Déviation de la politique de Richelieu et de Mazarin. — Premières persécutions dans le pays de Gex. — Ordonnances dirigées contre les protestants, de 1662 à 1666. — Continuation de la persécution jusqu’à la guerre de Hollande, de 1666 à 1672. — Reprise de la persécution après le traité de Nimègue. — Protection de Colbert — Conversions achetées. — Les miracles de Pélisson. — Conversion de la marquise de Caylus. — Premières dragonnades dans le Poitou, en 1681. — Acte du parlement anglais en faveur des réfugiés. — Renouvellement des dragonnades en 1684. — Succès apparent de cette mesure. — Illusion de la cour. — Révocation de l’édit de Nantes. — Démolition du temple de Charenton. — Consternation des protestants. — Ordonnances aggravantes. — Zèle des intendants. — Exil de Schomberg et de Ruvigny, — Préparatifs de l’émigration. — Les protestants aux bagnes. — Émigration par terre et par mer. — Nombre des réfugiés. — Rapports des intendants. — Ruine des manufactures. — Décadence du commerce. — Jugement des contemporains. — Bossuet. - Massillon. — Discours de l’abbé Tallemand à l’Académie française. — Opinion des jansénistes. — La cour de Rome.
La politique de Louis XIV n’était ni juste ni impartiale ; elle était du moins prudente et modérée. Mais peu à peu il dévia de cette ligne de conduite. Déjà, en 1662, il fit raser vingt-deux temples du pays de Gex, sous prétexte que l’édit de Nantes n’était pas applicable dans ce bailliage, qui n’avait été réuni au royaume qu’après la promulgation de cet édit. Il laissa subsister par grâce ceux de Fernex et de Sergi. Un autre arrêt du conseil accorda aux catholiques de Gex un délai de trois ans pour payer leurs dettes. On alléguait leur pauvreté et le danger d’une ruine totale dont on les disait menacés. Dans la réalité, on voulait amener les protestants obérés à se convertir, pour participer à cette faveur. Cette même année, la persécution commença dans le Languedoc. Le prince de Conti, devenu dévot, fanatisait les populations ardentes de cette province, en envoyant partout d’intolérants missionnaires. Bientôt parut un arrêt du conseil qui enjoignit aux protestants de ne plus enterrer leurs morts qu’à la pointe du jour ou à l’entrée de la nuit. En 1663, on déchargea les nouveaux convertis du payement de leurs dettes envers ceux de la religion. On ordonna que les enfants issus de pères catholiques et de mères protestantes seraient baptisés à l’église. L’ancienne rigueur des lois contre les relaps fut rétablie, sous prétexte que ceux qui avaient participé aux plus saints mystères de la religion romaine avaient renoncé par là au bénéfice de l’édit d’Henri IV. On revit alors le hideux spectacle de cadavres traînés sur la claie au milieu des outrages de la populace. Tous ceux qui avaient abjuré la religion réformée et qui refusaient en mourant les sacrements de l’Église étaient condamnés à ce supplice. Parmi les personnes de qualité auxquelles on appliqua cette loi barbare, Jurieu mentionne avec douleur une demoiselle de Montalembert dont le corps fut traîné nu à travers les rues d’Angoulême, sans égard pour son sexe, ni pour son âge, ni pour sa naissancea. En 1664, toutes les lettres de maîtrise accordées à des protestants furent annulées. Un nouvel arrêt défendit de recevoir comme lingère toute femme qui ne ferait pas profession de la religion catholique. En 1665, on autorisa les curés à se transporter, assistés du magistrat du lieu, chez les mourants, pour les exhorter à se convertir ; et, s’ils y paraissaient disposés, à les instruire et à les confesser, malgré les réclamations que pourrait opposer la famille. Cette mesure était aussi dangereuse qu’injuste. Il pouvait arriver que dans le temps où un pauvre malade n’avait plus besoin que de consolations et de prières pour mourir en repos, on le tourmentait cruellement par des questions captieuses, et quand, pressé par l’agonie, il n’était plus en état de répondre, les officiers civils et le curé pouvaient affirmer dans leur procès-verbal qu’il avait témoigné par quelque mouvement des yeux, par une inclination de tête ou par un autre signe, qu’il voulait changer de religion ; et cette déclaration était réputée suffisante pour que l’on enterrât le corps dans le cimetière des catholiques, et que les enfants du défunt fussent traînés à la messe, sous prétexte que leur père avait abjuré dans ses derniers instants.
a – Jurieu, Lettres pastorales, t. II, p. 216. Rotterdam, 1688.
Tels furent les débuts de la persécution. Déjà plusieurs carrières étaient fermées aux protestants. La loi entraînait souvent la ruine de leurs fortunes et portait le trouble dans leurs familles, en les poursuivant jusque sur le lit de mort de controverses odieuses. Dès lors il n’y eut pas de mois qui ne fût marqué par une nouvelle rigueur. En 1666, on leur défendit de s’imposer pour l’entretien de leurs ministres. On leur enleva le droit de récuser les juges suspects. Plusieurs temples ayant été démolis dans le Poitou, défense fut faite aux ministres de prêcher en plein air. Les chambres de l’édit furent supprimées, en 1669, à Paris et à Rouen. On défendit aux protestants de s’expatrier ; on rappela ceux qui s’étaient établis à l’étranger. Il fut interdit aux médecins de Rouen de recevoir dans leur corps plus de deux réformés. Des arrêts spéciaux ordonnèrent la fermeture des temples de Melgueil, de Poussan, de Pignan, de Cornonterrail, de Suigeac. Les ministres convaincus d’avoir tenu, des assemblées illicites furent condamnés à faire amende honorable, conduits par le bourreau, la corde au cou, devant la porte du palais, puis exilés du royaume. En 1670, la chambre mi-partie de Castres fut transférée à Castelnaudari. Par ce moyen on ruinait une ville odieuse au clergé, à cause de la puissance que les réformés y avaient acquise. Cette même année, on défendit aux maîtres d’école d’enseigner aux enfants des religionnaires autre chose qu’à lire, à écrire et à chiffrer. En 1671, on leur interdit d’avoir plus d’une école, ou plus d’un maître, dans les lieux où l’exercice de leur religion était encore permis. Le clergé avait obtenu des arrêts particuliers qui défendaient aux réformés de Grenoble et de Montélimart de mettre dans leurs temples des fleurs de lis ou les armes de Louis XIV. Après ce premier pas il sollicita, selon sa coutume, un arrêt qui rendit ces défenses générales. Dans la requête qu’il adressa au roi, en 1672, il se plaignit de ce que, dans les lieux où les réformés avaient l’exercice public de leur culte, ils plaçaient dans leurs temples des bancs élevés qui ressemblaient à ceux que les magistrats, les consuls et les échevins occupaient dans les églises catholiques ; qu’ils y mettaient des tapis semés de lis et marqués aux armes du roi ; que les officiers de justice portaient aux temples les robes rouges, les chaperons et les autres insignes de la magistrature ou du consulat. Dans ce siècle de privilèges, la noblesse tenait d’autant plus à ces distinctions flatteuses qu’elle avait perdu ses droits héréditaires. Le roi, sous prétexte que ces honneurs n’avaient jamais été permis par aucun de ses édits, ordonna d’enlever des temples les bancs élevés, les tapis et les armoiries, et défendit de porter les marques de la magistrature et du consulat dans les lieux d’assemblée. Pour que l’on ne pût se méprendre sur le but de cette ordonnance, un arrêt rendu quelques années après rendit ces mêmes privilèges à ceux qui se convertiraient.
Ainsi les protestants étaient frappés dans l’exercice journalier de leur religion, dans l’éducation de leurs enfants, dans la discipline de leurs familles. Ce système de persécution se rattachait au plan de détruire la république protestante de Hollande. En 1672, quand tout fut préparé pour accabler les Provinces-Unies, Louis XIV adressa un manifeste aux puissances catholiques pour attribuer la guerre à son ardent désir d’extirper l’hérésie. Cette injuste agression, amenée en partie par des causes politiques, fit briller les talents de Turenne et de Condé et porta au comble la puissance militaire de la France. Mais elle fortifia le protestantisme en Europe, car elle concentra les forces de la Hollande entre les mains du prince d’Orange qui fut depuis l’ennemi le plus acharné, le plus infatigable et le plus habile de Louis XIV.
Un instant ralentie pendant la guerre de Hollande, la persécution reprit son cours après la conclusion de la paix de Nimègue. Chose bizarre ! Louis XIV ne haïssait pas les protestants. Il était profondément irrité contre les ultramontains et provoqua contre eux, la célèbre Déclaration du clergé, qui fut la base des libertés de l’Église gallicane. Il détestait les jansénistes et se vengea de leur opposition en détruisant Port-Royal. Il éprouvait pour les quiétistes une vive répugnance. Les protestants ne lui inspiraient aucun de ces sentiments, et cependant ils furent l’objet de ses plus grandes rigueurs. Sans doute leur résistance à ses volontés lui paraissait un acte de rébellion. Ce monarque si absolu, si altier, se montra d’autant plus farouche qu’il se voyait désobéi pour la première fois. Il crut qu’en les entourant de dangers sans cesse renaissants sous des formes nouvelles, en les enlaçant d’un réseau d’obstacles, de privations obscures, d’injustices journalières, il parviendrait à lasser leur patience et à dompter leur obstination. La ruine de l’hérésie, que ses prédécesseurs n’avaient pu déraciner du sol français, lui paraissait le triomphe le plus glorieux que la Providence lui eût réservé.
L’année même qui suivit la conclusion de la paix de Nimègue, il supprima les chambres mi-parties des parlements de Toulouse, de Grenoble, de Bordeaux, « attendu, disait-il, dans le préambule de l’ordonnance, que toutes les animosités sont éteintes. » C’était enlever aux protestants l’unique moyen qui leur restait pour repousser les poursuites souvent injustes intentées contre eux devant les parlements. Il ne fut plus rare dès lors d’entendre, dans des affaires purement civiles, la partie catholique invoquer cet argument : « Je plaide contre un hérétique ; » et lorsque le religionnaire se plaignait d’une sentence injuste : « Vous avez le remède entre vos mains, lui répondait froidement le juge ; que ne vous convertissez-vous ? » En 1680, une déclaration du roi défendit aux catholiques d’embrasser la religion réformée, à peine des galères à vie, et aux ministres et anciens des consistoires de laisser entrer dans les temples les catholiques et les relaps, à peine de l’interdiction de l’exercice pour toujours, du bannissement des ministres et des anciens et de la confiscation de leurs biens. Deux ans après, cette peine fut aggravée à l’égard des ministres de celle de l’amende honorable. Le nouvel édit devint la source d’injustices sans nombre. Non seulement la défense qu’il faisait à tout Français d’adopter le culte réformé était contraire à la liberté de conscience accordée par les édits de pacification, mais de plus il était complètement impossible aux pasteurs et aux anciens d’empêcher les catholiques et les relaps d’entrer dans les temples. Ils n’avaient pas la force en main pour leur en interdire l’accès, et le plus souvent il leur était difficile de les reconnaître dans la foule des fidèles. Par un renversement odieux de toute justice, on rendait ainsi les protestants coupables du crime que l’on eût dû punir dans les catholiques et les relaps car c’étaient eux qui violaient véritablement la déclaration royale en assistant aux assemblées religieuses dont ils étaient légalement exclus. Et cependant aucune peine n’était décernée contre eux, et les protestants qui ne contribuaient en rien à ces contraventions étaient frappés pour les fautes d’autrui.
