46 Si vous considérez les statues en elles-mêmes, vous comprendrez s’il est rien de plus extravagant que la coutume qui vous prosterne devant ces êtres insensibles, vains ouvrages de l’homme. Autrefois les Scythes adoraient une épée ; les Arabes, une pierre ; les Perses, un fleuve. Antérieurement à ces peuples, dans d’autres contrées, on élevait des pièces de bois d’une grande hauteur et des colonnes de pierres appelées Zoana, qui veut dire polies avec soin. L’image de la Diane d’Icare ne présentait qu’un morceau de bois brute ; à Thespis, celle de Junon Cythéronienne n’était qu’un tronc informe ; une autre de Junon, à Samos, ne fut dans le principe, selon Aëthlius, qu’une solive dont on a fait depuis une statue sous le prêteur Proclée. Quand les statues commencèrent à prendre une forme humaine, on les appela Brétê, du mot brotos, qui veut dire homme. Nous apprenons de Varron qu’à Rome, la première statue de Mars fut une lance ; c’était bien avant que la sculpture eût atteint la perfection merveilleuse mais funeste qu’elle eut depuis. Il est à remarquer qu’à mesure que cet art s’est développé l’erreur a fait des progrès :
47 avec le bois, la pierre et toute autre matière, on a fait des statues à figure humaine, on s’est prosterné devant elles ; le mensonge a voilé la vérité. Vous ne pouvez en douter après tout ce que nous avons dit ; s’il fallait de nouvelles preuves ne les refusons pas.
On sait que le Jupiter Olympien et la Minerve d’Athènes, ouvrage de Phidias, sont faits d’or et d’ivoire. Olympique rapporte, dans son livre des antiquités de Samos, que la statue de Junon est sortie du ciseau d’Euclide. Nul doute que Scopas n’ait fait d’une pierre, appelée Lucneus, deux des statues que les Athéniens appellent vénérables, et que Calos ne soit l’auteur de la statue du milieu. Nous l’apprenons de Polémon dans son quatrième livre à Timée ; le même écrivain a prouvé que les statues de Jupiter et d’Apollon qu’on voit à Patare, en Lycie, sont de Phidias, aussi bien que les lions qui les entourent. Voulez-vous que ce soit plutôt de Bryxis, je vous l’accorde, n’en parlons plus. Il était aussi sculpteur, dites-vous ; eh bien ! mettez au bas le nom de celui des deux que vous voudrez. Selon le témoignage de Philocore, les statues de Neptune et d’Amphitrite, hautes de neuf pieds et adorées dans l’île de Ténos, sont les ouvrages de l’athénien Télésius. Démétrius, dans le second livre de son histoire de Delphes, dit que la statue de Junon, qu’on trouve à Tirynthe, a été faite avec le bois d’un poirier, par un sculpteur nommé Argus.
On va s’étonner d’apprendre que le Palladium ou effigie de Pallas que l’on appelle Diopète, qui veut dire descendue du ciel et qui passe pour avoir été enlevée de Troye par Diomède et par Ulysse, et cachée chez Démophon, ait été faite des os de Pélops, comme le Jupiter Olympien des os d’un animal de l’Inde. Je citerai mon auteur, c’est Denys ; voyez ce qu’il raconte dans la cinquième partie de son ouvrage intitulé le Cycle. Apelles, dans son histoire de Delphes, dit qu’il existait deux images de Pallas, faites de main d’homme. J’ajouterai pour qu’on ne croît pas que l’omission vient de l’ignorance, que la statue de Bacchus le morique ou l’insensé, fut tirée d’une pierre appelée Philète, par le ciseau de Simon, surnommé Eupalame, comme nous l’apprenons d’une lettre de Polémon. On parle encore de deux autres sculpteurs originaires de Crète, si toutefois ma mémoire me sert bien. L’un se nommait Scyle et l’autre Dipêne : ils ont fait les statues des Dioscorides qui sont à Argos, la statue d’Hercule que possède Tirhynte et celle de Diane la munichiène, que révère Sicyone.
