Considérée comme une activité de perception, la conscience répond à ce que nous nommons un sens ; ce dernier mot signifiant alors ce qui demeure en nous le lieu, et l’organe, d’une perception.
C’est là, du reste, ce qui ressort du langage lui-même. Ce mot de sens s’emploie, en effet, aussi bien des impressions que nous reportons à ce qui vit en nous, que de celles qui proviennent de l’extérieur, ou que de ce que l’on nomme les sensations. On parlera de notre sens intime, comme on parlera de nos cinq sens.
Il est évident que dans ce cas-ci, l’épithète d’intime se rapporte à l’objet, et non à ce qui ne serait que le lieu spécial de ce sens. L’expression de sens intérieur, par cela même qu’elle n’indiquerait que le lieu, serait insuffisante ; vu que, comme nous l’avons déjà constaté, les impressions qui nous arrivent par le moyen des sens extérieurs, se perçoivent elles aussi en vertu d’une perception intérieure. Le sens intime signifie donc le sens par lequel nous percevons ce qu’il y a en nous d’intime, ou la sphère intérieure de notre être personnel.
Remarquons de plus qu’il n’est jamais question que d’un seul sens intime. Nos rapports avec le monde extérieur étant nécessairement fragmentaires, sont par là même multiples. Aussi avons-nous besoin, en face de ce monde là, de plusieurs « sens. » Mais le monde intérieur » le monde que nous portons au dedans de nous-même, n’a avec nous qu’une seule espèce de rapport, celui qui résulte d’une impression immédiate ou instinctive. Aussi ne parlera-t-on à cet égard-là que d’un seul sens.
Sans doute si, lorsque nous ne le considérons que dans son mode de perception, ce sens-là ne peut être qu’un, il n’en est plus de même quand il s’agirait de ses diverses activités. L’activité du sens intime, — de ce que nous appelons « notre conscience, » — prendra même plusieurs noms, suivant les divers objets auxquels elle s’appliquerait au dedans de nous.
Avant de spécifier ces objets, arrêtons-nous un instant devant ce fait, que le sens intime, — ou la conscience de notre moi central, — ne dispose au dedans de nous que d’une seule et unique perception. C’est de là, dans le fond, que provient ce sentiment de l’unité du moi, qui domine et réunit l’ensemble des activités si diverses de la conscience.
Cette impression d’unité, qui devient une habitude et un besoin pour notre pensée, aussi bien dans la vue du monde extérieur que dans notre expérience intérieure, a certainement sa source dans cette unité de perception du sens intime. En effet, vu leur caractère fragmentaire et multiple, les sensations qui nous viennent du monde extérieur ne sauraient, à elles seules, produire une impression d’unité dans notre perception actuelle, et par conséquent pour notre être lui-même. Cette impression d’unité ne résultera pas non plus, du fait que ces sensations se présenteraient comme ressortissant toutes à un même ensemble de phénomènes, ou à la manifestation d’une seule et même pensée suprême.
Ce qui semble prouver la justesse de cette remarque à l’égard du monde extérieur, c’est que l’animal, qui reçoit de ce monde-là les mêmes sensations que nous, demeure certainement étranger au sentiment de l’unité de ce monde, ou à l’impression de « l’univers. » Quant à ceci qu’à elles seules ces sensations ne suffisent pas à nous révéler l’existence d’une volonté une et suprême, le fait si général du polythéisme suffit pour le prouver.
Sans poursuivre plus avant l’étude de ce trait spécial, je me borne à constater que, si toute impression de conscience implique pour nous le sentiment de l’unité du moi, cela ne saurait provenir que de ce fait, que toute impression de ce genre découle de ce qui est en nous une seule et même faculté de perception.
Avec cela, nous l’avons vu, on parlera de plusieurs « consciences, » suivant la portion spéciale de notre vie intérieure qui, dans tel ou tel moment, serait l’objet de cette seule et même perception.
C’est ainsi que nous possédons tous, au dedans de nous, la conscience de deux faits essentiellement distincts. L’un est l’activité vivante de notre moi. L’autre est un fait qui préside au dedans de nous à cette activité.
Sans doute, cette première « conscience » n’est pas uniquement la vue de l’activité du moi. C’est encore la vue de l’évolution régulière et normale de cette activité. Un exemple de ce que nous disons-là, est la conscience que nous possédons tous de la loi intérieure du vrai et du beau. (Un fait qui montre jusqu’à quel point la simple perception de conscience, ou la seule conscience de l’activité du moi, est digne d’être étudiée pour elle-même, c’est l’état de cette conscience pendant le sommeil. Pour n’en dire que ces deux mots, il est évident, par exemple, que, tandis que le rêve est un phénomène de conscience auquel manque la vue de la forme dans l’impression elle-même, le cauchemar est un fait de conscience qui, en face des impressions, demeure privé du sentiment de la liberté du moi.)
