Lecture
Celui qui cache ses transgressions ne prospère point ; mais celui qui les avoue et les délaisse obtient miséricorde. (Proverbes 28.13)
Heureux celui à qui la transgression est remise, à qui le péché est pardonné !
Tant que je me suis tu, mes os se consumaient, je gémissais toute la journée ; car nuit et jour ta main s’appesantissait sur moi…
Je t’ai fait connaître mon péché, je n’ai pas caché mon iniquité ; j’ai dit : j’avouerai mes transgressions à l’Éternel ! Et tu as effacé la peine de mon péché. (Psaumes 32.1-5)
Confessez-vous réciproquement vos fautes. (Jacques 5.16)
Pour remettre en circulation de vieux remèdes démodés, ou tombés en discrédit, des industriels avisés leur donnent un autre nom et une enveloppe neuve. Les clients qui jugent par l’étiquette, et ils sont la majorité, se croient alors en face d’une trouvaille, et s’emparent du produit avec curiosité.
On serait tenté, parfois, d’avoir recours à une semblable supercherie, dans l’intérêt de certaines vieilles pratiques, excellentes en elles-mêmes, mais disqualifiées par l’abus. Qui de nous pourrait, par exemple, recommander le jeûne, en le nommant par son nom ? Le recommander, non pas au nom de l’hygiène, mais dans un intérêt moral, religieux, social, sans se couvrir de ridicule ou se faire soupçonner d’imposture ? Et pourtant, que de bonnes raisons n’y aurait-il pas pour courir tous ces risques à la fois, en essayant de rendre hommage à la vérité, et service aux hommes ? Les raisons frappent l’esprit des gens clairvoyants, mais le risque les effraie. Ils se taisent, ou bien ils imitent les industriels susnommés : ils démarquent le produit suspect, et essaient de le lancer sous une autre étiquette. C’est, selon nous, céder à une tentation d’ordre inférieur. Quand on a reconnu un devoir, il faut avoir tous les courages dans son accomplissement, ou bien ne pas s’en mêler. Les grandes causes n’aiment pas les défenseurs honteux.
C’est en m’inspirant de ce principe que je vais parler de la confession. Je la désigne, je la nomme, et si je pensais qu’il fût utile d’élever la voix, j’en crierais volontiers le nom au lieu de me contenter de le prononcer.
La confession a une histoire. Je ne la raconterai pas ; ce serait du travail inutile. La confession a été jugée, condamnée, rejetée par l’Église protestante. Quelques essais de restauration officielle n’ont donné lieu qu’à des pratiques malsaines, bientôt confondues, avec la vieille confession mécanique, dans la plus juste des réprobations. Tout cela est vrai ; mais ce qui est plus vrai encore, c’est le besoin qu’a l’homme de se révéler. Ce que nous appelons vulgairement confession, ne s’applique en somme qu’aux végétations parasitaires qui se sont développées sur ce besoin. N’en sommes-nous pas au même point pour toutes les tendances fondamentales de notre nature ? N’ont-elles pas toutes été avilies, défigurées, exploitées ? Le crime à jamais inexpiable qui est au fond de tout abus, c’est de déconsidérer, et parfois de détruire, l’usage légitime. L’abus est le grand ennemi de la vie et de Dieu. C’est le voleur et l’usurpateur, c’est le vendeur installé au temple, c’est toute la horde profane souillant ce qui est saint, et transformant en caverne infâme l’asile de prières. Mais il ne faut jamais capituler devant l’abus, ni se lasser de retrouver la figure de l’humanité sous toutes les grimaces et toutes les caricatures. Éloignons les impuretés, effaçons la trace des outrages, et recherchons le fond : or, au fond du cœur humain, il y a le besoin de se révéler.
L’âme est un monde plein de profondeurs et de richesses invisibles, qui tendent sans cesse à prendre une forme et à émerger au dehors.
Pour l’accomplissement de ce labeur, nous possédons, dans l’ensemble des formes de notre vie matérielle, un outillage prodigieux. De même que la création est la révélation de Dieu, son aveu, comme a dit le poète, de même la vie extérieure de l’homme, quand elle suit son développement normal, est la traduction, en signes et en symboles, de ce qu’il porte au fond de son être. On empêchera plutôt la sève de monter, les fleurs d’éclore, les feuilles de déchirer leurs bourgeons, que la nature humaine de se manifester. C’est ce besoin qui donne à l’homme son cachet d’être sociable et communicatif.