48 Mais pourquoi m’arrêter à ces petits détails, quand je puis vous dire ce qu’était le grand dieu de l’Égypte, ou plutôt le principal des démons, supérieur à tous, et pour cette raison l’objet d’un culte universel, ainsi que nous le savons ? Je veux parler ici du dieu Sérapis ; on a osé dire qu’au moins celui-ci n’était pas de main d’homme. Des auteurs assurent que c’était une statue de Pluton, dont les habitants de Sinope avait fait présent à Ptolémée Philadelphe, en reconnaissance du blé qu’il leur avait envoyé dans un temps de famine ; que Ptolémée l’accepta et la fit placer sur le promontoire appelé maintenant Racotis, où est le temple de Sérapis. Tout près de là est un champ. La fameuse courtisanne Blitichis étant morte à Canope, Ptolémée fit transporter et ensevelir son corps dans le temple dont je viens de parler. D’autres croient que ce Sérapis est une statue qui fut transportée du royaume du Pont à Alexandrie, avec une pompe extraordinaire. Isidore est le seul qui raconte qu’elle fut envoyée à Ptolémée par les habitants de Séleucie, voisine d’Antioche, parce qu’il les avait aussi nourris dans un temps de disette. Il arriva, je ne sais comment, qu’Athénodore, fils de Sandon, qui voulait donner à cette statue la plus haute antiquité, fut amené à reconnaître qu’après tout elle était, comme les autres, l’ouvrage de l’homme. Il rapporte que Sésostris, après avoir subjugué grand nombre de villes grecques, rentra dans ses états, amenant avec lui une multitude d’habiles ouvriers ; qu’il leur fit faire une statue magnifique d’Osiris, son aïeul ; que l’ouvrage fut particulièrement recommandé aux soins d’un certain Briaxis, différent de l’Athénien de ce nom ; que son art sut mettre en œuvre les matières les plus variées et les plus diverses. On lui avait fourni de l’or, de l’argent, du cuivre, du fer, du plomb, de l’étain ; on avait également mis à sa disposition toutes les pierres précieuses que produit l’Égypte, telles que le saphir, l’aimalite, l’émeraude, le topaze. Il broya, mêla, fondit ensemble toutes les matières et les peignit en bleu ; voilà pourquoi la statue paraît un peu noire ; il joignit à ce mélange ce qui restait des parfums employés à la sépulture d’Osiris et d’Apis ; il en fit le dieu Sérapis, dont le nom annonce assez cette communauté de tombeau. L’ouvrage, ainsi composé d’Osiris et d’Apis, prit ce nom d’Osirapis.
49 L’Égypte et la Grèce s’enrichirent d’une nouvelle divinité, grâce aux soins d’un empereur romain qui agrégea à leur foule déjà si nombreuse l’objet de ses amours et ses plus chères délices, son Antinoüs qui devait figurer parmi les plus beaux d’entre les dieux, et qu’il consacra avec la même piété que Jupiter avait consacré Ganimède. Comment réprimer une passion qu’aucune crainte, aucun frein n’arrête ? Elles reçoivent aujourd’hui dans Rome les honneurs d’un culte tout divin, ces nuits sacrées d’Antinoüs, dont l’infamie était bien connue du prince qui les avait passées sans dormir près du jeune enfant. Pourquoi placer au rang des dieux celui qui n’a d’autre titre à cet honneur que la prostitution qu’il a subie ? Pourquoi cet ordre de le pleurer comme s’il était ton fils ? Que signifient ces éloges donnés à sa beauté. Rien n’est plus vil qu’une beauté flétrie par le crime. Ô homme ! garde-toi d’exercer sur ce don du ciel un odieux empire ; épargne la jeunesse dans sa fleur ; si tu la veux toujours belle, conserve-la toujours pure. Sois le roi de la beauté plutôt que son tyran. Qu’elle demeure libre, et je reconnais la beauté en toi-même dans ton respect inviolable pour son image sacrée, et j’adore la beauté souveraine dont toutes les autres ne sont qu’un reflet. Le tombeau de celui que tu aimais est devenu un temple et une ville. On dit maintenant la ville et le temple d’Antinoüs. Chez vous, les tombeaux et les temples sont également admirés. Pyramides, mausolées, labyrinthes, qu’est-ce autre chose que les temples des morts, que les tombeaux des dieux ?
