Le déterminisme et la responsabilité dans le système de Calvin

II. Le Système

1. La providence

Nous n’avons pas la prétention de donner une exposition complète du système de Calvin. Nous nous en tiendrons, autant que possible, à ce qui touche directement la question spéciale, que nous avons à examiner, et nous ne dirons que ce qui paraîtra absolument nécessaire pour montrer la conciliation effectuée par Calvin entre son déterminisme et la responsabilité.

En présence des affirmations si nettes du réformateur, on a quelquefois exprimé des doutesk sur la réalité de son déterminisme, il importe d’écarter absolument cet étonnant préjugé.

kLa morale de Calvin d’après l’Inst. chrét, par S. Nazelle Lausanne, 1882. Deuxième partie, chap. II, § 2.

Le déterminisme de Calvin est aussi rigoureux, aussi absolu que possible. La notion du libre arbitre proprement dit, c’est-à-dire du pouvoir de se décider entre deux alternatives également possibles, a été entièrement étrangère à la pensée du réformateur ; elle ne lui est apparue que comme une subtilité philosophique aussi abstruse qu’inutilel, à laquelle il ne juge pas à propos de s’arrêter. Il la connaît pourtant et nous paraît l’avoir exposée avec une exactitude suffisante : « Ils (les philosophes) disent que l’entendement humain a en soi raison pour conduire l’homme à bien vivre… cependant ils disent bien qu’il y a un mouvement inférieur lequel est appelé sens (sensibilité) par lequel il est diverti et distrait en erreur… ils constituent la volonté entre la raison et le sens c’est à savoir ayant liberté d’obtempérer à raison si bon lui semble, ou de s’adonner au sensm. » Quant à la liberté d’indifférence, surtout appliquée à Dieu, il y voit une monstrueuse et immorale absurdité, indigne de fixer l’attention du penseurn.

l – « Il ne nous faut ici arrêter à ce qu’en dispute Aristote trop subtilement qu’il n’y a nul mouvement propre et de soi en l’intelligence, mais que c’est l’élection qui meut l’homme. Il nous doit suffire sans nous empêtrer en questions superflues que l’entendement est comme gouverneur et capitaine de l’âme, etc. » Inst. Chr., 1.15.7 ; Ed. 1539, 2.19. Il convient d’ajouter que la notion du libre arbitre qu’il discute (Inst. Chr., 2.2.5-6), ne ressemble en général que d’assez loin à celle du libre arbitre proprement dit.

mInst. 2.2.2

nDe æt prædest, Opp. Calv. t. VIII, p. 311.

Si rigoureux qu’il soit, le système de Calvin, qui a pour but de sauvegarder et d’affirmer la souveraineté absolue de Dieu se distingue profondément du fatalisme des stoïciens et de certains systèmes déterministes modernes, en ce qu’il établit le siège de la nécessité universelle non dans les phénomènes, qui en soi sont contingents, mais dans « le conseil de Dieu. » « Nous ne songeons pas une nécessité laquelle soit contenue en nature par une conjonction perpétuelle de toutes choses comme faisaient les stoïques, mais nous constituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons dès le commencement avoir selon sa sagesse déterminé ce qu’il devait faire et maintenant exécute par sa puissance tout ce qu’il a délibéré » (Inst. Chr. 1.16.8. Ed. 1539, 8.40), « au reste il est tellement nécessaire que ce que Dieu a ordonné advienne, que toutefois ce qui se fait n’est pas nécessaire précisément, ni de sa nature » (Inst. Chr. 1559, 1.16.9).

Les causes naturelles n’ont aucune activité propre et ne sont liées à leurs effets que par la volonté divine qui peut produire et produit quelquefois ces mêmes effets sans l’intermédiaire des causes secondes, ou sans que les causes secondes soient liées d’une façon absolue à leurs antécédents. « Quant aux choses qui n’ont point d’âme, il nous faut tenir ce point pour résolu, combien que Dieu ait assigné à chacune sa propriété, toutefois qu’elles ne peuvent mettre leur effet en avant, sinon d’autant qu’elles sont adressées par la main de Dieu. Par quoi elles ne sont qu’instruments auxquels Dieu fait découler sans fin et sans cesse tant d’efficace que bon lui semble, et les applique selon son plaisir et les tourne à tels actes qu’il veut, etc.o » Ce qui n’empêche pas Calvin d’affirmer qu’il y a des lois naturelles : « Vrai est que toutes espèces ont quelque conduite secrète selon que leur naturel le requiert comme si elles obéissaient à un statut perpétuel auquel Dieu les a astreintes : et par ainsi ce que Dieu a une fois décrété, coule et va son train comme d’une inclination volontaire… mais c’est perversement fait de vouloir sous telles couleurs cacher et obscurcir la providence spéciale de Dieup. » La création et les lois qui la régissent sont essentiellement contingentes, et c’est uniquement « la volonté de Dieu qui est la nécessité de toutes chosesq. »

oInst. 1.16.2. Ed. 1543, 6.49. De æt. Dei præd. Opp. Calv., vol. VIII, p. 254. Voir encore Inst. 1.16.5 et Contre l’astrologie judiciaire, Opp. Calv., vol. VII, p. 524 et passim. Ce curieux traité est écrit contre ceux qui, sous prétexte de rigueur scientifique, tendaient à faire du monde un mécanisme dont les rouages fonctionneraient suivant un déterminisme inflexible et en dehors de toute intervention divine actuelle. Dans son « De æterna Dex Prædestinatione », il attaque aussi le déterminisme des stoïciens et des astrologues : Opp. Calv., vol. VIII, p. 353.