Le bonheur supérieur consiste dans la manifestation et l’échange des impressions, des sentiments, des vérités découvertes, et dans leur vigoureuse affirmation en actes. Aussitôt que le besoin de se révéler est contrarié sous une de ses formes essentielles, un état maladif se déclare. Il se crée dans la vie intérieure des centres morbides, des régions douloureuses. Pour peu que le mal augmente, nous souffrons et nous végétons. C’est là le malheur de toutes les confiscations de la liberté. Les chaînes corporelles et les servitudes spirituelles, tous les procédés qui violentent la nature et en faussent les allures, ont pour résultat inévitable de détruire la vie saine, et de la remplacer par des monstruosités. Aussi, avec quelle énergie, avec quelle obstination invincible la nature ne revient-elle pas à la charge pour faire valoir ses droits ? Retranchez un homme du monde, condamnez-le à la solitude : il fera des efforts désespérés pour remédier à l’absence d’êtres semblables à lui, il révélera son cœur aux étoiles, aux vagues, il soufflera, comme dit Schiller, une âme aux rochers. Fermez-lui encore cette issue. Après l’avoir séparé des hommes, séparez-le de la nature, et mettez-le en cellule : il parlera aux murs de sa prison, à la mouche qui vole, à l’araignée qui tisse sa toile, au brin d’herbe étiolé qui abrite, entre deux moellons, une existence analogue à la sienne, et il se formera comme un lien de sympathie entre lui et ces êtres obscurs.
Il n’est pas possible qu’une tendance humaine aussi fortement accentuée ne se répercute pas dans tous les domaines de la vie. Appliqué à notre être moral, ce besoin de nous révéler est le besoin de confession proprement dit. Ne me dites pas que la tendance fondamentale c’est de cacher le mal que nous avons fait. Je vous renverrais aux documents, qui, en cette matière, se nomment les petits enfants. En eux, le dehors est la traduction fidèle du dedans. Ils disent tout. Les châtiments, les éclats de rire stupides des grands, les refoulent peu à peu en eux-mêmes, et les obligent à dissimuler. Mais cette dissimulation est un produit factice. Elle est comme la digue destinée à contenir le flot. Celui-ci a pour loi de couler, et souvent il rompt ses digues. L’enfant est si malheureux à certains moments, si torturé par son secret, que l’âme se fait jour en un torrent de larmes. On assiste à ces explosions de douleur comme aux manifestations irrésistibles des forces naturelles, et celui-là est bien aveugle qui ne comprend pas une leçon de choses aussi évidente. Nous avons beau avancer dans la vie, elle ne peut détruire l’enfant en nous. C’est à travers lui, en somme, que nous nous rattachons à la grande vie humaine. L’enfant en nous peut sommeiller sans doute, mais il ne saurait mourir et les heures arrivent où, sous les cheveux blancs, on se surprend à pleurer comme un enfant. Malgré toutes les dissimulations ultérieures survit le besoin de pouvoir tout dire, comme lorsqu’on était petit, et d’être compris comme alors. Se confier, se donner tel qu’on est à quelqu’un qui saurait vous déchiffrer et vous expliquer, au besoin, à vous-même bienfait immense qu’on a éprouvé sur les genoux de sa mère dans le beau passé qui apparaît au souvenir comme un coin du paradis perdu — le plus taciturne a des moments où il aspire à goûter ce bonheur !
Les criminels mêmes, les êtres endurcis qui, pour l’ordinaire, se rient de tout, et ne montrent que peu de trace de ce que nous appelons conscience, gardent rarement leur secret. Il semble qu’il les brûle. Ils le charbonnent sur les murs, et le livrent dans leurs rêves. Leur sécurité dépend du silence, et ce silence, ils ne peuvent le garder. À chaque instant leur parole côtoie le mystère terrible, et prend des sonorités qui rappellent celles des pas sur les terrains minés. On devine le gouffre lors même qu’on ne le voit pas. Se révéler est plus qu’un besoin, c’est une nécessité. Elle s’accomplit quelquefois malgré nous et contre nous.
Hélas ! ce n’est pas la soif qui nous manque, mais bien plutôt la source où nous pourrions aller boire. Le plus sincère même, celui qui ne connaît ni l’hypocrisie ni les fausses pudeurs, n’est-il pas contraint de se renfermer en lui même ? À qui se confier ? Ne vaut-il pas mieux tout souffrir ; emporter, s’il le faut, son secret dans la mort que de se découvrir à un spectateur indigne ? Et qui donc est digne de pénétrer dans ce sanctuaire de douleur qu’on appelle une âme froissée ?
