Le prophète fait suivre cette introduction du récit de diverses circonstances dans lesquelles il s’est trouvé en présence des sages de Chaldée, si célèbres dans toute l’antiquité et qui représentent ici toute la religion et toute la philosophie des gentils. Il dit comment dans toutes ces occasions la sagesse des mages a été confondue par celle du pieux Israélite. C’est le sujet des chapitres 2, 4 et 5. Les honneurs extérieurs et terrestres auxquels il parvient, grâce à la sagesse divine qui est en lui, préfigurent le règne et la domination qui doivent un jour être donnés au peuple des saints du Souverain. (Daniel 8.27.) Ainsi l’histoire personnelle de Daniel fait plus qu’expliquer le caractère de sa prophétie : elle nous en fournit un type. Voilà pourquoi dans les chapitres qui suivent (particulièrement les chapitres 3 à 6) on trouve à côté des prophéties maint détail biographique sur lui et sur ses amis. Voilà pourquoi aussi, à la fin de son introduction (Daniel 1.21), Daniel nous dit qu’il a vécu jusqu’à la première année de Cyrus. Nous savons par lui-même (Daniel 9.1) qu’il a vécu plus longtemps encore et qu’il a même reçu des révélations postérieurement à cette date. Mais son intention, dans ces derniers mots de l’introduction, c’est de mettre en regard, dès la première page de son livre, le commencement et la fin de la captivité : en faisant remarquer qu’il a assisté à l’un et à l’autre, il veut nous apprendre qu’il est à la fois le prophète de la captivité et celui de la délivrance d’Israëlc. « Il a toujours fallu, dit Roos, que les prophètes fissent eux-mêmes quelque expérience de ce qu’ils annonçaient pour un avenir éloigné. C’est ainsi que David a souffert une grande partie des souffrances de Christ. Voyez aussi Osée 1 à 3. ; Joël 1 ; Jonas 1, etc. Par là les prophètes devenaient en même temps des types. C’est là ce qui rend leurs prophéties si pathétiques : l’épreuve leur apprenait à être attentifs à ce que Dieu leur disait des choses à venir. »
c – Comparez ce que dit Jérémie 1.3.
Le livre de Daniel se divise en deux parties, sans compter l’introduction. (chapitre 1) :
Cette division est très importante pour l’intelligence du livre. On sera peut-être tenté de croire que la première partie était superflue et qu’il eût suffi de connaître ce qui devait arriver avant Jésus-Christ, puisque avec la venue de celui-ci a commencé une nouvelle révélation. Nous répondrons, en premier lieu, qu’il est dans la nature de la prophétie d’étendre son regard jusqu’au moment où ce qu’elle annonce aura reçu sa complète réalisation ; car les péripéties d’un drame ne s’expliquent et ne se justifient que par le dénouement. Secondement, en vertu même de ce qu’avaient promis les prophètes, Israël attendait de l’époque du Messie autre chose encore que ce qui a été réalisé par la première venue de Christ ; il attendait ce que nous avons à attendre encore : le rétablissement visible du règne de Dieu. Il fallait donc surtout et avant tout savoir quelque chose au sujet de ce rétablissement d’Israël et du temps qui devait s’écouler jusque-là. Il fallait qu’un rayon prophétique éclairât cette longue période, dans laquelle Israël était entré avec la captivité et qui aujourd’hui même n’est pas encore terminée, la période de la domination des puissances de ce monde, depuis la chute jusqu’au rétablissement de la théocratie. Ce nouvel ordre de choses n’a point subi de modifications essentielles par la première venue du Messie, puisque son règne n’est pas encore de ce monde (Jean 18.36 ; Matthieu 4.8), comme il le sera un jour. (Apocalypse 11.15.) Il fallait donc que les révélations relatives à un avenir prochain fussent précédées d’un coup d’œil général sur la nature et la destinée des puissances du monde.
Daniel lui-même a distingué très nettement ces deux parties de son livre en écrivant la première en chaldéen, et la seconde, de même que l’introduction (chapitre 1) en hébreu. Il a donc fait usage, dans la première partie, de la langue du peuple païen sous la domination duquel il vivait, et, dans la seconde, de la langue du peuple de Dieu. Il n’aurait pu indiquer plus clairement qu’il s’agissait principalement dans l’une de la destinée des puissances terrestres et dans l’autre de celle du peuple de Dieu. Ceci explique d’une manière tout à fait simple et naturelle cet emploi de deux langues différentes, qui correspond à la division que nous donnons du livre de Daniel et qui la justifie.
Les adversaires de l’authenticité de ce livre ne peuvent expliquer pourquoi il est écrit en deux langues, ni ce qui a déterminé pour tel ou tel chapitre le choix de l’une ou de l’autre. Depuis la captivité, le chaldaïque était devenu de plus en plus familier aux Juifs et à l’époque des Maccabées, c’était même leur langue usuelle. Il est évident qu’un faussaire qui eût voulu faire passer son livre pour l’œuvre de Daniel l’aurait dans l’intérêt de la vraisemblance écrit tout entier dans la langue sainte, la seule dont eussent fait usage les anciens prophètes. Si toutefois il avait préféré le chaldaïque, afin de se mettre mieux à la portée de ses contemporains, il n’y aurait certes pas renoncé tout à coup pour la seconde partie de son ouvrage, et cela d’autant moins que cette seconde partie était précisément celle qui devait faire le plus d’effet sur son époque et qui s’y rapportait le plus évidemment.
Mais ce changement de langue est important surtout pour distinguer les deux parties du livre. On le divise d’ordinaire autrement que nous ne l’avons fait, en deux parties de six chapitres chacune. Or, en faisant rentrer le chapitre 7 dans la seconde partie, on se croit par là déjà plus ou moins fondé à rapporter la prophétie qu’il contient au règne d’Antiochus Epiphane, comme les autres visions de cette seconde partie. Puis, en vertu de l’analogie évidente qui existe entre ce chapitre 7 et le chapitre 2, on interprète celui-ci dans le même sens, de sorte qu’on ne trouve plus rien dans les quatre monarchies qui dépasse le temps d’Antiochus. Mais l’auteur lui-même a prévenu ce malentendu, en écrivant encore en chaldéen ce chapitre 7, comme pour indiquer tout à fait clairement qu’il appartient à la première partie. Il lui était d’autant plus nécessaire d’accentuer cette division-là que l’autre division proposée a aussi sa raison d’être. En effet les chapitres 7 à 12 ne contiennent que des visions et les chapitres 1 à 6 que des histoires (car les songes de Nébucadnetzar eux-mêmes, chapitres 2 et 4, sont encadrés dans les récits). Et qui plus est, Daniel lui-même tient compte de cette division en groupant d’après l’ordre chronologique les histoires d’abord (1 à 6), puis les visions (7 à 12), de telle sorte que la date des chapitres 7 à 9 qui contiennent les plus anciennes visions est antérieure à celle des dernières histoires qui les précèdent.
Il faut donc reconnaître qu’il y a deux manières de diviser ce livre, et que toutes deux ont leur raison d’être ; mais en passant du chaldaïque à l’hébreu (contrairement à tous les usages) Daniel a indiqué lui-même à laquelle il attachait le plus d’importance. En écrivant encore en chaldéen la première de ses visions (chapitre 7) il a voulu la distinguer, aux yeux de tous, de celles qui suivent et signaler le rapport qu’elle a avec les précédentes et spécialement avec celle du chapitre 2, puisque, comme nous le verrons, il y a une liaison intime entre :
Le sujet essentiel de la première partie, ce sont les quatre monarchies de ce monde qui se succèdent les unes aux autres pour faire place enfin au règne de Dieu. Ce sujet est celui des deux visions, l’une au commencement, l’autre à la fin de la première partie. (Chapitres 2 et 7.)
Ce n’est pas le prophète, c’est le monarque, qui le premier contemple dans un songe l’histoire des empires. Il était bon qu’en la personne du premier roi qui ait représenté la monarchie universelle, en la personne de celui qui venait de mettre fin à la théocratie, la puissance de ce monde apprît quel devait être son destin final et comment elle devait à son tour et à jamais faire place un jour au règne de Dieu. On s’étonnera peut-être seulement de voir le monarque païen recevoir directement lui-même la révélation céleste. Mais bien que la puissance de ce monde ne soit rien au point de vue de l’éternité, bien qu’elle soit destinée à disparaître un jour sans laisser de traces, le chef d’une monarchie universelle n’en est pas moins un grand personnage au point de vue de l’histoire actuelle de l’humanité et pour l’exécution des desseins de Dieu. Aussi voyons-nous que Dieu accorde à Nébucadnetzar et à Cyrus les mêmes titres qu’au fondateur et au consommateur de la royauté théocratique, à David et au Messie ; il les appelle mon serviteur, mon pasteur, mon oint (ou mon Messie), celui qui accomplit toute ma volonté, celui que j’ai pris par la main droite. (Jérémie 25.9 ; Ésaïe 44.28 ; 45.1.) On comprend par là comment un roi, qui d’ailleurs est déjà en cette qualité une image de la majesté divine (Psaumes 82.6 ; Romains 13.1), peut recevoir une révélation. Or, pour un prince en dehors du règne de Dieu, le songe (on sait d’ailleurs quel respect les païens avaient pour les songes) est la seule forme possible de révélation ; nous le voyions déjà, par exemple, par l’histoire d’Abimélech et par celle de Pharaon. (Genèse 20 et 41.) Cependant, et il importe de le remarquer, bien que favorisé d’un songe envoyé de Dieu, le monarque païen est incapable de le comprendre par lui-même. Ses sages ne peuvent pas non plus le lui interpréter. Ce songe, loin de l’éclairer, n’est donc pour lui qu’un sujet de trouble intérieur, jusqu’au moment où un Israélite éclairé de Dieu lui en donne la clef. Ainsi les gentils ne sont, pour ainsi dire, que l’élément passif ; dans l’ordre des choses divines, l’élément actif est toujours Israël, afin qu’ici comme en toute chose l’honneur revienne au Dieu du ciel et à l’économie qu’il a instituée. Peut-être Dieu voulait-il que l’impression produite sur Nébucadnetzar par l’interprétation du songe et par les circonstances qui l’accompagnèrent, l’engageassent à adoucir le sort du peuple captif. Quant à Daniel, ce songe du roi et l’interprétation que Dieu lui en donna devaient lui faire jeter un premier regard sur le sort futur des empires, ouvrir à ses contemplations un monde nouveau, le préparer enfin à d’autres révélations plus spéciales.
