La lettre aux Corinthiens ne porte point de signature ; elle se donne dès le début pour une communication de « l’Église de Dieu qui séjourne à Rome à l’Église de Dieu qui séjourne à Corinthe » sans nom d’auteur. A travers tout l’écrit, lorsque l’auteur parle à la première personne, c’est au pluriel comme il est naturel de la part d’une collectivité (Cf. 1.1 : νομίζομεν, 59.1-2 ; 63.3-4 etc.).
Il n’est pas moins dans la nature des choses qu’un écrivain ait rédigé la lettre pour l’Église romaine, et l’examen du style démontrerait au besoin l’unité d’auteur. Or une tradition très ferme, très ancienne, très appuyée par les témoignages en attribue la rédaction à l’évêque de Rome le plus connu du premier siècle, saint Clément :
1. Les manuscrits originaux et les versions latine et syriaque ont mis en suscription à l’épître le nom de saint Clément : Épître de Clément aux Corinthiens. Étant données la qualité du manuscrit alexandrin et l’ancienneté des versions, il y a lieu de conclure que dès le iie siècle, et même dans la première moitié du iie siècle, la tradition était fixée à cet égard.
2. Hégésippe, dans ses Mémoires, a sûrement « parlé de l’épître de Clément aux Corinthiens ». C’est Eusèbe qui nous l’apprend (H. E. IV. 22, 1), mais sans nous rapporter rien de particulier sur ce qu’il en disait. Tout au moins, doit-on penser qu’Hégésippe n’hésitait pas plus qu’Eusèbe à considérer Clément comme l’auteur de la lettre. La date approximative des Υπομνήματα d’Hégésippe est aux environs de l’an 160 à 180.
3. Un témoignage aussi ancien que le précédent et d’autant plus précieux qu’il arrive de Corinthe même, est celui de l’évêque Denys qui nous apprend que de son vivant l’Église de Corinthe suivait « l’usage antique de lire publiquement dans l’assemblée des fidèles » l’épître que l’on savait fort bien être de saint Clément. A Soter, évêque des Romains, qui lui avait écrit une lettre, Denys de Corinthe répond en ces termes : « Aujourd’hui nous avons célébré le saint jour du dimanche, pendant lequel nous avons lu votre lettre nous continuerons de la lire toujours comme un avertissement, ainsi que du reste la première que Clément nous a écrite. » (ὡς καὶ τὴν προτέραν ἡμῖν διά Κλήμεντος γραφεῖσαν, entendez : ἐπιστολήν. Extrait fait par Eusèbe H. E. 4.23. 11). L’épiscopat de Soter va de 166 à 175 environ.
4. Saint Irénée (vers 180) qui s’occupe expressément du pape Clément à l’occasion de la succession épiscopale dans l’Église de Rome connaît aussi l’épître aux Corinthiens : « C’est du temps de ce Clément que des divisions très graves se produisirent parmi les frères qui étaient à Corinthe, et l’Église qui est à Rome écrivit aux Corinthiens une lettre très forte (ἱκανωτάτην γραφήν) les conciliant dans la paix, renouvelant leur foi et la tradition qu’elle avait reçue récemment des apôtres. » Le texte grec de ce passage est conservé dans un extrait fait par Eusèbe H. E. V, 6), mais le texte latin complet présente ensuite une brève analyse de l’épître que saint Irénée avait certainement sous les yeux (Adv. Hæreses III, 3, 3). S’il ne mentionne pas expressément saint Clément comme le rédacteur de la lettre, il n’y a pas de doute qu’il le considérait comme le véritable auteur.
5. A la fin du iie siècle, Clément d’Alexandrie nous offre un témoignage tout à fait précis. Dans les Stromates il fait usage très fréquemment de l’épître aux Corinthiens. Tantôt il en emprunte les paroles sans dire où il les prend. Tout le morceau de l’épître aux Corinthiens (14.5 à 16.1) a passé dans le texte des Stromates (4.6, 32, 33) sans autre introduction qu’un γάρ φησι, et sans mention d’auteur. Tantôt il commet une confusion et attribue à Barnabé (Stromates, 6.8) ce qu’en réalité il prend à Clément de Rome, par une erreur d’autant plus étrange que ce même texte : πολλῶν οὖν πυλῶν ἀνεῳγυιῶν ἡ ἐν δικαιοσύνῃ αὕτη ἐστὶν ἡ ἐν Χριστῷ, ἐν ᾗ μακάριοι πάντες οἱ εἰσελθόντες (48.4), il l’a déjà cité d’une façon plus complète (48.4-5) dans son premier livre : Stromates, 1.7, 38, en mentionnant et la source, qui est l’épître aux Corinthiens, et l’auteur qui est saint Clément. D’ailleurs plus loin (Strom., 6.8), Clément d’Alexandrie revenant à son texte poursuit la citation (48.5-6) et mentionne encore le véritable auteur : « Ainsi s’exprima Clément dans la lettre aux Corinthiens. »
D’autres citations expresses de l’épître de saint Clément offrent un intérêt à des titres divers : Dans les Stromates (4.17-19 et 105-121), Clément d’Alexandrie tantôt utilise les propres termes, et tantôt résume une partie notable de l’épître aux Corinthiens ; il introduit une citation (Strom., 4.17) en la disant tirée « de la lettre aux Corinthiens écrite par l’apôtre Clément » (ἐν τῇ πρὸς Κορινθίους ἐπιστολῇ ὁ ἀπόστολος Κλήμης… λ’γει) ; une autre fois (Strom. v, 12, 81), il qualifie l’épître de « lettre des Romains aux Corinthiens » (ἀλλά κὰν τῇ πρὸς Κορινθίους Ῥωμαίων ἐπιστολῇ… γέγραπται
L’authenticité de la lettre ne fait évidemment pas doute pour Clément d’Alexandrie.