pInst. 1.16.4. Ce texte ne se trouve pas dans les éditions précédentes, mais l’idée est exprimée en d’autres termes dans Ed. 1545, 6.47.

qInst. 3.23.8

Mais cette volonté divine n’est pas le caprice arbitraire d’un tyran c’est l’expression de la Sainteté absolue, de la Justice incompréhensible du souverain juge. Si elle est « loi à soi-même », si elle est « la règle souveraine de perfection et loi de toutes lois », ce n’est « qu’en tant qu’elle est pure de toutes maculesr » « Je n’entends pas, dit Calvin, cette volonté absolue de laquelle les sophistes babillent, faisant un divorce exécrable entre sa justice et sa puissance, comme s’il pouvait faire ceci ou cela, outre toute équité : mais j’entends sa providence dont il gouverne le monde, de laquelle rien ne procède que de bon et de droit, combien que les raisons nous en soient inconnuess. » En effet, notre Réformateur affirme « que la bonté de Dieu est tellement conjointe avec sa divinité qu’il ne lui est pas moins nécessaire d’être bon que d’être Dieut. »

rInst. Chr., 3.23.2 ; 1559 seulement, mais l’idée se trouve exprimée dès 1536, à propos de la prédestination dans son premier catéchisme (Opp. Calv., vol. XXII, p. 46, et dans l’éd. 1539, 8.18).

sInst. 1.17.2

tInst., 2.3.5

Pour faciliter l’exposition de ce que nous appellerons la théodicée de Calvin, il nous paraît indispensable de donner quelques détails sur la façon dont il conçoit l’action de la volonté de Dieu sur le monde et plus particulièrement sur la volonté humaine, de dire quelques mots de sa psychologie et enfin d’exposer brièvement le plan de Dieu à l’égard de l’humanité tel qu’il ait apparu à l’auteur de l’Institution chrétienne.

L’action de Dieu sur le monde doit être considérée à un triple point de vuea. La création est tellement contingente qu’elle ne peut subsister sans une « opération universelle » de la volonté de Dieu, agissant pour empêcher son œuvre, de retomber dans le néant. « Cette conduite n’est sinon ce que nous appelons l’ordre de la nature. » Dieu est le principe suprême de tout mouvement et de toute énergie selon la parole de saint Paul, c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être Actes.17.28, « nous ne pouvons pas durer une minute de temps, sinon qu’il nous soutienne de sa main, en tant même que c’est lui en qui nous subsistons et que tout ainsi que l’âme, épandant sa vigueur par tout le corps, agite les membres : aussi Dieu nous vivifie et nous donne là ce que nous avons de faculté et de pouvoir. »

a – Au chap. XIV de son traité « Contre la secte phantastique des libertins » (1545, Genève) Opp. Calv., vol. VII, Calvin expose sa théorie ex professo et c’est ce chapitre que nous résumons et dont nous citons les passages les plus caractéristiques. Voit aussi Inst. 2.4.2, 2.2.16.

Toutefois, Calvin n’est pas panthéiste, car ces forces auxquelles Dieu donne et maintient l’existence sont par cela même distinctes de lui : « Vrai est, dit-il, que nous subsistons en lui d’autant que n’avons pas notre fondement en nous. Mais il y a grande différence d’être l’œuvre ou l’ouvrier mêmeb » et si Dieu est l’âme du monde, il y a dans le monde des forces spontanés, distinctes de luic, car « il conduit toutes créatures, selon la condition et propriété qu’il leur a donnée à chacune en les formant… cette opération universelle de Dieu n’empêche point que chacune créature tant au ciel comme en la terre ne retienne sa qualité et nature, et suive sa propre inclination ». Du reste, le péché crée un abîme entre Dieu et la personnalité humaine (Opp. Calv., vol. VII, p. 180).

bContre la secte des libertins, ch. XI.

c – « Spontaneam (voluntatem) dicimus, qæ ultro se flectit, quo cunque ducitur, non antem rapitur, aut trahitur invita. » (De libero arbitrio. Opp. Calv., vol. VI, p. 280).