Ce ne fut pas tout. On ne se contenta pas d’ordonner la démolition des temples dans lesquels un catholique avait abjuré, ou dans lesquels on avait aperçu un relaps. Tantôt on interdisait l’exercice du culte dans une ville où un évêque se trouvait en visite ; tantôt on soutenait qu’on ne pouvait, sans scandale, laisser subsister un prêche dans le voisinage d’une église. On le faisait abattre et on ne permettait de le reconstruire que dans un lieu bien incommode et surtout bien éloigné. Ce fut principalement dans les villes où la population protestante était nombreuse, à Bergerac, à Montpellier, à Nîmes, à Montauban, à Nérac, à Uzès, à Saint-Jean-d’Angély, à Saint-Quentin, à Castres, que l’on détruisit de préférence les temples, afin de séparer les pasteurs de leurs troupeaux. Pour ajouter à ces vexations calculées, on défendit aux ministres de tenir les écoles des enfants ailleurs que dans le pourtour de l’édifice sacré, et l’on contraignit ainsi leurs jeunes élèves à faire chaque jour deux véritables voyages pour s’y rendre et pour retourner chez eux.
Depuis longtemps les enfants étaient autorisés, les fils à quatorze ans, les filles à douze, à abjurer la religion protestante. Un édit du 17 juin 1681 leur permit de rentrer dans le sein de l’Église, dès l’âge de sept ans. « Nous voulons et il nous plaît, disait l’ordonnance, que nos sujets de la religion prétendue réformée, tant mâles que femelles, ayant atteint l’âge de sept ans, puissent et qu’il leur soit loisible d’embrasser la religion catholique, apostolique et romaine, et qu’à cet effet ils soient reçus à faire abjuration de la religion prétendue réformée, sans que leurs pères et mères, et autres parents, y puissent donner le moindre empêchement, sous quelque prétexte que ce soit. » C’était encourager le prosélytisme sous sa forme la plus immorale et la plus hideuse, car il allait s’adresser désormais à des mineurs, à des êtres faibles et incapables de comprendre les actes qu’on leur faisait accomplir.
Cette loi eut des suites terribles. Elle mina l’autorité paternelle dans les familles protestantes. Il suffisait maintenant qu’un envieux, un ennemi, un débiteur, insolvable peut-être, allât déclarer en justice qu’un enfant voulait se faire catholique, ou qu’il avait manifesté l’intention d’entrer dans une église, ou qu’il s’était joint à une prière, ou qu’il avait fait le signe de la croix, ou baisé une image de la Vierge, pour qu’on l’enlevât à ses parents, forcés en outre de lui payer une pension proportionnée à leur condition et à leurs facultés présumées. Mais de pareilles estimations étaient nécessairement arbitraires, et il en résultait souvent que, pour le malheureux père, la perte de son enfant était suivie de celle de tous ses biens.
Les synodes reçurent l’ordre de ne plus accepter ni legs, ni donation. On interdit aux ministres de parler dans leurs sermons du malheur des temps, d’attaquer directement ou indirectement la religion romaine. On résolut même de détruire dans l’intérieur du royaume les anciens écrits dirigés contre le catholicisme. L’archevêque de Paris en dressa une liste renfermant les noms de cinq cents auteurs, et l’on fit des perquisitions dans les maisons des pasteurs et des anciens, pour saisir et brûler les livres condamnés. On raya successivement du programme de l’enseignement réformé le grec, l’hébreu, la philosophie, la théologie. On mit tout en œuvre pour faire disparaître les académies, autrefois si florissantes, de Montauban, de Nîmes, de Saumur, de Sedan. Cette dernière fut détruite en 1681, et ses bâtiments abandonnés aux jésuites. Celle de Montauban, transférée d’abord à Puy-Laurens, fut interdite en 1685. Celle de Saumur, qui subsistait depuis quatre-vingts ans et qui était la plus célèbre de toutes, fut supprimée la même année, sous prétexte que sa fondation n’avait pas été autorisée par lettres patentes. On voulait effacer chez les protestants cette disposition d’esprit et cette culture littéraire qui inspiraient tant de jalousie à leurs adversaires.
Tout espoir d’avancement fut enlevé à ceux qui avaient embrassé la carrière des armes. Les pensions furent retranchées à leurs officiers en retraite. Leurs veuves furent déclarées déchues de tous leurs privilèges, tant qu’elles feraient profession de la religion réformée. Les protestants récemment anoblis furent privés de leur noblesse et soumis à la taille. A tous ceux qui possédaient encore des emplois à la cour, ou des offices de judicature, ou des études de procureurs et de notaires, on ordonna de vendre leurs charges dans le délai de deux mois. Aux avocats on interdit de plaider, sous prétexte qu’ils abusaient de leur crédit pour empêcher la conversion de leurs clients. Aux médecins on défendit l’exercice de leur état, sous prétexte qu’ils n’avertissaient pas leurs malades catholiques, lorsque le moment était venu de leur administrer les sacrements. On étendit cette défense aux chirurgiens, aux apothicaires et jusqu’aux sages-femmes, accusées, dans les accouchements périlleux, de sacrifier l’enfant à la mère, au risque de le laisser mourir sans baptême et de l’exposer ainsi à une damnation éternelle. Les imprimeurs et les libraires eurent ordre de renoncer à leur profession sous peine de trois mille francs d’amende. Des visites domiciliaires furent ordonnées chez les libraires, les ministres et les anciens, pour saisir et détruire tous les exemplaires des ouvrages qui attaquaient la religion dominante. Malgré l’opposition de Colbert, on exclut les réformés de tous les emplois dans les fermes du roi. Ce grand ministre, qui avait relevé la prospérité de la France et que l’on accusait sottement de ne penser qu’à ses finances et presque jamais à la religion se vit enlever avec regret un grand nombre d’hommes d’une capacité et d’une probité reconnues. Avant son entrée au ministère, les financiers avaient été un objet de haine pour leurs rapines, de ridicule pour leurs professions. Après lui, on vit se reformer ces fortunes scandaleuses que flétrit La Bruyère, et poindre l’ère des Turcarets que la période précédente n’avait pas connus ; car jamais, sous son administration, ni La Fontaine, ni les autres satiriques qui stigmatisèrent les vices de leurs contemporains, ne dirigèrent leurs invectives contre les hommes de finances choisis pour la plupart parmi les protestants. Ainsi le gouvernement se privait de ses agents les plus habiles et les plus intègres, au moment même où les prodigalités de Louis XIV commençaient à épuiser le trésor, et rendaient leurs services plus nécessaires et plus précieuxb.
b – Rulhière, Éclaircissements historiques sur les causes de la révocation de l’édit de Nantes, t. I, p. 118.
On s’efforçait surtout de déconsidérer leurs ministres et de renfermer l’exercice de leur culte dans les limites les plus étroites. Les prêtres catholiques et protestants étaient alors de véritables officiers publics. On enleva à la plupart de ces derniers les registres des baptêmes, des mariages, des sépultures, et on les porta aux greffes des bailliages et des sénéchaussées. Pour faire perdre aux pasteurs l’influence morale qu’un long séjour et une vie sans tache pouvaient leur donner sur les esprits, on leur défendit d’exercer le ministère plus de trois ans de suite dans le même lieu. L’exemption de la taille dont ils jouissaient en vertu des arrêts fut révoquée comme un usage abusif. On restreignit de toutes parts l’exercice personnel, c’est-à-dire l’exercice fondé sur le droit de haute justice ou de fief de haubert. Les hôpitaux de leurs pauvres et de leurs malades furent confondus avec ceux des catholiques, et les mourants exposés aux obsessions d’un zèle déplacé et trop souvent d’un fanatisme odieux.
Ainsi les protestants étaient réduits à la tolérance la plus étroite. Ils n’avaient plus d’autres droits que ceux qu’on ne pouvait leur contester sans outrager l’humanité, tels que le droit de se marier, d’ensevelir leurs morts, d’élever leurs enfants. Ils n’exerçaient plus d’autres professions que celles de commerçants, de manufacturiers, d’agriculteurs, de militaires, qu’on ne pouvait leur interdire sans porter préjudice à l’État. Ces dernières limites allaient être franchies.
Colbert n’ayant cessé de protéger les réformés dans lesquels il voyait des citoyens paisibles, industrieux, utiles au pays. Plus d’une fois, dans le conseil, il avait pris leur défense contre Louvois qui flattait volontiers la pensée du maître, en déplorant les maux que l’hérésie causait à la religion. Il était si opposé aux persécutions qu’on leur faisait subir, qu’il avait fait venir en Picardie des réformés de Hollande pour y soutenir les manufactures qu’il avait établiesc. Dès qu’il fut mort et que Le Peletier eut pris sa place, aucune dissidence ne se manifesta plus dans le conseil sur la nécessité de prendre à leur égard un parti décisif. La persécution qui avait affecté jusqu’alors des formes légales entra résolument dans une phase nouvelle, et aboutit enfin à la fatale révocation de l’édit d’Henri IV.
c – Histoire de Colbert, par M. Pierre Clément, p. 393.
Deux mesures hâtèrent cette grande catastrophe : les conversions achetées et les dragonnades ou missions bottées.
