Des ouvrages comme : L’analyse de la foi et le vrai système de l’Eglise, de Pierre Jurieu ; comme la Conformité de la foi et de la raison, de Leibnitz, ou encore comme The grammar of assent, de Newman ; Les bases de la croyance, de Balfour ; L’esquisse d’une philosophie de la religion, de A. Sabatier ; le System der christlichen Warheit, de Franck ; et tant d’autres, tous écrits dans un esprit de foi, mais à des points de vue extrêmement différents, prouvent que l’intelligence des croyants n’est pas fermée aux questions qui font l’objet de la philosophie de la religion. Höffding se trompe donc quand il avance le contraire.
Quel sera maintenant le critère de la vérité religieuse ?
On a eu recours à trois sources pour constituer une connaissance religieuse pouvant servir, pour ceux qui le désireraient, à conduire au Dieu de la révélation positive. Ces trois sources sont : la raison spéculative, la raison pratique avec son impératif catégorique, et le sentiment. Ces trois méthodes de constitution de la science religieuse ou de la vie religieuse nous donnent trois critères de la vérité religieuse. Suivant qu’on adopte l’un de ces points de vue, la marque interne d’une vérité religieuse sera son caractère rationnel, son rapport de convenance avec la loi morale ou les satisfactions qu’elle donne aux sentiments et même à la sentimentalité.
Nous aurons nécessairement à revenir sur ces trois méthodes et à en présenter la critique.
Pour le moment, nous désirons montrer qu’on doit reconnaître que l’emploi de ces méthodes procède d’une philosophie de la croyance qui peut être une philosophie de croyant. Nous voulons montrer en second lieu pourquoi la théologie calviniste est obligée par la logique interne de son système de se créer une autre méthode qui procédera d’une conception plus spécifiquement religieuse.
La scolastique médiévale thomiste distingue entre des vérités religieuses démontrables par la raison, l’existence de Dieu, la liberté, l’immortalité, et d’autres que, seule, l’autorité de l’Eglise nous garantit. C’est ainsi qu’on peut démontrer rigoureusement, à l’aide de preuves a posteriori, l’existence de Dieu. La crédibilité d’une révélation naturelle et de l’institution du magistère infaillible de l’Eglise peuvent être établies ensuite également par le raisonnementk. Ainsi la religion naturelle, fondée sur la science ontologique, est ou peut devenir le préambule de la religion surnaturelle, fondée sur la foi. L’existence de Dieu, disait naguère encore le cardinal Mercier, n’est pas objet de foil. Y a-t-il à la base de ces assertions une philosophie de la croyance, pouvons-nous y souscrire ?
k – « Des conclusions rationnelles peuvent prouver avec certitude l’existence de Dieu, la nature spirituelle de l’âme et la liberté de la volonté. » (Décision pontificale du 11 juin 1855.) Höffding lui-même cite cette décision (op. cit., p. 357). Ce philosophe apprend à ses lecteurs qu’il y était ajouté que, la foi supposant une révélation, on ne peut faire à elle dans les discussions avec les naturalistes et les athées.
l – Mercier, Traité élémentaire de philosophie, vol. II, p. 22 : « L’existence de Dieu ne peut faire l’objet d’un acte de foi divine. » Voir encore p. 23 et p. 28.
Si nous entendons, avec Höffding, par philosophie de la religion, la religion se prenant elle-même pour objet d’étude du point de vue du doute, du libre examen, de la recherche indépendante de l’Eglise, il n’est pas douteux que nous nous trouvions en présence d’une véritable philosophie de la religion. On nous indique, en effet, ce que nous pouvons savoir par le libre examen de la raison, et pourquoi ce libre examen doit faire place, à un moment donné du travail de la pensée, à la soumission de la raison au décret de l’Eglise. En tous cas, cette philosophie part de l’idée d’une discussion conduite uniquement d’après les principes de la logique. C’est en son nom que sera expressément condamné le fidéisme absolu des Hermès et des Beautain.
Elle repose sur les prémisses rationalistes, sur une notion précise de l’idéogénie.
