intempéries. Son registre de baptêmes et de mariages, en nous indiquant la résidence des parents ou des fiancés, nous fixe avec une grande exactitude sur ses déplacements. Suivons-le au cours de quelques-uns d’entre eux : dès le début de l’année 1730 il passe vers Gruas, Pranles et St-Fortunat. Puis il monte vers Chalençon, St-Barthélémy-le-Meil et le plateau de Vernoux. Le 12 février, malgré le froid rigoureux qui sévit là-haut à pareille époque, il est à Desaignes ; le 21 à Chalençon, le 27 à Gluiras, le 28 à St-Jean-Chambre. Le 29 mars il est à Pranles, le 8 avril à Vernoux, et le 15 à St-Barthélémy-le-Meil où il préside un Synode provincial au cours duquel on donna à son nouvel auxiliaire, le prédicant Fauriel, l’autorisation de se faire consacrer « où il le voudra ».
Un pareil effort se continuait ailleurs, dans tout le Languedoc, avec les mêmes alternatives de périls et de réels encouragements. Parfois la répression était brutale. Au moment où nous allons bientôt voir Marie Durand entrer à la Tour de Constance, il faut noter que le 3 avril (1730) un jugement de la Fare, commandant militaire en Bas-Languedoc, envoya 9 femmes à Aigues-Mortes à la suite de la surprise d’une assemblée présidée par le prédicant François Roux au Mas des Crottes, près de Nîmes.
Elles appartenaient à la petite bourgeoisie, et leurs maris, nommés sur les procès-verbaux d’arrestation, étaient tous des commerçants ou des artisans de condition aisée. La neuvième était dans un état de grossesse si avancée qu’on lui permit de rester dans sa maison. Après la naissance elle put s’échapper et s’enfuit à Genève. Les autres étaient Suzanne Mauran, qui accoucha d’un fils à la Tour, le 17 août ; Isabeau François et Suzanne Peyre, deux sœurs dont les maris étaient fabricant de bas et facturier de laine ; Olympe Rigoulet ; Marguerite Chabanel, femme d’un marchand ; Isabeau Jullian ; Jacquette Blanc et Anne Sabourin, celle-ci jeune fille encore.
Elles furent bientôt rejointes par Marion Cannac, de Lacaune. Mais cette dernière était emprisonnée pour « libertinage ». Elle prononçait « d’horribles jurements et blasphèmes » et les Huguenots ne la considérèrent jamais comme l’une des leurs.
Dès la fin de l’année les familles des captives nîmoises entreprirent diverses démarches pour obtenir leur libération. Celles-ci avaient envoyé déjà une supplique au marquis de la Fare. Puis, le bruit ayant couru que le Gouvernement consentirait à les relâcher moyennant le paiement d’une importante rançon, on recueillit quelque argent à Nîmes et dans les Basses-Cévennes. Le ministre St-Florentin en fut averti et voulut faire arrêter les audacieux collecteurs. Alors les emmurées de la Tour tentèrent cette fois d’adresser un placet au cardinal Fleury lui-même, pour implorer leur élargissement, mais l’Intendant s’y opposa et le projet n’eut aucune suite.
Au Bouchet-de-Pranles de nouveaux événements étaient survenus depuis quelques mois. Marie Durand, seule désormais et se voyant incapable de gérer le bien familial, avait fondé un foyer. C’était presque une enfant encore puisqu’elle était née en 1715 ; elle avait 15 ans. Mais on se mariait souvent à cet âge en Vivarais.
Des pièces diverses nous donnent sur la réalité du fait d’irréfutables indications : tout d’abord, l’analyse d’une lettre de Pierre Durand à Antoine Court. Celui-ci, depuis quelques mois, s’était réfugié à Lausanne d’où il pouvait diriger à moindre péril le travail de ses collègues restés sur le champ de bataille. En outre il veillait plus attentivement sur la formation des élèves que les églises persécutées envoyaient maintenant s’instruire au « séminaire » ouvert là-bas, dans le plus grand secret, par quelques amis de l’étranger. Enfin il lui était beaucoup plus facile d’intéresser les pouvoirs et les églises de Suisse au sort de leurs coreligionnaires français « sous la Croix ».
Très méthodique, Court gardait toute sa correspondance, et parfois même il prenait le double des lettres qu’il expédiait lui-même. Ainsi nous a-t-il conservé, en 117 gros recueils rassemblés aujourd’hui à Genève, un nombre immense de pièces et de documents sans lesquels on ne peut rien écrire sur cette période héroïque. Ajoutons que le pasteur exilé avait un goût très vif pour l’histoire et qu’il se fit adresser nombre de mémoires et de relations intéressant la vie de nos églises aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.
Il nota donc, à la date du 31 mai 1730, que « Durand sœur s’était mariée contre le gré du ministre son frère ». La lettre dont il résumait ainsi le contenu ne se retrouve malheureusement plus dans ses recueils, mais l’indication n’en est pas moins formelle.
Un heureux chercheur, M. L. Aurenche, a retrouvé en outre en 1934 aux archives de Privas, au milieu d’autres « insinuations » (inscriptions à l’enregistrement), l’analyse du contrat de mariage établi le 26 avril 1730 « par devant M, Boursarié, notaire à Pranles ». Ce dernier était un cousin d’Etienne Durand. Après qu’il eût, conformément aux lois, établi les « minutes » nécessaires, il alla les faire enregistrer le 1er mai suivant. Nous recopions l’acte :
« Mariage
« de Matthieu Serre, de St-Pierreville, et Marie Durand, de Pranles.
