Parmi les mystiques, saint Paul est considéré comme l'un des plus grands ; mais il n'est pas de ceux qui aspirent à l'union avec l'Absolu ou la Réalité infinie ; son mysticisme est centré en Christ. Il en est de même pour le Sadhou. Dans toutes ses extases, le Christ forme le centre de la vision. Quand Sundar est avec des amis et qu'il parle du Christ ses yeux rayonnent d'amour, son visage est transfiguré, comme l'est parfois le visage d'une femme lorsqu'elle contemple son bien-aimé. On comprend alors cette définition du chrétien : « Celui qui s'est enflammé d'amour pour le Christ. »
Lorsqu'on a saisi le caractère christocentrique du mysticisme du Sadhou, on possède la clef de son enseignement, de son caractère et de la direction de sa vie [1]. Le Divin, appréhendé sous la forme du Christ Éternel et à travers Lui, suscite en Sundar un amour et une dévotion que ne peut ressentir le mystique pour lequel la Réalité Absolue revêt un aspect moins concret, moins personnifié. C'est pour cette raison que Sundar est devenu missionnaire, alors qu'il eût préféré choisir la vie contemplative et solitaire d'un ermite vivant au fond d'une grotte dans la montagne. L'amour du Christ le presse : « M'aimes-tu plus que ceux-ci ?... Pais mes brebis. » C'est pourquoi il insiste tant sur cette idée : la religion procède non de la tête, mais du cœur ; elle n'est pas une connaissance métaphysique, mais la consécration à une personne ; non la contemplation de la Réalité, mais l'amour pour Celui qui sauve. C'est la grande raison pour laquelle nous nous permettons d'affirmer que ceux qui ont connu le Sadhou sont à même de mieux comprendre la vie intérieure de deux hommes qui le dépassent : saint François et saint Paul.
Nous citerons un article publié dans une revue occidentale [2] et dicté par le Sadhou après qu'il eut visité Londres, Oxford et Paris. Ces villes symbolisent pour lui la pensée et la civilisation occidentales, sous ses divers aspects. Si nous pouvions lire cet article en hindoustani, il résonnerait à nos oreilles comme un hymne en prose.
« , Christ est mon Sauveur. Il est ma vie. Il est tout pour moi, au ciel et sur la terre. Un jour, je voyageais dans un pays aride ; j'étais fatigué, la soif me brûlait. Je montai sur une colline, et, regardant autour de moi, je cherchai de l'eau. La vue d'un lac, à une certaine distance, me remplit de joie ; enfin, j'allais pouvoir étancher ma soif. Je marchai longtemps dans cette direction, mais sans pouvoir atteindre l'eau. Je compris que c'était un mirage, une simple apparence causée par la réfraction des rayons du soleil. C'est ainsi que je parcourais la terre en quête d'eau vive. Les biens de ce monde, fortune, situation, honneurs, bien-être, m'apparaissaient comme un lac dans lequel je pourrais apaiser ma soif spirituelle. Mais jamais je ne pus trouver une goutte d'eau pour étancher la soif de mon cœur ; j'en mourais. Quand mes yeux spirituels s'ouvrirent, je vis des fleuves d'eau vive qui jaillissaient de Son côté percé ! J'en bus ; j'étais désaltéré ; il n'y avait plus de soif. Depuis ce jour, j'ai toujours bu à cette source de vie et n'ai plus connu la soif dans le désert du monde. Mon cœur est un hymne de joie.
« Sa présence me donne une paix qui passe toute intelligence et cela, en toute occasion. Environné de persécutions, j'ai trouvé la paix, la joie et le bonheur. Rien ne peut m'ôter la joie que j'ai trouvée en mon Sauveur. À la maison, Il était là. En prison, Il était là. Avec Lui la prison devenait le Ciel et la croix était changée en source de bénédictions. Le suivre et porter Sa croix est une joie si douce et d'un si grand prix, que si je n'en trouve pas à porter au ciel, je Le supplierai de m'envoyer comme Son missionnaire, même en enfer, s'il le faut, afin que là, du moins, je puisse porter Sa croix. Sa présence peut changer l'enfer même en ciel. Le muet est incapable d'exprimer la douceur des friandises ; de même, le pécheur sauvé ne peut décrire la douceur de Sa présence dans son cœur. Seul, le langage spirituel est capable de rendre parfaitement cette Paix céleste. Au milieu des dangers, des tentations, des péchés et tristesses de ce monde, je suis sauvé par Celui qui donna sa vie. La mer est salée ; le poisson y passe toute son existence ; cependant il ne devient jamais salé, parce qu'il est vivant. De même, si nous avons reçu la vie par Christ, nous ne sommes plus du monde, tout en étant dans le monde. Nous serons un avec Lui, non seulement ici-bas, mais au Ciel.