Mais le mal s’étant introduit dans le monde, nous verrons plus loin comment et pourquoi, si Dieu bornait là son action, et s’il ne mettait un frein au débordement effréné des forces aveugles de la natured et des convoitises de la volonté humaine asservie au péché, le monde tomberait dans la corruption et le désordre le plus complete, puisque cette providence universelle ne modifie en rien la direction bonne ou mauvaise des créatures qu’elle soutient. Aussi Dieu détermine-t-il de telle sorte le cours des événements et des phénomènes naturels, « qu’il les fait servir à sa bonté, justice et jugement, selon qu’il veut maintenant aider ses serviteurs, maintenant punir les méchants, maintenant éprouver la patience de ces fidèles ou les châtier paternellement. » De plus, il dispose et maîtrise de telle sorte la volonté de Satan et des pécheurs que ceux-ci, malgré eux et sans s’en douter, sont les ministres de ses desseins impénétrables. « Dieu, pour exécuter ses jugements par le diable, qui est ministre de son ire, tourne où bon lui semble le conseil des mauvais et meut leur volonté et confirme leur effortf. » Mais on aurait tort d’en conclure, avec les libertins et les panthéistes, que Dieu fait tout et « que les créatures ne font plus rien » ; elles pèchent spontanément et Dieu n’intervient que pour donner au torrent fangeux de leurs crimes une direction utile et bienfaisante. Calvin dit avec saint Augustin que « ce que les iniques pèchent cela vient de leur propre ; qu’en péchant, ils font une chose ou une autre, cela est de la vertu de Dieu, lequel divise les ténèbres comme bon lui sembleg ; » et il insiste avec force sur le caractère spontané du péché, qu’il distingue ainsi de l’activité divine. « Satan et les méchants ne sont pas tellement instruments de Dieu que cependant ils n’opèrent aussi bien de leur côté ; car il ne faut pas imaginer que Dieu besogne par un homme inique comme par une pierre ou par un tronc de bois ; mais il en use comme d’une créature raisonnable selon la qualité de sa nature qu’il lui a donnée. Quand donc nous disons que Dieu opère par les méchants, cela n’empêche pas que les méchants n’opèrent aussi en leur endroit. »

d – « Il n’y a rien de plus misérable que l’homme, si ainsi était que les mouvements naturels du ciel, de l’air, de la terre et des eaux eussent leur cours libre contre lui » (Inst. chr., 1.16.3, 1559).

e – Si une chacune âme est sujette à tous ces monstres de vices, comme l’apôtre prononce hardiment, nous voyons que c’est qui adviendrait si le Seigneur laissait la cupidité humaine vaguer selon son inclination. Il n’y a bête si enragée qui soit transportée si désordonément ; il n’y a rivière si violente et si raide, de laquelle l’exondation soit tant impétueuse. Telles maladies sont purgées par le Seigneur en ses élus en la manière que nous l’exposerons : aux réprouvés elles sont seulement réprimées par une bride à ce qu’elles ne se débordent point, selon que Dieu connaît être expédient pour la conservation du monde universel. (Inst., 2.3.3)

fInst. 2.4.3. Cette doctrine est clairement enseignée dans la première édition de l’Institution chrétienne (1536)

g – St. Augustin cité par Calvin, De prædest. sanct., Inst. 2.4.4.

Mais cette action purement régulatrice n’apporte dans le monde aucune transformation morale. Le pécheur est utilisé, mais il n’est pas transformé. C’est un agent mauvais en soi que Dieu prend tel qu’il le trouve et dont il tire le meilleur parti possible étant donnée la nature présente de cet agent. Or, cette nature ne peut être transformée que sous l’influence de la libre grâce de Dieu, « qui forme de nouveaux cœurs en nous amollissant notre dureté. » Cette action de la grâce est « la troisième espèce de l’opération de Dieu » qui « gît et consiste en ce qu’il gouverne ses fidèles vivant et régnant en eux par son Saint-Esprit. » Nous nous réservons d’en parler plus au long après que l’exposition de la théorie de Calvin sur l’introduction du mal dans le monde et sur les conséquences qui en résultent, nous aura permis de rendre compte assez clairement de l’état présent de l’humanité pour faire comprendre la nature de cette action.

2. La chute et le serf arbitre

Calvin donne parfois au libre dessein de Dieu, qui règle tous les détails de la création et les destinées de l’humanité selon les voies de sa bonté infinie et de sa justice mystérieuse, le nom général de Prédestination opposition au Fatum des stoïciens.

C’est en vertu de cette volonté arrêtée de toute éternitéh que l’homme est déchu de l’état de pureté dans lequel il avait été créé et que les conséquences de sa révolte ont passé sur tous ses descendantsi. Quoiqu’on ait pu dire, Calvin est très décidément supralapsaire : il ne croit pas que Dieu ait prévu la chute d’Adam et qu’il se soit accommodé de cet acte du libre arbitre du premier homme, en le faisant entrer dans son plan. Cette thèse n’est qu’un pis-aller auquel il réduit ses adversaires. Bien loin de faire dépendre le décret de Dieu du libre arbitre de l’homme, il place le libre arbitre d’Adam dans une dépendance absolue à l’égard de la prédestination : « puisqu’il ne voit les choses advenir pour autre raison, sinon par ce qu’il a déterminé qu’elles advinssent ; c’est folie de disputer et débattre que fait sa prescience quand il apparaît que le tout advient par son ordonnance et disposition. On ne peut nier que Dieu n’ait prévu devant que créer l’homme, à quelle fin il devait venir : et ne l’ait prévu pour ce qu’il l’avait ainsi ordonné en son conseilj. »

h – « Nous constituons Dieu maître et modérateur de toutes choses, lequel nous disons avoir, dès le commencement, selon sa sagesse, déterminé ce qu’il devait faire et maintenant exécute par sa puissance tout ce qu’il a délibéré dont nous concluons que non seulement le ciel et la terre et toutes ses créatures insensibles son gouvernées par sa Providence, mais aussi les conseils et le vouloir des hommes tellement qu’il les dresse au but qu’il a proposé. » (Inst. 1.16.8)

iArtic. De prædest. Opp. Calv. vol IX, p. 713. Inst. 3.23.7-8

jInst. chr., éd. 1539, 8.17. Dans l’édition 1559 et dans la traduction de 1560, cette citation se retrouve tout entière, mais coupée par un assez long développement, 3.23.6-7.