50 Je veux faire parler ici l’autorité prophétique de la Sibylle. Les oracles ne viennent pas d’Apollon, que les nations abusées ont faussement appelé dieu ou prophète ; mais du grand Dieu que la main de l’homme ne saurait représenter avec la pierre ni par aucune image.
La sibylle avait annoncé la ruine des temples, car elle dit en propres termes que celui de Diane, à Éphèse, sera renversé par un tremblement de terre : « Éphèse éplorée fera retentir ses rivages de ses gémissements, elle pleurera son temple et ses yeux le chercheront en vain. » Elle dit de celui d’Isis et de Séraphis qu’il n’en restera pas pierre sur pierre, qu’ils seront dévorés par le feu : « Isis, déesse infortunée, je te vois sur les bords de ton fleuve solitaire, silencieuse, éperdue sur les sables de l’Achéron. » Ensuite elle ajoute : « Et toi Sérapis, assis sur la pierre, quelle sera ta douleur ? Il ne restera de toi que de vastes ruines au sein de la malheureuse Égypte. »
Si vous attachez peu d’importance aux oracles de la Sibylle, écoutez au moins un de vos philosophes, Héraclite d’Éphèse, reprochant aux statues leur insensibilité : « Quand vous les priez, dit-il, c’est comme si vous vous adressiez à des murailles. » N’est-ce pas, en effet, une absurdité monstrueuse d’adorer des pierres, de les placer à la porte des maisons, comme si elles étaient douées de la vie et de quelque pouvoir. On révère Mercure comme un dieu, on lui donne l’intendance des chemins, on en fait un portier ; si vous leur faites cette injure parce qu’elles sont insensibles, pourquoi les adorer comme des dieux ? Si vous les croyez insensibles, pourquoi les mettre devant les portes pour leur faire garder vos maisons ?
51 Les Romains qui attribuent à la fortune le succès de leurs plus grandes entreprises, et qui la vénèrent comme la plus puissante déesse, l’ont placée au milieu des immondices ; ils lui ont consacré un cloaque, sans doute, comme le temple le plus digne d’une semblable divinité. La pierre, le bois, l’or, se soucient peu de l’odeur des victimes ou de leur sang ou de leur fumée, on ne fait que les salir quand on les enfume ainsi par honneur. Au fond, il n’y a là ni honneur, ni outrage. Les statues insensibles sont au-dessous des plus vils animaux. Comme elles sont privées de sentiment, je n’ai jamais pu comprendre comment est venu dans l’esprit de quelqu’un de les adorer, et j’ai plaint la folie de ceux qui étaient tombés les premiers dans cette inconcevable erreur ; je les ai jugés les plus malheureux des hommes. On sait que certains animaux n’ont pas l’usage de tous leurs sens, comme les vers et les chenilles ; il en est dont l’organisation est fort incomplète, comme la taupe et l’araignée qui naît sourde et muette, selon Oricandre. Toutefois ils l’emportent de beaucoup sur vos idoles et vos statues qui sont entièrement stupides ; car ces animaux sont au moins doués d’un sens, tel que l’ouïe ou le tact, ou le goût, ou l’odorat ; mais vos statues ne sont douées d’aucun sens. Plusieurs animaux sont privés de la vue, de l’ouïe, et de la voix, comme les huîtres ; mais ils vivent, mais ils croissent, ils éprouvent même les influences de la lune. Vos idoles ne peuvent ni agir, ni se remuer, ni sentir. On les lie, on les cloue, on les perce, on les fond, on les lime, on les coupe, on les taille, on les polit. Les statuaires font violence à la terre, quand leur art l’oblige de sortir de sa nature et lui concilie des honneurs divins. Ceux qui font des dieux n’adorent, à mon avis, ni les dieux, ni les démons ; leur culte s’adresse à la terre dont se fait la statue, et à l’habileté qui la façonne. Une statue, qu’est-ce autre chose qu’une terre inanimée qui reçoit sa forme des mains d’un ouvrier ? Chez nous, on n’adore pas d’image corporelle faite d’une matière vile et grossière, mais Dieu qui n’est vu que par l’esprit ; et voilà le seul vrai Dieu.