En 1677, Louis XIV avait consacré une caisse secrète, alimentée depuis au moyen du droit de régale, à la conversion de ses sujets protestants. Par ce sentiment de bienséance qui dominait toutes les actions du grand roi, cette destination resta longtemps enveloppée d’un mystère impénétrable. Un célèbre converti, Pélisson, se chargea de l’administration de cette caisse, et dressa les règlements pour ceux qui travailleraient sous ses ordres. Ses principaux instruments furent les évêques. Ils recevaient les fonds qu’il leur faisait passer, et lui renvoyaient les listes avec les prix de conversion. Le prix courant était de six livres par tête. Les pièces justificatives, c’est-à-dire les abjurations et les quittances, étaient mises sous les yeux du roi. Bientôt on ne s’entretint à la cour que des miracles de Pélisson. Chacun exaltait cette éloquence dorée, moins savante, disait-on, que celle de Bossuet, mais bien plus efficace. Encouragé par le succès apparent de cette corruption religieuse, Louis XIV augmenta d’année en année les fonds qu’il destinait aux conversions. Ce fut de cette caisse, que les protestants comparaient à la boite de Pandore, que sortirent presque tous les maux qui les accablèrent dans la suite. Sûrs de plaire au roi en lui envoyant des listes nombreuses, les évêques ne reculèrent presque devant aucun moyen pour obtenir des conversions. Ils les achetaient surtout dans les dernières classes des calvinistes. Ils mettaient tour à tour en usage les surprises et les fraudes pieuses, et recouraient à la contrainte pour retenir dans le sein de l’Église ceux qu’ils y avaient attirés. Souvent des fripons escamotaient le prix de leur marché et retournaient au prêche. D’autres, plus ignorants, après avoir obtenu un faible secours déguisé sous le nom de charité, et tracé une croix au bas d’une quittance, ne croyaient pas avoir abjuré, et s’exposaient, sans le savoir, aux peines terribles dont la loi frappait les relaps. Bientôt ce fut une mode de travailler aux conversions. La discrète madame de Maintenon se livra à cette œuvre avec une sorte d’emportement. « Madame d’Aubigné, écrivit-elle à son frère, devrait bien convertir quelqu’un de nos jeunes parents. » Elle manda à un autre : « On ne voit que moi conduisant quelque huguenot dans les églises. » Elle écrivit à un troisième : « Convertissez-vous comme tant d’autres ; convertissez-vous avec Dieu seul ; convertissez-vous enfin comme il vous plaira ; mais enfin convertissez-vous. »
La marquise de Caylus descendait, comme elle, d’Agrippa d’Aubigné, dont son grand-père avait épousé la fille. Son père, le marquis de Villette, officier de marine distingué par son mérite et zélé protestant, était cousin germain de madame de Maintenon. Elle essaya plusieurs fois de le gagner, et, voyant qu’elle ne pouvait réussir, elle résolut de convertir au moins ses enfants. Tandis qu’elle faisait donner au marquis une mission lointaine, elle enleva sa fille et la conduisit à Saint-Germain. La jeune personne fondait en larmes ; mais, le lendemain, elle trouva la messe du roi si belle, qu’elle consentit à se faire catholique, à condition qu’elle l’entendrait tous les jours et qu’on l’exempterait du fouet. « Ce fut là, dit-elle dans ses Mémoires, toute la controverse qu’on employa et la seule abjuration que je fis. » A son retour, le marquis se plaignit vivement, ce qui n’empêcha pas madame de Maintenon de travailler à la conversion de ses deux fils, qui résistèrent plus longtemps. Enfin le marquis, qui disait autrefois : « Il me faudrait cent ans pour croire à l’infaillibilité, vingt ans pour croire à la présence réelle, » succomba à son tour, et, comme le roi le félicitait de son changement, il lui répondit avec la finesse d’un courtisan consommé, que c’était la seule occasion de sa vie dans laquelle il n’avait pas cherché à plaire à Sa Majestéd.
d – Mémoires pour servir à l’histoire de France, par Michaud et Poujoulat, 3e série, t. VIII, p. 469.
Un nouveau mot, celui de convertisseur, appliqué d’abord à Pélisson, enrichit alors la langue française. A l’exemple de madame de Maintenon, le célèbre académicien n’épargnait rien pour gagner ceux dont il avait abandonné la religion. Mais tous deux furent surpassés par le duc Louvois. Jaloux de l’influence croissante de madame de Maintenon, après avoir longtemps joint ses efforts à ceux de madame de Montespan contre la nouvelle favorite, il résolut, à son exemple, d’employer tout son crédit pour convertir les protestants. Il aurait craint de déchoir dans l’opinion du roi, en restant étranger au grand projet qui préoccupait la cour. Il imagina donc, selon l’expression de madame de Caylus, d’y mêler du militaire, et réclama, pour le département de la guerre qu’il dirigeait, la principale part dans l’anéantissement de l’hérésie.
Ce fut dans le Poitou qu’il fit le premier essai de ce moyen terrible de conversion, qui fut connu plus tard sous le nom de dragonnade ; car, si l’on employa des troupes de toutes armes à cette mission militaire, les dragons durent à leur zèle plus fougueux, ou peut-être à leur uniforme plus éclatant, l’honneur de lui donner son nom. Cette province, remplie de protestants, avait pour intendant Marillac, petit-fils de Michel de Marillac, garde des sceaux sous Louis XIII, et qui avait eu le malheur de s’attirer la haine de Richelieu. Il était le seul membre de cette famille qui fût en état d’en relever la fortune abattue depuis cinquante ans par la disgrâce de l’ancien ministre et par le supplice du maréchal son frère. Jusqu’alors il avait mis dans tous ses actes une prudence et une modération qui l’avaient rendu cher aux protestants et aux catholiques. Mais lorsqu’il vit tous les efforts du roi tournés vers la conversion de ses sujets, il changea de conduite et témoigna un zèle d’autant plus ardent qu’il était plus tardif. Louvois le jugea propre à l’exécution de ses desseins. Le 18 mars 1681, il lui annonça que, d’après les ordres du roi, il lui envoyait un régiment de cavalerie. « Sa Majesté trouvera bon, écrivit-il, que le plus grand nombre des cavaliers et officiers soient logés chez les protestants, mais elle n’estime pas qu’il il faille les y loger tous… Si, suivant une répartition juste, les religionnaires en devaient porter dix, vous pouvez leur en faire donner vingt. » Le mois suivant, il fit signer par le roi une ordonnance qui accordait à tous ceux qui se convertiraient l’exemption du logement des gens de guerre pendant deux ans. Cette mesure suffit pour faire passer les affaires de la religion réformée dans les attributions du département de la guerre, et en donner par conséquent la direction à Louvois.
Marillac envoya les dragons dans les villes du Poitou qui renfermaient le plus de huguenots. Il ne les logea que chez eux, et même chez les plus pauvres et chez les veuves exemptes jusqu’alors de cette corvée. Dans plusieurs bourgades les curés les suivaient dans les rues en criant : « Courage, messieurs ; c’est l’intention du roi que ces chiens de huguenots soient pillés et saccagés. » Les soldats entraient dans les maisons l’épée haute, quelquefois en criant : Tue ! tue ! pour effrayer les femmes et les enfants. Tant que les habitants pouvaient les satisfaire, ils en étaient quittes pour le pillage. Mais quand l’argent venait à leur manquer, quand le prix de leurs meubles était consommé et que les ornements et les habits de leurs femmes étaient vendus, les dragons les saisissaient par les cheveux pour les mener à l’église ; ou, s’ils les laissaient dans leurs maisons, ils employaient les menaces, les outrages et jusqu’aux tortures pour les obliger à se convertir. Aux uns ils brûlaient lentement les pieds et les mains ; aux autres ils rompaient les côtes, les bras ou les jambes à coups de bâton. Plusieurs eurent les lèvres brûlées avec un fer rouge. D’autres furent jetés dans des cachots humides, avec menace de les y laisser pourrir. Les soldats disaient que tout leur était permis, excepté le meurtre et le viol.
Le succès de cette première mission dépassa les espérances de Louvois. Tandis que les gazettes de La Haye et d’Amsterdam informaient l’Europe protestante de ces actes odieux, et qu’un long cri d’indignation s’élevait en Hollande, en Angleterre et en Allemagne, la gazette de France remplissait régulièrement ses colonnes de longues listes de nouveaux convertis. La cour fut éblouie de ce succès merveilleux. Madame de Maintenon écrivit à son frère, le 19 mai 1681, « Je crois qu’il ne demeurera de huguenots en Poitou que nos parents ; il me paraît que tout le peuple se convertit ; bientôt il sera ridicule d’être de cette religion-là. » Puis, informée de la fuite d’un grand nombre de protestants qui vendaient leurs terres à vil prix, elle lui écrivit de nouveau, au sujet d’un pot-de-vin de 118 000 francs qu’elle venait de lui procurer sur une réadjudication des fermes : « Mais, je vous prie, employez utilement l’argent que vous allez avoir. Les terres en Poitou se donnent pour rien ; la désolation des huguenots en fera encore vendre… Vous pouvez aisément vous établir grandement en Poitou. »
Déjà l’on parlait d’étendre aux autres provinces la mesure que l’on avait appliquée au Poitou, lorsqu’un acte du parlement anglais vint ouvrir les yeux à Louis XIV. Le 28 juillet 1681, Charles II se vit contraint, par le mouvement irrésistible de l’opinion publique, de sanctionner un bill qui accordait les privilèges les plus étendus aux réfugiés français qui venaient demander un asile à l’Angleterre. Le roi s’aperçut de sa faute. Il révoqua Marcillac et lui donna pour successeur Bâville, qui passait alors pour un homme plus doux et plus modéré. Il y eut un temps d’arrêt dans la persécution, mais il ne fut pas de longue durée,
Les dragonnades recommencèrent en 1684. Un corps de troupes rassemblé sur la frontière des Pyrénées était devenu disponible par l’accession de l’Espagne à la trêve de Ratisbonne. Le marquis de Boufflers qui le commandait reçut l’ordre d’entrer en Béarn et de seconder l’intendant Foucault dans ses efforts pour convertir cette province. Les soldats, excités par ce fanatique, se montrèrent bien plus cruels que ceux du Poitou. On les mena de ville en ville, de village en village, et Foucault leur désigna lui-même les maisons livrées à leur apostolat, et leur enseigna des moyens nouveaux pour mettre à bout la plus ferme patience. « Parmi les secrets qu’il leur apprit pour dompter leurs hôtes, dit un écrivain de cette époque, il leur commanda de faire veiller ceux qui ne voudraient pas se rendre à d’autres tourments. Les soldats se relayaient pour ne pas succomber eux-mêmes au supplice qu’ils faisaient souffrir aux autres. Le bruit des tambours, les blasphèmes, les cris, le fracas des meubles qu’ils jetaient d’un côté à l’autre, l’agitation où ils tenaient ces pauvres gens pour les forcer à demeurer debout et à ouvrir les yeux, étaient les moyens dont il se servaient pour les priver de repos. Les pincer, les piquer, les tirailler, les suspendre avec des cordes, leur souffler dans le nez la fumée du tabac et cent autres cruautés étaient le jouet de ces bourreaux, qui réduisaient par là leurs hôtes à ne savoir ce qu’ils faisaient, et à promettre tout ce qu’on voulait pour se tirer de ces mains barbares.
« Comme il y avait souvent dans une maison plusieurs personnes qu’il fallait faire veiller, on y logeait des compagnies entières, afin qu’il y eût assez de bourreaux pour suffire à tant de supplices … Les soldats faisaient aux femmes des indignités que la pudeur ne permet pas de décrire… Les officiers n’étaient pas plus sages que leurs soldats. Ils crachaient au visage des femmes ; ils les faisaient coucher en leur présence sur des charbons allumés ; ils leur faisaient mettre la tête dans des fours, dont la vapeur était assez ardente pour les suffoquer … C’était le plus fort de leur étude de trouver des tourments qui fussent douloureux sans être mortels. »
La constance des huguenots du Béarn succomba sous la rigueur prolongée des tourments. Les conversions ne se comptèrent plus par personnes, mais par villes entières, et l’intendant put annoncer à Louis XIV que toute la province était redevenue catholique. La cour ordonna des réjouissances publiques pour célébrer cet heureux événement.