« Les biens du fiancé : Sept cent nonante neuf livres 900 sans augment.
« Par devant Me Boursarié, notaire à Pranles, le 26 avril dernier.
« Controllé, rolle, reçu 8 livres. »
Tout porte donc à croire que la date du mariage doit être placée entre le 26 avril et le 31 mai. Nous ignorons les raisons exactes qui portèrent Pierre Durand à s’opposer à cette union, mais on peut à bon droit supposer qu’il s’effrayait de la trop grande différence d’âge qui séparait les deux conjoints : Matthieu Serres en effet devait, sur une liste de prisonniers établie en avril 1745, se donner 60 ans. En novembre 1748 une lettre envoyée à Court par un ami n’en indiquait, il est vrai, que 58, mais quoi qu’il en soit il en avait donc au moins 40 en 1730.
Qui présida la cérémonie ? Aucune mention d’un tel acte ne se retrouve dans les registres pourtant si soigneusement établis du jeune pasteur ou de son collègue le prédicant Fauriel Lassagne, qui commençait lui aussi à « faire » des mariages. Il faudrait donc admettre que l’un ou l’autre eût béni le mariage sans en rien noter. Cette supposition entièrement gratuite ne s’accorde guère avec ce que nous savons des sentiments de Pierre Durand concernant les décisions prises par sa sœur, et il faut penser avec M. Ch. Bost que Serres et sa jeune femme se contentèrent, pour légitimer leur cohabitation, du contrat qu’ils avaient fait établir devant le notaire, comme ce fut le cas de très nombreux ménages « religionnaires » au cours de cette douloureuse époque.
Notons enfin qu’au moment de leur arrestation, le 14 juillet 1730, et selon le procès-verbal envoyé à Montpellier, les époux étaient au lit.
Mais, dira-t-on, la prisonnière s’est maintes fois défendue de s’être mariée, et d’autre part Etienne Durand et Matthieu Serres ont obstinément maintenu la même affirmation.
« Le 19 septembre 1730, écrit M. Ch. Bost, Etienne Durand écrit de Brescou à sa fille, qui est à la Tour de Constance. Il lui dit : « Je vous fis réponse sur celle que vous m’avez écrit du mois de mars, pour approuver votre mariage », mais par deux fois, il lui parle de son « fiancé », qui partage sa dure captivité. Quant à Matthieu Serres, qui écrit en même temps à celle qu’il appelle « ma très chère mie », il désigne Etienne Durand comme son « cher beau-père prétendu ».
« En ce qui concerne Marie Durand, on fait observer que dans les listes de prisonnières qui nous ont été conservées on ajoute parfois au nom d’une femme (seul nom officiel de la captive), celui de son mari, et que jamais il n’a été fait mention de Matthieu Serres après Marie Durand. On note de plus que certaines de ces listes indiquent « les raisons et sujets » de l’emprisonnement des femmes et que jamais le nom de Marie Durand n’est accompagné de la mention qu’on voit ailleurs : « pour avoir fait bénir son mariage par un ministre ». Les motifs de son arrestation sont simplement passés sous silence ou exprimés tout autrement : « fut prise dans sa maison » (liste de l’automne 1736) ;
« sœur d’un ministre exécuté à Montpellier » (1741) ;
« pour avoir déféré au ministère de P. Durand, martyr, son frère » (fin 1745) ; « prise dans sa maison par rapport au ministère de son frère » (1755) ; « pour le ministère de son frère Durand » (1758). Une liste de la fin de 1736 ou du début de 1737 est autrement nette : elle nie formellement le mariage. « Tout le crime qu’on lui impute, c’est d’avoir été la sœur de feu le ministre Durand, et comme elle était fiancée avec Matthieu Serres, on a prétendu faussement qu’ils avaient été épousés par le même ministre, frère de la fiancée. » La même phrase se retrouve, relative à Serres, dans la liste des prisonniers de Brescou, jointe à la liste des prisonnières d’Aigues-Mortes, dans le même document. La liste de 1758 la dit « fille ».
« Le mot « martyr » de la fin 1745 indique suffisamment (on pourrait fournir d’autres preuves), que les listes de captives, quand elles sont explicites, ont été dressées par les prisonnières ou d’après les réponses qu’elles ont fournies elles-mêmes. Les majors d’Aigues-Mortes, en effet, sur le livre d’écrou (y avait-il même un livre d’écrou à Aigues-Mortes ?) ne pouvaient trouver, quand il y avait eu jugement, que la date de la sentence et le nom du juge, et quand il n’y avait pas eu jugement (c’était le cas de Marie Durand), mais simple lettre de cachet que la date de la lettre et le nom du signataire. Concluons donc que tout ce qui nous est dit ici au sujet de la prise de Marie Durand ne provient que d’elle-même et constitue son propre témoignage.
« Une liste du 20 janvier 1741, que nous n’avons pas citée… est tout à fait caractéristique. En face du nom de Marie Durand, on a écrit d’abord : « pour avoir épousé du ministre », mais les mots : pour avoir épousé ont été rayés par la même main et remplacés par : « à cause du ministère de son frère ». Ayant dit d’abord la vérité, la captive a donc voulu qu’elle demeurât cachée.