52 Les insensés ! ils adorent des pierres, et quand ils ont reconnu par l’expérience, dans l’infortune et le malheur, combien cette matière brute est indigne des honneurs divins, ils n’en vont pas moins à leur perte, poussés par la nécessité ou par une crainte superstitieuse. Tandis qu’ils méprisent ces idoles sans vouloir paraître les mépriser, ils sont convaincus de leur impuissance par les dieux même auxquels ont les dédie et qui ne les défendent pas.
Voyez Denys-le-jeune, ce tyran de la Sicile. Il enleva à Jupiter son manteau d’or et lui en fit donner un de laine, disant d’un air moqueur que le dieu s’en trouverait mieux, parce que ce manteau serait plus léger pour l’été et plus chaud pour l’hiver. Antigone de Cizique manquant d’argent, fit fondre une statue de Jupiter d’or massif, et haute de cinq coudées, qu’il remplaça par une autre d’une matière moins précieuse et seulement dorée. Les hirondelles et les autres oiseaux viennent en foule se percher sur vos idoles et les salissent de leurs ordures, sans respect, ni pour Jupiter Olympien, ni pour Esculape d’Épidaure, ni pour la Minerve d’Athènes, ni pour le grand Sérapis d’Égypte. Quoi ! vous n’avez pas encore appris des oiseaux jusqu’à quel point vos idoles sont insensibles !
Les voleurs, les ennemis font des irruptions, et poussés par l’amour de l’or, ils brûlent les temples, pillent les offrandes, fondent les dieux. Si un Cambyse ou un Darius, ou quelqu’autre fou se portent à ces attentats et tuent l’Apis de l’Égypte, je ris qu’on ait tué le dieu du pays, mais je m’indigne, si on l’a fait par le vil motif de l’intérêt.
53 Oublierai-je le crime ou condamnerai-je l’avarice de l’homme, sans parler de l’impuissance du dieu. Le feu, les tremblements de terre ne craignent et ne respectent pas plus les démons et leurs statues que les cailloux dont les flots se jouent sur le rivage. Le feu est ici un bon argument, il guérit à merveille de la superstition. Voulez-vous sortir de l’état de démence, le feu vous ramènera à la raison ; il a brûlé le temple d’Argos avec la prêtresse Chrysis, et celui de Diane à Éphèse, qui déjà l’avait été par les Amazones. Souvent il a dévoré le fameux Capitole de Rome ; dans Alexandrie, il n’a pas plus respecté le temple de Sérapis ; dans Athènes, il n’a rien laissé de celui de Bacchus ; à Delphes, une tempête dévasta le temple d’Apollon, et plus tard un feu intelligent le consuma. Que devez-vous voir dans ces événements ? un présage de ce que le feu vous promet.
Est-ce que les ouvriers qui fabriquent les statues ne vous apprennent pas assez, pour peu que vous ayez de bon sens, à mépriser une matière inerte et stupide. Phidias d’Athènes grava ces mots sur le doigt de Jupiter Olympien, Le beau secourable à tous. Et l’éloge s’adressait, non à Jupiter, mais au jeune enfant objet de sa passion. Praxitèle, si on en croit Possidius, auteur d’un ouvrage sur la ville de Cnyde, fit la Vénus qu’on voit dans cette ville, sur le modèle d’une certaine Cratine qu’il aimait, pour que les malheureux habitants adorassent la maîtresse de Praxitèle. Quand Phrynée, cette fameuse courtisanne de Thespie, était dans la fleur de sa beauté, tous les peintres donnaient les traits de son visage aux statues de Vénus, comme les statuaires d’Athènes empruntaient ceux d’Alcibiade pour représenter Mercure. Voyez maintenant si vous voulez adorer des prostituées.
