♱
Alors Jésus, partant de là, se retira vers les quartiers de Tyr et de Sidon. Et voici, une femme cananéenne, qui était sortie de ces quartiers-là, s’écria en lui disant : Seigneur, fils de David, aie pitié de moi ! Ma fille est misérablement tourmentée par un démon. Mais il ne lui répondit mot. Et ses disciples s’approchant le prièrent, disant : Renvoie-la, car elle crie après nous. Et il répondit et dit : Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. Mais elle vint et l’adora, disant : Seigneur, assiste-moi ! Et il lui répondit et dit : Il ne convient pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. Mais elle dit : Cela est vrai, Seigneur ; cependant les petits chiens mangent des miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Alors Jésus répondant lui dit : O femme, ta foi est grande ; qu’il te soit fait comme tu le souhaites. Et dès ce moment-là sa fille fut guérie.
Il y a une foi qui rend l’homme plus fort que Dieu. Ce langage serait téméraire si nous ne l’avions appris de Dieu lui-même, qui dit à Jacob : « Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes, et tu as été le plus fort (Genèse 32.28). » Nous trouvons dans notre Cananéenne un modèle accompli de cette foi ; et si elle n’est pas d’Israël par la naissance, elle en est bien par les sentiments. Car que voyons-nous dans notre texte, qu’une lutte terrible qui se livre entre le Seigneur et elle, et dont elle sort « plus que victorieuse ? » Suivons les phases successives de son combat : il nous en apprendra plus en quelques versets sur la puissance de la foi, que ne pourrait faire le traité le plus complet.
Commençons par nous rendre compte de la position de cette femme, et de la conduite du Seigneur à son égard.
Sans contredit, la Cananéenne avait cru en Jésus-Christ avant la scène rapportée dans notre évangile. Mais comment était-elle parvenue à la foi ? Il est bon de se le demander ; car on entrevoit déjà dans sa conversion cette force d’âme qui fait triompher de tous les obstacles, et toute la suite est expliquée par un tel commencement. Elle était païenne, son nom l’indique ; et elle n’avait pas partagé avec d’autres païens qui se convertirent au Seigneur, tels que Zachée ou le centenier, le privilège de demeurer au milieu des Juifs. Ainsi, éloignée du Seigneur, de ses disciples, et de tous les privilèges de la Judée, elle n’avait pu connaître la parole de Dieu que par une sorte de communication dérobée qui s’était fait jour jusqu’à elle au travers des préjugés des Juifs, et par le bruit lointain des discours du Seigneur et des miracles qu’il avait opérés parmi son peuple ou en faveur de quelques étrangers. Eh bien, ce faible rayon échappé lui avait suffi pour la conduire à la foi, et à quelle foi ! tandis qu’une multitude de Juifs fermaient les yeux aux flots de lumière dont les inondait « la parole de Dieu faite chair. » Tant il est vrai que le salut dépend moins de la position que de la disposition. Les Abraham, les Rahab, les Naaman, croient ; les Caïphe, les Judas, les Démas, s’endurcissent ou se détournent. Et nous, mes chers amis, nous sommes de ceux qui ont beaucoup de lumière : sommes-nous aussi de ceux qui ont beaucoup de foi ? Ah ! si quelqu’un de vous se plaint qu’il manque de ressources ou de preuves pour croire, ce ne sera pas seulement un saint Pierre ou un saint Paul qui s’élèvera en témoignage contre lui au dernier jour, ce sera notre Cananéenne. Vous ne pouvez croire, parce que vous ne le voulez pas ; et ce sera là votre condamnation.
La conduite du Seigneur à l’égard de la Cananéenne tient tout ensemble à sa manière d’agir envers les païens en général, et aux desseins particuliers de sa miséricorde sur cette femme.