« Il nous reste à nous demander pourquoi Marie Durand, une fois recluse, a voulu que son mariage restât enseveli dans l’oubli, et pourquoi son père et son mari ont eu le même désir. Peut-être, dès le début de leur captivité, ont-ils par là pensé diminuer leur « crime » aux yeux des Puissances, d’autant plus qu’ils pouvaient en conscience « nier avoir épousé du ministre », puisque, — très probablement, — aucun pasteur ne leur avait donné la bénédiction nuptiale. »
On voudra bien ne pas oublier en effet que les malheureux étaient arbitrairement détenus, hors de tout jugement régulier, par simple lettre de cachet.Un chef d’accusation précis, comme celui de s’être mariés au désert, pouvait, pensons-nous, entraîner une action judiciaire dont le premier effet, en cas de condamnation, eût été de les déposséder de leurs biens dont jusque-là ils restaient propriétaires.
Mais l’auteur se trouve d’accord avec M. Bost pour accepter une hypothèse bien autrement noble et vraisemblable : « Quand, en 1732, écrit le distingué pasteur du Havre, Pierre Durand eut été exécuté à Montpellier et qu’il devint pour sa sœur un saint martyr, quand elle vit se succéder les années sans espérance dans la funèbre tour, elle reconnut dans ses malheurs un châtiment de Dieu. Ne se sera-t-elle pas repentie d’avoir désobéi à celui dont elle vénérait la mémoire, et n’a-t-elle pas pu se représenter que la seule façon de réparer la faute commise à l’égard d’un ministre entré dans la gloire était d’ensevelir à jamais un passé dont elle ne voulait plus ? Telle est l’explication que nous proposons de son attitude. Que d’autres cherchent ailleurs s’il leur plaît. Il nous paraît que notre supposition s’accorde avec ce que nous savons de la foi de l’héroïque femme. »
Tous ces malheurs, auxquels nous venons de faire allusion pour la clarté de nos commentaires, se succédèrent en moins de deux années :
Au printemps de 1730 deux femmes furent capturées près de Vernoux pour avoir entouré sur son lit de mort un de leurs coreligionnaires et l’avoir soutenu de leurs prières malgré le prêtre. On les conduisit tout aussitôt à Aigues-Mortes. L’une d’elles, Marie Tracol-Jullian, était enceinte. Dès son arrivée elle fit dresser son testament à la Tour, et le 3 mai 1730 elle eut une fille, que l’on baptisa Isabeau-Constance.
Le 11 juillet le deuil entrait dans la famille de Pierre Durand : sa petite Jeanne mourait tandis qu’il était en mission aux environs de St-Jean-Chambre, succombant probablement aux suites du manque de soins que sa mère ne pouvait plus convenablement donner en raison de sa vie toujours errante. L’apôtre allait désormais gravir la voie douloureuse. Déjà il avait été cruellement atteint par la captivité de son beau-frère le galérien, et de son vieux père. Il connaissait les durs combats intérieurs de celui qui persévère dans la défense d’une grande cause, mais au prix du malheur des siens.
Trois jours après que le fantôme de la mort fût venu visiter son foyer, la cruauté des hommes allait s’exercer sur sa jeune sœur, à l’aube de sa vie conjugale : elle fut arrêtée sur l’ordre de La Devèze, qui s’était servi à cet effet d’un ordre en blanc signé de M. de la Fare, commandant militaire de la province. La Devèze demanda « que la femme fût conduite à la Tour de Constance et le mari au fort de Brescou, pour désabuser les religionnaires de faire de pareils mariages ». L’Intendant transmit cette proposition à La Fare, en l’appuyant : « Ces mariages sont très fréquents, disait-il, dans le Vivarais. Le seul nom de la fille exige qu’on en fasse un exemple. »
De Compiègne La Fare envoya les deux lettres de cachet requises, et le 25 août l’Intendant de Bernage pouvait informer Saint-Florentin que les ordres reçus avaient été exécutés.
Les soldats chargés de la surveillance « se relevaient de poste en poste », tandis que seul un sergent accompagna les victimes durant la totalité du trajet ; il était porteur des « ordres du Roi » nécessaires (les deux lettres de cachet). Les frais de ce douloureux voyage furent prélevés sur « le produit des amendes prononcées contre les « nouveaux convertis ».
A Brescou Matthieu Serres retrouva, nous l’avons dit, le vieil Etienne Durand.
Avant de suivre désormais la prisonnière à la Tour, au long de son interminable captivité, nous donnerons quelques détails sur les lieux et leur histoire antérieure à ces événements.
Aigues-Mortes
Peu de villes en France sont aussi curieuses qu’Aigues-Mortes. Elle garde une enceinte quadrangulaire datant de Philippe-le-Hardi, comportant quinze tours reliées par de hautes murailles. Celles-ci semblent surgir d’une étendue sans relief, dont la plus grande partie est aujourd’hui fixée par des plantations de vigne. Seule la façade sud s’élève directement encore au-dessus de la lagune. Mais aux XVIIe et XVIIIe siècles, le sol était partout mal cultivé et les eaux se mouvaient autour des murs, apportant, l’été, les moustiques et la fièvre, l’hiver, une humidité terrible que ne parvenaient pas à tempérer les vents rigoureux venus du nord.
A l’angle nord-ouest, l’enceinte s’évase pour faire place à la Tour de Constance, de construction plus ancienne que le reste des remparts, puisqu’elle date de saint Louis.
Un auteur du siècle dernier, M. Martins, donne une peinture de cet ensemble dans un style quelque peu apprêté. Mais, lorsqu’il écrivait, le paysage ne devait pas être très différent encore de ce qu’il était au moment de l’histoire dramatique que nous narrons.