6. L’authenticité ne fait pas doute non plus pour Origène qui cite deux fois un texte célèbre de l’épître aux Corinthiens :
ὠκεανὸς ἀπέραντος ἀνθρώποις (20.8) Oceanus intransmeabitis est hominibus, en le rapportant à saint Clément de Rome : Clemens apostolorum discipulus (De Princip., 2.3, 6), et simplement : ὁ Κλήμης (Select in Ezech., 8.3).
7. Nous pouvons clore la série des témoignages par celui d’Eusèbe de Césarée. C’est par lui que nous possédons le fragment de Denys de Corinthe et le texte original du morceau de saint Irénée que nous avons cités précédemment. Avant eu l’occasion de s’occuper du pape Clément à propos de la succession des évêques sur les principaux sièges du monde chrétien : à Jérusalem, à Rome, à Alexandrie, il ajoute : « Il existe de celui-ci (de Clément), acceptée comme authentique, une épître « longue et admirable (Τούτου δὲ οὖν ὁμολογουμένη μία ἐπιστολὴ φέρεται, μεγάλη τε καὶ θαυμασία). Elle a été écrite au nom de l’Église de Rome à celle de Corinthe à propos d’une dissension qui s’était alors élevée à Corinthe. En beaucoup d’églises, depuis longtemps et de nos jours encore, on la lit publiquement dans les réunions communes. » (H. E. III, 16, traduction Grapin, t. I, p. 279).
Un peu plus loin, dans le même livre de son Histoire ecclésiastique, revenant encore à la lettre de Clément, il dit que « l’authenticité en est reconnue de tous » (ἀνωμολογημένῃ παρὰ πᾶσιν) et « qu’elle a été rédigée au nom de Rome »: ἐκ προσώπου τῆς Ῥωμαίων ἐκκλησιας (H. E III, 38, 1, traduction Grapin, t. I, p. 349).
L’authenticité de l’épître de Clément est donc solidement démontrée par une tradition très sure. L’origine de la lettre explique sa prompte popularité. Saint Ignace d’Antioche et saint Polycarpe de Smyrne ont connu l’épître de Clément aux Corinthiens. Pour saint Ignace, cela paraît très vraisemblable si l’on rapproche de la lettre de saint Clément certaines expressions de sa lettre à Polycarpe et de sa lettre aux Romains. Quant à saint Polycarpe, il était certainement familiarisé avec le texte de saint Clément, dont on retrouve les expressions et les tours de phrase tout le long de la lettre aux Philippiens.
Dans la littérature chrétienne postérieure à Eusèbe, l’épître de Clément aux Corinthiens est mise à contribution par de nombreux écrivains. Saint Cyrille de Jérusalem lui emprunte l’histoire du phénix racontée aux chapitres 25 et 26 (Catéchèses 18.8). Saint Jérôme cite le chapitre 16, dans ses commentaires sur Esaïe (52.13), mais tous ces témoignages dérivés des précédents n’ajoutent rien à la force de la démonstration esquissée par les témoignages des iie et iiie siècles.
L’estime de l’antiquité pour l’épître aux Corinthiens rend très explicable que l’œuvre de saint Clément ait été traitée comme une « Écriture Sainte » chez quelques écrivains, notamment chez Clément d’Alexandrie qui qualifie Clément « d’apôtre » et qu’elle nous soit parvenue à la suite du N.T. dans le ms. Alexandrin et dans la traduction syriaque. Les Canons Apostoliques (85) tiennent l’épître de Clément et la prétendue IIe Clementis pour partie intégrante du N.T.
L’extrême célébrité de saint Clément fut cause que beaucoup d’écrits lui ont été attribués. Outre l’ancienne homélie du iie siècle, que nous éditons plus loin à titre de morceau intéressant de l’antique littérature chrétienne primitive, on a imputé à l’évêque de Rome : 1) deux lettres sur la Virginité ; 2) deux lettres à Jacques, frère du Seigneur, qui ont circulé détachées, mais dont l’une faisait corps avec l’écrit des Homélies ; 3) une série d’homélies dites homélies clémentines qui sont de la fin du iie siècle probablement. Les doctrines y sont incorporées à des récits qui ont été repris dans un roman d’aventures appelé les Recognitiones clementinæ ; 4) plusieurs pièces qui ont pris place parmi les fausses Décrétales. En dépit du nom de S. Clément dont ils se couvrent, ces écrits n’ont aucun titre à être étudiés parmi les ouvrages de la littérature apostolique ; ils appartiendraient à un fascicule d’apocryphes clémentins.