Jésus était venu pour les païens, dans ce sens que sa doctrine et son règne devaient s’étendre à toutes les nations de la terre. Mais il n’était venu que pour les Juifs, dans ce sens que son ministère personnel ne devait s’exercer que dans l’enceinte de la Judée ; il était réservé à ses disciples de franchir cette limite, et ils ne la devaient franchir qu’après qu’il aurait quitté la terre. De là un double point de vue, et comme deux faces distinctes dans la conduite du Seigneur envers les païens ; si bien que l’on y croirait voir une sorte de contradiction, faute de s’être rendu compte de cette différence. Fidèle à sa mission spéciale, Jésus renferme son ministère dans sa patrie, et commande à ses disciples d’en faire de même tandis qu’il est avec eux. « Jésus envoya les douze et leur commanda, en disant : « N’allez point vers les gentils, et n’entrez dans aucune ville des Samaritains (Matthieu 10.5). » Toutefois il laisse de temps en temps tomber comme en passant les dons de sa grâce sur des païens qui se trouvent sur son chemin et que leur foi unit au peuple de Dieu ; par où il fait pressentir ce qu’il fera un jour, corrige doucement les préjugés de ses disciples, et les accoutume par degrés à la doctrine, si incroyable pour eux, de la vocation des gentils : « Mais je vous dis que plusieurs viendront d’orient et d’occident, et seront à table dans le royaume des cieux avec Abraham, Isaac et Jacob. »
Mais ces considérations suffisent-elles pour expliquer l’attitude du Seigneur à l’égard de notre Cananéenne ? Ne la traite-t-il pas avec une sévérité, une dureté apparente, qu’il n’a montrée ni au centenier, ni à Zachée, ni à aucun autre de ceux qui ont eu recours à lui ? et ne semble-t-il pas sortir, pour elle seule, de cette débonnaireté et de cette patience inépuisable qui fait le fond de son caractère ? Ah ! regardez-y de plus près, regardez surtout à ce que saint Jacques appelle « la fin du Seigneur (Jacques 5.11), » et vous en jugerez tout autrement. Jésus ne revêt cet air inflexible que pour faire éclater d’autant plus sa miséricorde ; la délivrance qu’il finit par accorder à la Cananéenne est d’autant plus précieuse et plus salutaire qu’elle a été plus péniblement achetée et plus longtemps attendue. N’oublions pas que celui qui parle ici, ce n’est pas un homme, c’est le Seigneur. Il lit dans les cœurs, que dis-je ? il y opère selon son bon plaisir. Ne craignez pas qu’il tente sa pauvre servante au delà de ce qu’elle peut porter ; en même temps qu’il l’éprouve, il la fortifie, et il lui donnera à la fin « une issue » digne de sa fidélité (1 Corinthiens 10.13). Au reste, il sait à qui il a à faire, et il a des voies différentes pour des âmes diversement disposées. Avec les faibles, il fait les avances et il s’accommode à leur infirmité ; mais avec les forts, avec ces héros de la foi, il se plaît à les attendre, à reculer, à les provoquer à un saint combat, pour exercer leur courage, en même temps que pour déployer aux yeux des hommes et des anges le beau spectacle de leur victoire. C’est par là qu’il achève d’affermir la Cananéenne, en même temps qu’il éclaire d’autant plus sûrement ses disciples qu’il avait paru d’abord épouser leurs préventions. N’en doutez pas, c’est pour des âmes d’élite, c’est pour des enfants de prédilection qu’il réserve ces angoisses extraordinaires. Quelle froideur dans son langage, dites-vous ; oui, mais quel amour dans son cœur !
Cela expliqué, voyons maintenant comment la Cananéenne lutte avec le Seigneur, le poursuit, s’il est permis d’ainsi parler, de retraite en retraite, et finit par l’obliger à lui dire : « Qu’il te soit fait comme tu veux. »
Jésus cherchait souvent la retraite. Diverses raisons pouvaient l’y engager : une raison de besoin, pour se donner quelque repos ; une raison de prudence, pour se soustraire à la haine de ses ennemis ; une raison d’humilité, pour échapper aux applaudissements de la multitude ; une raison de piété, pour vaquer à la prière dans le secret. Mais il avait cette fois pour se retirer un motif spécial qui se rattache à tout l’ensemble de notre récit : il touchait à une contrée païenne où son ministère ne devait point pénétrer. Aussi saint Marc nous le montre prenant des précautions pour que sa présence demeure ignorée : « Il entra dans une maison, et il ne voulut pas que personne le sût ; mais, ajoute l’évangéliste, il ne put se cacher, » et pourquoi ? parce que la Cananéenne ne le lui permit pas (Marc 7.24).