Dieu fait contempler à Nébucadnetzar la puissance du monde sous l’image d’une statue d’homme à dimensions colossales. La tête, qui est d’or, représente l’empire babylonien, la poitrine et les bras d’argent figurent celui des Mèdes et des Perses ; le ventre et les reins sont d’airain et représentent la domination grecque ou macédonienne ; enfin les jambes de fer avec les pieds et les orteils composés de fer et d’argile, c’est l’empire romain avec ses ramifications slavo-germaniques. Conformément au but de la prophétie en général, on ne voit figurer ici que les empires qui se sont trouvés en contact avec le règne de Dieu, mais aucun de ceux-là n’est omis. « Le règne de Dieu, dit à ce sujet Menken, est le but de la création et le terme vers lequel Dieu dirige l’histoire du monde. Le règne de Dieu est la base invisible sur laquelle reposent les empires de la terre, il est aussi la force invisible qui les renverse et les détruit. La durée et l’importance de ces empires dépend du plus ou moins de relation qu’il y a entre eux et le règne de Dieu. Il n’y aurait nul intérêt à connaître d’avance l’histoire de ceux de ces empires qui ne sont que peu ou point en contact avec ce règne. Quelle que soit leur destinée, elle n’a pas d’importance, puisqu’elle ne concourt point du tout, ou du moins ne concourt que très indirectement à avancer ou à retarder la révolution définitive qui couronnera l’histoire, l’avènement du règne de Dieu succédant aux empires du monde. »
Toute la statue, que contemple Nébucadnetzar, est ensuite renversée par une pierre, qui, d’elle-même et sans qu’aucun homme y ait mis la main, s’est détachée d’une pente de montagne et a frappé les pieds de fer et d’argile de la statue. Cette pierre, qui devient bientôt une grande montagne, est l’image du règne de Dieu. Il y a sans doute un côté par lequel le symbole, comme tous les symboles, n’exprime pas complètement la réalité : les premiers empires, en effet, représentés par l’or, l’argent et l’airain, ne sont détruits que par la pierre et tous à la fois (verset 45), tandis que dans l’histoire nous voyons qu’ils n’ont point subsisté jusqu’à l’avènement du règne de Dieu, mais ont été détruits les uns par les autres, comme l’indique du reste la vision correspondante à celle-ci. (Daniel 7.12.) Toutefois cela même nous paraît avoir son sens : cela nous apprend que les révolutions des empires, si importantes qu’elles puissent paraître à nos yeux, n’ont aux yeux de Dieu qu’une importance très subordonnée. La chute d’une monarchie terrestre, aussitôt remplacée par une autre, n’est pas un événement capital pour la prophétie. La prophétie ne considère le règne des puissances du monde que comme un seul et même fait. La seule révolution véritable est celle qui renverse les puissances définitivement et une fois pour toutes. Rien peut-être ne nous montre mieux l’opposition qui existe entre la manière de voir de Dieu et celle des hommes, entre l’histoire au point de vue biblique et l’histoire profane.
La description que donne Daniel de cette transformation finale est d’une simplicité sainte et sublime. On sent que ce n’est point là l’invention d’un homme. « Alors le fer, l’argile, l’airain, l’argent et l’or, furent brisés ensemble et devinrent ce qu’est là paille sur l’aire en été, et le vent les dispersa et on n’en trouva plus la place ; mais cette pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne et remplit toute la terre. » (Verset 35.) Où trouver dans les poètes anciens et modernes un passage comparable à celui-là pour la majesté et la simplicité ? Ésaïe lui-même, dans ses morceaux les plus sublimes (par exemple Ésaïe 2.11 et suivants ; Ésaïe 17.12 et suivants ; Ésaïe 40.15, 17), n’a rien qui le surpasse. La puissance du monde est représentée dans tout son éclat : mais ce colosse de métal repose sur des pieds d’argile ; toute cette grandeur humaine qui paraissait naguère si solide et si précieuse n’est en réalité que vile et fragile comme la paille sur l’aire. Le règne de Dieu, au contraire, n’attirait point les regards ; c’était une pierre à côté de laquelle on passait sans y faire attention, mais cette pierre était une et compacte, tandis que la puissance du monde, composée d’éléments hétérogènes, trahissait déjà sa fragilité. Aussi ce règne de Dieu, dans un avenir qui pour nous aussi est encore l’avenir, détruira sans effort (2Thessaloniciens 2.8) toute autre puissance, s’établira sur la terre et la remplira. La pierre et la montagne, c’est le règne de la croix et le règne de la gloire : au moment où le règne de Dieu renverse les empires du monde, il n’est plus question d’un petit troupeau, d’un peuple dédaigné des autres : il triomphe, il arrive à l’empire du monde, il devient un règne, au sens le plus complet et le plus positif de ce mot. (Matthieu 5.5 ; Luc 12.32 ; 22.28-30 ; Romains 8.17 ; Colossiens 3.3-4 ; 2 Timothée 2.11-12 ; Apocalypse 11.15 ; 20.4.)
Daniel reçut aussi une révélation sur le même sujet : elle est racontée au chapitre 7. Dieu avait fait contempler à Nébucadnetzar l’histoire extérieure et politique de la puissance du monde dans ses traits les plus généraux, car c’était là tout ce que le monarque pouvait en saisir. Mais le prophète reçoit une révélation plus précise et qui lui fait connaître le caractère intime des empires terrestres, au point de vue religieux.
Cette différence entre les deux révélations nous explique dès l’abord la différence des images qui y sont employées. Dans le chapitre 2, elles sont empruntées au domaine des choses inanimées et de la pure matière ; dans le chapitre 7, elles sont prises dans le domaine des êtres vivants : nous avons ici les quatre bêtes et le Fils de l’homme. Pour Nébucadnetzar, qui ne voit les choses que par leurs apparences extérieures, la puissance du monde, au moment de sa gloire, est un métal brillant et le règne de Dieu, dans son abaissement, n’est qu’une pierre insignifiante : ainsi, à lui, la puissance du monde lui apparaît d’abord comme plus belle que le règne de Dieu. Daniel, au contraire, est capable de voir ce que les choses sont au fond et en réalité ; il reconnaît qu’avec toute leur puissance et tout leur faste les empires du monde sont sans Dieu ou même ennemis de Dieu et n’ont, par conséquent qu’un caractère inférieur à l’humanité et tout bestial, de telle sorte que la vraie dignité humaine n’apparaît que dans le règne de Dieu. Aussi la supériorité de ce règne sur les empires du monde se manifeste-t-elle déjà pour lui par les images qui les représentent. En effet, les bêtes sont supérieures à l’homme en force physique : il n’est devant elles que faiblesse ; et pourtant c’est à lui qu’appartient la seule puissance véritable, la puissance spirituelle. La statue de Nébucadnetzar, il est vrai, représente aussi un homme, et certes l’histoire des empires et de la civilisation semble bien aussi porter les caractères de l’humanité, mais en fait tout cela n’est que matière et n’a de l’homme que l’apparence. Dans la vision du chapitre 7, l’humanité séparée de Dieu est représentée, non d’après son apparence trompeuse, mais telle qu’elle est en réalité, c’est-à-dire sous les traits d’animaux sauvages et sans raison. Ce n’est que dans le règne de Dieu que l’homme réalise véritablement son être et sa destination ; ce n’est que d’en haut que peut venir le vrai Fils de l’homme. (Verset 13.)
L’histoire de la création (Genèse 1.26-28) et les autres paroles de l’Écriture qui s’y rattachent (par exemple le Psaumes 8) nous montrent la haute idée que les Israélites se faisaient de l’homme, en tant que l’alliance de Dieu est pour lui une dignité royale qui l’élève infiniment au-dessus des animaux. En revanche, nous voyons que la Bible met les hommes au rang des animaux destitués de raison, du moment où ils ne s’approchent pas de Dieu et ne prennent pas garde à ses voies. (Psaumes 73.22 ; 32.9 ; 49.21.) L’homme, sans Dieu, n’est plus l’homme, il tombe au rang de la bête. Aussi voyons-nous que, déjà avant Daniel, les peuples païens ennemis du règne de Dieu, ont été représentés sous l’image de bêtes (Psaumes 68.31) ; le roi d’Égypte est appelé par Ezéchiel (Ezéchiel 29.3 ; 32.2) « le grand dragon couché entre les fleuves, le lion entre les nations. » Comparez aussi Ésaïe 27.1 ; 51.9. « Une bête, a dit un commentateur français de Daniel, peut être puissante ; elle peut être plus terrible et plus forte que quelque homme que ce soit ; elle peut même faire preuve de beaucoup d’intelligence ; mais son regard est toujours attaché à la terre, elle n’entend pas la voix de la conscience et ne soutient aucun rapport avec Dieu. Ce qui fait la grandeur véritable de l’homme, c’est son humilité et la faculté de reconnaître la volonté de Dieu qui l’élève vers des choses supérieures à celles qui ne sont que terrestres. Mais dans le moment où il dit, comme Nébucadnetzar (Daniel 4.27) : J’ai bâti, il perd ce qui l’unit moralement à Dieu ; il s’élève, et tout ce qui en lui est vraiment élevé se perd : il devient une bête. S’il cesse d’être soumis à Dieu, il tourne ses inclinations vers des objets qui sont inférieurs à lui, et par là il perd sa dignité. » Cette notion biblique de bête a la plus grande analogie avec celle de chair : l’une et l’autre désignent l’homme déchu de sa dignité morale, tombé sous l’empire des sens et n’appartenant plus qu’au monde de la matière. Ajoutons enfin, sans nous y arrêter, que ces deux images de bête et d’homme expriment aussi une pensée profonde sur la différence du paganisme et de la religion révélée.
Herder, Münter et autres ont déjà signalé le caractère spécialement babylonien de ces symboles empruntés au règne animal. Les fouilles récentes faites à Ninive et à Babylone confirment cette observation et prouvent surabondamment que le livre de Daniel date de la captivité : parmi les figures d’animaux que ces fouilles ont mises au jour, il en est qui font songer involontairement à celles que décrit Daniel, et l’on est amené à penser que les visions des chapitres 7 et 8 se rattachaient pour lui au souvenir de figures de ce genre. Les trois premières bêtes sont un lion, un ours, un léopard ; la quatrième est si épouvantable qu’on ne peut la comparer à aucune de celles qui existent dans la nature. On retrouve dans ces bêtes terribles, et à la voracité desquelles Israël vient d’être livré, un accomplissement remarquable de la parole que Dieu avait adressée à son peuple rebelle par la bouche d’Osée : « Je serai pour eux un lion et je les épierai sur le chemin comme un léopard ; je les rencontrerai comme un ours à qui on a ôté ses petits ; je déchirerai l’enveloppe de leur cœur ; et je les dévorerai là comme un vieux lion. La bête sauvage les déchirera. » (Osée 13.7-8 ; comparez Jérémie 5.6 ; 4.7 ; 2.15.) Bien des fois sans doute, en passant devant les figures colossales d’animaux, qui étaient pour Babylone comme les symboles héraldiques de sa domination universelle, Daniel avait dû songer à cette parole d’Osée ; sa vision lui en montra l’accomplissement. Nous pouvons donc rattacher à la Bible, non moins qu’à l’art babylonien, les symboles que nous trouvons dans cette vision.