« Aujourd'hui, je ne désire ni fortune, ni position, ni honneurs. Je ne désire pas même le Ciel. Mais j'ai besoin de Celui qui a établi le Ciel dans mon cœur. Beaucoup de chrétiens ne peuvent réaliser Sa présence précieuse et vivifiante parce que, pour eux, Christ vit dans leur intelligence ou dans leur Bible et non pas dans leur cœur. Il faut qu'un homme donne son cœur pour trouver le Christ. Le cœur est le trône du Roi des rois. La capitale du Ciel est le cœur où règne le Roi. »
Il est évident que l'homme qui parle ainsi n'éprouve pas le besoin de s'appuyer sur un système théologique accompagné d'arguments métaphysiques soigneusement élaborés. D'ailleurs, il pense par images. Pour lui, une similitude ou une anecdote n'est pas le simple moyen de fournir un argument ; c'est souvent l'argument lui-même. Il ne pose pas un principe général qu'il étaye ensuite par des exemples. Il commence par des images, et dégage ensuite les principes généraux ; et ces principes, il ne cherche pas à les coordonner entre eux. Les images sont frappantes de vie ; mais le Sadhou ne songe pas à les réunir pour en édifier une doctrine, bien que les pensées qu'elles illustrent aient entre elles un profond rapport. Or, l'enseignement du Sadhou présente justement cette cohésion ; non parce qu'il vise à un système, mais parce qu'il est l'expression spontanée d'une longue méditation du Nouveau Testament. Et cette méditation a été faite par un homme qui a réalisé en lui-même l'équilibre et l'unité intérieure.
Précisément, parce que le Sadhou n'est pas un théologien de profession, mais un homme qui pense par images, il y a grand intérêt à examiner la façon vivante, instructive, dont les dogmes fondamentaux du Christianisme se présentent à son esprit. Et voici ce que nous trouvions : la théologie johannique traduite en paraboles.
« il fut un temps où j'étais perplexe, au sujet de la doctrine de la Trinité. J'imaginais trois Personnes séparées, assises sur trois trônes. Mais une vision me fit tout comprendre. je fus ravi en extase jusqu'au troisième ciel. On me dit alors que c'était ce même ciel où saint Paul avait été ravi. Là, je vis le Christ revêtu d'un corps spirituel glorifié, assis sur un trône. Toutes les fois que je vais là, il en est de même. Le Christ est toujours au centre, apparition ineffable, indescriptible. Son visage a l'éclat du soleil, mais il n'est pas aveuglant ; il est d'une telle douceur que je puis le contempler sans effort, il est toujours illuminé d'un sourire qui rayonne d'amour. La première fois que je le vis, il me sembla qu'un lien très ancien et oublié nous unissait et qu'Il me disait, sans s'exprimer en paroles :
« je suis Celui par qui tu as été créé. »
« J'avais ressenti une impression de ce genre lorsque j'avais retrouvé mon père après une séparation de plusieurs années ; seulement, cette fois, l'impression était beaucoup plus forte. Mon amour endormi se réveilla en moi ; je sus que je Lui avais toujours appartenu.
