Nous disons donc que la théologie moderne considéra d’abord le christianisme comme étant essentiellement une doctrine, un ensemble d’idées et de croyances sur Dieu et sur son rapport avec le monde.
On parvint à ce point de vue par une double voie. Les uns maintinrent fermement le caractère révélé de la doctrine chrétienne, et, exigeant assentiment au nom de son origine divine, ils renfermèrent dans le cercle de cette doctrine tout ce que le code inspiré de la révélation contient d’éléments historiques, positifs, et surnaturels.
D’autres, abandonnant ce caractère historique, ne virent dans l’Évangile que la première manifestation d’une doctrine rationnelle, religieuse et morale, et pensèrent que la théologie avait à la fois pour mission de dépouiller de leurs enveloppes temporelles et périssables les germes de la vérité rationnelle et éternelle, et de la systématiser dans toute sa pureté.
Ainsi se formèrent le supranaturalisme et le naturalisme, qui, malgré leur hostilité profonde, s’accordent pour envisager le christianisme comme une doctrine. Toutefois, la différence qui les sépare est palpable. Le premier admet bien au nombre des éléments positifs ce que l’Écriture nous enseigne sur la personne du Rédempteur ; mais il y voit plutôt un dogme qu’il ajoute à d’autres dogmes, que le foyer vivant de toute la religion chrétienne. Le second, au contraire, rejetant tout ce qu’il y a de concret, de vivant et d’historique dans la religion, se débarrasse volontiers de la personne du Christ, et ne craint pas d’exprimer le vœu : « que le fondateur de la bienfaisante religion qui porte son nom fût toujours resté inconnu au monde chrétien, afin que ce monde eût joui des bienfaits de la vérité sans avoir à subir les abus que l’on a faits de sa personne. »
Il est évident que le naturalisme, qui méconnaissait tous les éléments propres à la religion chrétienne, ou qui s’efforçait de les extirper, ne pouvait point parvenir à connaître son essence. Aussi n’avons-nous rappelé cette étrange façon de traiter l’histoire qu’à titre de curiosité intellectuelle. On ne peut pas se figurer un christianisme sans Christ ; et, pour parler vrai, il faudrait dire qu’il est tout entier renfermé dans sa personne, car son essence et son histoire ne sont que le Christ vivant développé dans l’humanité.
Mais le supranaturalisme, à son tour, tout en conservant davantage le fonds chrétien, n’aboutissait pas mieux à comprendre son essence et à le déterminer. Il est faux en soi de voir en lui, d’une manière exclusive ou seulement prédominante, une doctrine. Ce point de vue repose à la fois sur une fausse idée de la religion en général, et sur une entente erronée de l’origine et du développement de la religion chrétienne en particulier.
La religion a sans doute une valeur intellectuelle d’autant plus attrayante et féconde pour l’esprit, que sa perfection intérieure augmente et s’élève ; mais celui qui ne l’aborde que par l’intelligence et qui ne voit en elle que des pensées, méconnaît son centre vivant et son essence. Sa nature la plus intime se compose d’amour et d’adoration, du double sentiment de notre dépendance de Dieu et de notre communion avec Lui. Elle est un don toujours renouvelé, une consécration sans cesse nouvelle de notre vie à son auteur. Si elle était une doctrine, on pourrait la communiquer et la transmettre parfaitement par voie de démonstration, comme la logique, les mathématiques et les sciences de même nature. Il lui faut, il est vrai, pour se multiplier, le véhicule de l’enseignement ; mais sa force créatrice lui vient bien moins des idées qu’elle énonce, que du milieu d’où ces idées découlent, que de la vie pieuse qui les inspirait à leur origine et qui leur sert de base et d’enveloppe, que de l’impression profonde, enfin, produite sur l’âme sympathique par la vie des premiers disciples. Et ce qui est vrai des individus l’est également de l’humanité. Ce n’est que par des impressions vivantes et par l’impulsion créatrice de la vie religieuse, que parents et maîtres, prophètes et éducateurs religieux accomplissent leur œuvre. L’idée de doctrine est infiniment trop étroite pour qu’elle puisse embrasser cette riche et profonde plénitude de sentiments, d’actes intérieurs, d’élans spirituels, en un mot, toute cette histoire intime et vivante d’une âme qui se sent toujours et partout dominée par la pensée, par la volonté, par la présence de son Dieu. Et d’ailleurs, n’est-ce pas une contradiction que de déclarer parfaite, d’un côté, une religion qui, de l’autre, ne serait qu’une doctrine, puisqu’une religion de cette nature, abstraite et métaphysique par essence, et incapable à jamais d’enfanter une piété saine et forte, par cela même n’existerait pas !