« C’est par une belle journée de soleil, dit-il, qu’il faut contempler les remparts d’Aigues-Mortes. Alors les nuances des teintes dorées, dont le temps les a colorées, se montrent dans toutes leurs dégradations, depuis le bistre le plus foncé jusqu’au blond le plus clair. La tour de Constance surtout semble nuancée tout exprès pour charmer les yeux et exercer le pinceau du peintre et de l’aquarelliste. Près d’elle, les créneaux des remparts se détachent sur le ciel bleu ; les tours saillantes projettent leurs ombres nettement tranchées sur les courtines. A travers les sombres portes, l’œil pénètre dans de longues rues bordées de maisons basses et blanchies à la chaux comme celles de l’Orient. L’esplanade des remparts, sablonneuse et gazonnée, est déserte et solitaire comme celle d’une ancienne cité abandonnée. Le mouvement est concentré vers le port où les Majorquais déchargent leurs barques remplies d’oranges et de citrons. Non loin des remparts, l’eau blanche des marais salants scintille au soleil. Des amas de sel blanc les entourent, et, au delà, les flots bleus de la Méditerranée se prolongent jusqu’à l’horizon. Souvent le mirage confond et brouille les lignes du paysage : la côte paraît soulevée ; des arbres et des édifices éloignés semblent sortir d’une masse liquide ; des bateaux, naviguant dans le golfe, paraissent bizarrement déformés, doublés ou même renversés. Quelquefois, une troupe de taureaux noirs ou de chevaux blancs à moitié sauvages, descendant des chevaux arabes amenés par les croisés, traversent à la file un marais ou paissent, dispersés çà et là, les herbes salées de la lagune. Quiconque a vu l’Afrique ou l’Orient se croit transporté de nouveau dans ces lumineuses contrées. Ce delta rappelle celui de l’Egypte ; cette végétation est celle du Nil ou du Sahara. On s’étonne presque de ne pas voir des palmiers dépassant la ligne des créneaux, comme à Rhodes, ou groupés le long du canal, comme à Alexandrie. On ne serait pas surpris d’apercevoir une sentinelle turque se promener avec son long fusil sur les remparts. On ne se croit plus en France, on est en Orient : l’imagination l’emporte sur la raison ; elle s’éprend des croisades, et l’homme positif du XIXe siècle devient momentanément un croyant naïf du temps de saint Louis. »
La Tour de Constance
La Tour de Constance mesure 33 mètres de hauteur ; elle a 22 mètres de diamètre extérieur, et ses murs sont épais de 6 mètres. Elle occupait au XVIIIe siècle le centre d’un espace circulaire, bordé du côté de la ville par les remparts. Ceux-ci se prolongeaient ensuite par un mur épais, moins haut qu’eux, et bâti en pierres cimentées. Entre cette enceinte et la Tour se voyait autrefois un fossé. Desséché vers 1670, il était devenu « la conque ». La galerie qui va des remparts jusqu’à la Tour court sur les arceaux qui plongeaient dans cette conque, et que l’on a comblés depuis. « Par ce passage, on aboutissait au château du gouverneur, qui donnait à l’ouest sur un jardin, et à l’est sur une « basse-cour » fermée de murs. Celle-ci s’ouvrait sur une place où l’on voyait, au sud, les casernes, et au nord, la porte principale de la ville, percée dans la tour double de la gardette (1). »
(1) « Martyrs d'Aigues-Mortes », par Ch. BOST, p. 10. Editions « La Cause », p. 1923.
La Tour de Constance, si bien fortifiée, n’a jamais subi de siège. En revanche elle s’offrit aux autorités royales comme un lieu de détention sûr et redoutable, et l’on en fit une prison d’état. Après la Révocation de l’Edit de Nantes, on y retint les « opiniâtres », ceux dont il fallait vaincre la fermeté ou faire des victimes dont l’exemple découragerait peut-être enfin leurs frères obstinés à garder la foi interdite. Deux portes successives conduisaient, en face de la galerie, à la salle inférieure, large de dix mètres, mal éclairée par de hautes meurtrières. Au centre s’ouvre une basse-fosse. Un escalier tournant, ménagé dans l’épaisseur de la muraille, conduit à une seconde salle superposée à la première et semblable à elle. Toutes deux sont voûtés et communiquent par un soupirail médian bordé d’une margelle. Celle du haut prend jour, par une ouverture centrale, sur la plate-forme supérieure de la Tour.
Une tourelle couronne celle-ci, coiffée d’une lanterne de fer. Une sentinelle s’y tenait la nuit.
Dès 1686 les premiers essais de résistance avaient eu lieu dans le Languedoc protestant. L’agitation était vive et, de Nîmes et de Montpellier, les premiers convois d’obstinés vinrent peupler les cachots. Aucune menace ne les avait fait plier. « Dieu, écrivait l’un d’eux, pourrait bien, s’il le trouvait bon, lui rendre cet air (l’air d’Aigues-Mortes, si délétère), favorable… et qu’enfin s’Il voulait l’affliger de maladie, il recevrait ce châtiment avec patience, comme venant de sa part… »
A la Tour de Constance la salle d’en bas, plus humide, était réservée aux prisonniers ordinaires ; et celle du haut, moins sombre, aux personnes de quelque distinction. En peu de mois, du 22 juin au 13 décembre, il y mourut seize prisonniers, privés de bois et de chandelle. Les moins malades devaient brûler la paille de leurs lits pour sécher les chemises de leurs malheureux compagnons.