« La première fois que je pénétrai dans le ciel, je regardai autour de moi, et demandai : « Mais, où est Dieu ? » Il me fut dit : « Dieu ne peut se voir, non plus au ciel que sur terre, car Dieuest infini. Mais voici le Christ ; Il est Dieu, Il est l'image du Dieu invisible et ce n'est qu'en Lui que nous pouvons contempler Dieu, tant au ciel que sur terre. » Je vis alors des vagues de lumière et de paix qui rayonnaient du Christ ; elles pénétraient les saints et les anges, elles se répandaient à flots ; elles apportaient la fraîcheur comme l'eau désaltère les arbres pendant l'été brûlant. Et je compris que c'était là le Saint-Esprit [3]. »
« La Parole de Vie a été faite chair, le Verbe s'est incarné. je me suis souvent demandé : « Quel besoin y a-t-il pour Dieu de s'incarner et de revêtir la forme humaine ? » Avant d'être chrétien, je critiquais cette doctrine. Il y a des millions d'hommes qui n'éprouvent aucune difficulté intellectuelle à croire à l'Incarnation, mais qui ne peuvent en comprendre la nécessité. Ils éprouvent cependant le grand désir de voir Dieu ; c'est un désir naturel à l'homme. Nous voulons contempler Celui que nous nous efforçons d'adorer ; mais Il est infini. J'ai demandé aux païens : « Pourquoi adorez-vous ces idoles ? » Ils m'ont répondu : « Dieu est infini et les idoles nous aident à concentrer notre esprit ; c'est au moyen de ces symboles que nous pouvons L'adorer et Le comprendre un peu. » Nous voudrions parler à Celui que nous aimons et Le voir. Mais voici la difficulté : nous ne pouvons voir Dieu parce qu'Il est infini. Si nous devenions infinis nous-mêmes, il nous serait possible de contempler le Dieu infini. Pour l'instant, nous sommes incapables de Le voir, Lui qui nous a donné la vie, notre Créateur, notre Père. C'est pour cette raison que Dieu s'est incarné. Il prit une forme humaine, une forme matérialisée afin que les hommes pussent Le voir. »
Le paragraphe précédent est emprunté au début d'un discours que le Sadhou fit à Balliol Collège Hall ; cette allocution fut suivie de deux récits familiers empruntés à la vie hindoue :
« Lorsque j'étais dans l'Himalaya, je voulus un jour traverser la rivière Sutlej, mais il n'y avait pas de pont et je ne pouvais passer à la nage. Je réfléchissais lorsque j'aperçus un homme. Je lui dis :
– Je voudrais traverser la rivière, mais il n'y a ni pont, ni barque.
Il me répondit :
– Cela n'a pas d'importance, l'air vous transportera.
Je fus surpris ; je pouvais respirer l'air, mais l'air ne pouvait me soulever et me porter sur l'autre bord ! L'homme prit une outre, la gonfla d'air et me dit de m'en servir comme point d'appui. C'est ce que je fis et le passai sans difficulté [4].
L'air ne pouvait me porter qu'à la condition d'être enfermé dans une outre ; de même, Dieu, pour aider l'homme, a trouvé nécessaire de s'incarner. La Parole de Vie a été faite chair et soutiendra ceux qui veulent traverser la rivière qui sépare ce monde du ciel. – « Celui « qui m'a vu a vu le Père. » Nous pouvons voir Le Dieu vivant, le Père incarné en Jésus.
« Je me souviens d'un homme, au Cachemire, qui possédait plusieurs centaines de moutons. Les bergers les menaient au pâturage, mais chaque soir, en rentrant, ils constataient que deux ou trois moutons manquaient. Le maître ordonna à ses serviteurs d'aller à leur recherche, mais ils craignaient les bêtes sauvages et ils ne voulurent point y aller. Le maître aimait ses brebis, et voulait les sauver.
« – Si je vais moi-même les chercher, elles ne me reconnaîtront pas, car elles ne m'ont jamais vu. Elles suivraient bien mes serviteurs, mais ils refusent de m'obéir. Il faut donc que je devienne semblable à un mouton. « Il se couvrit d'une toison, et voici qu'il avait l'air d'un mouton. Il sortit et trouva des brebis qui s'étaient perdues, d'autres étaient blessées. Elles le suivirent volontiers, le prenant pour un des leurs [5]. Il les ramena au bercail, demeura auprès d'elles et les nourrit. Lorsqu'il eut sauvé et ramené toutes ses brebis, il enleva sa peau de mouton. Il était homme et non brebis ; mais il s'était fait semblable à l'une d'elles pour sauver celles qui étaient perdues. Ainsi Dieu n'est pas homme mais il se fit homme pour sauver les humains. »
Nous trouvons la parabole suivante dans les discours en tamil du Sadhou :
« Il était une fois un roi. Son grand vizir était un homme érudit et fort pieux. Au cours d'un voyage en Palestine, ce vizir entendit parler du Christ. Il en fut profondément touché et devint chrétien. Lorsqu'il rentra de voyage, il annonça sa conversion et sa foi au Christ venu dans le monde pour sauver les pécheurs.