Il est, en outre, manifeste que le christianisme ne s’est jamais donné à ce titre, et que ses représentants les plus éclairés ne l’ont pas ainsi compris. Sous un rapport, sans doute, il est doctrinal, et il doit l’être pour se communiquer. Mais si nous nous représentons nettement ses enseignements, nous reconnaîtrons bien vite qu’ils nous font remonter eux-mêmes vers une source qui leur est supérieure et d’où ils découlent. Et quels sont, en effet, ces enseignements ? Les voici en quelques mots : Jésus de Nazareth a véritablement accompli, dans sa personne, les promesses de l’ancienne alliance, et pleinement manifesté et réalisé l’éternelle volonté de pardon et de salut envers les hommes, du Dieu vivant et souverain, du Dieu de la sainteté et de l’amour. C’est en Lui, l’homme éprouvé par les œuvres et par la souffrance, en Lui le patient, le crucifié, le ressuscité, le glorifié dans le ciel, qu’est positivement apparu le Messie longtemps promis et désiré. C’est par Lui, le fils de Dieu et le fils de l’homme, que le royaume de Dieu a été posé sur la terre ; par Lui qu’a été fondé un salut éternel, qui seul procure la paix et la félicité, et qui est destiné à se réaliser à travers le cours des âges, dans chaque individu et dans l’humanité. C’est par la foi vivante que l’homme, humilié et repentant, s’approprie ce salut, naît infailliblement à une vie nouvelle, d’amour, d’obéissance et de sanctification ; devient en face du Dieu de sainteté et d’amour juste devant Lui, son enfant bien-aimé, une nouvelle créature, formée à son image telle qu’elle brille absolument pure en Christ, son Fils unique, et soutient avec ce sauveur fraternel une communion qui le fera participer infailliblement à sa gloire, comme il prend part ici-bas à son esprit, à son amour, à son abnégation et à ses souffrances.
Eh bien ! si tel est le christianisme, dira-t-on que le mot de doctrine peut lui être appliqué à bon droit, dans le sens propre, et notamment dans le sens moderne de cette expression, qui désigne un ensemble de propositions et de preuves logiquement enchaînées les unes aux autres, et qui ne s’adresse qu’à notre faculté de connaître ? Evidemment non ; car alors il aurait fondé une école ; mais une religion et une église universelle, jamais ! Il est bien plutôt une nouvelle voie de salut, dans laquelle il faut réellement entrer pour expérimenter personnellement son efficace salutaire. Or, il est impossible de ne pas reconnaître, d’un côté, que cette nouvelle voie de salut repose sur une série de faits objectifs qui se concentrent tous dans ce grand fait : l’incarnation du salut divin en Christ ; et de l’autre, sur une seconde série de faits subjectifs, puisque Jésus ne peut devenir pour chacun de nous ce qu’il est en lui-même qu’autant que nous réalisons dans notre vie, selon l’ordre voulu de Dieu, ce glorieux salut qu’il nous offre.
Ainsi donc, ce n’est point par la voie de la pensée et de l’idée ou de la doctrine que le christianisme, à son origine, a introduit des éléments nouveaux dans le développement spirituel de l’humanité ; c’est par celle de la volonté et de l’action ; c’est par un ensemble de faits religieux et moraux qu’il a réussi, non seulement à agrandir la conscience du genre humain, mais encore à asseoir sa vie religieuse sur un tout autre fondement. Voilà pourquoi l’on ne peut pas se l’assimiler, comme on le fait d’une doctrine, par le seul exercice de l’intelligence ; il faut que l’homme tout entier entre dans la sphère de la vie supérieure qu’il enfante, dans le milieu rénovateur que ces faits ont créé. Le christianisme se démontre par son esprit et par sa puissance, et non par des preuves logiques ; je veux dire, par le témoignage de son esprit à notre esprit, et par l’expérience que nous faisons de sa force divine sur notre propre vie.