Reproduction de la Tour de Constance avec la disposition des murailles d’enceinte telles qu’elles existaient encore au XVIIIe siècle
En vain les officiers et les prêtres redoublaient-ils d’efforts pour obtenir des abjurations : un seul captif mourut catholique. Alors les pouvoirs inquiets des mouvements à chaque instant signalés dans la Province et d’autant plus menaçants que la Guerre de la Ligue d’Augsbourg venait de commencer, décidèrent de procéder à des déportations massives pour les Antilles. Un certain nombre de détenus quittèrent la Tour et périrent bientôt après, soit à l’hôpital de Marseille, soit au cours du naufrage qui termina la première traversée. Ils étaient restés fidèles jusqu’au bout à leurs convictions.
Des femmes entrèrent de nouveau, puis d’autres hommes que l’on groupa dans la salle supérieure. Le 27 août 1688, une tartane les conduisit tous à Marseille. Mais la paix ne revint pas dans les Cévennes. On procéda à de nouveaux emprisonnements en vertu des pouvoirs tout arbitraires dont disposaient l’Intendant et le commandant militaire. Mais comme aucun jugement n’était rendu, les malheureux gardaient la disposition de leurs biens, et les testaments que plusieurs purent établir dans ces conjonctures ont permis de conserver leurs noms. Les hommes furent retenus dans la salle supérieure.
La plupart d’entre eux paraissent avoir résisté avec le plus grand courage aux rigueurs exercées contre eux. En particulier, l’ancien soldat suisse Ragatz, arrêté comme suspect d’espionnage et envoyé à la Tour par l’Intendant Bâville s’efforça vers 1689 d’établir parmi ses compagnons « quelque exercice de piété ». Il exhortait aussi les prisonnières par le soupirail.
Cependant, une inscription datant de cette époque, et récemment découverte sur la paroi de l’une des meurtrières, signale la « lâcheté, vilenie, perfidesse » du cévenol Jean-Pierre Rouvière relégué dans le donjon. Après qu’il eût dénoncé le prédicant Bonnemère, et un « guide » dont le difficile métier consistait à diriger de France jusqu’en terre de refuge les huguenots fuyant devant la persécution, il paraît avoir été de ceux qui, lorsque Ragatz voulut encourager ses frères, firent preuve, ainsi que le signale celui-ci dans ses mémoires, de mauvaise volonté et d’une lamentable poltronnerie.
Peu à peu des grâces furent accordées, sans que l’on renonçât pour autant à envoyer d’autres opiniâtres à la place des libérés. Les années passèrent.
Les premiers mois du nouveau siècle furent marqués par la contagion prophétique qui s’étendit bientôt à tout le Languedoc. En juillet 1702 elle aboutit à l’insurrection camisarde. Une foule de « phanatiques » furent envoyés à Aigues-Mortes, mais nous ne possédons que très peu de détails sur eux. A la fin de la révolte, Bâville en condamna encore un certain nombre, qui vinrent remplir les cachots de la ville forte.
C’est alors que se produisit, le soir du 24 juillet 1705, l’évasion du chef camisard Abraham Mazel. Né aux environs de Saint-Jean-du-Gard, il avait été l’un des « inspirés » qui déclenchèrent le soulèvement par le meurtre de l’abbé du Chaila, dont il avait été l’instigateur. Après une longue suite d’aventures dont il nous a laissé le récit, il fut conduit à la Tour où il se retrouva en compagnie de 32 hommes. Mais laissons plutôt l’un de ses amis nous raconter son invraisemblable exploit : « Les flancs (meurtrières), dit Elie Marion dans ses mémoires publiés en 1931 par les soins de M. Bost (2), sont fort larges en-dedans de la Tour, mais l’issue en est si étroite qu’on ne saurait y passer le poing. Ils (les prisonniers) bouchaient ordinairement ces trous avec du foin ou de la paille, pour se garantir du froid. La paillasse sur laquelle ils couchaient était dans l’un de ces flancs, qui fut d’une grande utilité, comme on verra ci-après, pour cacher leur manœuvre… » Sitôt arrivé dans sa prison, Abraham Mazel « eut une inspiration qui lui dit d’avoir bon courage, qu’il sortirait dans peu de temps de ce terrible cachot, nonobstant tous ces obstacles qui lui paraissaient insurmontables… Il leur vint dans l’esprit, en songeant à cela, de faire très secrètement une ouverture dans un des flancs de la dite Tour, qui est bâtie de pierre de taille.
(2) Mémoire inédits d’Abraham Hozel et d’Elie Marion sur la guerre des Cévennes (1701-1708). Publication de la Société huguenote de Londres, éditée par Ch. BOST. Fischbacher, 1931.
Ce projet ayant été formé entre quelques-uns, ils ne savaient comment le mettre à exécution, parce qu’ils craignaient d’être découverts en le communiquant à tous les prisonniers, s’il arrivait que quelqu’un d’entre eux n’entrât pas absolument dans l’exécution du dessein. Cependant, il n’y avait pas de milieu à prendre : ou il fallait que tous y consentissent, où il n’était pas praticable de l’entreprendre. Plusieurs mois s’écoulèrent dans cette irrésolution… Ils jugeaient qu’il était fort dangereux de communiquer un pareil secret à tant de personnes qui même leur étaient inconnues, quoiqu’elles y fussent toutes pour le sujet de la religion. L’espérance qu’ils avaient conçue de voir diminuer le nombre des prisonniers, qui n’avait été encore qu’à quinze ou seize, fut bientôt changé en son contraire, car on en mit dans l’endroit où ils étaient jusques au nombre de trente et un, qui le fit désespérer pendant un long temps de pouvoir jamais mettre en exécution une telle entreprise.