54 Si je ne me trompe, c’est pour ces raisons que d’anciens rois, méprisant toutes ces fables, profitèrent du moment où ils n’avaient rien à craindre de leurs sujets pour se proclamer dieux. Ils faisaient comprendre par-là que leur gloire leur avait acquis l’immortalité. C’est ainsi que Céyx fut nommé Jupiter par Alcyone sa femme, et qu’à son tour, Alcyone fut nommée Junon par Céyx, son mari ; on donnait à Ptolémée-Quatre et à Mitridate roi de Pont le nom de Bacchus. Alexandre voulait passer pour le fils d’Ammon et qu’on le représentât avec des cornes, ne craignant pas de déshonorer par ce signe honteux la majesté de la figure humaine. Non-seulement des rois, mais de simples particuliers ont pris le titre de dieux ; témoin le médecin Chénécrate qui se fit surnommer Jupiter. Qu’est-il besoin de parler d’Alexarque, ce professeur de grammaire, au rapport d’Arite de Salamine, qui se fit peindre sous les traits du soleil. Vous parlerai-je de Nicagoras ; il était né à Zélée, et vivait du temps d’Alexandre. Nicagoras était appelé Mercure, il portait les insignes de ce dieu, il s’en glorifie lui-même. Des villes, des nations entières ont fait livrer au ridicule tout ce qui se dit des dieux, lorsque de basses flatteries divinisèrent certains hommes, et que ceux-ci, dans leur orgueil, se firent rendre des honneurs divins. Il fut décrété à Cynosargis que le Macédonien de la ville de Pella, Philippe, fils d’Amyntas, serait adoré, bien qu’il eût le cou rompu, une cuisse cassée et un œil crevé. Démétrius fut proclamé dieu, et à l’endroit où il descendit de cheval, en entrant dans Athènes, on lui bâtit un temple sous le nom de Démétrius Catabate, c’est-à-dire qui descend. Il eut partout des autels, on se disposait même à le marier avec Minerve, mais il refusa la main d’une statue, et méprisant la déesse, il monta à la citadelle avec la courtisane Lamia, et, dans le lit de Minerve, il insulta à la vierge surannée, et lui montra la jeune prostituée dans toute son impudeur.
55 Il ne faut point en vouloir à Hippon s’il eut la prétention d’immortaliser sa mort ; il avait ordonné de graver sur son tombeau ce vers élégiaque : Ci-git Hippon, que les Parques, en le faisant mourir, ont rendu l’égal des dieux immortels.
Hippon, vous nous montrez très-bien l’erreur des hommes. S’ils n’ont pas voulu vous croire quand vous leur parliez, maintenant que vous n’êtes plus, qu’ils deviennent vos disciples. Vous avez entendu l’oracle prononcé par Hippon, il en faut peser tous les mots. Comme ceux que vous adorez furent des hommes, ils ont subi les lois de la mort, le temps et la fable les ont comblés d’honneurs. On se blase, je ne sais comment, sur les biens qu’on possède ; la jouissance en amène le dégoût. Ceux qu’on laisse derrière soi reprennent faveur, grâce à l’imagination ; parce que, dans l’obscurité où on les voit, à la distance où ils se trouvent, on aperçoit moins leurs défauts. Alors on est désenchanté des uns et dans l’admiration des autres ; ainsi donc les anciens morts, fiers de l’autorité que le temps concilie à l’erreur, sont devenus dieux chez leurs descendants. Vos mystères, vos grandes assemblées, et les chaînes, et les blessures, et les pleurs de vos dieux sont des preuves de ce que j’avance.
Infortuné que je suis ! s’écrie Jupiter, il ne m’est donc pas donné d’arrêter l’ordre du destin, ni d’empêcher que celui des hommes qui m’est le plus cher ne soit vaincu par ce Patrocle, fils de Menœtius.
Vous le voyez, la volonté de Jupiter est sans force ; vaincu, il pleure à cause de Sarpédon. C’est avec raison que vous appelez vos dieux des idoles et des démons. N’est-ce pas le nom que leur donne votre Homère, qui accorda tant d’injustes honneurs à Minerve et à vos autres divinités. Elle remonta, dit-il, dans l’Olympe vers Jupiter et les autres démons. Comment pouvez-vous encore les regarder comme des dieux, ces démons impurs, horribles, que tous reconnaissent pour des êtres terrestres, fangeux, enfoncés par leur propre poids dans la matière, et sans cesse errants autour des tombeaux ? Là, ils apparaissent comme des spectres dans les ténèbres, de vains simulacres, des ombres creuses, d’affreux fantômes ; voilà vos dieux.