Quand, avec Thomas d’Aquin, elle repousse la preuve de l’existence de Dieu a simultaneo, et qu’elle déclare qu’on ne peut connaître Dieu que par un raisonnement ; a posteriori en partant des créatures, elle se révèle comme un rationalisme anti-innéiste. C’est l’aristotélisme qui est l’inspirateur.
Quand elle fait appel, avec saint Anselme, à la preuve a simultaneom, c’est l’innéisme platonicien qui sert de point de départ. La raison toute seule serait alors la source de la connaissance fondamentale de la religion, de la connaissance de Dieu. L’homme apporterait en naissant l’idée impresse de Dieu et il la découvrirait dans son esprit quand celui-ci s’ouvrira à la réflexion. C’est la voie suivie après Anselme de Cantorbéry par Descartes, Malebranche, Gioberti et l’école ontologique, chez les catholiques ; par Leibnitz, Guelinx, Heydan, chez les protestants, pour ne citer que quelques noms.
m – L’argument de saint Anselme a simultaneo, s’applique quand le concept même d’un objet implique la réalité de cet objet : moi qui suis imparfait, j’ai l’idée d’un Etre parfait, celle-ci n’a donc pu m’être donnée que par Lui ; effet et cause sont simultanés. (ThéoTEX)
Mais, de toutes manières, ce qu’on nous présente, c’est bien une tentative d’expliquer psychologiquement la nature et l’origine de la religion subjective, de la certitude de son objet suprême. C’est la réponse à la question capitale que se pose cette partie de la science des religions que Goblet d’Alviela propose d’appeler hiérosophie et qu’on désigne ordinairement sous le nom de philosophie de la religion : la pensée religieuse est-elle valide pour la pensée scientifique ? Quels rapports a-t-elle avec l’activité intellectuelle ?
Bien qu’ils aboutissent à d’autres résultats, parce qu’ils partent de prémisses différentes ou opposées, les Spinoza, les Schelling, les Hegel ne font pas davantage.
Croyant avoir trouvé la méthode permettant d’atteindre à la certitude religieuse (il s’agit de la religion naturelle), on nous en présente du même coup le critère.
Ce critère intérieur sera la conformité de l’affirmation religieuse avec les exigences de la pensée spéculative. Est vrai, en religion naturelle, ce qui ne présente aucune opposition interne, ce qui peut être démontré.
Nous n’acceptons ni le point de départ de la certitude religieuse, ni le critère que nous propose la raison spéculative. Nous ne pouvons consentir à faire reposer les affirmations de la foi sur des raisonnements faillibles. L’expérience prouve que les philosophes n’ont pas même pu se mettre d’accord sur la valeur des preuves classiques de l’existence de Dieu. Les raisonnements métaphysiques sont d’un maniement délicat. Il est très difficile de s’assurer qu’on n’a pas commis une erreur légère de forme au point de départ. Les techniciens les plus habiles s’y trompent. On discute et l’on discutera sans doute encore longtemps sur la question de savoir si la preuve ontologique est la plus péremptoire des preuves ou un misérable sophisme. Ce fait explique qu’on n’arrive jamais, par la seule force des preuves, à une conviction stable. Calvin l’avait déjà remarqué. Ces arguments sont, tour à tour, honnis ou exaltés. Aussi les voyons-nous, même parmi les théologiens les plus récents, tantôt déclarés sans valeur après une critique sévère (E. Boehl, Wichelhaus), tantôt laissés à l’appréciation de chacun (Ch. Hodge), tantôt encore dépouillés de leur validité dialectique, mais utilisés cependant comme des indications précieuses fournies sur la marche de l’esprit humain, à la recherche de Dieu (Bavinck.) Des attitudes aussi différentes observées chez des spécialistes, dont le théisme et l’orthodoxie calviniste sont au-dessus de tous soupçons, laissent penser que Hodge n’a pas tort quand il s’en remet au jugement subjectif de chacun pour apprécier la validité des preuves en question. Elles sont ou ne sont pas concluantes suivant les prémisses philosophiques que l’on adopte. Elles ne peuvent donc servir de fondements solides à la certitude de foi divine de la religion positive. D’ailleurs ne serait-ce pas renoncer à l’autonomie de la dogmatique et de la foi elle-même que de faire reposer la connaisance spécifiquement religieuse sur le fondement nécessairement fragile d’une certitude de foi humaine ?