« Cependant, les inspirations ou avertissements que Dieu donnait à Abraham de temps à autre lui confirmaient toujours ce qui lui avait été la première fois et le même dessein lui revenait sans cesse dans l’esprit. Enfin, la hardiesse de l’entreprendre et l’espérance d’un heureux succès devinrent si forts et si puissants dans son cœur, qu’il ne put plus y résister. L’affaire fut enfin communiquée à tous, à laquelle tous consentirent, un peu plus volontiers les uns que les autres. Voici de quelle manière elle fut mise en exécution :
« J’ai dit que l’allouance (ration) ordinaire de ces prisonniers était le pain du Roi, de l’eau, mais on leur permettait de recevoir des charités, de sorte qu’ils ne manquaient jamais du nécessaire pour le maintien de la vie. Ils avaient du feu en hiver pour se chauffer, et en été aussi, autant qu’il leur en fallait pour cuire la viande (que les bonnes gens leur envoient, ou les moyens d’en faire acheter), de sorte que ce feu qu’ils avaient si commodément leur servit à forger un outil dont ils firent un merveilleux usage. Il se trouva heureusement dans cette prison deux boulets de canon de différent calibre. Ils ébréchèrent un couteau en façon de scie et arrachèrent de la muraille un morceau de fer qui cramponnait deux pierres ensemble. De ce morceau, ils forgèrent une espèce de ciseau : L’un des susdits boulets de canon servait d’enclume et l’autre de marteau… Le couteau leur servait à gratter le mortier qui se trouva au dedans dans l’entre deux des pierres et aussi pour les scier peu à peu. La pièce de fer faite en ciseau servait à faire sauter la pierre par petits morceaux à mesure qu’ils la sciaient par les bords avec le couteau ébréché. Et afin de ne pas faire de bruit, ils frappaient le ciseau avec le plus petit boulet de canon enveloppé avec du linge. »
En quatre jours, ils descellèrent ainsi l’une des grandes pierres de l’extrémité inférieure de la meurtrière, « dont partie se montrait au dehors et l’autre en dedans. La paillasse où quelques-uns d’eux couchaient servait à cacher leur manœuvre à celui qui venait visiter la prison tous les jours… ils trouvèrent que le dedans de la muraille de la Tour était bâti avec des pierres de taille… et que dans l’entre deux de cette épaisse Tour, il y avait un vide qui régnait tout autour… (qui leur servit) pour jeter les débris, ce qu’ils furent obligés de rompre, pour pouvoir tourner aisément la grosse pierre qui faisait le passage et la pouvoir tirer en dedans ».
« Cela fait, ils coupèrent par bandes les linceuls (draps) qu’ils avaient, et ils en firent des cordes qui avaient quatorze toises de long (près de 28 mètres), avec lesquelles ils descendirent… ils avaient mis une barre en travers, à l’extrémité du flanc (vers l’intérieur de la Tour), qui était bien affermie par les deux bouts dans la muraille du flanc où ils pouvaient avoir fait des petites échancrures. Ils firent passer la corde par un double tour sur cette barre (ils l’enroulèrent deux fois), afin d’être mieux maîtres (à l’intérieur) de lâcher ou d’arrêter, quand quelqu’un descendrait. Ils avaient attaché à cette corde une pièce de bois d’environ deux pieds de long, qu’ils passaient entre les jambes et s’asseyaient dessus en descendant, et de leurs mains ils se tenaient ferme à ladite corde, que ceux qui étaient dedans lâchaient peu à peu, jusques à ce qu’on touchât terre. Les derniers pouvaient aussi descendre eux-mêmes en attachant la corde à la barre d’en-haut. D’ailleurs, les autres pouvaient aider d’en bas, car la corde était de deux fois la hauteur de l’endroit d’où ils descendirent. Après s’être donc ainsi précautionnés, Dieu mit au cœur d’Abraham de descendre le premier, qu’il fallait que ce fût lui qui fît la planche aux autres. Abraham descendit fort heureusement de la manière que j’ai décrite.
« Pendant qu’ils descendaient, neuf heures du soir sonnèrent et les soldats battirent la retraite. Ce fut un vendredi… (le 24 juillet 1705), six mois après qu’on l’eût mis dans cette prison. Seize autres, desquels je vais donner les noms, se sauvèrent aussi de la même manière, mais l’un d’eux, nommé Boussuge, du lieu de Gallargues, tomba depuis l’ouverture de la prison jusques à terre sans se faire aucun mal. Voici comme cela arriva. Ce Boussuge ayant vu que tout était bien propre pour leur évasion se mit à goguenarder ; l’une de ses plaisanteries fut que, dès qu’il serait dehors, il mettrait son chapeau d’une manière qu’un des côtés menacerait le ciel et l’autre la terre. Il arrivera donc qu’aussitôt qu’il fut sorti du trou, il lui sembla que son chapeau allait tomber. Inconsidérément, il y porta la main pour le retenir et le bâton qu’il avait passé entre ses jambes sur lequel il était comme assis s’étant tourné, il tomba à la renverse. Alors il fit un cri effroyable, se croyant perdu, mais que par bonheur les sentinelles n’entendirent point. Il fallut bien que Dieu leur eût bouché les oreilles. Le dit Boussuge qu’on croyait entièrement brisé fut miraculeusement préservé : « Mon Dieu, dit-il, dès qu’il fut à terre, y étant tombé sur ses pieds aussi doucement qu’un chat, je n’ai point de mal ! Mais j’ai peur qu’on ne m’ait entendu. » Il en descendit pourtant encore plusieurs autres sans la moindre interruption de la part des sentinelles qui étaient sur la Tour, à la porte d’en-bas et en d’autres postes.