« Le roi lui dit
« – Quand je veux qu'une chose se fasse, je donne un ordre à mon serviteur et cela suffit. Pourquoi donc le Roi des rois qui peut sauver les hommes par une seule parole, doit-il s'incarner et venir en ce monde ?
« Le vizir demanda la permission de ne répondre que le lendemain.
« Il envoya chercher un sculpteur sur bois, renommé pour son talent. Il lui commanda d'apporter le lendemain une poupée exactement habillée comme le fils du roi, alors âgé d'un an. Le jour suivant, le roi et son ministre se trouvaient ensemble sur un bateau. Le roi demanda la réponse. À cet instant, le sculpteur, tenant la poupée, parut sur le rivage. Le roi tendit les bras pour recevoir son enfant. Mais l'ouvrier, obéissant aux ordres du vizir, laissa choir la poupée dans la rivière. Aussitôt le roi se jette à l'eau afin de sauver l'enfant qui se noie. Un moment après, le vizir dit au roi :
« Ô Roi, il n'était pas nécessaire que tu te jettes à l'eau ; ne pouvais-tu m'en donner l'ordre ? Pourquoi as-tu sauté toi-même ?
« Le roi réfléchit et dit :
« – C'est par amour paternel.
« Le vizir dit alors :
« – C'est aussi par amour que le Dieu tout-puissant s'est incarné pour sauver le monde, au lieu d'user de Sa simple Parole. »
Nous demandâmes un jour au Sadhou comment il comprenait notre salut par le sang de Christ, tel que l'explique le Nouveau Testament. Il répondit par ce récit :
« Un jour que je prêchais l'Évangile dans le Bhutan, je dis à mes auditeurs : « Christ est mort pour sauver les pécheurs. » L'un d'eux demanda :
« – Comment cela peut-il être ?
« Un jeune homme qui se trouvait là, répondit
« – Cela est exact.
« Je crus que cet homme était chrétien, mais il n'avait jamais entendu parler du Christ. Il ajouta
« – Cela est parfaitement vrai. Par la mort de cet Homme, d'autres peuvent être sauvés
« – Comment cela ? demandai-je.
« Il répondit :
« – J'ai été sauvé par la mort de mon père. Un jour, je glissai dans la montagne et roulai au bas d'une pente. Je perdais du sang par ma blessure. Quand mon père apprit l'accident, il me transporta à l'hôpital.
« – Il va mourir, dit le docteur.
« – C'est mon fils unique, dit mon père.
« – Il est impossible de le sauver, sa vie s'éteint. Il a perdu trop de sang. Il n'y a rien à faire.
« – S'il est possible de tenter quoi que ce soit, je suis prêt à le faire.
« – Je puis le sauver si quelqu'un veut bien donner son sang.
« – Je suis prêt à donner mon sang et ma vie.
« Ainsi fut fait. Je vécus et mon père mourut. C'est par la mort de mon père que je fus sauvé.
« – Il en fut de même pour moi, dit le Sadhou. J'étais tombé de la montagne de la sainteté, j'avais perdu mon sang spirituel, la vie s'était enfuie, j'étais sur le point de mourir. Le Sauveur me transfusa Son sang ; il sacrifia Sa vie et je fus sauvé. Ceux qui sont prêts à donner leur cœur comprendront combien il est vrai que c'est par la mort de Jésus-Christ qu'ils peuvent être sauvés. J'ai fait l'expérience de cette vérité. Si vous voulez sauver une vie il faut donner la vôtre. »
Le Sadhou continue par un curieux exemple qui lui a été communiqué, dit-il, dans une vision : « Il y eut un cas analogue, dans le sud de l'Inde. On infusa le sang d'un chat dans les veines d'un homme. L'homme témoigna, par la suite, de plusieurs traits de caractère félin, tels que la ruse. Ceci démontra que la vie d'un être infusée à un autre être, peut modifier le caractère de ce dernier.