Quant à la conscience d’un fait qui présiderait en nous à l’activité de notre vie, c’est bien là proprement ce que nous désignons comme notre conscience morale. L’objet de cette conscience n’est pas l’activité régulière du moi ; c’est un fait qui nous apparaît comme subsistant au dedans de nous avant cette activité, puisqu’il se fait sentir comme exerçant une sollicitation sur la décision qui inaugure en nous cette activité.
Ce n’est donc pas, comme dans le premier cas, la vue d’un fait que cette activité réaliserait sous nos yeux. C’est au contraire le sentiment d’un fait que cette activité ne réalise pas nécessairement ; bien plus ! qu’elle pourrait ne pas réaliser.
Nous appelons la conscience que nous avons de ce fait préalable, la conscience de l’obligation morale, ou la conscience morale. C’est cette perception spéciale de conscience que nous aspirons à étudier ici.
La perception dont il s’agit se reconnaît d’abord à ceci : qu’elle nous transmet une impression immédiate. Elle présente de plus ce caractère, d’être une expérience imposée directement à notre volonté elle-même.
Disons d’abord ce que nous entendons par ce mot impression immédiate.
Nous désignons par là une impression qui nous arrive pour ainsi dire toute faite ; une impression que nous ressentons sans avoir rien fait pour cela ; sans même l’avoir vue se former au dedans de nous ; en sorte que nous ne saurions la discuter, n’ayant pu en observer ni la genèse ni les intermédiaires, et son apparition en nous n’ayant rien eu à faire avec notre propre initiative. A la différence d’autres impressions que nous pouvons susciter à notre gré, cette impression spéciale constitue donc au dedans de nous une expérience purement passive, une expérience qui nous est imposée.
Au premier abord, on pourrait croire qu’elle possède ce caractère en commun avec d’autres expériences de conscience, comme par exemple, avec la conscience que nous avons de notre propre existence. En effet, tandis que nous pouvons réveiller, ou laisser sommeiller en nous, la conscience de l’activité du moi réfléchi et de ses lois, nous ne saurions nous refuser à faire l’expérience de notre existence elle-même. Aussi est-ce là, pour nous, beaucoup plutôt une impression qu’une perception.
Mais si cette expérience, elle aussi, nous est de la sorte imposée, elle ne l’est pas malgré nous, comme c’est le plus souvent le cas pour celle de la conscience morale. Cela provient de ce que l’expérience de notre existence a lieu dans les limites de notre sentiment ; tandis que celle de notre conscience morale est imposée directement, nous venons de le dire, à notre volonté elle-même. Aussi bien, tandis qu’il n’y a rien en nous qui s’oppose à cette expérience de notre existence, — tandis que rien ne nous pousse à en mettre en doute la réalité, — n’en est-il pas de même de l’expérience que nous devons à notre conscience morale. Nous ne ne saurions même alors demeurer indifférents, puisque cette expérience possède ce caractère distinctif, qu’elle s’impose à notre volonté. — Ajoutons aussitôt, que ce n’est pas une expérience que nous ferions par notre volonté ; que c’est bien plutôt une expérience que subit notre volonté. Elle a lieu au dedans de nous non pas en vertu, mais le plus souvent en dépit de notre volonté. Notre volonté en est elle-même l’objet.
La preuve de ce que nous disons là, c’est qu’il nous est impossible de séparer, par la pensée, l’impression spéciale dont il s’agit, de quoi que ce soit qui l’aurait précédée, et qui l’aurait acheminée, en nous ; de quoi que ce soit qui en serait l’organe permanent ; en sorte que nous puissions en susciter, ou même en diriger, l’apparition au dedans de nous.
Il est vrai qu’on parlera quelquefois de la conscience morale, comme d’un fait qui subsisterait au dedans de nous à part de l’impression qu’il nous aurait transmise. Ce n’est là, cependant, qu’une figure de langage ; analogue à celle dont nous usons lorsque nous parlons de notre imagination, de notre pensée, ou même de notre volonté, comme de facultés qui subsisteraient en nous à part des images, ou des sentiments suscités par ces diverses activités de notre âme.