Je construis dans mon esprit les traits du confesseur idéal. Il a beaucoup vécu et beaucoup souffert. Les hauteurs et les profondeurs, la victoire et la défaite, le sourire et les pleurs, il a tout traversé. Rien ne l’étonne, et rien ne le laisse indifférent, parce que rien d’humain ne lui est étranger. Il est très juste et très sévère ; mais il a, pour toucher aux blessures du cœur, une main presque maternelle. Ce n’est pas tel ou tel homme qui a ses intérêts particuliers, ses arrière-pensées individuelles : non, il n’est personne et ne connaît personne. Il a fait abnégation de tout, même du souvenir. Il comprend, mais il ne retient pas. On peut lui dire : Écoute, comme si tu étais Dieu, et tais-toi, comme si tu étais la tombe !
Pour être cet homme, nul titre, nulle robe, nulle situation officielle, nul lien, même du sang, ne suffit. Il faut ce baptême de feu que confère la douleur, il faut cette grâce particulière qui rend le cœur clément et fort, sans rancune, sans crainte et sans complaisance ; il faut ce quelque chose de divin et d’humain tout ensemble qui fait qu’on est un refuge et que tout en vous invite le malheureux à vous conter sa peine, le pécheur à vous avouer sa faute. Figure idéale et amie, dont l’apparition nous hante aux heures troublées, existes-tu sur la terre ? Ou n’es-tu, comme tant d’autres belles créations du cœur, qu’un rêve saint que dément la réalité ?
Nous touchons ici à un point très grave, d’autant plus grave que la tendance générale de l’époque est à la méfiance plutôt qu’à la confiance, et pour cause ! Le caractère des objections qu’on peut nous présenter est très sérieux. Les faits navrants, les indiscrétions criminelles, les abus sont innombrables. Nous l’accordons. Allons même au-devant des contradicteurs. Admettons que le confesseur comme il le faudrait n’existe pas, n’ait jamais existé. Car enfin s’il devait se trouver, de loin en loin, une personnalité conforme à cet idéal, elle ne disposerait pas de facultés surhumaines, et ne pourrait répondre qu’aux besoins d’une infime minorité d’hommes. Il ne serait possible de baser aucune conclusion générale sur le fait isolé d’existences exceptionnelles. Mais cela ne prouve rien contre le besoin de confession qui est en nous. C’est ce besoin qui a fait naître toutes les tentatives heureuses ou malheureuses, toutes les institutions bienfaisantes ou néfastes, destinées à lui donner satisfaction. Il demeurera tant que demeurera la nature humaine, survivant à toutes les désillusions, immortel, comme l’amour toujours trompé, souillé, meurtri et qui ne cesse de renaître de ses cendres.
Quelqu’un dira peut-être : Le confident des âmes, ce quelqu’un de bon et de puissant, de sévère et d’indulgent que nous réclamons, existe, et il existe pour tous ; mais ce n’est pas un homme, c’est Dieu. Je lui répondrai très simplement, et malgré toutes les contradictions que cette réponse peut soulever dans des esprits formés aux habitudes protestantes, que cela ne suffit pas. Sans doute, se confesser à Dieu, dans toute l’étendue et la force de ces termes, avec toutes les conséquences qu’un tel acte comporte, suffit. Et encore, une de ces conséquences n’est-elle pas de nous confesser à l’homme, quand c’est l’homme que nous avons trompé ? La confession peut-elle avoir une valeur quand la faute continue ? Sincère avec Dieu, hypocrite avec les hommes, est-ce possible ? Non, c’est un leurre et une illusion. Mais la confession à Dieu seul est une illusion, surtout lorsque la prière se meurt, et que la foi vivante diminue, comme c’est incontestablement le cas pour une multitude de nos contemporains. Le Dieu auquel vous vous confessez n’est pas, le plus souvent, le Dieu vivant. C’est une pâle ombre, flottant comme un souvenir presque éteint dans ce qu’il vous reste de sentiments religieux. Cette ombre a des yeux mais ne voit pas, des oreilles mais n’entend pas. Vous n’hésitez pas à commettre vos péchés en sa présence, alors que la présence d’un homme vous retiendrait. Votre Dieu est moins qu’un homme : il ne suffit pas de se confesser à ce Dieu-là.