Il était difficile cependant de se faire illusion sur la valeur de ces conversions collectives que plusieurs attribuaient à la grâce divine. « Je crois bien, écrivait madame de Maintenon, que toutes ces conversions ne sont pas sincères. Mais Dieu se sert de toutes voies pour ramener à lui les hérétiques ; leurs enfants seront du moins catholiques, si leurs pères sont hypocrites ; leur réunion extérieure les rapproche du moins de la vérité. Ils ont les signes en commun avec les fidèles. Priez Dieu qu’il les éclaire tous, le roi n’a rien plus à cœur. »
Le Languedoc, la Guienne, l’Angoumois, la Saintonge, reçurent à leur tour des soldats de toutes armes et surtout des dragons. En distribuant les logements, on eut soin de séparer les officiers des soldats qu’ils commandaient, pour que ces derniers ne fussent arrêtés par aucun sentiment de bienséance. La plus grande partie du commerce et des manufactures étaient alors entre les mains des protestants ; leurs maisons étaient garnies de meubles de prix, leurs magasins remplis de marchandises. Toutes ces richesses furent livrées à la merci des garnisaires et détruites par eux. Ils ne se contentaient pas de prendre ce qui était à leur convenance, ils déchiraient et brûlaient ce qu’ils ne pouvaient pas emporter. Les uns faisaient coucher leurs chevaux dans des draps de toile de Hollande, les autres convertissaient en écuries des magasins remplis de ballots de laine, de soie et de coton. On voulait faire sentir les dernières rigueurs à ceux qui, selon l’expression de Louvois, aspiraient à la sotte gloire d’être les derniers à professer une religion qui déplaisait à Sa Majestée.
e – Mémoire sur l’état de la religion réformée en France, passim. La Haye, 1712. British Museum.
Toutes les provinces du royaume furent soumises successivement à ce régime, à l’exception de la généralité de Paris. Comme tout s’y passait sous les yeux du roi, les vexations y furent moindres qu’ailleurs, soit que les chefs de la persécution craignissent que les plaintes des opprimés ne parvinssent jusqu’aux oreilles du monarque, soit que les autorités locales fussent plus éclairées et plus humaines que celles des provinces plus éloignées, soit enfin, comme les réformés aimaient à s’en flatter, que Louis XIV fût naturellement compatissant et bon, et qu’il ne prît pas de plaisir à voir la misère et la ruine de ses propres sujets.
Mais nulle part les violences ne furent plus horribles que dans le Midi. A Montauban, l’évêque Nesmond convoqua, chez le maréchal de Boufflers, les barons de Mauzac, de Vicoze, de Montbeton. Tout à coup les laquais de l’hôtel, embusqués derrière la porte, se jettent sur eux à l’improviste, les terrassent, les contraignent à se mettre à genoux ; et, pendant que ces gentilshommes se débattent entre les mains des valets, le prélat fait sur eux le signe de la croix, et leur conversion est censée accomplie. La bourgeoisie, livrée en proie à une soldatesque en délire, est contrainte d’abjurer après un simulacre de délibération publique. Un vieillard de Nîmes, M. de Lacassagne, après avoir été privé de sommeil pendant plusieurs jours, succombe à cet horrible traitement et rentre dans le sein de l’Église catholique. « Vous voilà présentement en repos ! lui dit l’évêque Séguier. — Hélas ! monseigneur, répondit l’infortuné, je n’attends de repos que dans le ciel, et Dieu veuille que ce que je viens de faire ne m’en ferme pas les portes. » Tandis qu’il renonçait à sa foi, madame de Lacassagne, travestie en servante, errait dans les champs, où beaucoup de femmes, saisies dans leur fuite des douleurs de l’enfantement, accouchèrent sans secours. A Bordeaux, un frère de Bayle, qui était pasteur au Carlat où son père venait de mourir, fut jeté par ordre de Louvois dans un cachot du château Trompette, nommé l’Enfer, pour y rester enfermé jusqu’à ce qu’il cédât aux convertisseurs. Il résista avec fermeté, mais ses forces trahirent son courage, et après cinq mois de souffrances adoucies par la tardive intervention de Pélisson, la mort le délivra. Quelques-unes des horribles prisons de ce château étaient appelées chausses d’Hypocras, sans doute parce que les murs, disposés en losanges, avaient la forme d’un alambic. Les victimes ne s’y pouvaient tenir debout, ni être assises, ni être couchées. On les y descendait avec des cordes, et on les remontait chaque jour pour leur donner le fouet, le bâton ou l’estrapade. Plusieurs, après quelques semaines, sortirent des cachots de Grenoble, sans cheveux et sans dents. A Valence, on les jetait dans des espèces de puits où, par un raffinement de cruauté barbare, on laissait pourrir des entrailles de brebis.
Poussés à bout par la rage inventive de leurs bourreaux, un grand nombre de protestants feignirent de se convertir pour se ménager ainsi le temps de réaliser leur fortune et de sortir du royaume. Cependant la cour se réjouissait de sa victoire sur l’hérésie. Dans les premiers jours de septembre, Louvois écrivit au vieux chancelier, son père : « Il s’est fait 60 000 conversions dans la généralité de Bordeaux et 20 000 dans celle de Montauban. La rapidité dont cela va est telle qu’il ne restera pas 10 000 religionnaires dans toute la généralité de Bordeaux où il y en avait 150 000 le 15 du mois passé. » Le duc de Noailles annonça la conversion complète des villes de Nîmes, d’Uzès, d’Alais, de Villeneuve. « Les plus considérables de Nîmes, écrivit-il au ministre, de la guerre, firent abjuration dans l’église, le lendemain de mon arrivée. Il y eut ensuite du refroidissement, et les choses se remirent dans un bon train par quelques logements que je fis faire chez les plus opiniâtres. » Il ajoutait confidentiellement que deux de ces logements furent de cent hommes chacun. Dans une seconde dépêche, il informa Louvois qu’il se disposait à parcourir les Cévennes, et, qu’il espérait qu’avant la fin du mois il n’y resterait pas un huguenot. Enfin, il lui manda dans une troisième dépêche : « Le nombre des religionnaires de cette province est d’environ 240 000, et quand je vous ai demandé jusqu’au 25 du mois prochain pour leur entière conversion, j’ai pris un terme trop long, car je crois qu’à la fin du mois cela sera expédié. » Madame de Sévigné écrivait vers cette époque à son cousin, le comte de Bussy : « Le père Bourdaloue s’en va, par ordre du roi, prêcher à Montpellier et dans ces provinces où tant de gens se sont convertis sans savoir pourquoi. Le père Bourdaloue le leur apprendra et en fera de bons catholiques. Les dragons ont été de très bons missionnaires jusqu’ici ; les prédicateurs qu’on envoie présentement rendront l’ouvrage parfait. »
Il n’y avait pas de jour où le roi ne reçut quelque courrier qui lui apportât de grands sujets de joie, c’est-à-dire des nouvelles de conversions par milliers. Dans les deux mois de septembre et d’octobre 1685, on lui annonça, successivement que, La Rochelle, Montauban, Castres, Montpellier, Nîmes et Uzès avaient définitivement abjuré entre les mains des missionnaires. Chacun crut alors à la cour que le protestantisme était anéanti. Le roi partagea l’illusion générale et n’hésita plus à frapper le dernier coup. Le 22 octobre 1685, il signa, à Fontainebleau, la révocation de l’édit de Nantes.
Dans la préface de l’ordonnance révocatoire, il rappela les efforts de son aïeul Henri le grand et de son père Louis XIII pour procurer le triomphe de la religion catholique, attribuant à la mort prématurée du premier et aux longues guerres soutenues par le second le peu de succès qu’ils avaient obtenu. Il ajoutait que depuis son avènement au trône il avait embrassé le même dessein, et que ses soins avaient eu la fin qu’il s’était proposée, puisque la meilleure et la plus grande partie de ses sujets de la religion prétendue réformée avait embrassé la catholique romaine. Ce changement rendant inutile l’édit de Nantes et toutes les autres ordonnances en faveur des protestants, il révoquait entièrement cet édit, ainsi que tous les articles particuliers qui avaient été ajoutés depuis.
Les dispositions principales de l’édit révocatoire furent les suivantes :
Les temples des protestants seront démolis, et tout exercice de leur culte devra cesser tant dans les maisons particulières que dans les châteaux des seigneurs, à peine de confiscation de corps et de biens. Les ministres qui refuseront de se convertir sont sommés de quitter le royaume dans un délai de quinze jours, à peine de galères. Les écoles des protestants seront fermées ; les enfants qui naîtront après la publication de l’édit seront baptisés par les curés des paroisses et élevés dans la religion romaine. Un terme de quatre mois est accordé aux réfugiés pour rentrer en France et abjurer ; ce terme passé, leurs biens seront confisqués. Défense formelle est faite aux protestants de sortir du royaume et de porter leur fortune à l’étranger, à peine de galères pour les hommes et de confiscation de corps et de biens pour les femmes. Toutes les dispositions de la loi contre les relaps sont confirmées. Les réformés qui n’auront pas changé de religion pourront demeurer dans le pays, en attendant qu’il plaise à Dieu de les éclairer.
Le jour même où fut enregistré l’édit de révocation, on commença la démolition du temple de Charenton, construit par le célèbre architecte Jacques Debrosse et qui pouvait contenir quatorze mille personnes. Cinq jours après, il n’existait pas trace de l’édifice. L’intendant Marillac, le procureur général du parlement de Rouen, Le Guerchois, et le conseiller Fauvel de Touvents se rendirent à Quevilly, le marteau et la hache à la main, pour donner les premiers coups à ce prêche détesté. Une multitude égarée les suivait, armée de pioches et de leviers, et, bientôt, il n’en resta pas pierre sur pierre. A sa place on éleva une croix, haute de vingt pieds et décorée des armes du roi. L’église de Caen qui, tant de fois, avait retenti de la voix éloquente de Du Bosc, tomba en débris, au bruit des trompettes, des fanfares et des cris de joief. A Nîmes, le marquis de Montanègre, lieutenant du roi dans la province du Languedoc, fit fermer, le 23 octobre, le célèbre temple de la Calade, construit sous le règne de Charles IX. Toutefois, il permit d’y célébrer encore ce jour-là le service divin. Le ministre Cheyron prononça un dernier discours, et émut ses auditeurs jusqu’aux larmes lorsqu’il affirma devant Dieu qu’il avait prêché la vérité selon l’Évangile, et qu’il les exhorta à persévérer dans la foi jusqu’à la mort. Le temple de Nîmes ne fut bientôt plus qu’un monceau de ruines, au milieu desquelles on remarqua longtemps encore une pierre placée au-dessus du frontispice renversé, avec cette inscription : C’est ici la maison de Dieu, c’est ici la porte des cieux.
f – Floquet, Histoire du parlement de Normandie, t. VI, p. 135.