Finalement, si l’on admet que la raison est capable de tirer de son propre fond une science de Dieu, à l’aide d’idées innées ou de formes de l’entendement, sans contact direct avec l’objet qui se révèle, cette science ne donnera pas Dieu, réalité vivante, mais, ce qui est bien différent, une idée de Dieu. On n’obtient ainsi que la révélation des facultés architectoniques de l’esprit. Dieu apparaît comme un être de raison, lui, le Créateur, créé de toutes pièces par celui qui est sensé le connaître.
Incapable de fonder la certitude de la connaissance religieuse, la raison spéculative ne peut non plus nous donner le critère de cette vérité.
La contradiction interne est bien, il est vrai, le signe de l’erreur. Une contradiction est un non-sens. Mais il ne suit pas de là que la vérité religieuse doive être circonscrite dans les limites de la raison. Une idée complexe, dont on ne peut coordonner les éléments d’une manière satisfaisante pour la raison, n’est pas nécessairement une erreur, tant s’en faut. Pour savoir qu’il y a contradiction, il faudrait que ces éléments eux-mêmes fussent clairement connus. Or, il y a des vérités que saisit l’intelligence et qui apparaissent en opposition avec d’autres, parce qu’elles ne sont connues que formellement, incomplètement et par analogie.
Une doctrine religieuse suppose toujours, par quelques côtés, la rencontre de l’Infini, Dieu, avec le fini, la créature. Or, l’Infini n’est connaissable que comme supra-rationnel, comme incompréhensible. D’autre part, la créature elle-même ne nous est connaissable que d’une manière inadéquate. Une affirmation religieuse implique donc nécessairement une opposition interne, un élément mystérieux.
Si cet élément lui manquait, nous aurions le signe certain qu’une part de la vérité a été éliminée. La contradiction est au-dessous de la raison qui la juge. Mais le mystère est la marque que l’être infini a mise sur son ouvrage, et il juge la raison. Le mystère est l’atmosphère nécessaire à la vie religieuse, parce que cette vie ne se conçoit qu’en union avec Dieu. La tâche de la théologie ne consiste donc point à faire disparaître les oppositions internes du dogme, mais, au contraire, à les mettre en lumière. Toutes les confessions de foi orthodoxes s’articulent par des Et Tamen, et cependant… parce qu’elles veulent respecter toutes les données du réel. Si elles n’étaient que des produits de la raison pure, rien ne leur serait plus facile que d’éviter toute apparence de contradiction, en supprimant un des termes du mystère.
C’est ainsi que les théologies panthéistes ne voient que Dieu et nient la créature, et que les théologies déistes et pélagiennes, pour maintenir l’existence de créatures distinctes de Dieu, ne savent que rogner Dieu et le réduire à n’être qu’un primus inter pares, un être, le plus grand de tous, entre des êtres qui sont déjà des dieux.
Nous concluons que le rôle de la raison spéculative en théologie se borne à intelliger la révélation, à inférer en partant des principes, à organiser, enfin à critiquer les formules contradictoires. Elle ne peut donner un critère positif de la vérité religieuse.
L’obligation morale, la forme du devoir, dont la raison pratique nous recommande de revêtir nos actes, voilà, nous dit-on, le fondement de la foi religieuse. La matière, dont la même raison nous commande de remplir cette forme, voilà le critère : l’universalisation possible de l’acte.
Emmanuel Kant, Charles Secrétan, dans ces magnifiques leçons sur la philosophie de la liberté, ont prouvé, par leur œuvre même, qu’il y avait bien dans ce principe les éléments d’une philosophie de la religion, conçue du point de vue religieux.