Mais tout en affirmant que le décret de la prédestination rendait la chute inévitable, il maintient que l’homme n’est tombé que par sa faute : « L’homme trébuche selon qu’il avait été ordonné de Dieu : mais il trébuche par son vicek. » En effet si l’humanité est esclave du péché, c’est que son chef « a abusé de son libre arbitrel. » Il va sans dire que le libre arbitre que Calvin attribue à Adam n’implique pas, comme on l’entend ordinairement par ce mot, l’égale possibilité de deux décisions contraires et indéterminées de la volonté : « Nous ne sommes pas en question de ce qui a pu advenir ou non, mais de ce qu’a été en soi la nature de l’hommem. » Or, voici comment Calvin envisageait cette « nature de l’homme » avant la chute. Il reconnaît deux facultés dans l’âme humaine. D’une part, l’entendement (intellectus) qui comprend l’intelligence (mens) et la sensibilité (sensus) ; d’autre part la volonté (voluntas plus rarement appetitus), et même à l’état normal, c’est l’entendement qui détermine la volonté. Nous sommes donc déjà en plein déterminisme. Le rôle de l’entendement est de « discerner entre les objets » qui lui sont présentés et de porter un jugement sur eux, de les approuver ou de les désapprouver, (c’est la discrétion). Le choix de la volonté, sa décision dépend entièrement des jugements de l’entendement, « la volonté dépend du plaisir d’icelui et ne désire rien jusqu’après avoir eu son jugementn. » En cet état l’homme avait son libre arbitre qui est, selon la définition de saint Augustin rapportée par Calvin, dans son Institution, 2.2.4, « une faculté de raison et volonté, par laquelle on élit le bien, quand la grâce de Dieu assiste : et le mal quand icelle désiste. » En sortant des mains de son Créateur, l’homme n’était pas déterminé au mal ; « il pouvait ne pécher pointo ». S’il l’eût voulu, il serait parvenu à la vie éternelle, mais il ne lui a pas été donné de vouloirp. Pour le préserver de la chute, il aurait été indispensable que Dieu le remplit de la constance et de la force dont il arme ses élus. Mais en lui donnant une volonté « ployable au bien et au mal » il lui a précisément refusé cette « constance de persévérer », et c’est ce qui explique sa chute (Inst. chr., 1.15.18). Son intelligence livrée à ses propres lumières n’a pu que se détourner, d’elle-même, de la vérité et se laisser tromper par les ruses de Satanq.

kInst. chr., 3.33.8 ; éd. 1539, 8.8. « Nous croyons que l’homme ayant été créé pur et entier, est déclin par sa faute propre, de la grâce qu’il avait reçue » (Lettre à François Ier. La confession de la Rochelle art. 9, reproduit ce texte presque sans modification.

l – « Unde id ? Nisi quia libero arbitrio abusus est Adam quum haberet ? » De libera arbitrio. Opp. Calv. vol. VI, p. 263.

mInst. 1.15.8

n – Ces notions de psychologie se trouvent dans Inst. 1.15.7.

o – Harmonie évangélique : Matth.4.1.

pAcceperat quidem passe, si vellet, sed non hahuit velle quo posset ; quia hoc velle sequuta esset perseverantia. » Inst., 1559, 1.15.8. La fin du § 8 est tronquée dans la traduction française de 1560, qui contient en outre un contresens assez grave pour le rendre presque inintelligible.

q – « L’homme s’est soustrait et révolté de la sujétion de Dieu, d’autant que non seulement il a été trompé par les alléchements de Satan, mais aussi qu’en méprisant la vérité, il s’est fourvoyé en mensonge. » (Inst. 2.1.4).

Dieu a retiré sa main, il a laissé l’homme pleinement indépendant, libre et maître de soi, et il a montré ainsi que hors de Lui et sans son secours il n’y a pas de vie morale possibler, et de son côté, « Adam a déclaré combien est pauvre et misérable le franc arbitre sinon que Dieu veuille en nous et puisse touts. » Bien que nécessaire, la chute n’est donc pas imputable à l’action de Dieu sur la volonté humaine, au sens rigoureux du terme, puisque l’influence directrice de la providence avait justement cessé de se faire sentir, quand l’homme est tombé dans le péché.

rInst, 3.23.7 : « Il a voulu en premier lieu montrer ce que pouvait le franc arbitre et puis après ce que pouvait le bénéfice de sa grâce et son juste jugement ». Cette citation de saint Augustin ne se trouve pas dans les éditions antérieures à 1559.