Si nous prenons maintenant chaque monarchie en particulier, nous voyons que, dans l’une et l’autre vision (chapitres 2 et 7), les deux monarchies du milieu (perse et grecque) sont traitées plus brièvement que les autres : cela vient de ce qu’il doit en être question d’une manière spéciale et avec plus de détails dans la seconde partie du livre. Il n’était pas nécessaire non plus de s’arrêter longtemps à la première monarchie, il suffisait de dire que c’était précisément celle qui existait alors, et c’est ce que fait le prophète. (Daniel 2.37-38.) Ainsi, c’est la quatrième monarchie qui a le rôle principal et qui attire le plus l’attention. Au reste, cette importance particulière accordée à la quatrième monarchie a encore une cause plus profonde. C’est un caractère général de la prophétie de diriger spécialement ses regards sur les moments où la nature des choses se révèle, où leur principe se manifeste complètement. Aussi fait-elle ordinairement ressortir le terme d’une évolution historique, bien plus qu’elle n’en envisage les phases. C’est particulièrement le cas dans notre chapitre 7, puisqu’il se propose de révéler quelle est au fond la nature, le principe intime de la puissance du monde. La quatrième monarchie y est tout particulièrement mise en saillie, puisque c’est en elle seulement, sous l’épouvantable figure de la quatrième bête, que la puissance du monde révélera complètement sa nature, qui est l’inimitié contre Dieu. L’ordre dans lequel les métaux se succèdent, au chapitre 2, a déjà indiqué assez clairement que cette puissance doit aller en empirant toujours.
De même que l’intérêt qu’excitent les quatre monarchies est concentré spécialement sur la quatrième, ainsi – et par la même raison – cette quatrième monarchie est considérée particulièrement sous la dernière forme qu’elle doit revêtir. La révélation du chapitre 2 signalait principalement le changement politique et ethnographique qui devait s’opérer dans la quatrième monarchie et y distinguait clairement deux périodes : l’âge de fer, et l’âge de fer et d’argile. Elle ne s’arrêtait point encore particulièrement sur la dernière forme que devait revêtir cet empire et se bornait à la mentionner pour mémoire sous l’image des dix orteils. Dans le chapitre 7, au contraire, où le sujet est traité au point de vue religieux et non plus au point de vue politique, la phase caractérisée au chapitre 2 par l’union du fer et de l’argile n’est pas signalée ; ce qui est relevé, en revanche, ce sont les dix cornes, que nous reconnaissons, au premier coup d’œil, comme correspondant aux dix orteils du chapitre 2 ; mais si le prophète s’y arrête, ce n’est pas à cause des dix cornes elles-mêmes, c’est seulement pour introduire la onzième corne qui s’élève au milieu des dix et représente un roi en qui doit éclater dans toute sa fureur la haine du monde contre Dieu, contre son peuple et contre son culte. Ainsi, dans le chapitre 7, il n’est plus question de l’union du fer et de l’argile, et dans le chapitre 2 il n’est encore rien dit de ce dernier roi ennemi de Dieu. Le caractère propre de chacune des deux visions ressort donc clairement des traits sous lesquels la dernière monarchie est représentée dans l’une ou dans l’autre.
Ainsi l’on voit se concentrer dans le dernier monarque l’esprit de la quatrième monarchie, de même que dans celle-ci se concentrait l’esprit des monarchies terrestres en général. En lui aussi l’on voit se révéler le caractère propre de la puissance de ce monde, le système d’iniquité, et nous reconnaissons en lui celui que saint Paul appelle l’homme de péché et le fils de perdition. C’est la première fois que la notion d’Antéchrist est clairement formulée dans l’Écriture, parce que c’est la première fois que l’histoire du monde étranger à Dieu et ennemi de Dieu nous est présentée dans son ensemble et jusqu’au bout. La description qu’en donne Daniel est telle qu’on voit en cet homme l’entière réalisation du mauvais principe déposé dans l’humanité par la chute. Les caractères qui le distinguent ce sont, est-il dit à deux reprises (versets 8, 20), des yeux pareils aux yeux d’un homme, – symbole de son intelligence, – et une bouche proférant des paroles hautaines, des blasphèmes contre Dieu. Ces traits rappellent ce que le serpent promet aux hommes pour prix de leur rébellion au commandement de Dieu : « Vos yeux seront ouverts et vous serez comme Dieu. » (Genèse 3.5.) Voilà la promesse de Satan, elle s’accomplit dans l’Antéchrist : culture intellectuelle, mais dans le cœur opposition ouverte au Dieu vivant, divinisation de soi-même.
Après que les puissances du monde ont été jugées, le règne de Dieu leur succède. On le voit paraître sous la figure du Fils de l’homme, il vient sur les nuées du ciel, tandis que les bêtes sont montées hors de la mer. (Comparez Jean 8.23.) Une question se présente : Qui est ce Fils de l’homme ? Est-ce le peuple d’Israël ou le Messie ? La première de ces deux alternatives, soutenue par Hofmann et Hitzig, a en sa faveur l’explication donnée par le texte même (versets 18, 22, 27), qui ne mentionne que les saints du Souverain ou le peuple des saints du Souverain. Il faut remarquer cependant que les explications jointes aux visions n’ont jamais le but d’en donner le sens complet ; elles ne sont destinées qu’à mettre en lumière certains points d’un usage plus immédiat et plus prochain ; elles ne prétendent point nous épargner les recherches sur la prophétie (1 Pierre 1.11), et ne veulent que nous mettre sur la voie. On s’accorde à reconnaître qu’il en est ainsi, par exemple, de l’explication donnée Daniel 2.41-43, et qu’elle n’indique pas, ni ne prétend indiquer, tout ce que signifie l’image du fer et de l’argile. Or, dans le passage qui nous occupe, il s’agissait avant tout de rassurer Daniel sur le destin de son peuple, dont il était si fort inquiet. Voilà pourquoi c’est au peuple que l’ange fait ici l’application de la vision. D’ailleurs, à supposer qu’on crût devoir s’en tenir uniquement à l’explication que donne l’ange, on n’en serait pas moins obligé d’appliquer la vision au Messie aussi bien qu’au peuple ; il n’y a pas de royaume sans roi, et l’un suppose l’autre. C’est ainsi qu’en parlant de la première monarchie Daniel disait à Nébucadnetzar (Daniel 2.38) : « C’est toi qui es la tête d’or. » Mais c’est précisément ce dernier passage qui nous conduit, par analogie, à préférer la seconde explication du Fils de l’homme. C’est le roi qui est le représentant du royaume et du peuple, ce n’est pas le peuple qui est le représentant du roi. C’est la tête qui représente le corps. Ceci s’applique tout spécialement au Messie, et c’est pourquoi Jésus-Christ s’est appliqué à lui-même l’expression de Fils de l’homme. En outre, il y a dans le texte même deux circonstances qui empêchent absolument d’admettre l’explication de Hofmann et de Hitzig. La première, c’est que le Fils de l’homme apparaît revêtu d’un éclat céleste et comme un être supérieur à la terre, car c’est là le sens de ces mots : « Venant sur les nuées du ciel. » (Comparez Psaume 104.3 ; Ésaïe 19.1 ; Nahum 1.3, et Matthieu 14.30 ; Marc 14.62 ; Apocalypse 1.7 : qui reproduisent textuellement les expressions de Daniel.) La seconde, c’est qu’au verset 21 nous voyons apparaître les saints eux-mêmes ; or, s’ils figurent une fois en personne, ils ne peuvent être dans la même vision représentés encore par le Fils de l’homme. Il faut donc entendre par ce Fils de l’homme le Messie d’abord, puis, en seconde ligne seulement et comme étant en lui et un avec lui, le peuple du Messie. (Comparez Galates 3.16, 28 ; 1 Corinthiens 12.12.)
La prophétie embrassant chez Daniel non pas le sort d’Israël seulement, mais celui de l’humanité tout entière, il s’ensuit que le Messie y paraît, non plus comme fils de David, mais comme Fils de l’homme, non plus comme roi d’Israël, mais comme monarque du monde. L’horizon prophétique redevient aussi étendu qu’il l’était dans le protévangile. (Genèse 3.15.) De même que nous avons retrouvé tout à l’heure dans l’Antéchrist la dernière et complète réalisation du principe de péché introduit dans le monde par la chute, de même le Fils de l’homme, dans Daniel, correspond à la semence de la femme du chapitre 3 de la Genèse. S’il est dit de cette semence qu’elle écrasera la tête du serpent (en qui se manifeste le mauvais principe), on voit ici pareillement le Fils de l’homme remporter la victoire sur la puissance terrestre et ennemie de Dieu, qui, pareillement aussi, s’incarne dans des bêtes. La semence du serpent est à la semence de la femme ce que les bêtes sont au Fils de l’homme. L’Apocalypse fait expressément remarquer le rapport qui existe entre ces deux passages. La bête qui y représente la puissance terrestre et qui est un composé des quatre bêtes de Daniel, y est aussi désignée comme représentant le grand dragon, le serpent ancien, appelé le diable et Satan, qui séduit le monde (Apocalypse 13.1-2 ; 12.3-9), ce qui est tout à fait conforme à l’esprit de l’Evangile selon saint Jean, qui donne au diable le nom de prince de ce monde. (Jean 12.31 ; 14.30 ; comparez Luc 4.5-6.) Ainsi, derrière la bête qui est issue de la mer, qui vient d’en bas, et qui finit par être l’Antéchrist, il y a le diable ; de même que derrière le Fils de l’homme, qui vient du ciel et qui est le Christ, il y a Dieu. Dans le serpent, le diable avait revêtu la nature bestiale, dans le Fils de l’homme, Dieu revêt la nature humaine. Depuis que l’humanité a suivi le serpent, elle a laissé entrer en elle la nature de la bête, elle est devenue bestiale. Il faut que Dieu se fasse homme pour que l’homme cesse d’être la bête. Celui qui néanmoins ne se détachera pas de cette nature bestiale, le Fils de l’homme le jugera, précisément parce qu’il est Fils de l’homme. (Jean 5.27.)