Telle fut la première communication du christianisme. Elle se fit, non point par ce qu’on appelle d’habitude l’enseignement doctrinal, mais par la prédication de Christ, en publiant des événements et des faits qui émanaient de sa personne. La prédication était un témoignage, une bonne nouvelle, l’Évangile. En général, à la fondation de l’Église, les hérauts, les apôtres, les évangélistes, les annonciateurs des faits de Dieu, les provocateurs à la repentance et à la foi ont précédé les docteurs et les maîtres ; et même de tout temps, et surtout à chaque rénovation de la piété, l’Église a commencé par la prédication et par le témoignage, qu’ont suivis plus tard l’enseignement et la science. Sans doute l’enseignement qui vient expliquer et légitimer les faits ne doit pas manquer. Le Christ lui-même ne pouvait pas se frapper de mutisme, et ne manifester l’intérieur de son être que par des actions. Il ne pouvait pas ne pas révéler ce qui était en lui, par une parole claire et illuminatrice, et ne pas exposer le dessein de Dieu par des discours persuasifs et pénétrants. Ses disciples étaient obligés, plus encore que lui, de donner des instructions précises sur l’essence de sa personne et de son œuvre, en vue des besoins légitimes et des justes exigences de l’intelligence. L’Église, enfin, avec tous ses développements subséquents, n’aurait pas pu subsister et remplir sa mission dans le monde, si elle n’eût analysé, pour les recomposer encore, les éléments qui constituent sa foi. Mais lorsqu’on proclame que le christianisme est essentiellement une doctrine, parce qu’on le présente d’ordinaire sous cette forme, soit populaire, soit scientifique, on est le jouet d’une décevante illusion qui nous fait confondre notre conception avec son objet. La doctrine est toujours chose secondaire et dérivée, tandis que le caractère primitif et original se trouve dans cet ensemble de faits salutaires dont la personne de Christ est le centre, et dont sa vie est le foyer. Et même en nous plaçant au point de vue subjectif, n’est-il pas vrai que la force vivifiante du prédicateur chrétien gît bien moins dans la fidélité de la doctrine que dans l’expérience réelle qu’il a lui-même faite du salut qui est en Christ, et dont sa parole n’est que le témoignage positif, animé, vivant ? D’ailleurs, quand on veut signaler ce qui caractérise le christianisme, on doit passer par-dessus les détails pour regarder à son ensemble et à son centre créateur. Si nous pressions une à une ses doctrines religieuses et morales, soit sur l’essence de Dieu et de la création, soit sur la durée de l’existence personnelle après la mort, soit encore sur le commandement suprême de l’amour, nous trouverions que la plupart lui sont communs avec des croyances et des philosophies antérieures, notamment avec le mosaïsme. Et cependant, malgré ces rapports avec la série des développements historiques qui l’ont précédé, il est essentiellement nouveau, original, et créateur. Or, il ne l’est pas parce qu’il a ajouté aux antiques doctrines des doctrines plus vastes et meilleures, mais parce qu’il a mis les choses anciennes dans un rapport organique avec un nouveau foyer qui les a rénovées, en leur inspirant une nouvelle âme, en leur donnant une signification nouvelle ; car un nouveau principe renouvelle tout. Et cette nouveauté centrale et régénératrice ne consiste pas dans un remaniement doctrinal, mais elle découle de la valeur toute particulière du Christ, de sa personne, de sa vivante efficacité, et des rapports nouveaux qui s’établissent sur ce vif fondement entre Dieu et l’humanité. On ne saurait ramener à de simples dogmes ce qui relie le judaïsme et le christianisme, et encore moins ce qui, en les distinguant, fait la supériorité du dernier. L’un est la préparation, et l’autre l’accomplissement. Le premier nous introduit dans un ensemble de directions divines dont le point culminant est le Christ, dans toute son importance historique et idéale. C’est à lui que la loi conduit ; c’est en lui que brille son accomplissement ; c’est de lui que doit procéder la rénovation de toutes choses dans l’humanité. Le judaïsme nous prophétise donc un nouveau centre du royaume de Dieu ; et ce centre n’est pas une doctrine nouvelle, mais un nouvel état, créé par cette vie religieuse et morale, absolument