Cette femme pieuse, qui souhaitait ardemment de voir Jésus, cette mère angoissée, qui n’attendait de guérison pour sa fille que de la miséricorde du Seigneur, avait l’oreille toujours ouverte à tout ce qu’elle apprenait de lui. Du plus loin qu’il avance, elle recueille avidement les premiers bruits de son approche, et ne le sait pas plus tôt arrivé sur la frontière qu’elle laisse sa fille chérie et court le chercher. Mais que d’obstacles sur son chemin ! Jésus n’allait pas au-devant d’elle ; c’était à elle de le prévenir. Elle n’était pas soutenue par l’exemple d’une multitude amenant ses malades au Seigneur ; elle serait seule à l’aller trouver. Il ne l’appelait pas à lui, comme ce peuple auquel il disait : « Venez à moi, vous qui êtes travaillés et chargés ; » il évitait les regards. Il fallait forcer sa porte, il fallait le poursuivre dans une maison où il était entré tout exprès pour n’être pas découvert, et où l’entouraient ses disciples, des Juifs, tout remplis de l’orgueil et des préjugés de leur nation, et d’autant plus disposés en cette occasion à écarter une pauvre païenne, que la fidélité qu’ils devaient à leur Maître semblait leur en faire un devoir. En voilà plus qu’il n’en faut pour décourager une âme ordinaire : le moment n’est pas favorable ; on ne me laissera pas entrer ; ma présence sera importune ; je serai mal reçue ; le respect même doit me retenir. — Mais la Cananéenne ne fait pas toutes ces réflexions, ou ne s’y arrête pas. Un désir ardent que lui inspire sa tendresse de mère, soutenu par une confiance inébranlable qui s’appuie sur la parole et sur les promesses du Seigneur, la rend capable de tout surmonter. L’occasion lui semble propice, unique peut-être : sa fille peut mourir ; Jésus peut rentrer en Judée ; demain il peut être trop tard. Elle part ; elle avance ; elle surmonte toutes les difficultés : comment ? notre évangile ne nous le dit point ; mais la voici qui a pénétré jusqu’au Seigneur, et qui peut enfin répandre devant lui sa prière : « Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David ; ma fille est misérablement tourmentée par un démon. »
Au reste, si le Seigneur ne put se cacher, vous le comprenez, c’est qu’au fond il ne le voulait pas. Il ne peut échapper à la foi de la Cananéenne, comme il ne peut rien accorder à l’incrédulité des Nazaréens, au sujet desquels le même saint Marc nous dit : « Il ne put faire là aucun miracle, si ce n’est qu’ayant imposé les mains à un petit nombre de malades, il les guérit ; et il s’étonnait de leur incrédulité. » C’est volontairement, et sans préjudice de sa puissance souveraine, que le Seigneur est vaincu, ou plutôt qu’il se laisse vaincre, dans la lutte qu’il engage avec nous ; soit qu’il vienne à nous, et que les délivrances qu’il nous apporte soient empêchées par notre incrédulité ; soit qu’il nous évite, et que les délivrances qu’il nous refuse lui soient arrachées par notre foi. C’est lui-même qui a établi cette double règle, que l’incrédulité ne doit rien recevoir, et que la foi peut tout obtenir.
Voici donc la première victoire de notre Cananéenne : elle triomphe des précautions de Jésus. Et vous, mes chers frères, savez-vous comme elle découvrir le Seigneur quand il se cache, et vous ouvrir un passage jusqu’à lui dans ces sombres jours où les obstacles de tout genre s’accumulent sur votre route ? Ou bien seriez-vous de ces paresseux qui, non contents de se laisser arrêter par les difficultés réelles, « et de ne pas labourer à cause du mauvais temps, » s’en figurent encore d’imaginaires, et n’osent sortir de peur de rencontrer « le lion dans les rues ? » Allez et apprenez ce que signifie cette parole : « Celui qui prend garde au vent ne sèmera point, et celui qui consulte les nuages ne moissonnera pointa. »
Une fois en présence de Jésus, la Cananéenne est tranquille. Il sait tout ce qu’elle a eu d’efforts à faire pour parvenir jusqu’à lui : comment pourrait-il la renvoyer à vide ? Sa miséricorde est assez connue ; une mère qui prie pour sa fille doit y avoir des droits particuliers, surtout quand elle demande de la voir délivrée d’un démon, qui rend l’âme plus malade que le corps ; sans doute la délivrance est assurée… Pauvre Cananéenne ! les obstacles que tu as vaincus sont petits auprès de ceux que tu vas rencontrer : ceux-là n’étaient que dans les circonstances extérieures qui t’empêchaient d’approcher de Jésus ; ceux-ci, tu vas les trouver en Jésus lui-même. Que feras-tu quand celui sur qui tu comptais pour te délivrer de l’épreuve s’étudiera à t’éprouver ? « Jésus ne lui répondit mot. » Cette femme qui a forcé sa porte, c’est une païenne : il la laisse crier sans lui répondre.