« Mais à minuit précisément, que les dix-sept furent descendus, je ne sais quelle frayeur saisit les quatorze qui restaient ; ils se mirent à crier tout à coup : « Les prisonniers se sauvent, les prisonniers se sauvent ! » Aussitôt, les sentinelles crièrent de toute leur force, l’alarme fut donnée au gouverneur ou plutôt au Lieutenant du Roi, nommé M. d’Ornaison, qui commandait en sa place, et au corps de garde. Mais Dieu permit que ce M. d’Ornaison qui apparemment était affligé auparavant du mal caduc fût pris dans ce moment de cette maladie, de sorte qu’on criait partout l’alarme, les uns d’une manière et les autres d’une autre.
« Par cet accident inopiné, Abraham et les autres eurent le temps de s’entr’aider à sauter la muraille du bassin qui environne la Tour, de passer sur le pont du canal qui vient du Rhône, lequel peut-être à deux cents pas de la Tour ou environ, et enfin de gagner à pieds, au travers des marais qu’on appelle les Palus, où il y a des chevaux et des bœufs sauvages. Le nommé Pierre Devic, qui avait autrefois gardé les vaches dans ces endroits-là, les conduisit pendant la nuit par un sentier très difficile que peu de gens connaissaient, car plusieurs fois il leur arriva d’avoir les jambes percées par les sangsues qui fourmillaient en certains endroits de ces marais, où il fallait passer nécessairement. Ils se tinrent cachés dans des roseaux jusques au samedi soir 25 juillet, où ils vécurent du pain qu’ils avaient sorti de la prison. Cette nuit, ils marchèrent du côté du Cailar et le lendemain dimanche, ils séjournèrent dans une vigne. De là ils partirent secrètement pour aller chacun vers ses quartiers. »
Ce récit mouvementé nous donne les plus précieux détails sur le régime imposé aux prisonniers.
On peut bien penser que des mesures furent prises pour éviter le retour d’un pareil événement dont le bruit se répandit dans toute la province. On établit de nouveaux postes de garde et l’on ferma définitivement les meurtrières par les hautes grilles que l’on y voit encore. La Tour garda ses prisonniers plusieurs années durant. Vers 1711 ils furent enfin libérés. Quelques femmes cependant y retournèrent sur les ordres de Bâville, mais sans que leur détention semble s’y être longtemps prolongée.
En 1718 le rigoureux Intendant laissait enfin le pouvoir qu’il avait si durement exercé. Mais c’était le moment où l’effort de reconstitution des Eglises poursuivi par Court et Corteiz commençait à porter ses fruits. Bien vite de nouvelles mesures furent prises contre les religionnaires qui eurent le malheur de se laisser surprendre ici et là en se rendant ou en assistant aux assemblées interdites. Plusieurs femmes prirent de nouveau le chemin du vieux donjon. Toutefois, les pasteurs, désormais en relations avec les nations protestantes d’Europe, allaient maintenant dénoncer au près et au loin ces iniquités.
A côté des huguenots fidèles aux règles dictées par des conducteurs passionnément attachés à la discipline et à la mesure, il y eut encore de temps à autre des « inspirés ». En particulier l’affaire des « Multipliants », en 1723, et le jugement porté contre eux en augmentèrent le nombre. Il s’agissait d’une secte aux coutumes étranges dont les membres se réunissaient à Montpellier chez une veuve, Anne Verchant. L’ancien prédicant-prophète Vesson, qui n’avait pas consenti à suivre Court et Corteiz dans leur effort de retour à l’ordre, en était devenu le principal animateur.
En 1725 trois femmes vivaroises entrèrent à la Tour, dont l’une, Marie Béraud, était aveugle depuis l’âge de 4 ans. Elles avaient été arrêtées après la surprise d’une assemblée à Gluiras. D’autres encore les rejoignirent en 1726 et 1727, dont nous avons signalé les malheurs en leur temps.
Alors la misère était grande à la Tour. « Les prisonnières, écrit M. Ch. Bost, étaient officiellement réduites « au pain et à la paille ». Le pain était fourni par un boulanger de la ville, qui recevait 3 sols par jour pour la livre et demie qu’il remettait à chaque prisonnière. Le major d’Aigues-Mortes veillait à la distribution. Il se plaignait de ne rien recevoir pour sa peine, obtenait de temps à autre une gratification, demandait vainement un « geôlier » qu’on ne lui accordait pas, et dut se contenter de quelques rations de pain supplémentaires dont il nourrit une servante qui lui était indispensable par rapport aux prisonnières ». C’était aussi le major qui avait la charge de fournir la paille pour les paillasses des lits. Mais il devait insister auprès de l’Intendant pour obtenir les crédits nécessaires. En 1726, disait-il, « les seize prisonnières n’ont ni paille, ni paillasse, par rapport à l’humidité qui cause que tout se pourrit ».