sInst., 2.3.10

Dieu a voulu, pour des motifs que nous ne pouvons comprendre complètement, l’existence du mal ; mais il ne l’a pas créé : il l’a laissé monter du néant. Le mal n’a pas sa cause efficiente en Dieu « car la malice et perversité qui est tant en nous qu’au diable, n’est pas une chose essentielle ou une substance créée, mais seulement une corruption de l’œuvre de Dieu et un défaut de ce que Dieu avait mis en nous ; comme toutes les convoitises méchantes ne sont qu’un débordement et excès désordonné de la règle et mesure que Dieu approuvet. » L’imperfection métaphysique ou la faiblesse de la créature, en vertu de laquelle cette « corruption » et « ce défaut » se sont produits spontanément, n’est pas un mal moral : « le diable et l’homme ont été créés bons », bien que « muables ». Elle est la conséquence de ce fait que Dieu est le bien absolu, le principe de la vie morale, et elle sert à mettre en lumière l’incapacité où se trouve la créature même ornée des plus beaux dons, d’être la cause première et absolue d’un bien dont Dieu ne serait pas, par conséquent, l’auteur. Elle montre qu’il n’y a pas un seule vie moralement bonne dont la gloire ne doive remonter à Dieu ; elle est donc en soi une chose excellente. Et le terme de « corruption », métaphore que Calvin emploie fréquemment, exprime très heureusement cette idée ; la corruption apparaît dans l’organisme, dès que la vie s’est éteinte, et le mal naît dans l’âme, dès qu’elle n’est plus animée du souffle vivifiant de la grâce.

tEpître contre un cordelier (Opp. Calv., vol VII, p. 355.)

Quant à la question de savoir pourquoi Dieu n’a pas soutenu Adam et ne lui a pas donné de persévérer dans le bien, et si Dieu lui devait l’appui qu’il lui a refusé nous nous en occuperons au sujet de la prédestination, dont elle dépend entièrementu. En vertu du mystérieux lien de solidarité que Dieu a établi entre Adam et ses descendants, et suivant son décret éternel, le péché s’est transmis à tous les membres de la race humaine, comme la corruption, de la racine se transmet à la plante tout entièrev. Cependant, pour expliquer cette contagion du mal, Calvin croit qu’il est inutile de recourir à l’hypothèse du traducianismew. D’après lui, en effet, cette contagion n’a pas son siège dans la substance du corps ou de l’âme ; elle est le résultat de l’ordre établi de Dieu en vertu duquel les dons qu’Adam avait reçus étaient communs à toute sa race, en sorte qu’il ne pouvait les conserver ou les perdre sans déterminer ses descendants à la sainteté ou au péchéx. Mais Calvin ne présente pas cette théorie fédérale comme une explication. C’est l’affirmation d’un mystère, et il déclare que la transmission du péché et de la coulpe est injustifiable au point vue rationnel ; « il n’est pas advenu naturellement que tous déchussent de leur salut par la faute d’un. » C’est le résultat du décret de la prédestinationy, décret absolument incompréhensible : « car il n’y a rien de plus contraire au sens commun que de faire tout monde coupable pour la faute d’un seul homme et ainsi faire le péché communz. »

uInst. 1.15.8

vInst., 2.1.16

wInst. 2.1.7-8

x – « La souillure n’a point sa cause et fondement en la substance de la chair ou de l’âme, mais en ce que Dieu avait ordonné que les dons, qu’il avait commis en dépôt au premier homme, fussent communs à lui et aux siens pour les garder ou pour les perdre. » Inst. chr., 2.1.7. Ce texte se trouve pour la première fois en 1550, l’idée est déjà exprimée dans l’éd. 1539, 2.10. La confession de la Rochelle, art. X, expose la même théorie.

yInst., 3.23.7

zInst., 2.1.5

Voici maintenant comment notre auteur définit le péché : « Le péché originel est une corruption et perversité héréditaire de notre nature laquelle étant épandue sur toutes les parties de l’âme, nous fait coupables premièrement de l’ire de Dieu, puis après produit en nous les œuvres que l’Ecriture appelle œuvres de la chaira » (ou péchés particuliers). Cette définition contient deux éléments de la plus haute importance, que Calvin développe à la suite, et dont le premier surtout est propre à jeter une vive lumière sur sa conception de la responsabilité. En premier lieu, la corruption originelle nous rend véritablement dignes de la colère de Dieu et est ainsi le pivot de la responsabilité. Nous ne sommes pas coupables parce que la faute d’Adam nous est imputée arbitrairement, mais bien parce qu’il nous a transmis son penchant irrésistible pour le mal, qui est en lui-même digne de châtiment et « auquel justement la peine est due, » même avant que la volonté ait pu transgresser consciemment le commandement divinb.

aInst., 2.1.8

bIbid. « Ce n’est pas par une imputation seulement, comme nous faisant porter la peine du péché d’autrui, mais d’autant portons-nous la peine d’icelui, pour ce que nous sommes aussi coupables, à savoir en tant que notre nature corrompue en lui est devant Dieu trouvée coupable d’iniquité et enveloppée en la condamnation d’icelle » (Comm. sur Romains.5.17). La même affirmation se trouve déjà dans la première édition de l’Inst.