nouvelle et parfaite, que le Christ verse dans le monde, et qui est le Christ lui-même ; par cette vie qui se pose et s’expose, qui s’ouvre et se déploie, qui se rayonne et s’inocule, qui s’incarne et s’organise en d’autres vies, et qui se témoigne au monde par sa manifestation même. Oui, l’essentiel du christianisme est cet épanouissement personnel, cette révélation propre du Christ. Sans doute le témoignage que Jésus se donne à lui-même, et celui que lui rendent ses disciples, forment une partie de cette révélation qu’il nous fait de sa personne et de sa vie ; et dans ces témoignages, nous possédons les éléments principaux d’une doctrine sur le Christ et sur son œuvre. Mais quand il s’agit d’exprimer l’essence d’une chose, nous regardons, non pas aux détails, mais à l’ensemble et au point central ; non aux traits communs avec d’autres choses, mais aux traits particuliers et distinctifs. Or ce point central et caractéristique du christianisme consiste dans l’ensemble intégral de l’apparition du Christ, dans la manifestation pleine et entière de cette vie parfaite qui accomplit, qui renouvelle et qui réhabilite toutes choses. C’est parce qu’il est la vie de l’humanité que le christianisme en est la lumière. Et le Christ lui-même le déclare assez clairement, lorsqu’au lieu de nous dire : « Ma doctrine est la vérité ; » il se pose lui-même en ces mots : « Je suis la vérité, » et ramène la vérité « à la vie. »
Il est à peine nécessaire d’en appeler encore aux effets du christianisme pour faire remarquer qu’une simple doctrine ne pouvait pas les produire. Car quels sont-ils, ses effets ? Les voici : Il a pleinement répondu aux besoins d’un monde défaillant qui soupirait après un salut éternel ; il a brisé le culte de la loi et l’adoration des forces de la nature, et substitué aux cultes nationaux l’adoration universelle du Dieu qui est amour et sainteté, en soutenant, pour accomplir cette œuvre, une lutte de trois siècles contre la puissance romaine ; il a communiqué une nouvelle âme, un souffle régénérateur aux peuples vieillis et décrépits de la Grèce et de Rome. Lorsqu’il plut à la Providence de faire naître par la nation germanique un nouvel ordre de choses sur les ruines des Etats antiques, il a enfanté une vie publique, des sciences, des arts nouveaux, et pour tout dire, une nouvelle existence à la fois spirituelle, morale et sociale. Il a fait atteindre au plus haut degré de puissance et de civilisation les peuples qu’animaient ses principes, et il a été pour eux une source efficace et constante de liberté et d’ordre. Il a fondé des écoles, bâti des hôpitaux, secouru les opprimés et les malheureux de tout genre, et ouvert à toute nation l’accès au progrès. Il a fait des merveilles d’architecture par les fondateurs des cathédrales du moyen âge ; des merveilles de peinture par Raphaël et Michel-Ange ; des merveilles de musique par les grands artistes de l’Allemagne et de l’Italie ; des merveilles de poésie par Dante, Calderon, Shakespeare, et tous les glorieux poètes des siècles modernes. En un mot, il a créé une nouvelle vie dans l’individu, dans la famille, dans l’État, dans les relations internationales, dans l’art et la science, dans tous les rapports sociaux ; il a transformé le monde. Vraiment, une doctrine, quelque élevée, quelque profonde et mordante qu’elle soit, ne peut produire de si grandes choses. Une doctrine n’agit essentiellement que dans la sphère de l’intelligence. Pour modifier l’ensemble de la vie, il faut une vie riche et complète, une puissance concrète et vivifiante, un principe créateur qui, partant du plus profond de l’être, renouvelle et transfigure tout l’homme intérieur. Ainsi donc, cette étude de l’histoire, qu’on pourrait si facilement agrandir et compléter, nous élève bien au-dessus des limites de la théorie et de l’école, dans un domaine bien supérieur et beaucoup plus embrassant, où le christianisme brille à nos yeux comme une vertu divine qui régénère le monde, et dont la source et le centre reposent dans une vie personnelle, concrète, la personne et la vie de Jésus-Christ.
Jusqu’ici nous ne nous sommes pas occupés des deux conceptions supranaturaliste et naturaliste, et de l’étroitesse dont elles sont entachées ; mais pourtant il découle de ce qui précède que ces points de vue sont insoutenables.