La thèse des partisans de cette école peut, croyons-nous, se résumer dans ces paroles de Secrétan : « Le devoir, dont la conscience est un fait, nous donne Dieu et notre liberté de choix qui sont des dogmes également essentiels l’un et l’autren. »
n – Ch. Secrétan, La philosophie de la liberté, l’idée. Préface de la 3e édit., p. xxvi.
Trois nuances peuvent se discerner dans ce groupe. Ceux pour qui le devoir est objet de science. Avec eux, la loi ne commence qu’à partir des postulats religieux : Dieu, la liberté, l’immortalité (Kant) ; ceux pour qui le devoir est lui-même objet de foi (Renouvier, les néo-kantiens) ; ceux pour qui l’obligation ne commence qu’à partir de la décision arbitraire du moi de s’obliger. On n’est lié qu’après s’être lié librement, « parce qu’on le veut bien ». (J. Gourdt, W. James.)o
o – Bavinck fait très justement remarquer que Kant semble quelquefois faire des postulats eux-mêmes les conséquences nécessaires du devoir, posées par la raison pratique. (Kritik der prakt. Vern., éd. Kirchmann, Heidelb., 1882, p. 173, note.) Alors on pourrait se demander pourquoi les postulats ne seraient pas, comme le devoir, objets de science. D’autre part, il semble plus conforme à l’esprit du système d’attribuer l’affirmation des postulats à la disposition morale du sujet. (Ibid., p. 172, s. 175.) Pour les trois moments que nous avons indiqués, voir Kant, Kritik der prakt. Vern., éd. Kirchmann, 1882, p. 159 s. ; Ch. Secrétan, op. cit.. fin de la deuxième leçon, p. 42 ; J.-J. Gourd, Les trois dialectiques, Genève. 1897, p. 67.
L’Ecriture, elle, ne connaît qu’un seul législateur capable de faire vivre et mourir au sens spirituel : Dieu (Jacques 4.11-12 ; cf. Luc 12.4-7.) « Il n’y a donc que Dieu seul qui ait de droit les consciences sujettes à ses lois. » (Calvin, Com., in loc.) : sa loi est respectable par elle-même, parce qu’elle découle de la justice éternelle et infinie de Dieu, et que la justice, ou mieux le Juste est respectable en soi.
Nous sommes trop grands pour recevoir un ordre venant d’une volonté autre que celle de Dieu ou qui commanderait sans une délégation divine ; nous sommes trop petits pour nous donner notre loi à nous-mêmes. Aussi, le calvinisme oppose-t-il à l’autonomie de la raison la théonomie du moi total (Ed. Bœhl). On conçoit aisément que le calvinisme ne puisse et ne veuille faire aucun usage des postulats kantiens. Il peut avoir recours à ce qu’on appelle à tort la preuve judiciaire. Celle-ci n’est autre chose que la conscience que nous avons de notre dépendance à l’égard de Dieu dans l’ordre moral, de notre responsabilité à son égard. Jamais nous n’accepterons que la pensée humaine puisse remonter de l’autonomie souveraine de la raison pratique, ou de la volonté humaine, faculté aveugle se donnant sa loi, à Dieu, dont le rôle serait de jouer les utilités sur le théâtre de l’activité morale.
Contre l’efficacité de ce principe éthiciste pour servir d’appui à la religion, faisons remarquer qu’il aboutit facilement, comme Bœhl le montre, et qu’il aboutit en fait, comme Bavinck le rappelle, à des conclusions athéesp.
p – Ed. Bœhl, Dogmatik, Amsterdam, 1887, p. 21 ; H. Bavinck, Geref. dogmat., I. p. 269.
Peu à peu, le bien, l’idéal se substituent à Dieu et la culture au culte. La chose se comprend d’autant plus facilement que la réalité ne se plie nullement devant les impératifs de notre morale autonome. Dès lors, la dégradation de la notion de Dieu, en passant par l’étape du manichéisme, est proche. Nous ne disons pas que ce processus soit la conclusion inévitable de l’éthicisme. C’en est du moins une des issues probables et c’en est la tentation proche. N’est-il pas plus désintéressé et plus conforme à l’esprit du devoir pour le devoir de renoncer à l’espoir de toute compensation ou récompense autre que la satisfaction du devoir accompli, à toute sanction autre que celle du remords ? La vie future et Dieu sont alors sans valeur du point de vue moral, et par suite sans réalité de ce même point de vue. En effet, bien que Kant ait clairement montré qu’il fallait distinguer entre la valeur et la réalité, beaucoup de ses épigones, confondant l’une avec l’autre, nient la réalité quand la valeur a disparu. L’inspiration première de l’éthicisme est aussi peu religieuse que possible. La religion est souveraineté de Dieu. L’éthicisme est autonomie de l’homme.