56 Parlerai-je des idoles au pied boiteux, au visage ridé, au regard louche et de travers, qu’on prendrait plus volontiers pour les filles de Thersite que pour celles de Jupiter. Aussi je trouve fort piquant ce mot de Bion : « Pourquoi, dit-il, demander à Jupiter de beaux enfants puisqu’il ne peut s’en donner à lui-même. »
Monstrueuse impiété ! l’essence incorruptible, vous l’avilissez autant qu’il est en vous ! la sainteté par excellence, vous lui réservez l’infection du tombeau ! vous dépouillez Dieu même de sa propre nature ! Pourquoi ces honneurs divins à des êtres qui ne sont rien moins que des dieux ? Pourquoi ce mépris du ciel et cette vénération pour la terre ? Qu’est-ce autre chose que l’or, l’argent, le diamant, le fer, le cuivre, l’ivoire, les pierreries ? Tout cela n’est-il pas de la terre, ou né de la terre ? Est-ce que tous ces objets qu’embrassent vos regards ne sont pas sortis du même sein, n’ont pas une mère commune, qui est la terre ? Pourquoi donc, ô insensés, car j’ai besoin de le redire sans cesse, pourquoi adresser l’outrage au ciel, et attacher le respect et la piété à la terre ? Pourquoi vous faire des dieux terrestres, leur donner place dans vos hommages bien avant le Dieu incréé, et vous plonger dans de si profondes ténèbres ? Le marbre de Paros est beau, mais ce marbre n’est pas Neptune. L’ivoire a de l’éclat, mais ce n’est pas encore Jupiter. La matière réclame le secours de l’art ; est-ce que Dieu en a besoin ? L’art vient et donne la forme : la matière a par elle-même un certain prix, une certaine valeur ; la forme seule lui concilie la vénération. Ainsi la statue que vous adorez est de l’or, du bois ou de la pierre, et si vous remontez jusqu’à son origine, elle est de la terre qui a reçu sa figure des mains d’un ouvrier. Pour moi, j’ai appris à fouler aux pieds la terre et non pas à l’adorer. Car il ne m’est pas permis d’attacher l’espérance de mon âme à ce qui n’a point d’âme.
57 Approchez-vous d’une idole ; il vous suffira d’un regard pour sortir de l’erreur qui vous abuse. On reconnaît vos dieux à l’opprobre de leur figure. Ainsi, on reconnaît Bacchus à sa peau de tigre, Vulcain à son marteau, Cérès à sa tristesse, Ino à sa vigne, Neptune à son trident, Jupiter à son oiseau, Hercule à son bûcher. Voyez-vous une statue dans une honteuse nudité ? vous êtes sûr que c’est une Vénus. Pygmalion de Chypre se prit d’amour pour une statue d’ivoire ; elle représentait Vénus et elle était nue, sa beauté l’enflamma ; il eut commerce avec elle. Nous l’apprenons de Philostephane. Il y avait à Chypre une autre Vénus ; celle-ci était de pierre, elle était aussi fort belle, elle eut un amant qui l’épousa. Notre auteur est ici Possidius. Le premier, a écrit sur l’île de Chypre, le second sur la ville de Cnide. Vous trouverez dans leurs ouvrages les faits que nous venons de rapporter ; ils nous montrent quelle est la puissance de l’art pour séduire, pour enflammer d’amour et entraîner dans l’abîme ceux qu’il a séduits. Oui, l’art a un pouvoir magique, mais si grand qu’il soit il ne trompera pas ceux qui ont du bon sens et qui prennent la raison pour guide. L’art a si bien parfois reproduit la nature qu’on a vu des pigeons voler vers d’autres pigeons dont une toile fidèle représentait l’image ; des chevaux hennir à l’aspect d’autres chevaux qui n’étaient qu’en peinture. On dit qu’une fille se passionna pour un portrait, qu’un jeune homme se prit aussi d’amour pour une statue de la ville de Cnide. L’art avait donc trompé l’œil des spectateurs. Jamais une personne de bon sens n’aurait eu commerce avec une statue ; jamais elle ne se serait ensevelie dans un tombeau avec un cadavre ; jamais elle n’aurait aimé un démon ou une pierre. Mais l’art vous trompe par d’autres prestiges, il vous porte non pas à aimer des images, des statues, mais à les adorer ; il en est des portraits comme des statues. Qu’on admire l’art qui les a produits, rien de mieux ; mais qu’il ne trompe pas l’homme au point de s’offrir comme la vérité. Un cheval s’est arrêté sans broncher, une colombe a suspendu son vol, elle est restée sans mouvement. La vache de Dédale, faite de bois, enflamme un taureau sauvage, et l’art qui avait trompé cet animal le jette après sur une femme pour en assouvir la passion.