Les protestants étaient plongés dans la stupeur. Malgré les persécutions qu’ils avaient souffertes, ils considéraient Louis XIV des mêmes yeux que toute la France ; ils admiraient en lui le plus grand roi de son siècle, et s’obstinaient à croire à sa bonne foi, à sa sagesse, à son humanité. Ils comptaient aussi sur les remontrances des puissances protestantes auxquelles ils avaient fait parvenir leurs plaintes. Toute illusion cessa lorsqu’ils virent tomber jusqu’au dernier les huit cents temples qu’ils avaient possédés, et qu’on envoya des troupes en Normandie, en Bretagne, en Anjou, en Touraine, dans l’Orléanais et l’lle de France, pour convertir ces provinces par les mêmes moyens que l’on avait employés dans le Midi. En même temps une dernière série d’ordonnances vint compléter et aggraver les rigueurs de l’édit de révocation.
Le culte protestant fut interdit sur les vaisseaux de guerre et sur les navires marchands. Des peines sévères furent décrétées contre les gens de mer qui favoriseraient l’évasion des huguenots. Défense fut faite aux catholiques d’employer désormais des domestiques de la religion. Aux protestants on ordonna de ne plus se servir que de domestiques catholiques, à peine de mille livres d’amende pour chaque contravention. Les domestiques convaincus d’avoir enfreint cette ordonnance se virent condamnés, les hommes aux galères, les femmes au fouet et à la fleur de lis. Colbert de Croissy, frère du grand Colbert, qui dirigeait alors les affaires étrangères, enjoignit même aux ambassadeurs d’Angleterre, de Brandebourg et de Danemark, de se conformer à cet édit. « Le roi ne prétend pas, écrivit-il à l’envoyé de Jacques II, que les Français qui sont de la religion jouissent des mêmes privilèges auprès des ministres étrangers que ceux qui n’en sont pas et qui sont à leurs services. » Un riche Anglais, lord Sandwich, vivait retiré dans ses terres en Saintonge ; par ordre de l’intendant de la province on arrêta ses domestiques protestants et on les jeta en prison. L’ordonnance relative aux enfants fut rendue rétroactive par une ordonnance nouvelle dont les considérants marquent un singulier oubli des droits naturels inhérents à la famille : « Ayant ordonné par notre édit donné à Fontainebleau au mois d’octobre dernier, que les enfants de nos sujets de la religion prétendue réformée seraient élevés dans la religion catholique et romaine, nous estimons à présent nécessaire de procurer avec la même application le salut de ceux qui étaient nés avant cette loi, et de suppléer de cette sorte au défaut de leurs parents qui se trouvent encore malheureusement engagés dans l’hérésie, et qui ne pourraient faire qu’un mauvais usage de l’autorité que la nature leur donne pour l’éducation de leurs enfants. » Il fut défendu aux ministres de rentrer en France sans une permission écrite du roi. La peine de mort fut substituée à celle des galères contre ceux qui braveraient cette défense. Les sujets du roi qui donneraient retraite ou assistance à des ministres restés ou rentrés dans le royaume, furent condamnés, les hommes, aux galères à perpétuité, les femmes à être rasées et enfermées pour le reste de leurs jours, les uns et les autres à la confiscation de leurs biens. Une récompense de 5500 livres fut promise a quiconque donnerait lieu à la capture d’un ministre. Enfin l’on décréta la peine de mort contre ceux qui prendraient part aux assemblées du désert ou à quelque autre exercice de la religion proscrite.
Les intendants, pour plaire au roi, exécutèrent ses ordonnances avec une rigueur inexorable. Dans leur zèle outré, ils ne les appliquèrent pas seulement aux nationaux, mais même à un grand nombre d’étrangers, Allemands, Anglais et Hollandais, sous prétexte qu’ils étaient alliés à des familles françaises. Une foule de Hollandais, domiciliés à Bordeaux et à Rouen, virent leurs maisons envahies par les garnisaires de Louvois, et il fallut l’intervention des États généraux pour obtenir une mesure qui les exemptât de cette persécution. A Paris même, un envoyé du duc de Zell fut enfermé à la Bastille, pour avoir refusé de changer de religion. Les Anglais surtout furent en butte aux vexations des autorités françaises, qui se croyaient tout permis envers les sujets de Jacques II. L’Angleterre, si respectée au temps de Cromwell, se souleva d’indignation en apprenant les traitements que l’on faisait subir à ses nationaux. Tantôt un négociant, établi à Caen, recevait l’ordre d’abjurer, quoiqu’il ne fut pas naturalisé Français, et, sur son refus, on le jetait en prison, et cinquante soldats allaient occuper sa maison. Tantôt une Anglaise, mariée à un Français de Bordeaux, était traînée avec son époux dans un cachot pour un motif semblable.
[The Resident of the duke of Zell is put into the Bastille, being a subject of this King and refusing to change his religion. (Dépêche de Trumbull du 2 mars 1686. Angleterre, State papers.)
Received last night a letter from M. Daniel of Caen, an English merchant not naturalized, by which he acquaints me, that on Monday the intendent sent his coach for him to come and sign his abjuration ; which he refusing to do, he sent ten Musqueteers to carrie him to prison and ordent 50 soldiers more to be quarted in his house ; upon which he immediately signed. (Dépêche du 19 janvier 1686.)
Lettre de Marie Kirby, dame de Bordeaux, du 23 février 1686. State papers, France, 1686.]
L’ambassadeur d’Angleterre recevait chaque jour des plaintes nouvelles, et il ne fut autorisé qu’assez tard, par le duc de Sunderland, à adresser des remontrances à la cour de Versailles. « Sa Majesté espère, écrivit-il à Colbert de Croissy, que le roi très-chrétien donnera bientôt les ordres nécessaires pour la mainlevée de ces saisies et détentions, et pour la punition exemplaire des personnes qui ont commis ces insultes si contraires au droit des gens et aux traités entre les deux couronnesg. »
g – Cette dépêche fait partie d’un mémoire envoyé à la cour de Versailles, le 6 février 1686. Archives du ministère des affaires étrangères.
Ces violences portèrent enfin leur fruit. Une foule de réformés ne songèrent plus qu’à quitter le royaume. Les ministres partirent les premiers. Un délai de quinze jours leur avait été accordé pour sortir du pays. La plupart partirent à la hâte, dépourvus des choses les plus nécessaires, dans une saison déjà rude, ne sachant pas où ils trouveraient un asile. A plusieurs on refusa les passeports sans lesquels ils ne pouvaient franchir les frontières, pour laisser passer le terme de la retraite et les emprisonner comme ayant enfreint les prescriptions de l’édit. Pour quelques-uns qui paraissaient plus dangereux, parce qu’ils étaient plus considérés, on abrégea le délai accordé à tous les autres. Le célèbre Claude reçut l’ordre de quitter Paris dans l’espace de vingt-quatre heures, et un valet de pied de Louis XIV fut chargé de l’accompagner jusqu’à Bruxelles. Les autres ministres de Paris n’eurent que deux jours pour se préparer a sortir du royaume.
Mais aux simples laïques il était défendu d’émigrer sous les peines les plus sévères. Plusieurs demandèrent vainement à la cour la permission de se retirer. On ne l’accorda qu’au maréchal de Schomberg et au marquis de Ruvigny, à condition qu’ils se retireraient, le premier en Portugal, le second en Angleterre. L’amiral Duquesne, l’un des créateurs de la marine française, alors âgé de quatre-vingts ans, fut appelé auprès du roi, qui le pressa vivement de changer de religion. Le vieillard héroïque, lui montrant ses cheveux blancs, lui dit : « J’ai rendu pendant soixante ans à César ce que je dois à César ; permettez, sire, que je rende à Dieu ce que je dois à Dieu. » On lui permit de finir ses jours dans le royaume, sans l’inquiéter sur sa religion. Ses fils furent autorisés à sortir de France, et leur père leur fit prêter serment qu’ils ne porteraient jamais les armes contre leur patrie. La princesse de Tarente, fille du landgrave de Hesse-Cassel, n’obtint qu’avec peine la permission de quitter le royaume, malgré sa haute naissance. Enfin l’on ne s’opposa pas au départ de la comtesse de Roye, qui alla rejoindre en Danemark son mari, devenu général en chef des armées danoises.
Ce furent là les seules exceptions à la loi cruelle qui contraignait les protestants à rester dans un pays où leur culte était proscrit. Mais les soins que l’on prit pour arrêter l’émigration restèrent infructueux. En vain faisait-on garder les frontières et les côtes par des hommes que l’on récompensait à proportion des captures ; en vain mettait-on les armes aux mains des paysans, et les forçait-on à quitter leur travail pour surveiller les grands chemins et les passages des rivières, et pour observer nuit et jour les passants ; en vain leur promettait-on une part des dépouilles des émigrants qu’ils feraient arrêter ; en vain publiait-on qu’à l’étranger aucun asile n’était ouvert aux réfugiés ; qu’ils restaient partout sans emploi et sans secours ; que plus de dix mille étaient morts de misère en Angleterre ; que la plupart sollicitaient la permission de revenir et promettaient d’abjurer. Tous ces bruits trouvaient peu de créance, et n’empêchaient pas des milliers de protestants de braver chaque jour les dangers les plus terribles pour se soustraire à leurs bourreaux. On espéra les frapper de terreur par l’appareil des supplices. Ceux que l’on arrêta dans leur fuite furent envoyés aux galères, non plus isolément, mais par bandes, et après avoir été, selon l’expression de Jurieu, menés en montres, avec des raffinements de cruauté qui devaient inspirer la terreur.
« On voyait, dit Benoît, de tous les côtés du royaume, ces misérables condamnés marcher à grosses troupes, portant à leur cou de pesantes chaînes, qu’on leur donnait toujours les plus incommodes qu’on pouvait trouver ; et plusieurs en ont traîné qui pesaient plus de cinquante livres. Quelquefois on les mettait sur des charrettes avec les fers aux pieds, et leurs chaînes attachées aux pièces de cette voiture. On leur faisait faire de longues traites, et quand ils tombaient de lassitude, on les relevait à coups de bâton. Le pain qu’on leur faisait manger était grossier et malsain, et l’avarice de leurs conducteurs, accoutumés à mettre dans leur bourse, la moitié de ce qu’on leur donne pour cette conduite, ne permettait pas de leur en donner autant qu’il leur en fallait pour vivre. En arrivant, on les logeait dans les prisons les plus sales, ou, quand il n’y en avait point, on les mettait dans des granges, où ils couchaient sur la terre, sans couverture, sans être soulagés du poids de leurs chaînes. Parmi toutes ces incommodités, ils avaient encore le déplaisir de se voir accouplés avec des voleurs, des gens qui n’avaient pas été condamnés à la roue, parce qu’on voulait profiter de leurs supplices, et rendre leur peine utile à l’État … On affectait de faire passer ces personnes enchaînées devant les prisons où il y en avait d’autres, qui, étant arrêtées pour la même cause, devaient s’attendre à la même peine ; et, pour leur en faire plus d’horreur, on maltraitait ces pauvres gens à leur vueh. »
h – Benoît, liv. XXIV, t. V, p. 964.