Mais nous avons encore à comparer le portrait que Daniel nous fait du Messie avec celui que nous fournissent les prophéties de l’époque précédente. La captivité de Babylone est, nous l’avons vu, dans l’histoire de la théocratie de l’Ancien Testament, justement l’opposé du règne de David. Ce règne avait été le point culminant de la gloire et de l’élévation du peuple de Dieu, la captivité est le point de son abaissement le plus profond. Il en résulte que, tandis que la royauté de David avait été jusque-là le type de la prophétie messianique, la captivité a fourni de nouveaux types à cette prophétie. Elle lui en a fourni deux. D’une part, les souffrances du peuple se sont réfléchies dans l’image du Messie souffrant, et c’est là la donnée première de cette figure du serviteur de Jéhova contemplée par Ésaïe. (Chapitres 40 à 66.) C’est à cela aussi que se rattache le chapitre 9 de Daniel. D’autre part, au milieu de ce temps d’affliction, une vérité nouvelle se fait jour, ou du moins arrive à un degré de clarté qu’elle n’avait point eu auparavant, et cette vérité, c’est que, dans le règne de Dieu, la croix est le chemin de la gloire et que, dès lors, quand la force naturelle du peuple saint aura achevé d’être brisée (Daniel 12.7), le règne de Dieu acquerra une puissance toute nouvelle et s’étendra sur l’humanité entière. C’est là ce que signifie l’apparition du Fils de l’homme. (Chapitre 7.) Le serviteur de Jéhova ! Le Fils de l’homme ! Voilà deux expressions également significatives. La première marque l’obéissance, à la fois active et patiente, à la volonté de Dieu ; la seconde indique que sur la voie de cette obéissance l’homme parviendra à sa destination originaire et à sa dignité de roi, telle qu’elle est représentée dans Genèse 1.26-28. Ces deux désignations nouvelles du Messie n’appartiennent donc plus au type fourni par David. Le Messie n’est plus le roi théocratique dans sa relation avec le peuple de l’Alliance ; il est le chef, le représentant, le résumé du peuple de l’Alliance dans sa relation avec le monde. Nous constatons ici dans le développement de la prophétie un progrès semblable à celui qui s’est opéré, au temps des apôtres, lorsque l’Église a passé du christianisme juif au christianisme de saint Paul. On voit combien ce progrès est en rapport avec la situation du peuple pendant la captivité. Sans doute, on trouvait déjà dans le type du Messie fourni par David le Messie souffrant et le Messie roi, et l’on sait que c’est sous ces deux titres qu’on groupe tous les psaumes messianiques. Mais ce qui dans les psaumes n’était encore qu’en germe, arrive plus tard à son entier développement. On voit se manifester clairement, d’une part, la vertu expiatrice des souffrances du Messie (Ésaïe 53, Daniel 9), d’autre part, le rôle universel de son règne relativement aux empires du monde (Daniel 2 et 7) ; la prophétie a gagné à la fois en profondeur et en étendue.
En voilà assez sur la figure du Messie dans la vision que nous étudions maintenant. Passons à ce que cette vision apprend des empires du monde. Sur ce point, Daniel a un prédécesseur remarquable en Balaam. Si Joseph est un type de Daniel par son rôle politique et religieux, Balaam en est un aussi par son rôle prophétique. Ce prophète malgré lui, dont l’histoire jette tant de jour sur le côté psychologique de la prophétie, a, sous bien des rapports, le même rôle au commencement de l’histoire d’Israël que Daniel à la find. Israël, dont la sortie d’Egypte vient de faire un peuple et dont la loi du Sinaï vient de faire le peuple de Dieu est sur le point de prendre possession de la terre promise et entre pour la première fois en conflit, avec des peuples païens, les Edomites, les Amorrhéens, les Moabites etc. C’est alors que le roi de Moab, Balak, fait venir cet étrange Balaam pour qu’il maudisse le peuple du Souverain. Balaam est un Araméen, un habitant des bords de l’Euphrate, c’est-à-dire de la contrée où se sont toujours décidées les destinées de l’Asie ; avec cela, il connaît le vrai Dieu, comme Melchisédec, et est doué d’un don prophétique extraordinaire. Daniel est dans des circonstances toutes pareilles, et cette analogie de situation a pour conséquence une analogie également fort grande entre les prophéties de l’un et de l’autre, à ceci près toutefois que nous n’avons dans celles de Balaam que les linéaments du magnifique tableau que nous présente Daniel. Le conflit d’Israël avec le monde païen est aussi le centre de la prophétie de Balaam. Contemplant du haut du mont Péor le camp des Israélites (Nombres 23.28 ; 24.2), il voit, par la puissance de l’Esprit qui le saisit, s’élever du sein de ce peuple béni de Dieu un royaume qui consume les nations (Nombres 24.7-9), qui transperce Moab, conquiert Edom, fait périr Amalec, détruit les Kéniens. (Versets 17-22.) Ainsi Israël doit triompher de tous les peuples qui l’entourent. Mais Balaam étend son regard encore plus loin, il a compris le rôle du peuple de Dieu à l’égard du monde païen en général. (Nombres 23.8-10 ; 24.8-9.) Il contemple aussi les grands empires, encore à venir, tant de l’Orient (Assur, versets 22, 23) que de l’Occident (Kittim, verset 24) : rien ne peut subsister devant eux ; Héber aussi, et par conséquent Israël, doit être humilié par eux. Ainsi le regard prophétique de Balaam s’étend assez loin pour voir le peuple de Jéhova livré à la puissance du monde. Il s’étend même plus loin encore, car il contemple aussi la fin de ces grandes puissances. Des vaisseaux venus de Kittim abaisseront un jour Assur, l’Occident l’emportera sur l’Orient. Enfin la puissance de l’Occident périra elle-même. Ce regard mélancolique sur les ruines de toute puissance païenne clôt la vision du prophète païen. Il n’annonce plus expressément qu’Israël est destiné à survivre à ces grandes révolutions, mais ses paroles précédentes (particulièrement versets 8 et 9) ne laissent aucun doute là-dessus.
d – À la fin, dans un sens relatif. Car aujourd’hui même l’histoire d’Israël n’est pas encore finie.
N’avons-nous pas là comme l’ébauche des prophéties de Daniel ? Ce que Balaam désigne encore sous les antiques noms d’Assur et de Kittim (Genèse 10.4,11, 22), Daniel, le contemporain de Nébucadnetzar et de Cyrus, le contemple de plus près dans les deux monarchies orientales, les Babyloniens et les Médo-Perses, et dans les deux monarchies occidentales, les Grecs et les Romains. Enfin, il voit comme lui aussi, avant ces empires et après eux, cet Israël « qui habite à part et que Dieu ne maudit pointe. » (Nombres 23.8-9.)
e – Les dernières paroles de Balaam (Nombres 24.22-24) ont singulièrement embarrassé les critiques qui ne croient pas à la prophétie. Passe encore pour la mention que Balaam fait d’Assur, il n’y a qu’à supposer ce morceau écrit à l’époque de l’empire d’Assyrie. Mais on convient que « les vaisseaux de Kittim, qui, d’après 1Maccabées 1.1, sont ceux d’Alexandre le Grand, sont une véritable énigme. » De Wette avoue (il s’est, il est vrai, rétracté plus tard) que le verset 24 paraît devoir être considéré comme une véritable prophétie. Hitzig et Ewald, qui supposent que ce morceau date de l’époque assyrienne, appliquent ce qui est dit de Kittim à des événements tout à fait insignifiants, une invasion grecque en Cilicie du temps de Sanchérib ou une autre du même genre sous Salmanasar, et qui se trouvent mentionnées en passant dans Eusèbe et saint Jérôme. D’autres critiques (Bertholdt, Lengerke, Bleek) écartent la difficulté en déclarant ce verset interpolé à l’époque des Maccabées.
Nous voyons donc que les prophéties de Daniel ne sont pas simplement le développement de la prophétie messianique de l’époque précédente, mais qu’elles se rattachent à des oracles bien plus anciens. Dans ce qu’il nous montre des empires et de leurs relations avec le peuple de Dieu, nous voyons s’accomplir ce qu’avait vu déjà Balaam, tout au commencement de l’histoire d’Israël. Dans ses révélations sur l’Antéchrist et le Christ, nous voyons s’accomplir ce que Dieu même avait prononcé sur la semence du serpent et sur celle de la femme, tout au commencement de l’histoire de l’humanité. Ce rapport des prophéties de Daniel avec celles qui les ont précédées est une preuve interne de leur authenticité. Les allusions qu’y fait un prophète postérieur la corroborent d’une preuve externe. Les visions de Zacharie, qui suivit de près Daniel, supposent les visions de celui-ci. Hofmann et Baumgarten ont montré d’une manière convaincante comment les images des quatre cornes et des quatre forgerons, aussi bien que des quatre chars (Zacharie 1.18-21 ; 6.1-8), se rapportent aux quatre monarchies de Daniel.
Avant de poursuivre, répondons ici déjà à une question qui s’est peut-être présentée au lecteur, et sur laquelle nous aurons du reste à revenir dans la suite avec plus de détails. L’Écriture, dit-il peut-être, ne se contredit-elle pas, en nous enseignant d’une part que « les puissances sont établies de Dieu » (Romains 13.1 ; comparez Daniel 2.37), et en les opposant d’autre part au règne de Dieu d’une manière si absolue, comme étant les formes essentielles sous lesquelles se montre le principe ennemi de Dieu ? Nous répondons que l’Écriture sainte ne fait là que se garder d’illusions. Elle sait qu’il n’est pas de dons de Dieu que ne souillent et ne gâtent les mains impures des hommes. Le monde lui-même n’est-il pas l’œuvre de Dieu et ne continue-t-il pas à ne subsister qu’en lui ? (Colossiens 1.17 ; Actes 17.28.) Et n’est-il pas néanmoins d’un autre côté « plongé tout entier dans le mal » (ou plus exactement dans le malin, dans le diable, 1Jean 5.19) ? Et n’en est-il pas de même de l’Église, tant dans l’ancienne alliance que dans la nouvelle ? Elle est l’épouse de Jéhova et de Christ et devient pourtant une prostituée. Telle est aussi la condition des États et des empires. Originairement et en principe ordonnés de Dieu, mais en fait, tels qu’ils apparaissent dans l’histoire et tels qu’ils sont dans leurs derniers résultats, ils sont au service du péché, de la corruption, de la révolte contre Dieu. (Comparez Psaume 82.) Telle est la longanimité de Dieu que, pendant des milliers d’années, il laisse ses dons aux mains des hommes et les voit profanés par eux, traînés dans la boue, défigurés… Il agit ainsi à cause de ses élus. Il laisse patiemment subsister l’Etat et l’Église, jusqu’à ces temps de rafraîchissement où le Seigneur lui-même gouvernera le monde avec ses saints. En attendant, – tantôt à l’ombre des divines institutions, tantôt sous l’oppression de leurs indignes représentants, – se forme du sein de toutes les nations l’assemblée des vrais enfants de Dieu.