58 C’est à ces excès de fureur que le mauvais usage de l’art a porté des fous, des insensés. Ceux qui nourrissent des singes et qui les instruisent s’étonnent qu’on ne puisse les tromper avec des statues de terre ou de cire, revêtues d’ornements de jeunes filles. Vous avez donc moins d’esprit que les singes, vous qui vous laissez tromper par des figures de pierre, de bois, d’or et d’ivoire.
Les ouvriers qui fabriquent ces jouets si dangereux, je veux dire les sculpteurs, les statuaires, les peintres, les orfèvres, les poètes, en produisent des quantités incroyables ; ils remplissent les champs de statues, les forêts de nymphes, Oréades, et Hamadriades, les fontaines et les fleuves de Naïades, la mer de Néréïdes. Les magiciens se vantent d’avoir les démons aux ordres de leur impiété, au point d’en faire des valets, et de savoir, par la vertu de certaines paroles, les contraindre à obéir. Les noces de vos divinités, leurs accouchements, leurs adultères, chantés par vos poètes ; leurs festins, racontés par vos auteurs comiques, leurs ris immodérés dans la joie du vin, me forcent à m’écrier, quand je voudrais me taire : Ô impiété ! vous avez fait du ciel une scène de théâtre. Dieu est devenu par vous un drame, vos personnages ont été les démons ; dans cette comédie, vous avez joué ce qu’il y a de plus saint. L’impudeur de vos superstitions a livré aux sarcasmes les plus mordants le culte de la Divinité.
59 Le premier de vos poètes, prenant sa lyre, ouvre merveilleusement bien la scène. Homère, chante-nous, tu sais, l’hymne admirable dont je veux parler, les amours furtifs de Mars et de Vénus, lorsqu’ils s’unirent dans le palais de Vulcain, et qu’ils souillèrent la couche de ce Dieu par tant de secrètes voluptés. Ou plutôt, Homère, cesse de pareils chants, ils ne sont pas honnêtes, ils enseignent l’adultère. Pour nous autres, nous ne voulons pas même que ce nom souille nos oreilles. Connaissez les Chrétiens ; nous portons partout dans nos cœurs, comme dans un temple vivant et animé, l’image de Dieu qui nous parle, qui nous conseille, qui nous accompagne, qui se mêle à toute notre vie, qui partage toutes nos douleurs, qui console toutes nos misères. « Nous avons été offerts et consacrés à Dieu par Jésus-Christ ; nous sommes une race choisie, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple d’acquisition ; car nous n’étions pas autrefois le peuple de Dieu. » Nous le sommes aujourd’hui, et comme le dit saint Jean, notre origine est céleste. Nous avons tout appris de celui qui est venu d’en haut. Nous connaissons l’économie des desseins de Dieu sur l’homme, le grand mystère du Dieu qui a revêtu notre nature, et nous nous exerçons à marcher dans une vie nouvelle.
60 Mais chez vous, avec vos dieux, quelles mœurs ! Vous foulez aux pieds toute pudeur ; les lubricités des esprits infernaux respirent sur tous les murs ; vous vous livrez à la volupté avec tant de fureur que ses plus honteuses images décorent vos appartements, et que vous faites de l’impudicité même un acte religieux. Mollement étendus sur une couche voluptueuse, vous vous plaisez à repaître vos regards de la nudité de Vénus, surprise au milieu de ses embrassements adultères. Vous gravez sur des anneaux l’oiseau lascif qui voltigeait autour de Léda. Vous imprimez l’impudicité avec les sceaux dont vous faites usage ; ils reproduisent les turpitudes de Jupiter. Les tableaux n’ont de prix à vos yeux que par les obscénités qu’ils retracent. Voilà une légère esquisse de votre vie molle et corrompue.