Au mois de juin 1686, on comptait déjà plus de six cents réformés au bagne de Marseille, et à peu près autant à celui de Toulon, condamnés pour la plupart sur une simple décision du maréchal de Montrevel ou de Lamoignon de Bâville. Le régime des galères était alors d’une extrême dureté. « Les galériens, dit l’amiral Baudin, étaient enchaînés deux à deux sur les bancs des galères, et ils y étaient employés à faire mouvoir de longues et lourdes rames… Dans l’axe de chaque galère et au milieu de l’espace occupé par les bancs des rameurs, régnait une espèce de galerie appelée la coursive, sur laquelle se promenaient continuellement des surveillants appelés comes, armés chacun d’un nerf de bœuf dont ils frappaient les épaules des malheureux qui, à leur gré, ne ramaient pas avec assez de force. Les galériens passaient leur vie sur leurs bancs, ils y mangeaient et ils y dormaient, sans pouvoir changer de place, plus que ne leur permettait la longueur de leur chaîne, et n’ayant d’autre abri contre la pluie, ou les ardeurs du soleil, ou le froid de la nuit, qu’une toile appelée taud, qu’on étendait au-dessus de leur banc, quand la galère n’était pas en marche et que le vent n’était pas trop violent. »
[Lettre de l’amiral Baudin au président de la Société de l’histoire du protestantisme français. Bulletin de la Société, de juin et juillet 1852, p. 53. On sait qu’en 1846, M. Baudin était préfet maritime à Toulon.]
Parmi les galériens de Marseille se trouvaient David de Caumont, issu de l’illustre famille de Caumont La Force, et Louis de Marolles, ancien conseiller du roi, qui avait résisté aux pressantes sollicitations de Bossuet. Le premier avait soixante-quinze ans, lorsqu’il fut envoyé au bagne. Le second partit de Paris avec la chaîne des galériens et souffrit tous les maux de la captivité avec une constance inébranlable. « Je vis à présent tout seul, écrivit-il à sa femme avec la résignation des anciens martyrs ; on m’apporte à manger du dehors, viande et pain, moyennant neuf sous par jour. Le vin m’est fourni dans la galère, en donnant le pain du roi… Tout le monde me fait civilité sur la galère, voyant que les officiers me visitent. Je fais faire aujourd’hui un matelas ; j’achèterai des draps et je vais travailler à me mettre à mon aise. Tu diras peut-être que je suis un mauvais ménager, mais c’est assez coucher sur la dure depuis mardi dernier jusqu’à cette heure. Si tu me voyais avec mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J’ai une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarraux des charretiers des Ardennes. Elle se met comme une chemise, car elle n’est ouverte que par devant. J’ai de plus un beau bonnet rouge, deux hauts-de-chausses et deux chemises à toile grosse comme le doigt et des bas de drap. Mes habits de liberté ne sont pas perdus, et s’il plaisait au roi de me faire grâce, je les reprendrais. Le fer que je porte au pied, quoiqu’il ne pèse pas trois livres, m’a beaucoup plus incommodé dans les commencements que celui que tu m’as vu au cou à la Tournellei. » L’heure de la liberté ne sonna point pour cet infortuné. Il mourut en 1692, à l’Hôpital des forçats de Marseille, et fut enterré au cimetière des Turcs. C’était la sépulture ordinaire des réformés qui mouraient aux galères, fidèles jusqu’au bout à la religion pour laquelle ils avaient souffert.
i – Histoire des souffrances du bienheureux martyr, M. Louis de Marolles. La Haye, 1699.
Ces cruautés barbares ne ralentirent pas le mouvement de l’émigration. Tous ceux qui haïssaient la servitude se hâtèrent de fuir le sol de la France. Ils partaient déguisés en pèlerins, en courriers, en chasseurs qui marchaient le fusil sur l’épaule, en paysans qui conduisaient leur bétail, en portefaix qui roulaient devant eux leur charrette ou semblaient porter quelque ballot de marchandise, en valets revêtus de la livrée de quelque riche seigneur, en soldats se rendant à leur garnison. Les plus riches avaient des guides qui, pour 1000 à 6000 francs, les aidaient à passer la frontière. Les plus pauvres partaient seuls et prenaient des routes impraticables, ne marchant que la nuit et passant les jours dans des forêts, dans des cavernes, quelquefois dans des granges où ils restaient cachés sous des monceaux de foin, jusqu’à ce que le retour de l’obscurité leur permît de continuer leur voyage avec sécurité. Les femmes se servaient des mêmes artifices. Elles s’habillaient en servantes, en paysannes, en nourrices ; elles traînaient des brouettes ; elles portaient des bottes et des fardeaux. Les plus jeunes se noircissaient le visage avec de la terre ou même avec des teintures, pour ne pas attirer les regards ; d’autres prenaient des habits de laquais, et suivaient à pied, au travers des boues, un guide à cheval qui paraissait leur maître. Les protestants des provinces maritimes se sauvaient sur des vaisseaux marchands de France, d’Angleterre ou de Hollande. Les patrons des navires les cachaient sous des ballots de marchandises, sous des monceaux de charbons, dans des tonneaux vides rangés parmi des tonneaux remplis où ils n’avaient que la bonde pour respirer, ou les enfermaient dans des trous et les y laissaient entassés les uns sur les autres jusqu’à l’heure du départ. La crainte d’être découverts et conduits aux galères leur faisait braver toutes les souffrances. Des personnes élevées dans le luxe, des femmes enceintes, des vieillards, des malades, des enfants rivalisèrent de constance pour échapper à leurs persécuteurs. On se hasardait quelquefois sur de simples barques, pour tenter des trajets dont la pensée eût fait frémir dans un temps ordinaire. Un gentilhomme de Normandie, le comte de Marancé, passa la Manche, en plein hiver, avec quarante personnes, parmi lesquelles se trouvaient des femmes enceintes, sur une barque de sept tonneaux. Assailli par la tempête, il demeura longtemps en mer, sans provisions, sans espoir de secours, mourant de faim, lui, la comtesse et tous les passagers réduits pour toute nourriture à un peu de neige fondue, avec laquelle ils apaisaient leur soif brûlante, et dont ils mouillaient les lèvres desséchées de leurs enfants en pleurs, jusqu’à ce qu’ils abordassent, demi-morts, en Angleterre.
Heureusement pour les réfugiés, ceux qui étaient chargés de garder les côtes n’exécutaient pas toujours fidèlement les ordres du roi. Soit compassion, soit avidité, ils contribuaient souvent à faire évader les fugitifs. Les frontières du côté de la terre n’étaient pas plus fidèlement surveillées. Les gardes servaient quelquefois eux-mêmes de guides à ceux qu’ils devaient arrêter. Il faut dire aussi, à l’honneur de l’humanité, qu’un grand nombre de catholiques, après avoir soustrait des protestants à toutes les recherches, devenaient dépositaires de leurs fortunes qu’ils leur renvoyaient dans l’exil. Arrivés à Londres, à Amsterdam, à Berlin, les réfugiés, dans le récit de leurs malheurs, parlaient avec attendrissement de ceux de leurs concitoyens qui, sourds à la voix du fanatisme, n’avaient écouté que le cri de leur conscience indignée.
Quel est le chiffre de l’émigration protestante ? Il est impossible aujourd’hui de le constater exactement. Nous croyons cependant qu’on ne s’éloignera pas beaucoup de la vérité en admettant que, sur environ un million de protestants disséminés parmi vingt millions de catholiques, 250 à 300 mille s’expatrièrent dans les quinze dernières années du dix-septième siècle. Les documents parvenus jusqu’à nous sont trop incomplets et trop vagues pour permettre une évaluation plus précise de la perte que la France subit à cette époque. Les passions opposées des écrivains protestants et des écrivains catholiques ont d’ailleurs obscurci cette question. Jurieu soutient qu’en 1687 il était déjà sorti de France plus de 200 mille personnes ; mais l’émigration continuait encore à cette époque, et Jurieu ne pouvait prévoir quel en serait le terme. Dans un mémoire célèbre adressé à Louvois en 1688, Vauban déplore la désertion de 100 mille hommes, la sortie de 60 millions, la ruine du commerce, les flottes ennemies grossies de 9000 matelots les meilleurs du royaume, les armées ennemies de 600 officiers et de 12 000 soldats aguerris. Mais ces chiffres, incomplets d’ailleurs, ne s’appliquent véritablement qu’à l’émigration militaire. Sismondi estime vaguement à 300 ou 400 mille le nombre des émigrantsj.
j – Jurieu, Lettres pastorales, t. I, p. 450, Rotterdam, 1688. Sismondi, Histoire des Français, t. XXV, p. 522.
Les seuls documents officiels auxquels on puisse recourir sont les rapports que les intendants des généralités adressèrent au gouvernement en 1698. Mais les listes des fugitifs qu’ils dressèrent ne comprennent qu’un très petit nombre d’années, et ne donnent, par conséquent, aucune idée exacte de la masse estimée des religionnaires passés en pays étrangers, le plus souvent avec leurs familles entières. Il faut ajouter que plusieurs de ces rapports se taisent sur ce point, que d’autres contiennent des erreurs visibles et même des mensonges. Sans doute, ceux qui les rédigeaient craignaient de donner, par des chiffres exacts, un démenti trop dur aux prévisions erronées de la cour, et cherchaient à pallier les conséquences désastreuses de la révocation. Peut-être aussi, pour sauver leur propre réputation de vigilance et d’habileté, s’efforçaient-ils d’amoindrir dans l’esprit du roi l’importance d’une émigration qui accusait leur négligence, puisqu’ils avaient mission de s’y opposer, et qu’ils ne manquaient ni de lois plus que sévères, ni de juges pour les appliquer, ni de soldats et de bourreaux pour en assurer l’exécution, ni de populations fanatisées pour stimuler et seconder le zèle de leurs agents. Disons enfin que les nouveaux convertis mettaient tous leurs soins à induire en erreur les magistrats et à faire disparaître les traces de l’émigration, pour sauver les biens de leurs parents fugitifs, auxquels ils en faisaient parvenir la valeur en argent ou en marchandises, et que souvent ils allaient rejoindre plus tard dans l’exil.
A défaut de documents plus précis, nous empruntons quelques données à ces rapports. Elles serviront du moins à faire apprécier d’une manière approximative le nombre de citoyens dont la France s’appauvrit dans la plupart des provinces, et à faire ressortir quelques-unes des fatales conséquences de leur départ.