Daniel put apprendre par expérience comment les royaumes du monde en viennent à revêtir ce caractère d’inimitié contre Dieu. Les événements remarquables qui signalèrent sa propre vie et dont il a intercalé le récit dans ses prophéties servent pour ainsi dire d’illustration à ce fait. Nous avons à les étudier maintenant. Une puissance maîtresse du monde et qui se figure que les choses visibles sont les seules réelles, une telle puissance se divinise elle-même et s’élève avec hardiesse contre le Dieu vivant et contre ses saints ; « elle se renforce en courage et passe outre et se rend coupable ; elle fait de la force son dieu. » (Habakuk 1.11, 16. Comparez Ésaïe 10.7 et suivants)
Les visions de Nébucadnetzar sont séparées de celles de Daniel, dans la première partie du livre, par quatre récits tirés de la vie du prophète. Le chapitre 3 raconte la délivrance miraculeuse de ses trois amis, jetés dans la fournaise pour avoir refusé d’adorer la statue d’or de Nébucadnetzar. Le chapitre 4 est un édit de Nébucadnetzar et contient un second songe du roi, qui se rapporte à lui et s’accomplit en lui. Il perd la raison, en punition de son orgueil, et tombe au niveau des bêtes ; mais, après ce châtiment, il recouvre l’usage de la raison, il rend gloire au vrai Dieu, et sa puissance est encore augmentée. Ce chapitre, dans lequel on voit en Nébucadnetzar le contraste entre l’homme et la bête, prépare à comprendre les symboles du chapitre 7 (les bêtes et le Fils de l’homme) et peut servir de confirmation à l’explication que nous en avons donnée.
Les versets 28 et suivants, en particulier, sont la clef de ce qui est dit de la première bête, en Daniel 7.4. Au chapitre 5 nous voyons le faste de Belsatzar dans son célèbre festin, l’inscription mystérieuse tracée sur la muraille, l’explication qu’en donne Daniel, et le prompt accomplissement de cette sentence par le jugement qui éclate dans cette nuit même sur le roi de Babylone. Enfin le chapitre 6 clôt cette série de récits par celui de la délivrance dont Daniel fut l’objet lorsqu’il eut été jeté dans la fosse aux lions pour n’avoir pas cessé de prier son Dieu, malgré la défense du roi.
On s’aperçoit aisément que, de même que le chapitre 2 correspond au chapitre 7, le chapitre 3 et le chapitre 6, et le chapitre 4 et le chapitre 5 se correspondent également. Ces deux groupes de récits parallèles, outre l’intérêt historique qu’ils présentent, ont aussi un sens symbolique. L’un (chapitres 3 et 6) montre par l’exemple de Daniel et de ses trois amis ce que les saints ont à souffrir du monde à cause de leur fidélité et comment le Tout-Puissant est plus que jamais auprès d’eux au moment où ils paraissent succomber. L’autre (chapitres 4 et 5) montre, par l’exemple du premier et du dernier roi de la première monarchie, que Dieu sait humilier soudain les puissants de la terre au comble de leur orgueil et de leur prospérité et que par conséquent les fidèles n’ont point à les redouter. Dans l’un et l’autre de ces deux groupes il y a progression du premier récit au second : la puissance du monde ne fait d’abord que se glorifier elle-même et arrive ensuite à une opposition formelle contre le Dieu vivant. Au chapitre 3, Nébucadnetzar veut qu’on rende hommage à sa statue ; au chapitre 4, il se glorifie de sa puissance et de sa grandeur ; mais ni dans l’un ni dans l’autre cas il n’attaque Dieu directement. Belsatzar au contraire (chapitre 5) outrage le Seigneur en profanant les vases sacrés du temple de Jérusalem et Darius le Mède (chapitre 6) défend de lui adresser des prières. On retrouve cette progression dans la conduite des fidèles. Sadrach, Mésach et Abednégo refusent de rendre hommage à la puissance du monde en adorant la statue qui la représente ; Daniel brave la défense qu’elle lui fait d’adorer Dieu. Les premiers, pour nous servir des termes de l’école, se gardent d’un péché de commission, le second d’un péché d’omission.
Dans tous ces cas divers, la puissance du Très-Haut se manifeste en faveur des saints et contre le monde ; nous voyons ici, pour ainsi dire, dans de petits tableaux de genre, ce que les visions des chapitres 2 et 7 nous représentent dans de vastes tableaux historiques. Les uns aussi bien que les autres servent à l’instruction du peuple de Dieu et à l’affermissement de sa foi pendant le règne des puissances de ce monde. L’attrait merveilleux qu’ont déjà pour les enfants les récits de Daniel prépare aux grandes images que présentent les deux visions. Tant que durera le règne du monde, il est bon que tout jeune Israélite, ou pour mieux dire tout fidèle reçoive, dès ses jeunes années, une impression profonde du néant des choses du monde et de la grandeur de Dieu et de ses saints. Si, à une lecture superficielle, les visions symboliques de ce livre paraissent ne fournir que peu d’aliment à l’édification, on en trouve d’autant plus dans les lumineuses figures de Daniel et de ses amis et dans les dramatiques histoires de Nébucadnetzar et de Belsatzar.
Quant aux miracles qui se rencontrent dans ces histoires, nous citerons les lignes suivantes de Keil (Introduction à l’Ancien Testament) : « Les historiens sacrés n’ont point pour but de raconter des faits de la vie commune, mais de rendre témoignage aux révélations de la grâce et de la toute-puissance divine : aussi le livre de Daniel ne nous a-t-il conservé que les faits par lesquels le Dieu d’Israël a manifesté sa toute-puissance aux monarques païens qu’il avait chargés de châtier son peuple. Dieu voulait les obliger par là à lui rendre gloire et à reconnaître que c’est lui seul qui gouverne le monde, qu’il a la puissance de délivrer ceux qui le servent et qu’il peut humilier l’orgueil des grands de la terre. On ne doit pas s’étonner non plus que tous ces miracles aient lieu en faveur de Daniel et de ses amis, ou du moins tournent toujours à la gloire de Daniel. Daniel vivait dans un temps où Dieu ne pouvait tirer sa gloire de l’ensemble de son peuple. C’était lui qui, dans la capitale du monde païen et sous les yeux des dominateurs de Babel, était appelé à représenter en sa personne le peuple de Dieu. Il préparait par là le rétablissement de la théocratie et le retour dans la terre sainte. Pour faire impression sur les maîtres du monde, il fallait que ces miracles eussent un caractère imposant et portassent le sceau de la toute-puissance. Le but fut atteint : l’édit de Cyrus (Esdras 1.1-4) ne se borne pas à permettre aux Juifs de rentrer dans leur patrie, il rend gloire au Dieu des cieux, au Dieu d’Israël et ordonne de lui bâtir un temple. »
La première partie du livre de Daniel éclaire l’avenir entier jusqu’au moment où le peuple de Dieu sera réuni et formera de nouveau un royaume visible. Mais cet avenir est encore bien éloigné du temps de Daniel : on n’en est qu’à la première des quatre monarchies. Il convient donc qu’Israël apprenne quelque chose aussi de ce qui doit lui arriver dans un temps plus rapproché. Nous dirons plus : si des prophéties spéciales étaient alors nécessaires, c’était tout particulièrement pour cette époque-là, pour les cinq siècles qui devaient s’écouler entre la captivité et la venue du Christ, pour ce temps de misère où le peuple était livré aux gentils, sans que la pleine lumière du salut eût encore été révélée pour sa consolation. En outre, ces destinées prochaines devaient être un prélude des finales : l’Antéchrist, comme le Christ, allait avoir sa première venue.
Cet avenir prochain fait donc le sujet de la seconde partie de Daniel. De même que la première, elle commence et finit par deux visions qui se correspondent. (Chapitres 8 et 10 à 12.) Ces deux visions révèlent ce que sera la puissance du monde dans les siècles qui vont suivre et décrivent la venue de l’Antéchrist qui naîtra bientôt de son sein. Elles sont séparées par le chapitre 9 qui met en regard de ce tableau celui de la venue du Messie, à la fin des cinq cents ans.
La vision du chapitre 8, datée de la troisième année de Belsatzar, ne doit pas avoir précédé de beaucoup la chute de l’empire de Babylone. Elle décrit, sous l’image de deux nouveaux animaux, un bélier et un bouc, les deux monarchies qui doivent dominer sur Israël après la chute de Babel, celle des Médo-Perses et celle des Macédoniens ou des Grecs. Elles sont ici nommées expressément par leur nom (versets 20, 21 ; comparez Daniel 10.13, 20 ; 11.2-4), comme l’empire de Babylone l’était au chapitre 2.37-38. La quatrième monarchie, la monarchie romaine, est la seule qui ne soit pas désignée nominalement dans Daniel ; pour le dire en passant, ne voilà-t-il pas une preuve de plus de l’antiquité de ce livref ? La monarchie perse prend naissance du temps de Daniel. La Grèce même a déjà surgi à l’horizon des Orientaux ; nous en avons la preuve, non seulement dans les noms grecs de divers instruments de musique (voyez ci-dessus), mais encore dans le conflit qui s’éleva entre les Grecs et les Perses peu de temps après la mort du prophète et qui eut pour conséquences des guerres et des batailles si célèbres dans l’histoire. Enfin il était d’autant plus nécessaire d’attirer sur la Grèce l’attention d’Israël que c’était d’elle que devait sortir l’Antéchrist de l’Ancien Testament. On comprend donc pourquoi, dans les passages que nous venons de citer, les anges nomment Javan, tandis que Rome, encore au dernier plan et cachée dans le lointain Occident, n’est jamais désignée par son nom.
f – On ne peut douter qu’il n’y soit question de la puissance romaine, (11.18, 30). Or, si le livre de Daniel avait été écrit à l’époque des Maccabées, on ne verrait pas pourquoi l’auteur n’aurait pas nommé Rome (surtout au verset 30), comme le font les livres des Maccabées, 1Maccabées 8 et ailleurs), ou comme Daniel lui-même (11.8, 42 et 43) nomme l’Egypte des Ptolémées.
Voilà pourquoi dans la vision il est question surtout de la monarchie grecque et spécialement de la dernière forme qu’elle revêt, de la petite corne, absolument comme pour la monarchie romaine au chapitre 7. Le bélier, avec ses deux cornes représentant les Mèdes et les Perses, n’est décrit qu’en peu de mots. Le bouc a d’abord une corne très apparente : c’est Alexandre le Grand, qui court de victoire en victoire et renverse l’empire des Perses. Mais aussitôt après cette grande corne se brise et il en croît quatre en sa place ; ce sont les royaumes formés du démembrement de l’empire d’Alexandre : la Macédoine, l’Asie, l’Egypte et la Syrie. De l’une d’elles, la dernière, sort enfin une autre petite corne, c’est-à-dire un roi, dont l’inimitié contre Dieu, contre son culte et contre son peuple (l’armée des cieux) est peinte sous les mêmes traits que dans l’Antéchrist au chapitre 7.