En second lieu, cette corruption naturelle même après la régénération, est une puissance essentiellement active qui se confond avec la spontanéité même de notre êtrec, et qui rend nécessaire l’action régulatrice de la providence. Cette corruption (qui est le péché) donne naissance aux péchés actuels « tout ainsi qu’une fournaise ardente sans cesse jette flambes et étincelles et une source jette son eaud ». Dans cet état de corruption, l’humanité a perdu son libre arbitre, c’est-à-dire que la volonté humaine ne peut plus que pécher, et que non seulement elle ne peut faire le bien sans l’assistance de la grâce, mais que cette assistance même est insuffisante et qu’une transformation complète de sa nature est nécessairee. L’homme est asservi à son propre péchéf, il en est l’esclave ; mais il en est l’esclave volontaire, car cet esclavage porte précisément sur la volontég : « si ne faut-il pas pourtant penser que l’homme pèche comme contraint par nécessité violente : car il pèche d’un consentement de volonté très prompte et encline. Mais parce que pour (à cause de) la corruption de son affection, il a très fort en haine toute la justice de Dieu, et d’autre part est fervent en toute espèce de mal, il est dit n’avoir pas puissance d’élire le bien et le mal, ce qu’on appelle le libéral arbitreh. » Depuis la chute, l’âme humaine est radicalement mauvaise et « ne produit rien qui ne mérite condamnationi » : cependant cette corruption n’est pas absolue, l’homme ne peut de lui-même effectuer une action méritoire, mais ses actes peuvent être bons.

cInst, 2.1.8 : « Toutes les parties de l’homme depuis l’entendement jusqu’à la volonté, depuis l’âme jusqu’à la chair, sont souillées et du tout remplies de cette concupiscence : ou bien, pour le faire plus court, que l’homme n’est autre chose de soi-même que concupiscence. »

dIbidem.

eInst, 2.2.6

fInst., 2.2.7

gInst., 2.3.5

hPremier catéchisme français, 1537, art. du libéral arbitre. Opp. Calv. Vol. XXII, p. 37.

iInst., 2.3.6

Pour exprimer la condition actuelle de l’humanité, Calvin emploie cette formule qu’il emprunte à saint Augustin : « Les dons naturels ont été corrompus en l’homme par le péché et les supernaturels ont été du tout abolisj. » Par dons naturels, il entend les lumières et la force nécessaire pour se diriger dans le monde sensible et dans la société humaine. Par dons surnaturels, « il faut entendre tant la clarté de foi que l’intégrité et droiture appartenant à la vie céleste » ; c’est-à-dire, les aptitudes nécessaires pour avoir part à la vie éternelle. L’entendement a été débilité et obscurci, la volonté subsiste, mais elle est viciée et rebelle. Cependant cet obscurcissement de l’entendement n’empêche pas l’homme de conserver « quelque désir de s’enquérir de la vérité, » et surtout dans les choses inférieures » (la politique, l’économie domestique, les arts et l’industrie, la philosophie et les carrières libérales), il peut l’atteindre assez facilement [§ 13, 14, 15], il arrive même parfois qu’on trouve dans les philosophes « des sentences dites de Dieu bien couchées », mais elles sont environnées de tant d’erreur, et d’incertitudes qu’on est obligé de reconnaître malgré tout « que la raison humaine ne peut jamais ni approcher, ni tendre, ni dresser son but d’entendre qui est le vrai Dieu, et quel il veut être envers nous » [§ 18]. Si Dieu leur a laissé entrevoir quelque chose de sa divinité, cela a suffi pour les rendre inexcusables, en leur enlevant tout prétexte d’ignorance, mais non pour les faire parvenir à la vraie connaissance de Dieu et de sa paternité [§ 18]. Il en est de même pour la faculté naturelle qu’il a de discerner entre le bien et le mal : elle est suffisante pour enlever toute excuse à l’homme en provoquant chez lui le remords et en l’avertissant ainsi de son péché, mais elle est sujette à prendre le bien pour le mal et le mal pour le bien [§23, 24, 25]. Cependant à l’aide de ce guide, des païens ont pu donner au monde le spectacle de vertus louables en elles-mêmes, mais qui n’avaient aucune valeur morale subjective, parce qu’elles étaient viciées dans leur source, dans les mobiles qui les produisaient, ou dans le but qui excitait leurs efforts. Mais ce bien relatif dont Calvin, avec beaucoup d’impartialité relève les traces dans la nature humaine, est dû à la pure miséricorde de Dieu, qui a empêché le mal de porter tous ses fruitsk, et qui donne, même à ceux qu’il ne régénère pas, une moralité extérieure et le plus souvent utilitaire, suffisante pour la conservation de l’ordre politique et sociall.