Avant de revoir encore le Dieu vivant, il vous faut purifier votre cœur et votre conscience et marcher sur les chemins très humbles. C’est de béquilles que vous avez besoin, et vous parlez de déployer des ailes d’aigle. Confesser nos fautes à nos semblables est le meilleur moyen de nous préparer à les confesser en vérité à Dieu lui-même.
Cherchons donc les moyens de pratiquer ce qui vous apparaît comme une inéluctable nécessité morale. Si nous n’atteignons pas à la perfection, nous ferons comme nous pourrons. Inspirons-nous de l’histoire de l’aveugle et du paralytique. Elle n’est pas dans la Bible, mais l’idée en est si bien répandue à travers tout l’Évangile qu’on peut s’en servir presque comme d’une parabole de Jésus. Rendons-nous réciproquement, et malgré nos imperfections, l’office de miséricorde qui consiste à se charger des péchés des autres, à toucher et bander les plaies de leur âme.
Je vais m’expliquer plus au long sur les raisons particulières qui m’inspirent et qui sont devenues une sorte d’obsession dans mon esprit.
Mon intime persuasion est, en effet, que la confession mutuelle, qui est un besoin toujours, l’est plus que jamais en ce temps, et voici pourquoi : Nous périssons de mensonge, d’hypocrisie, de malentendus, de sous-entendus, d’habiletés de tout genre. La duplicité nous ronge comme un cancer. Nous serions capables de répondre au Christ qui dit : « On ne peut servir deux maîtres ! » — pourquoi pas ? puisque nous en servons trois ou quatre à la fois, avec une aisance entière. Ce n’est pas des athées, des impies, de toute la tourbe que le pharisien fait passer dans sa prière satisfaite, que j’entends parler en disant cela, mais de presque la totalité de nos contemporains, et, hélas ! aussi de l’immense majorité des chrétiens. Si le lecteur de ces lignes veut traiter en frère celui qui les écrit, je lui confesserai en outre que je parle de moi… de lui, peut-être. Que sa conscience le fixe sur ce dernier point.
On se servait jadis des termes de judaïque ou de jésuitique (selon la couleur de ceux qui parlaient) pour stigmatiser l’esprit de sophisme et de double entente qui permet de tout dire sans rien dire, de tout faire sans qu’il y ait rien de fait, et de se livrer, dans le monde moral, aux tours de force les plus excentriques. Aujourd’hui, il serait plus injuste que jamais de faire de cet esprit l’apanage d’une race ou d’une société particulière. Ses leçons ont été si écoutées, ses pratiques si admirablement étudiées, qu’il règne un peu partout. Rencontrer des hommes à deux, trois et quatre fonds est chose commune. Ceux qui n’en ont qu’un, comme on n’a qu’une âme et une parole, sont vieux jeu, et risquent d’être méprisés. La morale n’est plus, la plupart du temps, que de la casuistique. De cette casuistique, le principe est simple mais admirable : « Quand je fais ces choses, moi ou les miens, elles sont bonnes ; quand tu les fais, toi ou les tiens, qui êtes mes adversaires, elles sont mauvaises. » Notre temps sera une mine d’or pour les moralistes futurs. On dira de nous : C’étaient de fécondes natures, pleines de contrastes et d’imprévu ; ils avaient tour à tour, même simultanément, les convictions et les opinions les plus variées ; mais ils n’aboutissaient à rien, parce que leurs paroles et leurs actes se détruisaient sans cesse les uns les autres, et leur vie n’a été que mirage et stérilité. Cet esprit de mensonge et de néant gagne tous les domaines de la vie. Paraître, c’est le grand but. Le phénomène prime la réalité.
Or, la base de la vie et de la société est la vérité. La vérité est au monde humain ce que la fidélité aux lois éternelles est au monde sidéral. Troublez ces lois, il n’y a plus que chocs, désordres, ruines. C’est ce qui arrive dans la société humaine, lorsque nous nous appliquons à nous tromper les uns les autres. Supposez une association industrielle où les collaborateurs manquent réciproquement de sincérité, où depuis les achats de la matière première, à travers la fabrication et la vente, tous les détails des opérations soient entachés d’inexactitude. Combien de temps cela durera-t-il ? Les chiffres sont faux, que vaudront les calculs ? Plus rien ne tient, plus rien ne répond à l’attente. Il ne faut qu’une occasion pour que toutes ces tromperies éclatent au grand jour et que l’œuvre commune croule sur ces associés désunis. Voilà où nous en sommes. La vérité seule et l’entière droiture pourraient nous sauver.