Ce roi est Antiochus Epiphane. Il avait formé le dessein, passé chez lui à l’état d’idée fixe, d’introduire dans tous ses États (dont la Palestine faisait partie) le culte de Jupiter olympien, et comme il s’identifiait lui-même avec ce Dieu, il voulait par là, en fin de compte, se faire adorer partout. (Comparez 1Maccabées 1.41 et suivants ; 2Maccabées 6.7.) Il cherchait à extirper tous les autres cultes, et apportait dans cette entreprise un zèle fanatique, qui ressemblait souvent à du délire et qui le faisait appeler par les railleurs Epimane (le fou) au lieu d’Epiphane (l’illustre). C’est ainsi qu’il abolit aussi à Jérusalem le culte de Jéhova et y substitua l’idolâtrie. Ceci était d’autant plus grave qu’il y avait en Israël même un parti grec et penchant au paganisme. (1Maccabées 1.12 et suivants ; 2Maccabées 4.9 et suivants ; comparez Daniel 11.30-32.) Le peuple saint, la religion révélée et par conséquent l’existence même d’un règne de Dieu sur la terre étaient menacés par là. Dans tout ce qu’Israël a eu à souffrir des gentils, avant Jésus-Christ, il n’y a rien de comparable aux persécutions d’Antiochus, car les empires dans la dépendance desquels s’était trouvé précédemment le peuple de Dieu ne l’avaient jamais gêné sensiblement dans l’exercice de son culte ; souvent même, comme on le voit par les livres de Daniel, d’Esdras et de Néhémie, ils avaient protégé ce culte et l’avaient honoré. Ainsi, par exemple, Nébucadnetzar (Daniel 4.31-34), Darius le Mède (6.27-28), Cyrus (Esdras 1.2-4), Artaxerxès Longuemain (Esdras 7.12 et suivants ; Néhémie 2.7-8), enfin, au rapport de Josèphe (Arch. XI, 8), Alexandre le Grand. Il fallait donc, pour que le peuple fût en garde contre les attaques et les séductions d’Antiochus, qu’elles lui eussent été signalées d’avance par des prophéties particulières. Ces avertissements ne furent point inutiles : on le voit par le glorieux soulèvement des Maccabées qui, dans tout ce qu’il a de pur et de saint, peut être considéré comme un fruit du livre de Daniel.
Antiochus, avec « son orgueil qui se divinisait lui-même » (Wieseler) et sa haine fanatique contre Dieu et contre son culte, est bien le type de l’Antéchrist ; il est l’Antéchrist de la troisième monarchie et de l’Ancien Testament. « Tous les docteurs, dit Luther, ont vu avec raison dans cet Antiochus une figure de l’Antéchrist. » Ceci jette un grand jour sur la relation de la seconde partie de Daniel avec la première et surtout sur celle du chapitre 8 au chapitre 7. Il y a entre Antiochus et l’Adversaire un rapport typique tout pareil à celui qu’on trouve, dans le discours eschatologique de Jésus, entre la destruction de Jérusalem et l’avènement du Fils de l’homme. L’Antéchrist de l’Ancien Testament est à celui du Nouveau ce que le jugement sur le peuple déchu de l’ancienne alliance est au jugement sur le peuple déchu de la nouvelle. Cette typique est une loi générale de la prophétie. Les deux faits que Jésus rapproche s’éclairent réciproquement ; il en est de même des chapitre 7 et 8 de Daniel : l’un fait comprendre l’autre ; l’Antéchrist de la troisième monarchie et celui de la quatrième se servent mutuellement de commentaire. Le fait seul qu’Antiochus est le type du grand et dernier adversaire est déjà pour le peuple de Dieu toute une prédication : il est averti par là de la grandeur du danger qui le menace, excité à la vigilance, encouragé par la certitude que celui qui le persécute n’échappera pas à un prompt jugement de Dieu. Et si l’image, le portrait de l’Antéchrist au chapitre 7 était nécessaire à Israël pour bien comprendre Antiochus qui en était le type, nous, en revanche, qui n’avons plus à attendre que ce dernier adversaire, nous sommes autorisés à expliquer et à compléter son portrait d’après celui d’Antiochus. C’est ce que saint Paul a fait avant nous, en peignant l’homme de péché (2Thessaloniciens 2.4) sous des traits empruntés au chapitre 11 de Daniel.
La vision des chapitres 10 à 12 développe celle du chapitre 8, et est à celle-ci ce que le chapitre 7 est au chapitre 2. La prophétie proprement dite est contenue dans le chapitre 11, auquel le 10 sert de prologue et le 12 d’épilogue.
Le chapitre 10 jette un jour très remarquable sur le monde des esprits et sur le rôle que jouent dans l’histoire ces invisibles acteurs. Il ne manque pas de passages analogues à celui-là (Job 1.7 ; 2.1 et suivants ; Zacharie 3.1-2 ; Jude 9 ; Apocalypse 12.7 et suivants), mais aucun n’est aussi clair et ne nous apprend autant de choses. Que les anges soient les instruments dont se sert la Providence divine pour conserver le monde et le gouverner, c’est une vérité générale confirmée dans l’Écriture et particulièrement dans les deux apocalypses, puisque c’est là surtout qu’est soulevé le voile qui nous dérobe le monde invisible. Dans toute la nature, même dans les phénomènes ordinaires et réguliers, la Bible reconnaît une action des anges. (Jean 5.4 ; Hébreux 1.7 ; Apocalypse 7.1-3 ; 14.8 ; 16.15.) Il en est de même dans l’histoire, et notre chapitre en est la preuve principale. Nous y voyons que chaque royaume de la terre a à sa tête un ange particulier. En opposition à ces anges, et à la tête du royaume de Dieu, d’Israël, se trouve Michel, un des principaux chefs. Michel a pour allié dans cette lutte un autre ange considéré par Hofmann comme le bon ange de la gentilité, chargé par le Seigneur de réaliser en elle son décret de salut. Il est naturel que ce soit précisément celui-là qui informe Daniel du sort que les puissances de ce monde feront subir au peuple de Dieu. Il permet au prophète de jeter un regard sur les combats invisibles que se livrent les chefs des anges, combats dont l’issue doit décider qui l’emportera auprès des rois de la terre, l’esprit du monde, opposé à Dieu, ou le bon esprit travaillant à réaliser son règne. Ainsi, ce qu’on dit d’ordinaire dans un sens spirituel, du bon et du mauvais esprit qui luttent en l’homme, l’Écriture sainte veut que nous le prenions à la lettre. C’est ce qu’on voit déjà dans 1Samuel 16.13-15 ; 1 Rois 22.22 ; les influences sataniques dont parlent Jésus et les apôtres ne sont au fond pas autre chose. Ceci ne détruit point la liberté des actes humains, car l’action de ces esprits sur les âmes n’est point une action irrésistible, et leur rôle principal consiste sans doute à arranger les circonstances extérieures. Il est certes difficile de comprendre comment le gouvernement de Dieu se concilie avec la liberté humaine ; mais la difficulté n’est point aggravée si l’on admet l’intervention des anges, elle est bien plutôt diminuée.
L’ange qui apparaît à Daniel lui raconte donc qu’il a combattu vingt et un jours contre l’ange qui préside à la monarchie perse et qu’enfin, avec l’aide de Michel, il l’a vaincu et a pris sa place auprès des rois de ce pays ; il ajoute qu’il devra combattre encore contre cet ange de la Perse et qu’ensuite viendra celui de la monarchie grecque ; il laisse entrevoir que sa lutte contre ce dernier n’aura pas, malgré l’aide de Michel, un succès aussi complet. La prophétie qui suit (chapitre 11) explique par les événements de ce monde ce qui vient de se passer dans le monde des esprits. Dans l’empire perse, l’esprit de la puissance du monde, hostile à Dieu et à son peuple, est encore surmonté et réprimé, de telle sorte que les rois de Perse obéissent au bon esprit et sont favorables à Israël. Il n’en est pas ainsi sous la domination des Grecs : le peuple de l’Alliance a beaucoup à souffrir de la lutte des Ptolémées et des Séleucides, et enfin c’est dans cette monarchie que paraît le grand adversaire.