jInst., 2.2.12

kInst., 2.2.17

lInst., 2.3.4

Ces dons précieux, ces grâces d’état que Dieu donne à qui bon lui semble, et qui ne découlent pas spontanément de la nature pécheresse, ne doivent pas être confondus avec la régénérationm. « Si quelqu’un objecte : qu’est-ce qu’a à faire l’Esprit de Dieu avec les iniques, qui sont du tout étrangers à Dieu ? Je réponds que cet argument n’est pas suffisant, car ce qui est dit que l’Esprit habite seulement aux hommes fidèles, cela s’entend de l’Esprit de sanctification par lequel nous sommes consacrés à Dieu pour être ses temples. Cependant Dieu ne laisse point de remplir, mouvoir, vivifier par la vertu de ce même esprit toutes créatures, et cela fait-il selon la propriété d’une chacune telle qu’elle lui est donnée en la créationn. »

mInst., 2.3.4

nInst., 2.2.16

Si nous nous en rapportons à un passage du maître des Sentences (Sent. lib. II, dist. 25) cité par Calvin (Inst., 2.2.6), Pierre Lombard aurait professé sur l’impuissance morale de l’homme des opinions assez voisines de celles du réformateur. Ce qui distingue nettement ce dernier des théologiens catholiques, c’est le principe essentiellement protestant de l’absolue gratuité du salut, principe qui est la clef de tout le système de Calvin, et qu’il accepte avec toutes ses conséquences. L’auteur du De vocatione gentium (cité dans l’Inst. 2.2.6) avait affirmé que l’homme pouvait résister aux impulsions de la grâce, et il en avait conclu très logiquement que le mérite de l’acceptation du salut devait être imputé à la volonté humaine, qui avait coopéré à l’action de la grâce, ou tout au moins qui avait accompli un acte auquel elle eût pu se soustraire, en n’y apportant pas de résistance. La conséquence était inéluctable, et tous ceux qui veulent introduire dans l’édifice de la doctrine chrétienne cet élément étranger, sont acculés à la nécessité de porter atteinte à l’absolue gratuité du salut et de rétablir la doctrine du mérite, bon gré, mal gré. Sur ce terrain le principe catholique, d’après lequel le salut serait relativement acquis et mérité par l’effort humain, est aussi inattaquable que paraît fausse la position des théologiens qui prétendent rejeter absolument la notion du mérite, en maintenant le franc arbitre. L’expérience religieuse de Calvin, autant que son sens logique, lui rendait impossible cette solution. Aussi exclut-il avec soin de son système toute trace de synergisme et affirme-t-il l’efficacité toute puissante de la grâce : « Seigneur corrige ou plutôt abolit notre volonté perverse. Puis après nous en donne de soi-même une bonne… c’est par pure grâce que nous commençons à vouloir le bien : nous, dis-je, qui sommes de tout notre cœur naturellement adonnés à malo ».

oInst. chr., 2.3.7-8.

« Or, il émeut notre volonté, non pas comme on a longtemps imaginé et enseigné, tellement qu’il soit après en notre élection d’obtempérer à son mouvement ou résister, mais il la meut avec telle efficace qu’il faut qu’elle suivep ». Mais cette action irrésistible de la grâce n’a rien de commun avec la contrainte brutale qui ne tiendrait aucun compte des tendances de l’âme, puisque c’est tout d’abord sur ces tendances qu’il agit. « Vrai est que Dieu ne fait pas son œuvre en nous comme en des pierres ou des rochers, tellement qu’il nous ravisse à soi sans le sentiment ou mouvement intérieur de notre cœur, mais vu que naturellement volonté est imprimée en nous, laquelle toutefois est dépravée par la corruption de notre nature, tellement que son inclination tend toujours à pécher ; Dieu la corrige et réforme en mieux et fait que nous appettons franchement justice de laquelle toute notre affection était détournéeq ». Dieu, dans aucun cas, ne contraint l’homme à le servir malgré lui et à parvenir au salut en dépit de sa volonté. Il agit toujours par une persuasion aussi douce qu’irrésistible, en éclairant l’entendementr et en inclinant la volonté : « Par la grâce, la volonté est excitée à aimer le bien, inclinée à le désirer, émue à le chercher et à s’y adonners ». Agissant à la fois sur l’entendement et la volonté, « le Seigneur commence en nous son œuvre, inspirant en nos cœurs l’amour, le désir et étude de bien et justice, ou pour parler plus proprement, inclinant, formant et adressant nos cœurs à justice, il parachève son œuvre en nous confirmant à persévérancet ». D’ailleurs, par abolition de la volonté, Calvin n’entend pas la suppression complète de cette faculté, mais sa transformation radicaleu.

pInst. chr., 2.3.10

qComment, sur Ps.40.9.

r – « Car nul n’a entrée au royaume de Dieu, sinon que son entendement soit renouvelé par le Saint-Esprit » (Inst. chr., 2.2.20)

sInst., 2.3.9

tInst., 2.3.6

u – « Je dis que la volonté est abolie non pas en tant qu’elle est volonté : car en la conversion de l’homme, ce qui est de première nature demeure. Je dis aussi qu’elle est créée nouvelle, non pas pour commencer d’être volonté, mais pour être convertie de mauvaise en bonne » (Inst., 2.3.6).