« Et voici ce que j'entendis, pendant la même vision. C'est seulement lorsque nous sommes greffés en Christ que nous pouvons produire de bons fruits. Les autres religions disent : « Faites le bien et vous deviendrez bons. » Le Christianisme enseigne : « Vivez en Christ et vous ferez le bien. » La signification du rachat et du Sang qui lave nos péchés, c'est que nous sommes greffés en Christ, moi en Lui et Lui en moi. C'est un rameau sauvage greffé sur l'arbre, mais une fois greffé, la bonne sève de l'arbre circule à travers le rameau et ses fruits deviennent doux. »
Les anecdotes qui précèdent peuvent être apparentées à la doctrine prédominante de saint Jean, à savoir que le salut s'obtient par la participation à la vie divine. Mais la parabole suivante illustre plus particulièrement l'idée de rachat que les autres évangélistes attachent à la mort du Christ.
« Deux jeunes gens s'adonnaient au jeu. La loi de leur pays punissait tout joueur d'une amende de cinq cents roupies. Un jour, la police les surprit et les emmena en prison. L'un des joueurs se trouvait être le fils d'un homme riche, l'autre était fils d'un pauvre paysan. Les cinq cents roupies furent immédiatement payées pour le jeune homme riche et on le relâcha. Mais que faire pour celui qui était pauvre ? Comme il ne pouvait payer l'amende, il demeura en prison. Sa mère travailla du matin au soir pour gagner l'argent de sa libération. Elle transportait de lourdes pierres, qui parfois retombaient sur ses mains, les déchiraient et les faisaient saigner. À travers la fenêtre de sa prison le jeune homme vit les mains de sa mère et demanda :
« – Mère, quelles sont ces blessures sur tes mains ? Pourquoi y a-t-il du sang sur tes doigts ?
« – C'est que je travaille pour te délivrer, dit la mère.
« Et elle lui expliqua le labeur auquel elle se livrait. Enfin, elle put réunir cinq cents roupies et libérer son fils. Quelque temps après, le jeune homme riche rencontra le paysan et l'invita à jouer aux dés.
« – Je ne pourrai plus jouer dorénavant. Ton rachat a été facile ; mais moi, j'ai été sauvé par le dur travail de ma mère, par sa peine, par les blessures de son corps, par son sang. À l'avenir, je ne pourrai même pas jeter un regard sur ce jeu, qui a apporté tant de souffrances à ma mère.
« Ceux qui croient, comme le jeune homme riche, que le salut s'obtient sans peine, n'ont pas assez de force pour renoncer au péché. Mais ceux qui ont compris que Dieu s'est incarné et qu'Il a versé Son sang précieux pour nous sauver, ceux-là ne voudront pas commettre la faute qui a causé tant de souffrances à leur Dieu. »
Voici maintenant une parabole qui rappelle les idées d'Abélard sur la puissance du sacrifice consenti par amour :
« Il était une fois un jeune homme qui menait mauvaise vie. Il se révolta contre son père, s'enfuit de la maison paternelle et s'affilia à une bande de brigands. Il laissait à la maison un frère qui l'aimait tendrement. Le père cherchait un moyen de faire savoir à l'enfant prodigue qu'il était prêt à lui ouvrir les bras. Mais personne n'osait s'aventurer dans la Jungle pour porter le message. À la fin, le frère proposa d'y aller lui-même. Le père le chargea d'assurer l'enfant rebelle de son inaltérable tendresse, et de lui remettre des présents pour le convaincre de la bienveillance et de l'amour paternels. En chemin, le messager tomba aux mains des brigands qui le dépouillèrent de son argent, ainsi que des cadeaux précieux et le blessèrent à mort.
« – Vous pouvez me dérober tout ce que je possède, leur dit-il, je ne vous demande qu'une chose, c'est de me conduire à votre chef.
« Ils firent ce qu'il demandait. Son frère le reconnut à sa voix et quand il vit ses blessures, son cœur se brisa.
« – Je t'apporte un message de notre père, dit le blessé, il t'aime toujours, il n'a jamais cessé de te chérir. Si tu retournes à lui maintenant, il te pardonnera. J'ai rempli le but de ma mission, je suis prêt à mourir.