La misère aidant il est probable que quelques discordes surgirent alors entre les captives. Les agitations des inspirées durent y contribuer pour une grande part. Les pasteurs en furent informés et Court crut bon d’intervenir avec son habituelle autorité :
« Mes très chères sœurs, leur dit-il, vous ne doutez pas que les souffrances du fidèle ne soient très glorieuses, et qu’elles ne lui procurent de très excellents avantages. Elles le rendent conforme à Jésus-Christ, dont la vie a été un tissu continuel d’afflictions. Elles le mettent à couvert de bien des tentations auxquelles les prospérités temporelles l’exposent. Elles lui procurent des consolations intérieures dans cette vie, et elles doivent l’élever enfin au comble de la gloire et de la félicité. Mais, afin qu’elles soient suivies de cet heureux effet, vous savez qu’elles doivent être supportées avec patience et dans une parfaite soumission aux volontés suprêmes, dans la vue de glorifier Dieu, d’édifier l’Eglise et de remplir le devoir d’un fidèle disciple de Jésus-Christ… Pensez-y bien, nos chères sœurs, afin que, souffrant pour la justice, vous ne perdiez point le fruit de vos peines par une mauvaise conduite. »
Puis, faisant allusion aux bruits défavorables qui couraient sur leur compte, le pasteur ajoutait :
« Vous n’ignorez pas, sans doute, qu’il nous est revenu que la paix n’était pas tout à fait bien établie parmi vous, et je ne dois pas vous cacher que cela donne un grand scandale à tous ceux qui veillent sur votre conduite et qui ont l’œil sur vous pour soulager vos peines et vos souffrances. Au nom de Dieu, mes chères sœurs, que les choses n’aillent plus ainsi ! Bannissez du milieu de vous l’esprit de discorde et de division. Faites-y vivre celui de la paix et de la concorde. Aimez-vous non seulement comme des sœurs, mais comme des personnes qui souffrent pour une même cause. Supportez charitablement les défauts les unes des autres. Ne vous exposez jamais pour un rien, pour une bagatelle, pour une injure, à perdre la protection divine, la bienveillance de vos frères et la paix de vos âmes… Occupez-vous des choses bonnes et saintes ; nourrissez vos âmes de la parole de Dieu, et ne courez plus après les chimères dont vous avez si souvent éprouvé la vanité et le néant. Il n’y a que la parole divine qui puisse vous rendre sages, vous instruire et vous rendre accomplies en toute bonne œuvre. »
Il faut voir, dans ces dernières lignes, un avertissement donné aux prophétesses. Il s’accorde avec les décisions déjà prises par les « synodes du désert », aux termes desquelles seule l’Ecriture était tenue comme autorité souveraine en matière de foi : nécessaire réaction contre les fantaisies qui avaient jusque-là prévalu chez le plus grand nombre des prédicants.
Le pasteur achève son exhortation en ces termes : « Le Dieu de paix soit à jamais avec vous ! Que l’esprit de consolation vous soit abondamment fourni !
Dieu veuille abréger vos peines et les couronner surtout un jour de l’immortalité bienheureuse. Amen. »
Notre historique a rejoint l’époque qui précède immédiatement celle de l’arrestation de Marie Durand.
Lorsque celle-ci franchit le seuil de la vieille Tour, la salle où elle devait résider (était-ce celle d’en bas ou la plus élevée ? nous ne savons) offrait le spectacle suivant : les meurtrières avaient été garnies de planches ou peut-être de tentures destinées à briser les courants d’air, malgré tout trop sensibles encore. Dans l’une d’elles, située près de la cheminée, et séparée de la salle par une porte basse, on avait aménagé les « lieux communs » ; le visiteur peut voir encore les cavités préparées pour recevoir les poutrelles qui supportaient un plancher grossier. La prison elle-même était meublée de quelques bancs, de paillasses avec des draps et des couvertures, appuyées sur des tréteaux. Le tableau de Mlle Lombard offre donc à cet égard, dans son émouvante évocation de la dure prison, une réelle exactitude.
Vingt-huit femmes au moins étaient alors enfermées. Suzanne Mauran, incarcérée depuis quelques semaines avec sept autres de ses compagnes nîmoises, venait elle aussi de donner le jour à un fils, le 17 août : on se souvient que Marie Jullian avait eu une fille le 3 mai. Deux tout jeunes enfants faisaient donc entendre leurs cris dans ce réduit, témoin de tant de détresse et de fidélité.
Parmi les captives les unes venaient du Languedoc ou même de provinces plus éloignées, et quelques autres du Vivarais. Rappelons les noms de celles-ci : Marie Béraud, l’aveugle ; Madeleine Marion, Antoinette Gonin et Marie Vernès, prophétesses ; Suzanne Tracol et Marie Guéraut, enfin Marie de la Roche, dame de la Chabannerie. Avec elles, mais sans qu’on puisse l’affirmer avec certitude, Jeanne Rieutord : nul document ne fixe la date de sa libération ou de son décès.
La longue épreuve commençait. Rude émotion pour celle qui, dans sa grande jeunesse, venait de connaître depuis quelques mois tant d’alertes et de déchirements. Mais sans doute était-elle mûrie par ces expériences. Sa foi était forte et sa piété profonde. Pendant trente-huit ans elle allait — sans qu’on sache si ce mot gravé sur la margelle centrale de la salle supérieure est d’elle ou de quelque captif ou captive des années précédentes ou postérieures — « RÉSISTER ».
Les prisonnières de la Tour de Constance