Le supranaturalisme puise la religion dans la révélation historique, et comme il ne fait de la raison qu’un usage formel, qu’un emploi instrumental, il s’en tient tout à fait aux données divines, au positif de cette révélation.
Le naturalisme, à son tour, ne puise la religion que dans la conscience humaine, dans la raison, dans la pensée, dans les besoins moraux, et dans l’étude de la nature ; et quant à la révélation historique, ou bien il l’écarte et la rejette, ou bien, se transformant en un rationalisme plus avisé et plus pratique, il se décide à en faire un certain usage, un usage purement formel. Il s’en sert pour éclaircir et pour rendre plus sensibles ses enseignements ; mais il ne l’emploie ni comme source ni comme force productive.
Pour le premier système, la religion est quelque chose d’exclusivement divin, sans médiation humaine et historique. Pour le second, elle est quelque chose d’exclusivement humain, sans le concours immédiat de Dieu ; car, quoiqu’il emploie les expressions « révélation immédiate, » il n’entend toutefois désigner par elles que ce qu’on appelle révélation universelle, c’est-à-dire ce faisceau de moyens et de forces que possède la raison humaine pour s’élever à la connaissance de Dieu.
En se plaçant à ces deux points de vue, l’on ne peut sainement connaître et définir ni la religion en général, ni le christianisme en particulier, car chacun d’eux n’a qu’une partie de ce tout complet que nous donne et nous offre la religion vivante. Ils séparent ce que la religion relie d’autant plus intimement en un ensemble organique, qu’elle est plus accomplie. Toute vraie religion renferme à la fois quelque chose de divin et quelque chose d’humain, et le christianisme, en particulier, réunit éminemment ce double caractère. L’Être divin n’est pas séparé du monde, comme s’il ne vivait qu’au delà et qu’en dehors de lui ; il est présent à tous les moments de son existence, il le vivifie et le féconde dans sa double forme de la nature et de l’esprit, quoiqu’il ne s’identifie pas avec lui. Sur ce point, il ne peut plus y avoir aujourd’hui de débat. Ainsi donc, même en admettant que la nature et les êtres raisonnables ont une existence relativement indépendante ou propre, rien ne peut être, ni arriver, sans Dieu. En même temps, il est dans la nature de ce Dieu esprit et amour de sortir de lui-même, de se communiquer à ses créatures, de les recevoir dans sa société pour les faire participer à la plénitude de ses biens. Dieu n’est pas envieux comme le croyaient quelques penseurs de l’ancien monde ; l’impulsion la plus intime de sa nature le pousse, au contraire, à se donner sans réserve, à s’épancher absolument. Dieu se fait connaître et se communique, et l’homme s’approprie cette manifestation divine. Telle est la base primordiale de la religion et de ses progrès. Toute religion se fonde sur le fait de Dieu communiant avec l’homme ; et tout vrai progrès religieux s’élève sur cette communion toujours plus intime, plus profonde et plus vivante, à mesure que l’homme sent et expérimente Dieu dans son intérieur avec une plénitude toujours plus féconde. Ainsi, toute vraie religion débute par être une excitation et une vivification de la part de Dieu ; dans le sens plein et exact du mot, elle est d’origine divine. Mais ce n’est là qu’un côté ; l’autre a sa valeur aussi réelle. L’homme ne peut sentir, expérimenter et vivre l’élément divin, que d’une manière humaine. Le théâtre des manifestations et des communications divines est l’esprit humain, que Dieu a disposé pour les recevoir, afin qu’il puisse, en s’y adaptant, y trouver sa lumière, sa force et sa vie. Pour saisir puissamment les âmes, il faut que le divin jaillisse frais et pur des plus intimes profondeurs d’une âme humaine, à l’heure propice, au temps convenable, lorsqu’il est sûr de trouver des points d’attache correspondants. C’est aussi pour cela que toute religion réelle et vivante doit avoir une forme humaine, historique, concrète.