« C'est ainsi qu'il donna sa vie pour son frère. Le brigand se repentit et revint à la maison paternelle. Le souvenir de ce frère qui avait donné sa vie pour lui ne s'effaça plus de sa mémoire, il le pleura toujours. Voilà ce que Jésus a fait pour nous. Il en est beaucoup qui ne comprennent pas ce qu'un pareil sacrifice signifie pour nous. Cette vérité a-t-elle vraiment pénétré jusqu'au fond de votre cœur ? »
Le « mur de séparation » dont parle saint Paul (Éphésiens II, 14) a évidemment inspiré ce qui suit :
« Naguère je vis dans l'Himalaya deux villages séparés par une montagne très élevée, inaccessible. La distance à vol d'oiseau n'était pas considérable, mais comme les voyageurs ne pouvaient gravir la montagne, ils étaient obligés de la contourner, ce qui leur demandait une semaine. Un homme qui habitait l'un de ces villages résolut de creuser un tunnel sous la montagne, puisqu'il était impossible de faire une route. Il était décidé à exécuter son projet, dût-il en perdre la vie. Il se mit à l'ouvrage. Mais, hélas, il fut tué avant que d'avoir terminé. Il avait sacrifié sa vie dans le but de réunir ces deux villages.
« J'ai souvent pensé à cette histoire, image du « mur de péché », au travers duquel Jésus-Christ a frayé un chemin, en donnant Sa vie ; car, comme le dit saint Paul :
« Vous qui étiez jadis éloignés, vous avez été rapprochés par le sang de Christ. » (Eph. II, 13.)
Le Sadhou, dans ses prédications, n'a jamais parlé de la mort du Christ comme étant simplement ou principalement un sacrifice propitiatoire. Si cette idée transparaît cependant, elle a peu de connexion avec les sentiments profonds que ce sujet lui inspire. Pour lui, l'enfer et le jugement sont réservés à ceux qui ne se repentent pas. Mais c'est le résultat automatique d'un processus intérieur et non le fait de la colère divine ; car il voit toujours Dieu à travers le Christ et « Jésus-Christ n'est irrité par personne ».
« L'Inde, répète le Sadhou avec une conviction passionnée, n'a nul besoin de missionnaires qui ne voient dans le Christ qu'un grand maître de morale, et non le Seigneur de la vie. »
Pour la plupart d'entre nous, le nom du Christ évoque en premier lieu la figure historique de Jésus, en qui, et à travers qui nous voyons en quelque sorte le visage du Dieu invisible. Mais de tous temps, le mystique Christocentrique à été celui qui pense d'abord à l'Être divin, éternel, qu'il connaît maintenant et qu'il aime, et ensuite à l'Homme qui mangeait, buvait et enseignait en Galilée.
– Il en est qui parlent du Christ comme du plus grand des mystiques. Qu'en pensez vous ?
Le Sadhou répond :
– Ceux qui ne sont pas enclins à accepter la divinité du Christ ont cette tendance. Christ n'est pas le plus grand des mystiques ; Il est le maître des mystiques, le Sauveur des mystiques.
« Le Christ n'est pas seulement une figure historique, mais Celui qui vit et agit encore aujourd'hui. Il ne vit pas seulement dans la Bible, mais dans nos cœurs. Un chrétien hindou qui avait beaucoup voyagé, disait un jour :
« – J'ai vu la tombe de Mahomet. Elle était magnifique, ornée de pierres précieuses et de diamants. Et l'on me dit : « Voici les cendres de Mahomet. » Je vis le tombeau de Napoléon [6] et l'on me dit : « Ici reposent les ossements de Napoléon. » Mais quand je vis le tombeau du Christ, il était ouvert. Il ne contenait pas d'ossements. Christ est le Christ vivant. Voilà près de deux mille ans que le tombeau est demeuré ainsi ouvert. Mon cœur, lui aussi, est ouvert au Seigneur. Il vit en moi. Il est le Christ vivant, car il continue de vivre dans le cœur des chrétiens. Les vrais chrétiens ne sont pas ceux qui confessent le Christ, mais ceux qui possèdent le Christ.
« Il en est qui prétendent que le salut consiste à être absorbés en Dieu. Pour nous, chrétiens, vivre en Christ, c'est vivre au ciel dès à présent.