Ce silence, quel mécompte, quelle amertume pour cette pauvre mère ! Si elle obtenait du moins une parole de consolation, de commisération, à défaut d’une parole de délivrance : mais qu’on ne daigne pas seulement lui répondre ! Un père sollicité par son enfant, un maître sollicité par son serviteur, jugeât-il ne pas devoir le satisfaire, lui répond du moins. La moindre faveur qu’on puisse accorder aux prières du moindre d’entre les hommes, c’est de lui répondre. Jésus a répondu au centenier. Il a répondu au seigneur de Capernaüm. Il a répondu au lépreux. Il répond quand il accorde ; il répond même quand il refuse. Il répond à tous les autres ; je suis la seule à laquelle il ne répond rien, la seule qu’il laisse crier sans paraître se soucier de son angoisse. Est-ce bien là ce Messie qui « maintient les débonnaires et juge avec justice les chétifs ; » qui « ne brise point le roseau cassé, et n’éteint point le lumignon qui fume encore ; » qui dit au pauvre pécheur : « Invoque-moi au jour de l’adversité ; je t’en tirerai hors, et tu me glorifieras ? »
Mais si ces pensées de doute et de désespoir abordent le cœur de la Cananéenne, elles n’y trouvent point accès. La Cananéenne marche par la foi et non par la vue. Ce silence la surprend, ce silence la trouble, ce silence lui est inexplicable, mais il n’ébranle point sa foi. Jésus peut avoir pour se taire des motifs qu’elle ne connaît pas. Peut-être veut-il l’exercer à la patience. Peut-être veut-il donner une leçon à ses disciples. Peut-être veut-il autre chose. Quoi qu’il en soit, c’est le Fils de David, le Messie promis, le Seigneur. Quoi qu’il en soit, « il est bon envers tous, et ses compassions sont au-dessus de toutes ses œuvres. » La Cananéenne s’appuie sur ses promesses, comme sur un rocher qui ne peut lui manquer ; qu’il fasse ce qu’il voudra, elle est résolue à ne jamais douter de son amour. Il se tait, mais c’est pour un temps. Loin de se taire à son tour, elle « criera plus fort. » Elle le contraindra de parler, elle ne lui donnera point de repos qu’elle n’ait obtenu une réponse.
Cette réponse, elle réussit enfin à l’obtenir par une voie inattendue. Les apôtres interviennent entre elle et leur maître : « Congédie-la, car elle crie après nous. » Congédie-la ; mais comment ? Est-ce en accueillant favorablement sa pressante requête, ou en l’écartant comme une misérable païenne ? Peut-être les apôtres se servent-ils à dessein d’une expression équivoque : ils n’osent suggérer au Seigneur ce qu’il doit faire ; mais d’une manière ou d’une autre, par un oui ou par un non, qu’il en finisse et la congédie. Au reste, la raison qu’ils en donnent, « car elle crie après nous, » jette un assez triste jour sur le sentiment qui dicte leur intervention : on entrevoit que ce qui les touche le plus, c’est l’importunité que causent à Jésus et à eux-mêmes les cris de cette femme. Ils ont si peu compris le cœur de leur maître qu’ils le croient fatigué des prières des affligés, comme ces serviteurs de Jaïrus qui viennent lui dire : « Ta fille est morte, ne fatigue pas le Maître. » C’est qu’ils jugent de Jésus par eux-mêmes. Oh ! l’indigne sentiment ! être moins touché de l’angoisse et des supplications d’une mère qui voit sa fille au pouvoir d’un démon, que de l’ennui ou de l’embarras qu’elle leur donne ! Prenons garde, chrétiens ; nous-mêmes, serviteurs de Dieu, prenons garde, et ne nous hâtons pas de jeter la pierre aux apôtres. Ne nous est-il jamais rien arrivé de semblable ? Recherchés par quelque personne qui répandait devant nous l’angoisse de son cœur, qui nous parlait peut-être de ses péchés et du salut de son âme, n’est-il jamais arrivé que nous l’ayons écoutée avec distraction, importunés que nous étions de ses discours, moins touchés de ses peines que fatigués de ses longueurs, que sais-je ? préoccupés peut-être de quelque soin sans importance, de quelque intérêt secondaire, de quelque plaisir, de quelque repas qui nous attendait ? O cœurs égoïstes, plus troublés d’une petite contrariété pour soi-même que d’une grande amertume pour autrui !
Mais c’est nous qui faisons ces réflexions : la Cananéenne ne les faisait point. Que lui importent les motifs des apôtres, leur mépris même, pourvu que leurs instances rompent le silence de Jésus ? Ce n’est pas aux disciples qu’elle regarde, c’est au maître. Elle n’a d’yeux et d’oreilles que pour lui. Voici la bouche de Jésus qui s’ouvre : cette bouche dont une seule parole peut guérir sa fille, comme elle a guéri tant de malades, consolé tant d’affligés, ressuscité des morts ; que lui faut-il de plus ? Il suffit qu’elle ait triomphé de son silence, et qu’elle l’ait enfin contraint de parler.