Dans sa première phase, la phase kantienne, cette autonomie est encore restreinte par le fait que l’affirmation de l’impératif catégorique est une nécessité scientifique. Dans la deuxième phase, avec des intentions très favorables à la religion, la passion de l’autonomie, de la liberté d’indépendance s’exalte au point que Dieu, conçu comme liberté pure, comme caprice absolu, n’existe, comme dans le système de Duns Scot, que pour pouvoir communiquer cette liberté à l’homme. Mais, cependant, une certaine restriction est maintenue : on reste obligé de s’obliger. Avec Gourd, cette dernière gêne est impatiemment rejetée : s’oblige qui veut. De la sorte, celui qui s’oblige ne dépendra désormais que de sa propre volonté. Le processus est arrivé à son terme : Dieu devient « le moins réel des êtres », une personnification construite ou choisie arbitrairement pour favoriser le dynamisme de la personnalité essayant de s’affirmer au contact « des incoordonnables ».
Reconnaissons enfin que la raison pratique ne peut pas plus que la raison théorique nous fournir un critère pour juger de la vérité d’une proposition religieuse.
L’immoralité démontrée est un signe d’erreur aussi certain pour la raison pratique que la contradiction pour la raison théorique. La loi de la justice : à chacun son dû, est immuable, universelle ; car elle est la loi de la pensée divine elle-même qui, elle, est bien autonome. Mais les applications concrètes du droit sont soumises aux conditions sociologiques de chaque milieu historique et, d’autre part, nous n’avons de la justice absolue de l’Etre infini qu’une conception abstraite et analogique. Il nous est impossible de statuer a priori ce que Dieu, qui ne doit rien à personne, puisqu’il n’a rien reçu de personne, se doit à lui-même, par rapport à des pécheurs futurs. Nos maximes concrètes, qui impliquent les principes immuables et universels de la justice, valent pour les conditions de vie faites à l’humanité. Elles seraient autres si nous étions des abeilles douées d’intelligence, par exemple. Nous ne pouvons donc les ériger en lois universelles devant gouverner tous les esprits, encore moins l’Esprit absolu. L’impossibilité de démontrer logiquement, dans tous les cas, que les voies de Dieu sont justes, ne prouve nullement qu’elles sont injustes. Elle prouve seulement que notre esprit est borné et qu’il retrouve, dans le domaine de l’action volontaire, le mystère, signe de la présence de Dieu, qu’il avait déjà rencontré dans le domaine de la spéculation théorique.
Cette philosophie de la religion — on ne saurait contester que c’en soit une — suppose quatre moments de la connaissance religieuse :
- Une phase obscure : les choses se passent dans la conscience subliminale ;
- des modifications sensibles apparaissent à la lumière de la conscience psychique ;
- le cas échéant intervient une décision autonome et arbitraire de traduire des émotions subjectives en idées ;
- le moi procède à une traduction sans contrôle possible.
Nous avons dit que la décision de procéder à la traduction procède d’un pur volontarisme et qu’elle aboutit à une construction fantomatique. Nous trouvons la preuve de notre assertion dans le texte suivant qui nous livre la conception que H. Bois se fait de l’inspiration : « Dieu inspire ; l’homme traduit cette inspiration en idées, en mots, et voilà la révélation. Mais dans cette traduction qui est l’œuvre de l’homme, l’homme emploie les opinions courantes de son époque, les idées scientifiques, les idées philosophiques du momentq… » ; c’est la philosophie des « émotions du cœur, des modifications de la conscience morale et de la volonté ». De ces émotions et modifications, il est expressément convenu que chacun fera ce qu’il voudra. L’homme religieux y placera l’action directe d’une divinité distincte de lui, le penseur non religieux estimera inutile de dépasser le sujet lui-mêmer.
q – H. Bois. la Philosophie de Calvin, Paris, 1919. p. 4.
r – Ibidem.