61 Voilà votre théologie toute d’impureté ; voilà la doctrine d’infamie et de débauche que vous enseignent vos dieux, et qu’ils mettent en pratique avec vous. On croit facilement ce qu’on aime, a dit un orateur athénien. Ne parlons point de ces autres images multipliées autour de vous, de ces petits dieux Pans, de ces jeunes filles sans voile, de ces satyres ivres et chancelants, de ces objets dont l’impudeur même rougirait. Ces honteuses peintures se retrouvent partout, et partout vous y attachez sans honte vos impudiques regards ; une sorte de respect religieux les conserve avec un soin extrême suspendues aux murailles. Ne dirait-on pas, qu’au sein de la famille, vous avez consacré les images des dieux comme des trophées d’impureté ? Vous y faites peindre les postures obscènes d’une Philénis avec le même soin que les combats d’Hercule. Renoncez à ces mœurs. Faites mieux : oubliez ce que vous avez vu, ce que vous avez entendu. Vos oreilles se sont prostituées ; vos yeux ont fait le crime : chose inouïe, le regard avant le corps est souillé d’adultère.
Vous faites violence à la nature de l’homme ; vous livrez à l’opprobre ce qu’il a de divin ; vous restez incrédules pour vous abandonner sans frein aux voluptés ; vous croyez aux idoles par amour de leurs dissolutions ; vous résistez à notre Dieu parce que votre corruption s’effraie de l’innocence qu’il exige. Ce qui élève l’âme, vous l’avez en haine ; ce qui la dégrade obtient vos respects. Vous êtes d’oisifs contemplateurs de la vertu et d’intrépides athlètes du vice.
62 Ainsi donc, pour me servir des paroles de la Sibylle, les seuls heureux au jugement de tous, ce sont les hommes qui savent aussitôt détourner leurs regards de ces temples, de ces autels, vains monuments de pierres brutes ; de ces dieux de marbres, ouvrages des hommes, souillés du sang de toutes sortes d’animaux égorgés en leur honneur.
Pour nous, il nous est clairement défendu d’exercer un art qui pourrait tromper les hommes. Vous ne ferez, dit un prophète, aucune image, soit des choses qui sont au ciel, soit des choses qui sont sur la terre. C’est qu’en effet nous pourrions nous exposer à prendre pour des dieux la Cérès de Praxitèle, et Proserpine, et le mystérieux Inacchus, ou plutôt à déifier l’art de Lycippe et le talent d’Apelles qui revêtirent la matière de si belles formes et lui concilièrent des honneurs divins. Vous vous appliquez avec un soin extrême à donner à la statue toute la perfection possible, et vous ne faites rien pour éviter d’être stupides à la manière de l’idole. Le prophète confond cette inconcevable insouciance par ces mots aussi clairs que précis, lorsqu’il dit que tous les dieux des nations sont les images des démons ; mais c’est Dieu qui a fait les cieux et tout ce qui est au ciel.
63 Après des paroles aussi formelles, concevez-vous que les hommes aient pu se tromper au point d’adorer l’œuvre du Créateur au lieu du Créateur lui-même, et de prendre pour des dieux, au mépris de toute raison, de simples créatures qui ne servent qu’à marquer le cours des temps et des saisons. L’art humain élève des édifices, construit des navires, bâtit des maisons, anime la toile sous ses pinceaux. Mais comment raconter les œuvres de Dieu ? Voyez le monde entier : la voûte céleste, le soleil, c’est Dieu qui les a faits. Les anges et les hommes sont les ouvrages de ses mains. Quelle est sa puissance ! il a voulu, et le monde a été fait. Lui seul l’a créé parce qu’il est le seul vrai Dieu, et pour le créer il lui suffit de vouloir, parce qu’en lui la volonté est toujours suivie de l’effet, et par là sont confondus tous les philosophes, qui ont parfaitement compris que l’homme était fait pour contempler le ciel, mais qui se sont égarés au point d’adorer les astres du ciel qui frappèrent leur vue. S’ils ne sont pas les ouvrages de l’homme, ils sont faits pour l’homme. Au lieu d’adorer le soleil, cherchez l’auteur du soleil ; au lieu de faire un Dieu de l’univers et de lui rendre des honneurs divins, élevez-vous jusqu’au Dieu qui a fait le monde. Pour arriver au salut, il ne reste plus à l’homme d’autre refuge que la sagesse divine ; une fois qu’il est parvenu là, il est comme dans un sanctuaire où il n’a plus rien à craindre de la fureur des démons. Qu’il fasse donc tous ses efforts pour y parvenir.