3. La prédestination

Nous avons vu que, du fait que cette transformation morale ne se réalise pas chez tous les hommes, Calvin avait conclu à la doctrine de l’élection ou de la prédestination proprement dite, qu’il définit en ces termes : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition : mais ordonne les uns à la vie éternelle, les autres à éternelle damnation ; ainsi selon la fin à laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à viev. » Ce décret éternel est immuable, et le sort de chaque homme est irrévocablement fixé, dès avant naissance. Nul par conséquent ne peut obtenir le privilège de l’élection par ses propres efforts. Il n’en faudrait pourtant pas conclure que Dieu condamnerait un homme malgré sa foi et sa piété, s’il était réprouvé ; une telle supposition est absurde : « car la foi ne se trouve sinon aux élus » et quant « aux adversaires de la vérité », qui « disent que celui qui est réprouvé de Dieu, perdrait sa peine en s’appliquant à vivre purement et en innocence en cela ils sont convaincus de mensonge impudent ; car d’où procéderait telle étude, sinon de l’élection de Dieu ? Vu que tous ceux qui sont du nombre des réprouvés comme ils sont instruments faits à opprobre, ne cessent de provoquer l’ire de Dieu par crimes infinis : et confirmer par signes évidents le jugement de Dieu qui est décrété contre eux, tant s’en faut qu’ils y résistent en vainw. »

vInst., 3.21.5

wInst., 3.23.12

Le décret de l’élection, comme celui de la réprobation est, de plus, absolu. Ceux qui sont prédestinés au salut ne le sont pas en prévision de leur foi ou de leur mérite, mais seulement à cause de la miséricorde gratuite de Dieu, qui fait grâce à qui bon lui semblex. Et il ne faut pas chercher ailleurs que dans la volonté mystérieuse de Dieu la cause de la réprobationy.

xInst., 3.23.12

y – « Si nous ne pouvons donc assigner autre raison pourquoi c’est que Dieu accepte ses élus, sinon parce qu’il lui plaît, nous n’aurons aussi nulle raison pourquoi il rejette les autres, sinon sa volonté. Car quand il est dit que Dieu endurcit ou fait miséricorde selon son plaisir, c’est pour nous admonester de ne chercher cause aucune, hors de sa volonté. » Inst. chr., 3.22.11 ; éd. 1539, 8.12.

Du reste les réprouvés ne sont pas condamnés gratuitement, car, outre qu’ils sont prédestinés à justifier par leurs péchés la sentence qui les frappe, cette sentence, si indépendante qu’elle soit des démérites qui en sont la conséquence, est pourtant juste et sainte mais notre intelligence trop faible pour pénétrer dans les profondeurs mystérieuses de cette justice absolue, dont celle que nous connaissons n’est qu’un pâle reflet, doit attendre patiemment qu’elle soit rendue capable d’en supporter l’éclat trop puissant pour ses faibles moyens d’investigationz. Calvin voyait un « hideux sacrilège » dans la thèse d’après laquelle les hommes périraient par suite d’une décision arbitraire de Dieu, sans qu’ils fussent véritablement coupablesa. Voici d’ailleurs comment il a lui-même résumé son enseignement sur la prédestination : « Nous disons donc, comme l’Ecriture le montre évidemment, que Dieu a une fois décrété par son conseil éternel et immuable lesquels il voulait prendre à salut et lesquels il voulait dévouer à perdition. Nous disons que ce conseil, quant aux élus, est fondé en sa miséricorde sans aucun regard de dignité humaine. Au contraire, que l’entrée de vie est forclose à tous ceux qu’il veut livrer en damnation : et que cela se fait par son jugement occulte et incompréhensible, combien qu’il soit juste et équitableb. »

zPremier catéchisme de Calvin, paragraphe de l’élection éternelle : « Or, pourquoi le Seigneur use de sa miséricorde envers les uns et exerce la rigueur de son jugement envers les autres, il nous en faut laisser la raison être connue de lui seul, laquelle il nous a voulu à tous être celée et non sans très bonne cause. Car ni la rudesse de notre esprit ne pourrait pas porter une si grande clarté, ni notre petitesse ne pourrait pas comprendre une si grande sapience… Seulement ayons cela résolu en nous, que cette dispensation du Seigneur, combien qu’elle nous soit cachée, ce néanmoins elle est sainte et juste » Opp. Calv, vol. XXII, p. 43. « La Justice de Dieu est plus haute et excellente que de devoir être réduite à la mesure humaine, ou être comprise en la petitesse de l’entendement des hommes » Inst. chr., 3.23.4.

aDe æt predæst. Opp. Calv., vol. VIII, p. 342.

bInst., 3.21.7

Telle est, exposée dans ses grandes lignes, la doctrine de la prédestination, doctrine devant laquelle la foi la plus ferme est saisie d’une crainte invincible, mais dont elle ne peut se passer si elle veut être conséquente avec elle-même, et ne rien enlever à Dieu de la gloire qui lui est due. Calvin, comme avant lui Luther, et comme plus tard Pascal, a connu cette terreur à laquelle aucun homme de cœur ne peut se soustraire, et l’a laissé deviner dans cette parole échappée à sa plume si réservée : « Je confesse que ce décret doit nous épouvanterc ». Oui, on peut trembler devant ce dogme, mais cette crainte ne doit pas nous porter à lui imputer des conséquences qu’il ne comporte pas, comme nous allons essayer de le montrer dans notre deuxième partie.

cInst. 3.23.7

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