Rappelez-vous, mes chers amis, ces temps de ténèbres et d’abandon où le Seigneur vous éprouvait par son silence ; où il vous laissait crier à lui sans vous donner ni aucune réponse ni aucune « marque de sa faveur ; » où vous lui disiez en vain : « Enseigne-moi le chemin où je dois marcher, car tu es mon Dieu ; » où vous cherchiez sans fruit dans sa Parole quelque lumière pour votre sentier ; où vous ne pouviez trouver enfin, quoi que vous fissiez, qu’un Dieu sans voix et un ciel d’airain. Qu’avez-vous fait alors ? Avez-vous, comme la Cananéenne, assiégé le trône de la grâce jusqu’à ce que vous ayez obtenu une réponse ?
« Va en paix, ta foi t’a sauvée, qu’il te soit fait selon que tu as cru, ta fille est guérie, » — voilà les paroles que la Cananéenne attendait de Jésus. Au lieu de cela que lui dit-il, ou plutôt que dit-il à ses disciples, car c’est à eux, plutôt qu’à elle, que s’adresse sa réponse ? « Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ; » ou selon une traduction plus littérale : « Je ne suis envoyé que parmi les brebis perdues de la maison d’Israël. »
Nous l’avons vu, la mission de Jésus se rapportait dans un sens aux seuls Juifs, et dans un autre à toutes les nations. Il n’était envoyé que parmi les Juifs, et son ministère personnel ne devait pas s’étendre au delà de leurs frontières ; mais il était envoyé pour tous les hommes, et son salut devait être annoncé plus tard par toute la terre ; ce qu’il donnait déjà à connaître en faisant part de sa grâce à un petit nombre de païens, qui n’avaient pas attendu pour la rechercher que l’Évangile eût pénétré dans leur pays. Qu’il eût dit cela à la Cananéenne, et c’en était assez pour la tirer d’inquiétude. Mais de ces deux faces de la question, il ne lui montre que celle qui pouvait la décourager, et il la lui montre sous l’aspect le plus sévère. Il avait dit à ses disciples, en les envoyant prêcher l’Évangile : « N’allez point vers les gentils, mais allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël ; » mais à elle il dit, en termes plus absolus et plus inflexibles : « Je n’ai été envoyé que parmi les brebis perdues de la maison d’Israël. »
Si le silence de Jésus avait paru cruel à la Cananéenne, cette parole dut lui paraître plus cruelle encore. Ce silence lui laissait du moins l’espérance ; cette parole semble la lui ôter. Jésus ne peut lui accorder ce qu’elle demande sans s’écarter en quelque sorte de sa mission. Il n’est envoyé que parmi les Juifs et n’a rien à faire avec les païens. La loi même de son ministère et les principes du royaume qu’il est venu fonder excluent la Cananéenne de ses bienfaits. Il est le Sauveur, mais des Juifs ; il y a délivrance en lui, mais ce n’est pas pour elle.
Pour nous, il est vrai, rapprochant un texte d’un autre texte et discernant « les temps et les moments, » nous savons expliquer la réponse du Seigneur de telle sorte qu’elle laisse encore une porte ouverte aux gentils. Mais la Cananéenne n’avait pas nos lumières et notre théologie ; et la parole du Seigneur, cette parole qu’elle avait si ardemment sollicitée, avait prononcé, et prononcé contre elle. Que faire alors et qu’opposer à une telle épreuve ? Si un autre que Jésus lui eût défendu d’espérer, elle en eût appelé à Jésus ; mais de Jésus lui-même, à qui en appeler ? Plus elle a de confiance en lui, plus elle a sujet de perdre courage. C’est lui qui se tourne contre elle, c’est lui qui s’applique à la tourmenter, c’est lui qui la contraint, ce semble, de s’écrier enfin en désespoir de cause : « Mon affliction va en augmentant ; tu chasses après moi comme un grand lion, et tu y reviens ; tu te montres merveilleux contre moi (Job 10.16) ! » Mais soyez tranquille pour la Cananéenne. Si elle n’a pas notre théologie, elle a bien mieux que cela : elle a une foi qui nous manque, et cette foi la fait triompher de la parole de Jésus.