La prophétie du chapitre 11 se divise en trois parties :
Nous pouvons remarquer que toutes les visions relatives à la puissance du monde rentrent dans le cadre du songe de Nébucadnetzar (chapitre 2) et ne font qu’achever et compléter ce qui est déjà esquissé. Ainsi le chapitre 7 complète ce qui se rapporte à la quatrième monarchie, en montrant comment l’Antéchrist sortira des dix cornes (ou des dix orteils). En développant ce qui précède, cela sert à préparer ce qui suit, car c’est le portrait de l’Antéchrist au chapitre 7 qui sert de modèle à celui d’Antiochus au chapitre 8. De même, pour la troisième monarchie, le chapitre 7 développe le chapitre 2 et le chapitre 8 continue le chapitre 7. Le songe de Nébucadnetzar nous représente la monarchie grecque dans son unité ; cependant les quatre têtes et les quatre ailes indiquent déjà les quatre parties en lesquelles elle s’est démembrée. Au chapitre 7 nous assistons à ce démembrement de l’empire d’Alexandre : la grande corne du bouc se brise et il en croît quatre à la place. En même temps, si nous comparons à ce chapitre le chapitre 7, nous trouvons de l’un à l’autre le même progrès que du chapitre 2 au chapitre 7, pour ce qui est de l’empire romain. En effet, au chapitre 7 on voit surgir entre les dix cornes de la quatrième bête (identiques aux dix orteils de la statue) la petite corne de l’Antéchrist ; au chapitre 8, on voit sortir d’une des quatre cornes du bouc (identiques aux quatre têtes du léopard) la petite corne d’Antiochus. C’est donc ainsi que le chapitre 11 est un développement du chapitre 8. Ce qui avait été dit au chapitre 8 de la Perse, de la Grèce et du démembrement de la grande monarchie grecque en quatre petites, le chapitre 11 ne fait que le rappeler sommairement ; ce n’est plus ici que le point de départ d’une nouvelle prophétie, qui va nous faire connaître de plus près les destinées de l’Egypte et de la Syrie, des Ptolémées et des Séleucides, des rois du Midi et du Nord. « Daniel, dit Luther, laisse là le royaume de Grèce et celui d’Asie et ne s’occupe que de ceux d’Egypte et de Syrie. C’est en effet entre ces deux qu’est situé le pays des Juifs ; il a au nord la Syrie et au midi l’Egypte. Ces deux puissances étaient toujours en guerre, de sorte que les Juifs, se trouvant entre l’enclume et le marteau, étaient maltraités des deux côtés. Ils tombaient tantôt sous la domination de l’Egypte, tantôt sous celle de la Syrie, selon que l’une ou l’autre était la plus forte, et devaient beaucoup payer, comme cela arrive en temps de guerre. Ce fut surtout le cas sous le règne de ce méchant homme nommé dans l’histoire Antiochus l’Illustre. Il traita cruellement les Juifs, les égorgea et fit le diable au milieu d’eux. C’est principalement à cause de ce vaurien que cette vision a eu lieu, afin de consoler les Juifs qu’il devait tourmenter de toutes les manières. »
Il est du reste très remarquable que la Syrie n’y soit pas plus nommée que Rome. Ces États étaient encore trop complètement en dehors de l’horizon historique de Daniel pour que l’ange pût les lui désigner par leurs noms. Rome était éloignée de lui par la distance des lieux, le royaume de Syrie par la distance des temps. Rien alors ne pouvait faire songer à un royaume de Syrie indépendant. Ce pays, conquis déjà par les Assyriens (2Rois 16.9 ; Ésaïe 8.4 ; Amos 1.5), avait perdu toute importance, n’était plus qu’une province qui avait passé à l’empire babylonien, puis à l’empire perse et qui passa plus tard à l’empire macédonien. Voilà pourquoi l’ange ne désigne les rois de Syrie que par une expression générale, les rois du Nordg. Si notre livre n’avait pas été écrit avant l’époque des Maccabées, il serait impossible de comprendre pourquoi la Syrie n’aurait pas été nommée ici, tout aussi bien que la Grèce et même bien plutôt qu’elle. Voilà encore un de ces petits traits qui ne sautent pas d’abord aux yeux et qui, pour un esprit impartial, constituent la preuve la plus éloquente de l’âge et de l’authenticité d’un livre. On n’objectera pas que si l’auteur a écrit du temps des Maccabées, c’est apparemment par crainte d’Antiochus qu’il n’a pas nommé la Syrie ; au temps de ce prince, la précaution eût été fort inutile, car, sans être nommés, la Syrie et Antiochus lui-même sont désignés d’une manière qui, au temps de ce roi, ne pouvait laisser place à aucun doute. Mais ce qui est tout à fait significatif, c’est que, si la Syrie n’est pas nommée, l’Egypte, dont les princes sont appelés les rois du Midi par opposition aux rois de Syrie, est nommée en toutes lettres aux versets 8, 42 et 43. La raison en est aisée à saisir : ce n’est pas seulement parce que l’Egypte est cette antique monarchie si puissante et si bien connue des Israélites, c’est surtout parce qu’elle formait encore, à l’époque où Daniel a cette vision, un royaume indépendant, florissant même, qui ne fut conquis par Cambyse et annexé à l’empire perse qu’une dizaine d’années après. Quant aux titres de roi du Sud et de roi du Nord, ils sont relatifs à la situation de leurs États relativement à la Palestine. Dans toutes les prophéties et même dans toute la Bible, c’est sur la Palestine qu’on s’oriente (comparez Daniel 6.11) ; d’ailleurs, dans la troisième année de Cyrus, où Daniel reçut cette révélation, le retour des Israélites avait déjà commencé. Ainsi la manière dont le chapitre 11 désigne les diverses puissances païennes porte le cachet irrécusable de l’époque de Daniel ; en outre, – et c’est un caractère général de la prophétie, – toute spéciale qu’elle est, elle n’en est pas moins couverte d’un voile.
g – Peut-être y a-t-il aussi la quelque allusion au sens qu’a le Nord dans le langage des prophètes, où il désigne le pays des ténèbres et de la calamité, le pays des ennemis de Dieu et de son peuple. (Joël 2.20 ; Jérémie 1.13-15 ; 4.6 ; 10.22 ; 47.2 ; Zacharie 2. 6.)
Ce dernier caractère se retrouve également dans tout l’ensemble de cette remarquable révélation du chapitre 11. C’est, nous en convenons, la plus spéciale et la plus détaillée de toutes les prophéties contenues dans l’Écriture et certes, pour ne s’en pas scandaliser, il faut croire fermement que Dieu possède la toute science et qu’il s’est réellement révélé aux prophètes. Disons plus, ce onzième chapitre de Daniel a une importance dogmatique, quand il s’agit d’établir la doctrine de la prescience divine. Il ne saurait se concilier avec l’opinion de certains théologiens d’après lesquels Dieu ne prévoit les choses que d’une manière abstraite, c’est à dire qu’il ne prévoit que le terme auquel elles doivent parvenir et les moments les plus essentiels de leur développement. Sans doute, il y a encore d’autres passages de l’Écriture qui contredisent cette supposition. Ainsi la parole prononcée à Béthel par un homme de Dieu (1Rois 13.2), qui nomma Josias plus de trois siècles à l’avance, les prophéties d’Ésaïe sur le terme des soixante-cinq années fixé pour la destruction du royaume d’Ephraïm (Ésaïe 7.8), sur la chute de Babylone (chapitre 13 ; 21.1-10), sur Cyrus (44. 28 et 45.1), sur les soixante-dix années que devait durer la captivité (Jérémie 25.11-12 ; 29.10), celle d’Ezéchiel sur la prise de Jérusalem (Ezéchiel 24.2). Tous ces passages, par ce qu’ils ont de précis et de spécial, offrent de grandes analogies avec notre chapitre 11 ; mais c’est pourtant toujours dans Daniel même que se trouvent les analogies les plus frappantes, et elles y ont d’autant plus d’importance qu’elles préparent cette dernière prophétie qui en est le point extrême et le couronnement. N’oublions pas non plus que, comme l’a remarqué Hofmann, « cette révélation du chapitre 11 répondait à un besoin tout à fait exceptionnel, » puisqu’elle devait être pour le peuple élu la lumière qui éclairerait sa voie pendant les siècles obscurs où Dieu ne se manifesterait plus à lui. Considérons enfin le caractère que nous avons déjà signalé dans la prophétie même. Toute spéciale qu’elle est, elle ne déchire point indiscrètement le voile qui, d’après le sage décret de Dieu, doit dérober l’avenir aux yeux de l’homme. Qu’on lise le chapitre sans y rapporter ce que l’histoire nous apprend des Séleucides et des Ptolémées, on le trouvera énigmatique, et il devait naturellement l’être encore bien davantage lorsque toute cette histoire était encore à venir. Ces énigmes devaient inciter l’Israélite pieux à en chercher la solution, à comparer la prophétie avec les faits qui avaient lieu sous ses yeux ; c’est ainsi seulement qu’il arrivait à en avoir la clef. Quelle consolation pour lui de voir que tous ces bouleversements, qui coûtaient aux élus tant de soupirs, Dieu les avait prévus et annoncés à son peuple ! C’est ce que comprendra celui qui sait par sa propre expérience combien de lumières et de consolations peut donner la parole prophétique dans des temps de confusion et d’agitation. Comparez 2Pierre 1.19.
Maintenant aussi nous voyons la raison pour laquelle cette prophétie si spéciale se trouve justement accompagnée d’une révélation non moins spéciale sur le rôle que les esprits invisibles ont dans l’histoire. Le chapitre 10 de Daniel est aussi unique dans son genre que le chapitre 11, et il y a un rapport intime entre ces deux morceaux d’un caractère si exceptionnel. L’un nous révèle les choses invisibles, l’autre les choses à venir. En voyant quels champions et quels puissants alliés il avait dans le monde des esprits, le peuple de Dieu devait, aux mauvais jours, se sentir fortifié et relevé, non moins que par la prophétie elle-même. Saint Paul, pour exhorter les Ephésiens à lutter sérieusement contre le péché, leur dit qu’ils ont à combattre non contre la chair et le sang (les hommes), mais contre les principautés, les puissances et les esprits malins qui sont dans les airs (Ephésiens 6.12) ; Daniel, de son côté, pour encourager les Israélites à lutter et à persévérer, bien qu’opprimés par le monde, leur montre que dans ce combat ils ne sont pas réduits à eux-mêmes, qui ne sont que chair et que sang, mais qu’ils ont pour alliés les principautés et les puissances célestes. C’est ainsi que, comme l’a remarqué Roos, le nom de Jehovah Zebaoth (l’Eternel des armées) ne se rencontre nulle part aussi fréquemment que dans Aggée, Zacharie et Malachie ; « ces prophètes, dit-il, voulaient sans doute combattre la crainte que la puissance des gentils inspirait aux Juifs, alors si faibles, si dédaignés ; ce nom devait leur rappeler que, s’ils n’avaient eux-mêmes aucune force à opposer à leurs ennemis, leur Dieu avait assez d’armées pour les protéger. »
Nous pouvons nous borner à l’idée générale que nous venons de donner du chapitre 11, puisque l’explication détaillée de son contenu se trouve dans tous les commentaires et qu’elle est à peu près la même dans toush. Il n’y a que deux passages auxquels nous soyons obligé de nous arrêter : c’est le commencement et la fin du chapitre.
h – Voyez Prideaux, Histoire des Juifs, III, pages, 121, 129, 131, 232, 250, 253, 316, 340.
« Voici, dit le verset 2, il y aura encore trois rois en Perse, puis le quatrième possédera de grandes richesses par-dessus tous, et s’étant fortifié par ses richesses, il soulèvera tout le monde contre le royaume de Javan. » On est surpris qu’il ne soit ici question que de quatre rois de Perse et que par conséquent la série de ces rois semble se terminer à Xerxès : après Cyrus, en effet, sous le règne duquel Daniel reçut cette révélation, les trois rois qui montèrent sur le trône de Perse furent Cambyse, le faux Smerdis et Darius, fils d’Hystaspe. Le quatrième fut Xerxès, dont les richesses devinrent proverbiales et qui voulait qu’on lui criât chaque jour : « Seigneur ! souvenez-vous des Athéniens. » Ce fut sous lui que l’empire perse arriva à son apogée et qu’il déploya toute sa puissance dans sa guerre contre la Grèce. Mais les Grecs furent victorieux et de ce moment l’empire perse ne cessa de décliner. Depuis la bataille de Salamine, le centre de l’histoire se trouve déplacé ; il n’est plus dans la seconde monarchie, mais dans la troisième, chez les Grecs. Aussi, d’après une loi que nous aurons bientôt à étudier de plus près, l’empire perse disparaît dès lors de la scène prophétique. Au verset 3, l’ange passe à l’empire des Grecs et le prend d’abord au moment où il est parvenu au plus haut degré de sa puissance, sous Alexandre le Grand, puisque c’est seulement à dater de ce moment-là qu’il entre en contact avec le peuple de Dieu. Jusqu’ici donc la prophétie marche sur les cimes de l’histoire (summa sequens fastigia rerum) et en franchit les vallées ; elle ne projette sa lumière que sur les pics et les sommets ; mais, à partir du verset 5, elle descend dans les lieux plus bas, parce qu’Israël, qui jusque-là a joui du repos, se trouve maintenant entraîné dans les vicissitudes du conflit syro-égyptien.