« Nous devons vivre en Lui et Lui en nous. Comment, cela peut-il être ? Quand un boulet de fonte est jeté dans le feu, il devient incandescent. Le fer est dans le feu, et le feu est dans le fer, et cependant le fer n'est pas le feu, et le feu n'est pas le fer. De même, nous vivons en Christ et Lui vit en nous, et cependant nous ne devenons pas des dieux.
« Considérez l'air que nous respirons. L'air est notre vie et cependant l'air n'est pas l'homme, de même que l'homme n'est pas l'air. Nous respirons l'Esprit de Dieu, mais nous ne sommes pas Dieu. De même que nous aspirons l'air en respirant, nous pouvons absorber le Saint-Esprit par la prière. Non seulement nous pouvons nous approcher de Dieu, mais nous sommes unis à Lui. Ce n'est pas seulement l'union mais la vie ; et quand nous possédons cette vie, nous contemplons le merveilleux amour de Dieu.
« Les planètes n'ont pas de lumière propre. Elles brillent de la lumière du soleil. Les chrétiens leur ressemblent. Ils n'ont pas de lumière par eux-mêmes, mais leur éclat est emprunté à la lumière du Soleil de Justice.
« L'Église est appelée « le corps du Christ », parce que les rapports du Christ et des chrétiens ne sont pas ceux d'un maître et de Ses serviteurs. Bien plus : les chrétiens sont les membres mêmes du Christ. Ils ne sont pas seulement les amis du Christ, ils sont le Christ Lui-même. C'est à travers eux qu'Il respire.
« Christ est toujours présent dans l'Église, mais invisible. Chaque fois que l'homme éprouve en son cœur un sentiment de vénération, il reconnaît mystérieusement Sa présence. Mais le Christ n'attente jamais à notre liberté ; il ne nous force pas à sentir Sa présence. Il nous permet d'en être conscients, selon notre degré de développement spirituel. En réalité, il n'agit pas en nous par la contrainte, mais par le seul rayonnement de Son être.
« Nous pouvons voir un remède pour les yeux ; nous le voyons tant qu'il est devant nous. Mais quand les gouttes sont instillées dans notre œil, elles le rafraîchissent et le nettoient, mais nous ne pouvons plus les voir. De même, nous ne pouvons apercevoir le Sauveur qui purifie notre cœur et le remplit de la joie de Sa présence.
« Le chrétien possède la Vie éternelle, parce que le Dieu auquel il est uni est éternel. »
[1] Il va de soi que tout mysticisme réellement chrétien est orienté vers le Christ, mais l'influence néo-platonicienne lui a parfois imprimé une direction métaphysique bien différente de la simplicité solide et ingénue de mystiques tels que Saint François, la mère Juliana ou le Sadhou.
[2] The Foreign Field, juin 1920.
[3] Dans d'autres passages il est évident que le Sadhou ne conçoit pas l'Esprit-Saint comme étant impersonnel.
[4] Cette manière de traverser le Sutlej n'est pas rare. B. H. S.
[5] Le Sadhou affirme que le fait eut lieu. Un berger auquel j'en parlais me dit qu'il n'en était point surpris, car il est d'un usage fréquent lorsqu'un agneau meurt, d'attacher une touffe de laine à un autre agneau dont la mère est morte ou a trop d'agneaux à nourrir. On voit alors la brebis qui a perdu son petit adopter sans hésitation le nouveau venu (C. Autobiographie de Devendranath Tagore, p. 257 B. H.
[6] Lorsqu'il était Paris, le Sadhou, qui montre d'ordinaire peu de goût pour le tourisme, témoigna du vif désir de voir le tombeau de Napoléon. Par deux fois, il trouva la chapelle fermée et demanda avec insistance quand et comment ses cendres étaient revenues de Sainte-Hélène. L'intérêt qu'il témoigne à Napoléon, intérêt dont nous avons eu plusieurs preuves, provient sans doute de la comparaison qu'il établit entre les empires d'Alexandre, de César et de Napoléon (comparaison déjà établie par Napoléon) et l'empire du Christ : les premiers étant basés sur la force et par cela même éphémères : le second fondé sur l'amour et par conséquent éternel.