Rappelez-vous David à Nob. Il arrive, avec sa troupe, à la maison de Dieu, pressé par la faim, et ne trouve d’autre pain que celui qui était consacré à l’Éternel. Il était écrit au sujet de ces pains : « Ils appartiennent à Aaron et à ses fils, qui les mangeront dans le saint lieu ; c’est une ordonnance perpétuelle (Lévitique 24.9) ; » et la Parole de Dieu ne permettait ni à David ni à ses gens d’y toucher. Mais David devance par sa foi la liberté des temps évangéliques : cette foi l’élève au-dessus de tout ce qui est écrit ; le Saint-Esprit lui fait comprendre que l’ordonnance lévitique n’est qu’une figure passagère ; il se sent approuvé de Dieu en agissant contre la lettre du commandement de Dieu, et mange en paix les pains des sacrificateurs. Eh bien, notre Cananéenne est soutenue par un sentiment semblable. La foi de son cœur lui fait devancer les temps marqués pour la vocation des gentils, et l’élève au-dessus même de la parole que le Seigneur vient de prononcer. Elle ne sait qu’opposer à cette parole, mais elle sent au fond de son âme je ne sais quoi qui parle plus haut encore. On a beau lui dire : Ce n’est pas pour toi ; le Seigneur a beau le lui dire lui-même ; elle ne se croira jamais exclue de sa grâce. Il y a là un mystère qui lui sera expliqué, une contradiction apparente qui s’éclaircira comme elle pourra et quand elle pourra ; tout est possible au Seigneur, excepté d’abandonner une âme qui s’attend à lui. Et elle persévère, et elle s’abaisse plus profondément, et elle prie plus ardemment, et elle s’approche de plus près de ce Sauveur qui pense l’éloigner, et elle se prosterne devant lui et lui crie : « Seigneur, aie pitié de moi ! » Envoyé ou non vers moi, te voilà, sauveur des misérables ; appelée ou non, me voici, une mère angoissée ; il faut que tu m’exauces, il faut que tu guérisses ma fille, il faut que tu chasses ce démon ; je ne te laisserai point aller que tu ne m’aies délivrée !
Mes frères, la Parole de Dieu, qui nous a été donnée pour notre consolation éternelle, semble quelquefois se tourner contre nous, Dieu permettant que Satan nous tente, comme il a tenté Jésus au désert, par cela même qui est écrit. Nous trouvons dans cette Parole des conditions qu’il nous semble ne pas remplir, des signes de conversion que nous pensons ne pas posséder, des promesses auxquelles nous nous croyons étrangers, des menaces qui nous remplissent de frayeur. En de tels moments, il n’y a de paix pour nous que dans cette foi du cœur qui soutient ici la Cananéenne. Ce n’est pas une déduction dogmatique, ce n’est pas la discussion anxieuse du sens et des limites d’une condition ou d’une promesse qui nous pourra délivrer : il faut s’élever plus haut. Il faut aller droit au Seigneur. Il faut recourir à ce témoignage que l’Esprit de Dieu rend au nôtre : « Quoi qu’il en soit, il est mon rocher. — Mon cœur me dit de ta part de chercher ta face. — Je sais en qui j’ai cru. — Tu es à moi et je suis à toib ! »
b – Psaumes 62.3 ; 27.8 ; 2 Timothée 1.12 ; Cantique des cantiques 2.16.
C’est dans cette confiance que lui inspire l’amour du Seigneur qu’est toute la force de la Cananéenne. C’est dans le cœur de Jésus qu’elle cherche un secret abri et contre son silence et contre sa parole. Mais que deviendra-t-elle si cet abri même, si ce dernier refuge vient à lui manquer, et si elle ne trouve au contraire dans le cœur de Jésus que dureté, que dédain ? Qu’ai-je dit, ô mon Sauveur ? de la dureté et du dédain en toi, « le doux et l’humble de cœur ? » Ah ! jamais tu ne l’as tant aimée ! tu l’éprouves parce que tu l’aimes ; mais parce que tu es fidèle, tu ne la tenteras point au delà de sa force, de cette force que tu mesures exactement, que dis-je ? que tu lui communiques toi-même ; car par quelle force lutter contre le Seigneur, que par celle qui vient du Seigneur ?
Mais enfin ce fidèle amour de Jésus se cache un moment sous les apparences de la dureté et du dédain ; et comment peindre ce qui se passe dans le cœur de la pauvre Cananéenne, quand sa tendre, son ardente prière, « Seigneur, assiste-moi ! » reçoit cette réponse : « Il n’est pas juste de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens ? » Vous le comprenez : les enfants, ce sont les Juifs ; les chiens, ce sont les païens, c’est cette Cananéenne elle-même. Quelque cruelle que fût cette injure dans notre langue, elle l’était davantage dans celle des Juifs : car le chien n’apparaît jamais dans l’Écriture que sous les traits les plus repoussants ; pour le Juif, et en général pour les peuples de l’Orient, le chien était un animal impur, type de l’impiété profane et persécutrice, comme le pourceau, auquel on le voit associé, l’était de l’impiété déréglée et charnelle.