Il est à peine besoin de démontrer qu’une telle conception de la révélation est en opposition radicale avec celle des réformateurs, de Calvin en particulier. Il ne s’agit plus d’une divergence de détail, mais d’un principe qui décidera de tout le reste. C’est un articulus stantis, del cadentis Ecclesiæ, une doctrine d’où dépend la chute ou le salut de l’Eglise. Il faut qu’on voie bien que ce néo-protestantisme, sur ce point, ne continue pas la Réforme ; il s’engage dans une voie nouvelle et radicalement divergente. Le protestantisme historique a voulu être une réforme de l’Eglise. Le néo-protestantisme, qu’il le veuille ou non, est l’avènement d’une religion nouvelle. Celui qui a ses raisons de rester fidèle à la Réforme croit sans doute que le Saint-Esprit exerce son action mystérieuse sur l’âme humaine d’abord en déversant des trésors d’énergie dans les profondeurs obscures de la « conscience subliminale ». Mais cette action a pour résultat de manifester comme réel l’objet au sujet ; elle l’incline devant la majesté de Dieu. Seulement il ne croit pas uniquement au Saint-Esprit, mais il croit aussi au Verbe qui parle intelligiblement à la pensée. Il croit à la Parole révélée. Sa foi adhère à des vérités ; celles-ci sont non des « soupirs inarticulés », mais des communications d’une pensée, la pensée de Dieu, à la pensée de l’homme.
Et il y a, dans la révélation que Dieu nous communique sur ce qu’il est et sur ses desseins, une splendeur de vérité qui élève l’âme jusqu’aux régions de la certitude de foi divine. Dans la religion du sentiment, de l’émotion, au contraire, il n’y a qu’une chose de certaine : l’émotion subjective. « Les richesses de la conscience subliminale » et l’agent qui les produit sont inconnus. La décision de traduire est imprévisible et la traduction, si par hasard on se décide à la faire, vaudra ce qu’elle pourra. Le texte, semblable à des inscriptions phosphorescentes tracées sur un mur, dans la nuit, est trop instable pour qu’on en puisse tirer quelque chose de ferme. Rien de cela ne peut rendre compte du fait de la certitude de la foi.
Si, par hasard encore, on voulait que les émotions et les modifications du sujet servissent de prémisses à un raisonnement, alors nous serions ramenés au cas du rationalisme. Ceux qui prétendent que nous ne connaissons que le moi et les modifications du moi, et qui veulent que nos jugements d’existence, relatifs à Dieu et à nos semblables, reposent sur un raisonnement, retombent, à leur insu, dans le travers de la preuve ontologique. On reproche communément à celle-ci, en effet, de conclure de la nécessité logique à l’existence ontologique. Dans les deux cas, on franchit d’un bond l’abîme qui existe entre l’ordre idéal et l’ordre réels. Mais la grande objection contre cette méthode du sentiment, de la religion purement affaire du cœur, c’est qu’on ne peut nous fournir de critère bien net qui nous permettrait de discerner ce qu’il y a de divin d’avec ce qu’il y a de purement humain, et même peut-être de satanique, dans la forme donnée à l’impulsion intérieure, tantôt par l’automatisme inconscient, tantôt par la liberté formelle. Nous savons bien que tout être, toute réalité positive, toute intelligence, toute force physique ou spirituelle, tout acte enfin, dans sa matière, vient de Dieu, cause des causes. Le pécheur et le fanatique, au moment de perpétrer un crime, ne subsistent que par Dieu. Toutes les poussées de la vie sont de Dieu. L’intelligence qu’ils apportent à l’accomplissement de leurs actes procède de Dieu. Mais enfin, il y a le péché, il y a la personnalité d’agent libre qui imprime à tout cela une forme criminelle ou insensée. Cette forme est d’abord dans le moi subliminal. Comment distinguer ce travail malsain d’avec celui qu’accomplit