Or, ce qui est vrai de la religion en général, l’est éminemment de celle du Christ. Aucune ne se présente à nous à la fois aussi divine et aussi humaine qu’elle ; puissante et sublime, d’un côté, intime et condescendante, de l’autre, originalement créatrice, d’une part, et profondément historique, de l’autre, seule elle réunit ces traits divers dans une harmonie unique et indissoluble. En elle, la double idée d’une communion de l’homme avec Dieu et de Dieu avec l’homme, qui appartient à toutes les religions, brille d’une unité parfaite, sans mélange. Dieu se révèle dans une image de Lui-même qui correspond parfaitement à sa nature, et qui est aussi pleinement pénétrée de son esprit ; et cette image, c’est un homme, qui pense, qui sent, qui agit, qui souffre en homme ; qui exprime dans sa personne toute la vérité de la nature humaine ; qui s’abaisse avec amour vers tout ce qui est humain, pour le relever, et le transfigurer de sa gloire divine. Etudié de ce point de vue, le christianisme tout entier est divin dans son essence, et humain dans sa forme ; divin dans son origine, et humain dans sa réalisation et dans son développement. Il possède toute l’originalité et toute la consistance d’une nouvelle création religieuse, qui ne pouvait jaillir que d’une impulsion divine ; et pourtant il est historique dans le sens le plus plein du mot, car il se rattache très exactement à l’ensemble des voies providentielles qui préparaient l’humanité, et il paraît juste quand les temps sont accomplis ; il tient par mille fils à la réalité ; et dès son entrée dans le monde il devient si énergiquement le principe fécond de l’histoire, que nous sommes obligés de le considérer lui-même comme le centre et la clef du développement supérieur de l’humanité. Enfin, il dépasse décidément la raison et la nature, et pourtant il est en même temps la raison suprême et la vraie nature. En effet, aucune raison n’aurait inventé, aucune pensée n’aurait imaginé ce qui constitue son essence et comme sa moelle, je veux dire, cet amour divin qui s’immole à la croix pour une humanité pécheresse ; et pourtant une raison pénétrante et une pensée profonde y reconnaissent le seul moyen efficace de racheter et de régénérer l’humanité. La vie qui renonce complètement à elle-même pour se consacrer tout entière à Dieu, n’est certainement pas un fruit de notre nature ; et pourtant nous ne pouvons pas, dans le plus profond de notre conscience, ne pas la respecter et ne pas voir en elle le rétablissement et la glorification de la véritable nature humaine. Ce n’est qu’à ce point de vue d’une union positive du divin et de l’humain qu’on peut reconnaître la pleine réalité, et déterminer la véritable essence du christianisme.
Ces systèmes détruisent cette vivante unité, en séparant ses deux faces qui ne gardent leur complète signification qu’autant qu’elles restent étroitement unies l’une à l’autre. Le supranaturalisme proclame la religion chrétienne exclusivement divine, surhumaine, miraculeuse, extra-historique. Il n’aspire pas à comprendre à fond, soit son histoire, soit son domaine intérieur, spirituel ; elle n’est pas pour lui esprit et vie ; elle ne devient pas pour lui la vérité immédiatement présente et actuelle, la vérité humaine et sûre d’elle-même.
Le naturalisme, au contraire, en fait une chose purement humaine, naturelle, historique, sans force neuve et divine, sans liaison réelle avec un monde supérieur et avec la source suprême de la vie. Il la comprend, il est vrai, et l’explique à sa façon, mais de telle sorte qu’il la détruit, parce qu’il la coupe dans sa racine. Et l’erreur capitale de l’un et de l’autre système est, comme nous l’avons dit, de voir essentiellement en elle, non pas une vie, mais une doctrine. Et pourtant ce n’est qu’en la saisissant comme une vie, qu’elle a, dans la personne de son fondateur, le centre organique où se trouvent véritablement unies les deux faces du divin et de l’humain, et où la divinité et l’humanité se pénètrent réellement ! ce n’est qu’alors qu’on rend pleine justice à la valeur infinie du Christ comme à Celui qui a mis en évidence la vie et l’immortalité ! ce n’est qu’alors qu’on peut comprendre ses créations et ses effets, et s’expliquer pourquoi et comment, quand elle pénètre dans une âme, elle ne se borne pas à cultiver l’une de ses forces, l’intelligence, par exemple, mais la transforme tout entière, de même qu’elle développe au sein des peuples qui l’ont admise tout une nouvelle vie, et non pas seulement une connaissance plus pure de Dieu !