Véritablement cette tentation va plus loin que toutes celles qui ont précédé. Saint Marc l’a si bien senti que c’est la seule dont il fasse mention dans son récit, et que, passant par-dessus le silence et la première réponse du Seigneur, il ne s’arrête qu’à ce rapprochement qu’il établit entre la pauvre suppliante et des chiens impurs. Voici donc Jésus adoptant, outrant, ce qu’il y a de plus méprisant pour les gentils dans le langage et les préjugés de son peuple. Voici, non plus seulement l’esprit de la Cananéenne troublé, mais son cœur blessé, froissé, bouleversé ; je dis son cœur, car ce serait trop peu que de dire son amour-propre. On répond à sa confiance par la froideur, à son abandon par la sécheresse, à son amour par le mépris. Ah ! c’est ici qu’elle eût été vaincue, — si elle avait pu l’être.
Mais elle ne peut pas être vaincue, parce qu’elle ne veut pas douter. « C’est l’Éternel, qu’il fasse ce qui lui semblera bon ; — qu’il la tue, elle ne laissera pas d’espérer. » Loin de se laisser ébranler, elle se laisse à peine troubler. Elle triomphe du mépris de Jésus. Elle conserve toute sa liberté d’âme, et avec une présence d’esprit que nous admirerions si notre attention n’était absorbée par un spectacle bien plus beau, celui de sa foi, elle s’arme contre le Seigneur du trait même dont il vient de la percer : elle « le juge par sa propre parole. » Cette humiliante comparaison qui semblait devoir révolter tout son cœur, elle l’adopte sans réclamation, elle y puise un nouvel argument pour vaincre la résistance du Seigneur ; tant elle s’oublie elle-même pour ne songer qu’à sauver sa fille et à gagner la faveur de Jésus. Eh bien, oui, Seigneur, j’y consens, je ne suis auprès de ton peuple que ce qu’est un chien auprès d’un enfant. Mais alors même j’ai droit à la part d’un chien. « Les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtresc ; » il ne m’en faut pas davantage. Seulement une miette de ce pain dont tu rassasies à souhait ton peuple élu, seulement une parole, seulement un regard, et ma fille sera guérie !
c – La véritable traduction de ce passage est celle-ci : « Oui, Seigneur ; car les petits chiens, etc. » Le oui doit être pris dans le sens du mot familier si. C’est comme si elle disait : « Oui, Seigneur, cela est juste, car, etc. »
C’en est fait, ô Cananéenne, la victoire est à toi ; ta fille est guérie. « Et le Seigneur lui dit : « O femme, ta foi est grande ; qu’il te soit fait comme tu veux. » Aujourd’hui les rôles sont intervertis : c’est l’homme qui triomphe, et le Seigneur qui se rend ; c’est le créateur des cieux et de la terre qui dit à la pauvre créature pécheresse : « Que ta volonté soit faite. » Telle est la puissance de la foi. Et qu’est-ce donc qui a décidé de cette étonnante victoire ? C’est cette parole de foi et d’humilité : « Les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Voilà le mot décisif. Aussi le Seigneur dit-il encore, nous l’apprenons de saint Marc : « A cause de cette parole, va t’en ; le démon est sorti de ta fille. » A cause de cette parole ! Nous avons souvent admiré la puissance de la parole de Dieu ; il est temps d’admirer aujourd’hui la puissance de la parole de l’homme. La parole de la Cananéenne ouvre le ciel, triomphe du Seigneur, chasse le démon et opère ce qu’elle veut. « L’Éternel est vivant, dit Elie, qu’il n’y aura ces années-ci, ni pluie, ni rosée, sinon à ma parole. » C’est que cette parole est celle de la foi. La foi nous fait entrer dans je ne sais quel mystérieux partage de la toute-puissance de Dieu lui-même. S’il est écrit : « Rien n’est impossible à Dieu, » il est aussi écrit : « Tout est possible à celui qui croit. » Ne craignez pas qu’il s’enorgueillisse de cette puissance magnifique : elle ne s’exerce que dans l’humilité ; elle échappe quand le cœur s’enfle, et le moment où la Cananéenne est toute-puissante est celui où elle s’abaisse le plus profondément. O merveille ! ô sagesse ! Mystère insondable ! clarté divine ! Que bienheureux sont ces débonnaires dont l’attente est en l’Éternel leur Dieu ! « Ils hériteront la terre, ils jugeront les anges, ils régneront au siècle des siècles ! »