Le second passage se trouve à la fin de la prophétie sur Antiochus Epiphane. Cette prophétie décrit d’abord les premières guerres de ce roi contre l’Egypte (versets 21-27), puis son rôle antireligieux, soit à l’égard d’Israël (versets 28-35), soit en général (versets 36-39), enfin ses dernières entreprises et sa ruine. (versets 40-45.) On voit déjà par ce court sommaire qu’à partir du verset 36 le rapport typique entre Antiochus et l’Antéchrist est particulièrement mis en relief ; aussi les anciens commentateurs ont-ils cru que dans toute cette fin de chapitre (versets 36-45) il s’agissait directement et exclusivement de l’Antéchrist. Mais cette explication a été avec raison abandonnée par Hævernick et d’autres, car, d’abord, le caractère d’Antiochus est aisé à reconnaître dans les versets 36-39, et ensuite nous retrouvons dans les versets 40-45 le roi du Midi et le roi du Nord, aussi bien que dans le reste du chapitre. Mais voici la difficulté qui se présente : Daniel parle ici d’une expédition d’Antiochus en Égypte peu de temps avant sa mort, et les historiens ne disent rien de cette expédition. Quelques commentateurs supposent qu’ici la prophétie revient aux événements précédents, afin de les résumer. Mais rien dans le texte ne justifie cette supposition. Nous aimons mieux, avec saint Jérôme, ajouter foi aux renseignements de Porphyre, qui nous dit qu’Antiochus, dans la onzième année de son règne (166-165 avant J.-C.), entreprit une nouvelle campagne contre l’Égypte et que dans cette expédition il entra aussi en Palestine. De mauvaises nouvelles venues de l’Orient et du Nord (verset 44), sans doute la révolte de quelque peuple tributaire, l’obligèrent à s’en retourner. Porphyre rapporte qu’Antiochus sortit d’Egypte, prit Arad et ravagea toute la côte de Phénicie (ce qui s’accorde bien avec le verset 45 où nous le voyons dresser sa tente entre la mer Méditerranée et Sion, la montagne sainte) ; qu’ensuite il marcha en toute hâte contre Artaxias, roi d’Arménie, qui avait excité des troubles contre lui. Ce fut dans cette campagne qu’il mourut (l’an 164 avant J.-C.), à Tabès, ville de Perse, comme le rapporte Polybe, d’accord avec Porphyre.
Nous expliquerons ailleurs la fin du discours de l’ange. (Daniel 12.1-3.) Quant au reste du chapitre 12, il sert non seulement de conclusion à la vision qui le précède, mais d’épilogue à tout le livre. Ce qui le prouve, c’est non seulement le verset 4, où il est fait expressément mention de ce livre, et le verset 13, où l’ange congédie définitivement Daniel, c’est encore et surtout le verset 5, où le tableau change et où Daniel aperçoit deux autres anges qu’il n’avait pas encore remarqués. Les versets 6 et 7, qui font clairement allusion à 7.25, se rapportent au temps de l’Antéchrist, tandis que dans les suivants (versets 8 à 12) il est question du temps d’Antiochus, comme le prouve le verset 11 qui fait allusion à Daniel 11.31. Ainsi les deux grandes époques de persécution, en vue desquelles ont été faites les deux parties du livre de Daniel, se trouvent rapprochées dans l’épilogue d’une manière très significative et de façon à jeter une vive clarté sur l’ensemble du livre. Ce regard jeté sur l’époque de l’Antéchrist, dans une prophétie qui ne s’étend du reste que jusqu’à Antiochus, est motivé par ce qui est dit de la résurrection aux versets 2 et 3 ; car la résurrection doit avoir lieu immédiatement après le temps de l’Antéchrist et simultanément avec l’avènement glorieux du Messie dont parle le chapitre 7. C’est à cela que se rapporte la question de l’ange qui interroge sur la fin des merveilles (קֵץ הפְּלָאוֹת verset 6), tandis que Daniel interroge sur la fin de ces choses (אַחֲרִת אֵלֶּה verset 8) : l’ange désire savoir comment se terminera toute la série des dispensations merveilleuses de Dieu ; le prophète, qui ne comprend pas tout de suite ce qui lui est dit des dispensations finales, s’informe de l’issue que doivent avoir les événements qui se passent de son temps ou qui vont bientôt avoir lieu. L’ange étend son regard jusqu’au dernier terme de l’histoire du monde ; le prophète n’est qu’un homme et arrête le sien à l’avenir prochain de son peuple.
Nous avons vu que, dans la première partie de Daniel, les deux visions des chapitres 2 et 7 sont séparées par quelques récits sans rapport direct avec elles. De même, dans la seconde partie, nous trouvons intercalé, entre la première vision (chapitre 8) et la dernière (chapitres 10 à 12), un morceau qui ne s’y lie pas et qui est d’un tout autre genre. C’est le chapitre 9. Il décrit, comme les récits intercalés dans la première partie, un fait important de la vie de Daniel ; seulement c’est un fait qui ne se passe pas entre lui et la puissance du monde, mais entre lui et son Dieu, et qui finit par une des révélations les plus remarquables et les plus spéciales que contienne l’Écriture sainte. À ce point de vue, le chapitre 9 est une préparation importante aux chapitres 11 et 12 que nous venons d’examiner.
Dès l’abord nous nous trouvons transportés sur un terrain tout autre que dans les chapitres précédents. Daniel cherche quand finira la désolation de Jérusalem qui, d’après la prophétie de Jérémie (chapitres 25 et 29), doit durer soixante-dix ans (Daniel 9.1-3) ; il confesse les péchés de son peuple, prie pour lui avec ferveur (Daniel 9.4-19) et reçoit pour réponse, par le ministère de l’ange Gabriel, la célèbre prophétie des LXX semaines d’années. (Daniel 9.20-27.) Il ne s’agit plus donc ici des puissances de la terre, mais d’Israël et du salut qui lui a été promis : car d’après les oracles des prophètes, on devait ou du moins on pouvait attendre que cette promesse s’accomplirait quand la captivité serait à son terme. Ainsi cette prophétie, que nous examinerons plus tard en détail, concerne le salut promis et le Messie qui doit en être l’organe. Elle annonce que le Messie ne paraîtra point immédiatement après la captivité, mais que, depuis la restauration prochaine de Jérusalem jusqu’à sa venue, il faut compter encore sept fois soixante-dix ans. Et, alors même, il ne paraîtra pas encore dans sa gloire, comme Daniel s’y serait peut-être attendu d’après ce qu’avaient dit les anciens prophètes ou d’après la révélation qu’il avait reçue lui-même. (chapitre 7.) Non, le Messie doit d’abord être mis à mort, mais il opérera par cette mort l’expiation des péchés et procurera le salut à beaucoup. Toutefois le peuple d’Israël, pris dans son ensemble, le rejettera et sera lui-même aussi rejeté, et Jérusalem et le temple seront détruits et le demeureront jusqu’à « la consommation des temps que Dieu a déterminés. »
La première partie de Daniel avait, il est vrai, donné la perspective d’une victoire finale remportée par le Messie sur toutes les puissances de ce monde, mais la seconde annonçait les terribles tentations et les cruelles souffrances que la puissance du monde ferait subir à Israël dans un avenir plus rapproché. Il fallait donc qu’Israël apprît aussi comment et quand, dans cet avenir plus prochain, paraîtrait la délivrance. Mais tandis que dans les derniers temps la venue du Messie et la chute de la puissance de l’Adversaire doivent être simultanées et peuvent par conséquent faire l’objet d’une même vision, il n’en est pas de même ici. La première venue en chair du Messie n’est point contemporaine de la chute d’Antiochus et même ne la suit pas immédiatement : aussi ces deux faits sont-ils complètement séparés dans la prophétie. Car, comme nous le verrons plus tard, quand l’ange annonce la résurrection (Daniel 12.2-3), il ne veut point dire que le règne du Messie commencera aussitôt après la mort d’Antiochus. La prophétie messianique du chapitre 9 est placée entre les deux visions qui concernent l’Antéchrist de l’Ancien Testament, de manière à servir de consolation à ceux qui sont intelligents. Mais il n’était point nécessaire qu’on eût une lumière spéciale pour le temps qui devait s’écouler entre Antiochus et Jésus-Christ. Car, pendant ce temps-là, Israël n’avait point à passer par des épreuves pareilles à celles qu’Antiochus lui fit souffrir : au contraire, la réaction qui eut lieu sous les Maccabées contre la tendance cosmopolite ranima le zèle des Juifs pour la religion de leurs pères, et l’histoire montre que dès lors les Juifs restèrent toujours attachés à la loi. Le Christ et l’Antéchrist, voilà le sujet de la seconde partie de Daniel, aussi bien que de la première.
Le prophète a-t-il connu clairement et distinctement quel rapport historique et chronologique il y avait entre la prophétie messianique du chapitre 9 et celle des chapitres 2 et 7, – et par conséquent entre le sacrifice expiatoire du Messie et son apparition dans la gloire, – entre la destruction de Jérusalem (par les Romains) et la domination du peuple de Dieu sur le monde ? C’est là sans doute ce qu’il ne nous appartient pas de décider. Mais cela ne fait rien à l’affaire. Car c’est à lui plus qu’à tout autre qu’on peut appliquer ce que saint Pierre dit des prophètes dans sa première épître. (1 Pierre 1.10-12.) Il nous paraît même vraisemblable que l’apôtre y fait allusion à un passage du livre de Daniel. (Daniel 12.8 et suivants) Daniel annonce les souffrances du Messie aussi bien que la gloire qui doit les suivre ; la révélation qu’il avait reçue était moins pour lui que pour les générations futures. Il fallait que Daniel, plus encore que les autres prophètes, « cherchât soigneusement à quel temps l’esprit prophétique qui était en lui rendait témoignage. » Il y a du moins une chose dont il nous paraît que nous pouvons être assurés : c’est que les contrastes frappants que présentent ses prophéties, aussi bien quant à la venue du Messie que quant à l’avenir d’Israël, doivent avoir été pour lui le sujet de bien des méditations. Rien n’empêche de s’expliquer par là ce qu’il nous dit en Daniel 10.2-3 et en Daniel 12.8. Mais ce qui n’avait pas été accordé à Daniel paraît avoir été révélé assez clairement à Zacharie. Ce prophète a pu récolter pour ainsi dire le fruit de toutes les prophéties antérieures, et il nous présente une image du Messie qui le résume sous ses diverses faces. Aussi voit-on qu’il distingue déjà nettement le Messie souffrant du Messie glorifié, sa première venue et sa seconde venue. Et ceci ne s’expliquerait guère, si Zacharie, comme nous avons pu déjà en donner des preuves, n’avait été précédé de Daniel.