Loin de nous la puérile espérance de voir le grand nombre quitter les chemins tortueux, du jour au lendemain, pour retourner aux pratiques viriles de la sincérité. Loin de nous aussi le pessimisme qui consiste à désespérer de son temps. Notre époque, en somme, n’est pas plus mauvaise qu’une acre. Elle court seulement, sous certains rapports, des périls particuliers. Ce sont ces périls qu’il s’agit de reconnaître pour essayer d’y échapper.
Tout le bien a toujours germé dans le cœur de quelques-uns, qui, après avoir reconnu une vérité, s’en sont constitués les témoins et les champions, et lui ont assuré l’avenir au prix de beaucoup de sacrifices. Il n’en sera pas autrement de la cause qui nous préoccupe. Qu’il se constitue une élite pour remettre en honneur, dans tous les domaines de la vie humaine, cette petite parole qui n’a l’air de rien et qui recèle un monde : oui c’est oui ; non c’est non ; une élite qui, frappée du gouffre de mensonge où nous descendons, n’ait plus, le jour et la nuit, d’autre but que la vérité, afin de lui rendre hommage, sans crainte humaine, en tout lieu, envers et contre tous. C’est une mission et un apostolat. La vérité est si puissante que ses défenseurs n’ont pas besoin de qualités extraordinaires.
Être fidèles c’est tout leur secret. Un enfant avec ce secret est plus fort qu’un homme, même que beaucoup d’hommes qui ne le connaissent pas. Mais dans l’œuvre de vérité, il faut commencer par soi-même. À bas l’hypocrisie et la double vie !
Le premier sacrifice à offrir sur l’autel de la vérité est ce sacrifice personnel qui consiste à avouer ses fautes et à se montrer tel qu’on est. À qui nous confesserons-nous ? À ceux que nous aimons. S’il y a un service d’affection à se rendre, c’est celui-là. Pourquoi laisser subsister, entre ceux qui s’estiment et s’affectionnent, des dessous qui sont la négation de l’estime et de l’affection ? Ces secrets, véritables interdits, pèsent comme une malédiction sur les unions que nous contractons, et, parfois, les plus fortes mêmes en sont désagrégées. Il n’y a qu’un pacte durable, c’est celui que cimente la vérité. Quand on a communié ensemble dans les profondeurs de la sincérité absolue, les cœurs se sont rencontrés et liés pour la vie et la mort.
Chacun de nous porte dans son cœur un monde intime de faiblesses et de manquements qu’il cache avec soin. C’est à peine s’il se les avoue à lui-même. De ce repli obscur montent, comme d’une source néfaste, des puissances d’inertie, de découragement, de doute. Armés et vaillants en apparence, nous portons, sous ces dehors que voit le monde, une blessure par où s’échappe notre vigueur. Malheureux que nous sommes ! Nous nous taisons, alors qu’il conviendrait de crier : À moi ! à moi ! Pourquoi, après tout, aurait-on des amis, si l’on ne pouvait, leur dire : je souffre, je me meurs, reste là et viens à mon secours.
Mais nous craignons de perdre nos amis en nous montrant tels que nous sommes. Cette crainte est un des châtiments de notre hypocrisie. Craindre de perdre une affection qui ne s’adresse pas à nous, mais au personnage que nous jouons, et dans cette crainte laisser mourir le cœur vivant, afin de sauver le masque mort, quelle peine plus cruelle pourrait-on rêver ? Non, la vérité ne tue pas l’amitié, elle la fait vivre au contraire. Il existe une amitié forte, durable, consolante, plus douce que tous les sentiments, de quelque nom qu’on les nomme, et qui est l’enfant de l’intimité absolue, de cette fraternité profonde qui fait qu’on partage ensemble ses secrets, comme l’on rompt son pain. Cette amitié est peu connue et peu pratiquée. Elle fleurit à des hauteurs de vie spirituelle auxquelles n’atteignent pas les âmes légères et molles. Mais partout où elle existe elle devient un foyer de bénédiction. C’est comme un centre de lumière et de chaleur dans les ténèbres glacées. Je songe aux liens d’un genre unique qui liaient Jésus à ses disciples, et qui ont partout lié les hommes à leurs pères spirituels, quand cette paternité s’inspirait avant tout d’une grande pitié pour le pauvre pécheur qui est en chacun de nous. La créature souffrante se ranime sous un regard qui la scrute avec sympathie, elle répond. Tu me sondes, tu me connais et tu m’aimes : je te donne ma vie, puisque tu l’as sauvée.