Mes frères, quand le cœur de Jésus semblera vous manquer ; quand vos prières même ne serviront qu’à vous troubler davantage ; quand vous croirez ne trouver en lui, en retour des plus ferventes supplications et de la confiance la plus tendre, qu’une oreille fermée, qu’un cœur inaccessible, qu’une main qui vous repousse, rappelez-vous alors, oh ! rappelez-vous le dernier mot qui a sauvé la Cananéenne. Gardez-vous de croire que le Seigneur puisse vous abandonner. Il est écrit : « Je t’ai délaissé pour un petit moment, mais je te rassemblerai par de grandes compassions. » Humiliez-vous sous son bras puissant. Présentez-lui « ce cœur froissé et brisé » auquel est faite la promesse ; et du sein de votre détresse même et de ses refus tirez un cri nouveau, une prière plus pénétrante à laquelle il ne puisse résister et qui lui arrache cette réponse : « A cause de cette parole, va-t’en ; qu’il te soit fait comme tu veux. »
Tel combat, telle victoire. Plus la Cananéenne avait souffert et résisté, plus sa délivrance lui fut précieuse et plus sa foi en fut consolée. Oh ! de quel œil revit-elle sa fille soustraite à la puissance du démon ! Comme elle comprit alors que le Seigneur ne l’avait beaucoup éprouvée que parce qu’il l’avait beaucoup aimée ! N’est-il pas vrai qu’il dut y avoir dans le seul souvenir de cette scène touchante et terrible de quoi la prémunir jusqu’à la fin contre toutes les angoisses de la vie ? Eh bien, ce que ce souvenir était pour elle, que son histoire le soit pour vous. Ceci a été fait pour elle, mais il a été écrit pour vous. Si le Seigneur vous éprouve, sachez qu’il vous aime ; s’il a choisi pour vous des épreuves spéciales, sachez qu’il vous garde dans son cœur une place de prédilection. Ame battue, âme d’élite. Que l’expérience de la Cananéenne vous instruise et vous fortifie. Comme elle, donnez gloire au Seigneur et ne doutez jamais de sa bonté. Tant que vous pourrez dire, mais du fond du cœur : « Quoi qu’il en soit, l’Éternel est bon, » vous serez invincible.
Mais, au reste, l’expérience de la Cananéenne ne vous fortifiera que si vous partagez sa foi. Si la Cananéenne n’eût eu pour la soutenir que l’expérience des affligés que le Seigneur avait délivrés ayant elle, elle n’eût jamais tenu ferme contre la tentation. A l’expérience de sa bonté envers eux, elle eût opposé l’expérience de sa dureté apparente envers elle-même, et elle eût succombé. Il nous semble toujours que l’expérience d’autrui ne correspond pas exactement à la nôtre. Ce qui affermit la Cananéenne, ce qui la fait vaincre, c’est qu’elle est résolue de s’appuyer sur le Seigneur et sur sa parole, quoi qu’il arrive ; c’est qu’elle ne veut rien voir, rien entendre contre la foi. Ainsi elle est rendue capable de résister, non pas seulement à cette épreuve-ci ou à cette épreuve-là, mais à toutes les épreuves qui peuvent lui survenir. C’est quand tout a été essayé, épuisé, et qu’elle a été trouvée non seulement invaincue, mais invincible, c’est alors que le Seigneur lui dit : « O femme ! ta foi est grande. » Oh ! si elle eût perdu courage avant la fin du combat ! si elle eût abandonné son espérance quand il ne restait plus qu’un pas à faire ! Eh bien, vous en êtes là peut-être. Encore un pas, encore un effort, encore une prière, et vous serez délivré. Ne dites pas : Il y a un an, cinq ans, dix ans que je prie, et le Seigneur ne m’exauce point ; mais dites : Le Seigneur ne peut pas me rejeter. Ne dites pas : J’ai telle ou telle marque que le Seigneur ne veut pas m’exaucer ; mais dites : Le Seigneur ne peut pas me refuser. Armez-vous de la foi de la Cananéenne, mes frères, d’une foi qui excite son admiration. Dites-lui avec Jacob : « Je ne te laisserai point aller que tu ne m’aies béni. »
Seigneur Jésus, qui commandes la foi et qui la couronnes, tu es aussi celui qui la donnes, et qui, l’ayant donnée, l’augmentes. « Nous croyons, Seigneur ; assiste-nous dans notre incrédulité ! — Seigneur, augmente-nous la foi ! » Amen.
❦