Avant la révocation, on comptait en Provence 72 000 protestants, établis la plupart à l’Ormarin, à Cabrières, dans les villages de la vallée de la Tour d’Aigues, et surtout à Mérindol, cette Genève de la Provence, qui formait d’ardents missionnaires pour propager les doctrines de Calvin. Il en sortit environ la cinquième partie depuis l’an 1686 jusqu’à l’an 1698.
Le Dauphiné et le Languedoc étaient les deux provinces du Midi qui renfermaient le plus de protestants. Un grand nombre de ceux du Dauphiné émigrèrent en 1685 et 1686. Il résulte d’un dénombrement qui fut fait en 1687, que, dans l’élection de Grenoble, on comptait encore à cette époque 6071 protestants. A la fin du mois de novembre de cette année, il en avait émigré 2025. Dans l’élection de Vienne, sur 147, 73 sortirent du royaume cette même année ; dans celle de Romans, sur 721, 333 ; dans celle de Valence, sur 4229, 617 ; dans celle de Gap, recette de Briançon, sur 11 996, 3700 ; dans celle de Gap, recette de Gap, sur 1200, 744 ; dans celle de Montélimart, sur 15 580, 2716k.
k – Mémoire sur la Provence, par M. Lebret, Intendant. Année 1698. Manuscrits français de la Bibliothèque nationale. Fonds Mortemart, n° 90. Mémoire dressé par M. Bouchu, en 1698. Fonds Mortemart, n° 92.
La population protestante du Languedoc s’était élevée à plus de 200 000 hommes, rassemblés presque tous dans les sept diocèses de Nîmes, d’Alais, de Montpellier, d’Uzès, de Castres, de Lavaur et du Vivarais. Dans le premier, ils étaient encore 39 664 en 1699 ; dans le second, 44 766, chiffre supérieur alors à celui de la population catholique. Si l’on peut s’en rapporter à Bâville, 4000 seulement émigrèrent, et 600 d’entre eux ne tardèrent pas à revenir. Mais la proportion qu’il établit entre ceux qui restèrent et ceux qui sortirent du royaume est si inférieure à celle du Dauphiné et de toutes les autres provinces, telle que la constatent les autres intendants, que l’on ne peut pas concevoir le moindre doute sur le dessein de Bâville de cacher la vérité. Il est vrai qu’il ne croit pas à la sincérité des nouveaux convertis, dont il porte le chiffre à 198 483, disséminés parmi les 1 238 927 anciens catholiques. Pour leur ôter tout espoir de succès en cas de révolte, il faisait construire plus de cent routes de douze pieds de large à travers les Cévennes et le Nivarais, dans des lieux impraticables jusqu’alors et désormais accessibles à la cavalerie et à la grosse artillerie. Trois forts s’élevaient par ses ordres à Nîmes, à Saint-Hippolyte et à Alais, c’est-à-dire aux principales entrées des Cévennes. Pour substituer aux massacres populaires l’action régulière et permanente de la force publique, il avait distribué les anciens catholiques en 52 régiments de milices non soldées, répandus dans la province et prêts à réprimer tout mouvement séditieux. Telle était la situation du Languedoc au moment où s’ouvrait la guerre pour la succession d’Espagne, dont les revers allaient être aggravés bientôt par une dernière prise d’armes des protestants des Cévennes.
En 1684, la moitié des habitants du Béarn était encore protestante. Grâce à l’intendant Foucault et aux dragons du maréchal de Boufflers, ils se convertirent spontanément cette année. Selon le rapport adressé au roi en 1698, la plupart des nouveaux convertis faisaient mal leur devoir, et se flattaient encore de l’espoir qu’on leur permettrait de rebâtir leurs temples, mais un petit nombre seulement était sorti du royaume.
Les protestants étaient nombreux dans la généralité de Bordeaux avant la révocation. On en comptait à Bergerac et dans les environs plus de 40 000. Le canton de Casteljaloux, renommé pour ses belles manufactures de papier, en était rempli ; la plupart émigrèrentl.
l – Mémoire sur la province du Languedoc, par M. de Bâville, intendant, en 1699. Fonds Mortemart, n° 100. Mémoire concernant le Béarn et la Basse-Navarre, dressé par M. Pinon en 1698. Fonds Mortemart, n° 98. Mémoire concernant la généralité de Bordeaux, dressé par M. de Besons en 1698. Fonds Mortemart, n° 98.
En 1685, la généralité de Bourges comptait environ 5000 réformés, dont 2200 à Sancerre, qui avait servi d’asile à tant de protestants après le massacre de la Saint-Barthélemy ; 7 à 800 dans le village d’Asnières, tous vignerons et journaliers, plus entêtés que les autres, écrivait l’intendant, leurs ancêtres ayant été infectés par Calvin lui-même, lorsqu’il étudiait le droit à Bourges ; 250 à Issoudun, et le reste à Saint-Amand, à Valençay et dans quelques villages. « Depuis la révocation, écrivait le même intendant en 1698, les plus zélés ont quitté le pays, quelques-uns pour aller à Paris où l’on vit avec plus de liberté, d’autres pour sortir du royaume. Ceux qui restent ne s’acquittent d’aucun des devoirs de la religion catholique, mais ne donnent d’ailleurs aucune prise sur leur conduite. »
L’intendant de la généralité de La Rochelle, malgré son désir de ne pas déplaire au roi, faisait en 1699 un aveu accablant pour les promoteurs de la révocation. « Ce pays, écrivait-il, se détruit insensiblement par la diminution de plus d’un tiers des habitants. » Il attribuait cette dépopulation croissante à la guerre, à la pauvreté des habitants, aux évasions des religionnaires et à l’impossibilité de se marier de ceux qui restaient, parce que les curés leur opposaient des difficultés insurmontables, aimant mieux voir les familles s’éteindre que se propager au profit de l’hérésie. « Les évêques, disait-il, sont pleins de zèle pour la conversion de leurs diocésains, mais ils ne sont pas secondés par les curés, dont la plus grande partie sont très ignorants, très intéressés, chicaneurs et peu charitables. » L’émigration ne s’arrêta pas dans cette malheureuse province pendant les quinze dernières années du règne de Louis XIV, et elle continua longtemps encore après l’avènement de son successeurm.
m – Voir aux Archives les nombreuses pièces relatives à la régie des biens des religionnaires fugitifs de la généralité de La Rochelle.
En Auvergne, les petites villes de Marsac et de Job-la Tour Guyon perdirent la meilleure partie de leur population et de leur commerce. Les riches manufacturiers d’Ambert et un grand nombre de leurs ouvriers quittèrent le pays ; ce qui, de l’aveu de l’intendant d’Ormesson, si zélé partisan de la révocation, diminua beaucoup le commerce lucratif du papier et mit en chômage la plupart des moulins.
Les manufactures de papier de l’Angoumois furent réduites de 60 à 16 moulins travaillant, par le départ des maîtres et des ouvriers qui les suivirent, les uns par sympathie religieuse, les autres par intérêt.
Des 400 tanneries qui enrichissaient naguère la Touraine, il n’en restait plus que 54 en 1698. Ses 8000 métiers d’étoffes de soie étaient réduits à 1200 ; ses 700 moulins à 70 ; ses 40 000 ouvriers, employés autrefois à dévider la soie, à l’apprêter et à la fabriquer, à 4000. De ses 3000 métiers à rubans, il n’en restait pas 60. Au lieu de 2400 balles de soie, elle n’en consommait plus que 7 à 800.
La population de Lyon s’élevait à 90 000 âmes, au temps de sa prospérité. En 1698, ce nombre était diminué de près de 20 000. Les maux de la guerre, la mortalité des dernières années et la diminution de la fabrique sont les causes auxquelles l’intendant attribuait cette décadence rapide. La population de Saint-Étienne était descendue de 16 000 à 14 000 ; celle de Villefranche, de 3000 à 2200. De toute la population protestante de Lyon, il ne resta que vingt familles de nouveaux convertis. Les autres, de l’aveu de l’intendant, emportèrent leurs richesses en Suisse et surtout à Genève, en Hollande, en Angleterre et en Allemagne. La belle industrie des soieries de Lyon souffrit longtemps de leur départ. Des 18 000 métiers d’étoffes de toutes sortes qu’elle employait autrefois, il en restait à peine 4000 en 1698.
Le nord de la France se dépeupla comme le midi. Sur 1938 familles protestantes qui habitaient la généralité de Paris, 1202 émigrèrent et il n’en resta que 731. Sur 32 familles dispersées dans l’élection de Senlis, 18 se retirèrent en Hollande : c’étaient celles qui avaient le plus de fortune. Il en resta 14 à Senlis, à Verneuil, à Brénouille et à Belle-Église. Sur 62 familles de l’élection de Compiègne, 38 sortirent, 24 restèrent. Dans l’élection de Beauvais, sur 48 familles composées de 168 personnes, 29 se retirèrent en Angleterre et en Hollande ; il en resta 26. Dans l’élection de Mantes, sur 80 familles, 74 émigrèrent. Dans celle de Montfort, il en sortit 6 sur 12, dans celle de Dreux, 18 sur 104. On en comptait 6 à Bois-le-Roy, dans l’élection de Melun ; toutes s’expatrièrent. Dans celle de Meaux, sur environ 1500 familles, il en sortit 1000. Il en resta 500 qui faisaient 2300 personnes, dont la plupart vivaient, selon le rapport de l’intendant, comme elles faisaient avant leur conversion. Dans l’élection de Rosoy, il n’y avait que 4 familles protestantes dans la paroisse de Lumigny et autant dans celle de Morcerf ; toutes s’expatrièrent. Dans l’élection de Vézelay, sur 53 familles, 8 sortirent, 45 abjurèrent ; mais la plupart ne faisaient aucun exercice de la religion catholique. La fabrication des dentelles d’or et d’argent dans plusieurs communes des environs de Paris subit une grande diminution, et toute la contrée en fut appauvrie.
La Normandie était, dans le nord de la France, la province qui renfermait le plus de protestants. On en comptait autrefois jusqu’à 200 000 qui ne donnaient aucun sujet de plainte, et qui formaient la partie la plus industrieuse de la population. Après la révocation, le nombre des habitants de Rouen descendit de 86 000 à 60 000. Il est vrai que la mortalité arrivée en 1693 et 1694, et les calamités de la guerre qui se termina par le traité de Ryswick, durent contribuer à ce résultat funeste. La ville de Caen renfermait environ 4000 protestants, qui presque tous se livraient au commerce maritime. Les plus riches passèrent à l’étranger, et la population appauvrie ne se trouva pas en état de renouer les relations commerciales qu’ils avaient entretenues. A Saint-Lô, sur environ 800 protestants, 400 sortirent du royaume. La population protestante de Coutances émigra tout entière, et les belles manufactures de toiles qu’elle possédait furent transférées soit dans la ville voisine de Cerizy, soit dans les îles de Jersey, de Guernesey, et de là en Angleterre. Dans l’élection de Mortain, sur environ 300 réformés, plus de la moitié s’établirent en Angleterre et en Hollande. L’émigration des maîtres, que leurs plus habiles ouvriers s’empressaient de suivre, ruina pour plusieurs années les diverses branches de commerce et d’industrie qui florissaient naguère à Rouen, à Darnetal, à Elbeuf, à Louviers, à Caudebec, au Havre, à Pont-Audemer, à Caen. A peine cette province industrieuse suffisait-elle encore à sa propre consommation. Plus de 26 000 habitations étaient désertes, et, si l’on peut s’en rapporter aux calculs de l’historien le plus accrédité de la Normandie, il n’y eut pas moins de 184 000 religionnaires qui profitèrent du voisinage de la mer et de leurs relations avec l’Angleterre et la Hollande pour abandonner leur patrie.