Dans le fond, ce qui perçoit en nous, — ou notre âme elle-même, — est bien toujours présent tout entier dans chacune de ces activités ou de ces impressions. Tandis que les organes de nos sens extérieurs subsistent pour nous indépendamment des impressions qu’ils nous transmettent, — en sorte qu’ils peuvent ou demeurer inactifs ou agir simultanément, sans que pour cela leurs activités disparaissent, ou qu’elles se confondent, à nos yeux, — il n’en est pas de même des impressions transmises par le sens intime. Celles-ci sont toujours imposées directement à notre être lui-même.
Ce qui prouve que ces impressions-là impliquent à chaque fois la réceptivité entière du moi lui-même, c’est qu’elles ne sauraient avoir lieu simultanément. L’activité de l’imagination exclut celle de la pensée pure, comme cette obéissance immédiate de la volonté qui s’appelle la foi, est incompatible avec la marche méthodique de la logique. Aussi bien ne saurait-on se former une idée quelconque de ce qui, au dehors de ces impressions, en représenterait au dedans de nous la faculté ; de ce qui demeurerait en nous comme un organe permanent de l’imagination, de la morale, ou de la religion, abstraction faite de l’impression poétique, morale, ou religieuse elle-même.
Cette remarque n’est pas sans importance. L’objectivisation de nos facultés, si vous me permettez ce terme barbare, peut constituer pour nous un risque d’erreur. C’est bien là ce qui arrive à faire d’un poète l’esclave aveugle de « sa muse ; » d’un dévot celui de sa terreur, ou de son extase, religieuse ; d’un hégélien, celui du sentiment qu’il aurait de l’organisation formelle de sa pensée ; en général, de chacun de nous, l’esclave des impressions qui lui seraient le plus habituelles.
Pour ne parler que de l’objet spécial de la conscience morale, c’est aussi ce qui est en nous à la racine, de cette maladie spéciale qu’on nomme, d’un côté, le scrupule de conscience, de l’autre l’indifférence, et la négligence volontaire, à l’égard de cette même conscience. Dans l’un et l’autre cas, on a commencé par faire, de l’organe de la conscience, comme un oracle qui, pour ainsi dire, subsisterait en nous à côté de nous-mêmes. On a donné ainsi, à la conscience, comme une existence propre au dedans de nous. Dès lors qu’arrive-t-il ? Cette conscience revêt nécessairement à nos yeux, pour elle seule et en elle-même, une importance qui ne saurait lui appartenir que grâce à la nature de l’objet dont elle nous transmettrait la perception. On en vient ainsi à faire, d’un simple organe de perception, un je ne sais quoi d’anonyme et cependant de redoutable, — une puissance incomprise, — en face de laquelle il ne peut plus être question que d’une soumission inintelligente, ou que d’une rébellion ouverte. C’est bien là le danger qui menacera toujours, par exemple, les partisans de la « morale indépendante. »
Sans doute, à la différence de la conscience que nous avons soit des lois de notre activité, soit des sensations extérieures, — conscience que nous pouvons évoquer à notre gré, — nous sommes passifs à l’endroit de notre conscience morale. Les impressions qu’elle nous transmet nous ont été, et nous demeurent, imposées.
C’est précisément là, cependant, ce qui nous permet d’apprécier clairement la nature et les droits de ces impressions. En effet, par cela même qu’elles se produisent en nous en dehors de notre initiative, nous sommes certains qu’elles ne contiennent rien qui puisse provenir de nos illusions ou de nos passions. Appréciée, non pas dans l’interprétation que nous lui aurions donnée mais en elle-même, l’impression de notre conscience morale est un fait normal, et entièrement étranger à toute erreur. Bien plus ! la constatation de cette impression-là n’est pas seulement chose licite ; elle constitue un devoir positif envers nous-mêmes. Le fait est que la perception de ma conscience morale ne peut-être séparée de la conscience de moi-même. Ces deux consciences sont si indissolublement unies, que je ne puis négliger l’une sans négliger l’autre. Il y a même davantage encore. Ma conscience morale domine si bien la conscience que j’ai de moi-même, qu’aussi longtemps que je retiens la conscience de mon moi, je me sens incapable de négliger l’impression que m’impose ma conscience morale.
Avec cela, cette conscience morale me transmet l’impression d’un fait entièrement à part dans la vie de mon moi. Si elle accompagne nécessairement la conscience que j’ai de moi-même, elle ne se confond nullement avec elle. Elle y est attachée, mais elle en demeure distincte. Il y a là comme une dualité, laquelle s’oppose même en moi au sentiment d’unité qui est cependant inhérent à la conscience que je possède de mon être.
Cette dernière remarque nous amène à passer de la perception de conscience, à ce qui constitue au dedans de nous l’objet de cette perception.