l’Esprit divin tendant à réformer ce qui, en nous, est déformé et vide ? La théologie du cœur toute seule est impuissante à nous le dire. Elle ne peut que faire appel aux réactions instinctives du sentiment, à ce qu’elle appelle la conscience chrétienne. Cette conscience est bien une réalité expérimentale, mais elle ne vaut que ce que vaut le milieu qui l’a formée. Les satisfactions qu’un catholique romain éprouve, dans le culte du Sacré-Cœur ou dans un pèlerinage à Lourdes, peuvent prétendre être des expériences de la conscience chrétienne, au même titre que l’enthousiasme contenu et sévère d’une paysanne huguenote des Cévennes. Où est le critère qui permet de discerner entre ces deux types de la piété chrétienne ? Il ne faudrait pourtant pas confondre l’expérience qui est à l’origine de la religion, l’intuition sensible de Dieu et de notre dépendance absolue à l’égard de Dieu, avec les réactions que cette expérience provoque dans notre sensibilité. Ces réactions résultent, en grande partie, des influences du milieu qui nous ont formés ; elles ne peuvent donc pas nous permettre de juger ce milieu. Pour Calvin, la prédestination est une doctrine douce et savoureuse ; chez Arminius ou H. Bois, elle excite une aversion indignée : où est la conscience chrétienne authentique ?
s – Dr Th. Ziehm, Psychophysiologische Erkenntnisstheorie, Iéna, 1897, p. 6. L’auteur étend la remarque contre la philosophie rationaliste à la preuve historique de l’existence de Dieu (consentement universel), preuve invoquée aussi pour démontrer l’existence du monde extérieur.
Il nous faut chercher une autre voie qui nous ouvre l’accès à une philosophie de la religion, véritablement science de la foi, et foi en les destinées de la science. D’après l’Ecriture (Jean 7.18 ; 8.50), le seul critère intrinsèque, ou, pour parler avec Calvin, la seule pierre de touche qui puisse être « une marque de divinité » est la foi elle-même dans sa tendance vitale. Il s’appelle, d’ailleurs, le principe de l’analogie de la foi. L’intuition qui conditionne la foi est, avons-nous dit, celle de notre dépendance à l’égard de Dieu. Cette intuition n’est parfaite qu’après que la religiosité naturelle de l’homme a été restaurée et qu’a été éveillée la tendance et l’inclination de la foi virtuelle. Cette tendance prépare l’intuition, par sa jalousie pour la Gloire de Dieu. Pour elle, est religieuse une proposition dogmatique, dans la mesure où elle met en évidence le caractère unique de la souveraineté et de l’indépendance de Dieu d’une part, et l’absoluité de notre sujétion à lui d’autre part. Notons que la foi, en tant qu’instinct de la piété, ne confond pas l’infini en Dieu avec l’indéterminé. Plus elle est jalouse des droits de Dieu, mieux elle sent qu’il est une nature. Pour être souverain, il faut être non seulement quelque chose, mais quelqu’un, une personnalité déterminée par elle-même. Le Dieu indétermination absolue des Duns Scot et des Secrétan est l’esclave de sa volonté aveugle. Dieu n’est souverain qu’à condition que soit maintenu le primat de l’intelligence.
Ainsi, le signe de la présence d’une révélation divine, et la clef qui permet d’en ouvrir les sceaux et d’en comprendre le sens, c’est la présence d’une doctrine conforme à ce que nous avons appelé l’analogie de la foi. Il est clair que la religion subjective est un fait spirituel. C’est donc spirituellement qu’on en juge. La vérité religieuse ne peut avoir d’autre critère intrinsèque qu’un critère religieux. Et ce critère, c’est la conformité avec la foi. La foi est le principe interne de la dogmatique, comme l’Ecriture en est le principe externe. Calvin a très nettement formulé ce principe dans son épître à François Ier et dans le commentaire qu’il donne des textes cotés plus haut.