Il est évident que le Christ, en s’approchant des hommes, éclairait leur vie intérieure à leurs propres yeux. En même temps qu’il leur faisait sentir leur misère mieux qu’ils ne l’avaient jamais sentie, il leur donnait une telle impression de vie, de tendresse, de beauté divine, que tout ce qu’ils avaient connu jusqu’alors, reculait dans l’ombre, et qu’ils n’avaient plus de sens que pour ce qu’il leur avait donné. Il leur était descendu si loin au fond de l’être, que le monde et les hommes leur paraissaient étrangers avec leurs apparences vaines, et que la seule vie, désormais, était pour eux la vie de la vérité. Je mentionne encore, pour bien insister sur la nature du pacte de sincérité dont je parle, l’heureuse influence des amitiés de jeunesse, quand elles sont basées sur la confiance et l’intimité. On ne retrouve plus rien de semblable dans les années ultérieures de la vie, quand le diplomate est venu remplacer en nous le jeune être droit et loyal, qui parle comme il pense, et n’y va pas par deux chemins ; aussi, les amitiés les plus fortes, sources d’énergie et de consolations infinies, sont celles où, malgré les changements de l’existence, il subsiste entre deux hommes une confraternité d’âme qui remonte à l’adolescence.
Toutefois, je considérerais comme insuffisante une confession réduite à nos seules misères morales. L’homme, malheureusement, ne cherche pas seulement à cacher le mal, il cache le bien quelquefois avec plus de soin encore, et c’est là un des grands obstacles à l’avancement du règne de Dieu. Chacun de nous a une mission particulière. À chacun il est donné de recueillir dans sa vie une révélation individuelle. Nous avons besoin de la confesser, de dire aux autres le verbe secret déchiffré à notre conscience, et que la crainte humaine condamne souvent à mourir avec nous, quoique, à vrai dire, nous n’ayons reçu la vie que pour le proclamer. Le monde est dur et inclément à la vérité. Aussi se réduit-il souvent à ne pas la connaître. Vulgus vult decipi, ergo decipiatur ! Cet adage est la conclusion que les gens avisés tirent des obstacles que rencontre la vérité et de l’ingratitude dont elle est le plus souvent la victime. Et c’est ainsi que la nuit du mensonge et de l’erreur va s’épaississant.
Il est indispensable de créer des abris où la vérité puisse éclore en paix et se dire à l’oreille avant de se prêcher sur les toits. Ce besoin, sans doute, est de tous les temps, mais il est plus sensible en des temps tourmentés et critiques où les intelligences et les consciences sont en travail. Le danger est très grand, alors, d’avoir deux pensées : l’une intime, l’autre pour le public. Ce système, en se généralisant, mène droit à la banqueroute spirituelle. Je crains qu’il ne soit trop pratiqué parmi nous. Ayons le courage d’y renoncer. Il faut se voir, s’entendre, se communiquer, fraterniser. Dans tous les domaines du travail et de la pensée humaine, c’est en ce moment le besoin capital. Plus que toute autre chose, ce qu’il faut maintenant aux penseurs et aux hommes d’action qui cherchent les chemins de demain, ce sont de bonnes et longues causeries sous le manteau de la cheminée, un échange d’idées absolument sincère. Une belle récompense attend ceux qui s’arment de courage pour dire ce qu’ils pensent et ce qu’ils sentent. Ils découvrent des amis et des frères, là où ils redoutaient des adversaires. Quand les vérités sont dans l’air et sur les lèvres des hommes, il suffit d’un cœur généreux qui se donne à elles : aussitôt elles se rassemblent de partout ; elles n’attendaient que cette voix pour surgir à la lumière.
Je pense que ces quelques réflexions rencontreront des hommes pour les peser et les comprendre. Il est une divine étrangère qui passe parmi les demeures, frappant aux portes, toujours repoussée, revenant toujours. Quand elle frappera chez toi, frère lecteur, ouvre-lui. Elle n’est redoutable que pour ceux qui l’ignorent et la persécutent. Pour ceux qui la recueillent, elle est la messagère de Dieu, la grande libératrice ; elle se nomme : Vérité.