En Picardie, dans l’élection d’Abbeville, sur 160 protestants, il en sortit 80 ; dans celle d’Amiens, sur 2000, 1600 ; dans celle de Doullens, sur 160, 60 ; dans le Boulonais, sur 40 familles, 28. Dans les gouvernements de Calais et d’Ardres, sur 3000 familles, 2760 passèrent à l’étranger. En Picardie comme en Normandie, le voisinage de la mer favorisait les évasions en Angleterre et en Hollande. Dans la généralité d’Alençon, on comptait environ 4000 protestants, dont près de 3000 demeuraient dans la ville, qu’ils enrichissaient par leur commerce. Le plus grand nombre de ces derniers, après avoir vendu les marchandises dont leurs magasins étaient remplis, emportèrent leur fortune à l’étranger.
En Bourgogne, un tiers environ de la population protestante quitta la France. Dans le bailliage de Gex, sur 1373 familles, 888 s’expatrièrent.
La Champagne resta singulièrement appauvrie par le départ de la partie la plus industrieuse de sa population. De 1812 métiers que l’on comptait à Reims en 1686, il n’en subsistait pas 950 en 1698. A Réthel, il ne restait que 37 on 38 manufactures d’étoffes de laine des 80 que cette ville possédait autrefois. De 109 métiers pour fabriquer des serges que Mézières entretenait avant la révocation, il n’en restait plus que 8 en 1698. La belle manufacture de draps de Sézanne n’avait plus que deux ouvriers, et il y avait peu d’apparence qu’elle pût se rétablir, parce que les maîtres avaient émigré.
La principauté voisine de Sedan perdit environ 400 familles de toute condition, qui portèrent en Hollande, et surtout à Leyde et à Amsterdam, leur fortune, leur industrie, et le ressentiment profond des maux qu’ils avaient soufferts, Le fléau de l’expatriation, dans ce petit État, pesa principalement sur les villages de Givonne et de Daigny, d’où soixante fabricants de poêles, de faux et d’autres ustensiles de fer, partirent en moins d’un mois. C’étaient les cantons les plus florissants du pays. Ils ne se sont pas encore relevés aujourd’hui au degré de prospérité auquel ils étaient parvenus. Raucourt, Saint-Menges et Douzy souffrirent également beaucoup du départ d’une partie de leurs habitants. La réduction du commerce, la diminution des fortunes, la disparition des grands établissements industriels changèrent en une pauvre bourgade la cité si florissante jusqu’alors de Sedan. Plus de 2000 ouvriers qui gagnaient leur subsistance dans les manufactures des fugitifs, se trouvèrent sans pain. Sedan ne se releva de cet état de langueur et de dépérissement que longtemps après, sous le ministère réparateur de Choiseuln.
n – Histoire de l’ancienne principauté de Sedan, par J. Peyran, t. II, p. 228-236, Sedan, 1826.
A Metz, les protestants avaient suivi presque tous leurs pasteurs pour s’établir dans le Brandebourg. Le nombre des religionnaires, qui, selon l’intendant, était infini avant la révocation, se trouvait réduit, à la fin du dix-septième siècle, à 1700 personnes très zélées mais contenues par la rigueur des édits. Le nombre des nouveaux convertis s’élevait à 2017 à Metz, à 1313 dans le reste du pays messin. La plupart des réfugiés étaient des commerçants, des vignerons et des jardiniers.
En Bretagne, on estimait le nombre des émigrants à environ 4000, originaires presque tous de Rennes, de Nantes, de Vitré et de quelques paroisses de la campagne situées aux environs de ces trois villes. Depuis la révocation, la belle industrie des toiles noyales diminua d’année en année, et les paysans, témoins de ce déclin, cessèrent peu à peu de cultiver le chanvre et semèrent la plus grande partie de leurs terres en blés. Le commerce jadis si florissant des toiles blanches, qui se faisait à Landernau, à Brest et à Morlaix, avait diminué des deux tiers en 1698. En plusieurs endroits de la Bretagne, les fabricants se voyaient forcés de renoncer à leur industrie et de vendre les fils crus dont ils avaient fait provision.
Dans le Maine, les manufactures de toiles, autrefois si prospères, que les protestants avaient possédées au Mans et à Mayenne, étaient en pleine décadence ; celles de Laval étaient presque ruinées. De 20 000 ouvriers que l’on y comptait naguère, il n’en restait plus que 6000 en 1698, en comprenant dans ce nombre les femmes qui filaient et dévidaient le fil.
Tels sont les principaux chiffres que contiennent les rapports des intendants sur l’émigration protestante. A la ruine des manufactures qu’ils constatent dans la plupart des provinces, il faut ajouter la diminution du commerce occasionnée par une mesure tracassière destinée à empêcher les évasions. Jusqu’alors les négociants protestants de Bordeaux envoyaient leurs fils à Londres pour apprendre le commerce ; ceux de Caen et de Rouen envoyaient aussi les leurs à Londres et quelquefois à Amsterdam. Ils furent contraints de renoncer à ces voyages et pour leurs enfants et pour eux-mêmes. Depuis la révocation, on ne put plus voyager à l’étranger qu’avec la permission du roi, c’est-à-dire avec un passeport accordé en son nom et signé du principal ministre d’État, d’après les renseignements pris sur les lieux et transmis à la cour par les commandants et par les intendants des diverses provinces. Ceux-ci s’adressaient aux fonctionnaires subalternes et, au besoin, aux évêques et aux curés pour apprendre si celui qui demandait un passeport n’était pas un religionnaire ou un faux converti qui cherchait à se préparer ainsi une retraite sur le sol étranger, avec le dessein d’y transférer sa famille et ses capitaux. Pour parer à cet inconvénient, les intendants exigeaient de ceux qui demandaient des passeports, même pour un temps très limité, des cautions de retour d’autant plus fortes qu’on suspectait davantage la bonne foi des pétitionnaires. Les sommes déposées en garanties par des négociants solvables, en vertu d’actes notariés, se montaient jusqu’à 10, 20 et 30 000 livres ; et même alors les intendants excitaient plus d’une fois la défiance du ministre, et conseillaient le refus du passeport, dans la crainte que les religionnaires ne fussent résolus à sacrifier une partie de leur fortune pour éviter la confiscation du reste, pour échapper à la prison ou à la nécessité d’abjurer en trahissant leur foi et leur conscience.
[Les papiers relatifs aux religionnaires, qui se trouvent aux Archives, sont remplis de notes fournies par les intendants sur les intentions présumées de ceux qui demandaient des passeports, pour l’étranger.]
Ces difficultés déplorables mirent le commerce français dans une espèce d’interdit. On essaya tant qu’on put dans les pays étrangers de s’en passer, et la nécessité où l’on se voyait souvent réduit d’en agir ainsi produisit pour la France des effets plus funestes que la mauvaise volonté de ses ennemis.
On aurait tort de croire que Louis XIV ne prévoyait pas ces conséquences funestes, mais sans doute il n’en devinait pas toute l’étendue, et il croyait préparer à la France un repos et une prospérité durables au prix d’un mal passager. Une grande partie de la nation partagea cette illusion, et l’on peut dire qu’à l’exception de Vauban, de Saint-Simon et d’un petit nombre d’esprits supérieurs, parmi lesquels il faut ranger la reine de Suède, Christine, elle fut complice, ou par ses actes, ou par son silence, de la faute du grand roi. Quelques jours après la publication de l’édit, Madame de Sévigné écrivit à sa fille : « Vous aurez vu sans doute l’édit par lequel le roi révoque celui de Nantes. Rien n’est si beau que tout ce qu’il contient, et jamais aucun roi n’a fait et ne fera rien de si mémorable. » Le chancelier Le Tellier, après avoir appliqué le sceau de l’État à cet acte fatal, déclara qu’il n’en scellerait plus aucun autre, et prononça les paroles du cantique de Siméon qui, dans la bouche du vieillard hébreu, se rapportaient à la venue du Seigneur. Le clergé célébra le jour de la révocation par des actions de grâces publiques auxquelles s’associa avec empressement le peuple de Paris. « Touchés de tant de merveilles, s’écria Bossuet, épanchons nos cœurs sur la piété de Louis. Poussons jusqu’au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Marcien, à ce nouveau Charlemagne, ce que les six cent trente pères dirent autrefois dans le concile de Chalcédoine : Vous avez affermi la foi, vous avez exterminé les hérétiques ; c’est le digne ouvrage de votre règne, c’en est le propre caractère. Par vous l’hérésie n’est plus. Dieu seul a pu faire cette merveille. Roi du ciel, conservez le roi de la terre, c’est le vœu des Églises, c’est le vœu des évêqueso. »
o – Bossuet, Oraison funèbre de Le Tellier.
Massillon célébra à son tour la grande victoire de Louis XIV sur l’hérésie : « Jusqu’où ne porta-t-il pas son zèle pour l’Église, cette vertu des souverains qui n’ont reçu le glaive et la puissance que pour être les appuis des autels et les défenseurs de sa doctrine. Spécieuse raison d’État ! en vain vous opposâtes à Louis les vues timides de la sagesse humaine, le corps de la monarchie affaibli par l’évasion de tant de citoyens, le cours du commerce ralenti, ou par la privation de leur industrie, ou par le transport furtif de leurs richesses ; les périls fortifient son zèle, l’œuvre de Dieu ne craint point les hommes ; il croit même affermir son trône en renversant celui de l’erreur. Les temples profanes sont détruits, les chaires de séduction abattues, les prophètes de mensonge arrachés à leurs troupeaux. L’hérésie tombe au premier coup que Louis lui porte, disparaît et est réduite, ou à se cacher dans les ténèbres d’où elle est sortie, ou à passer les mers et à porter avec ses faux dieux sa rage et son amertume dans les contrées étrangèresp. »
p – Massillon, Oraison funèbre de Louis XIV.
Fléchier témoigna le même enthousiasme pour le zèle et la piété de Louis XIVq. Dans un discours prononcé à l’Académie française, l’abbé Tallemand s’écria, en parlant du temple de Charenton que l’on venait de détruire : « Heureuses ruines qui sont le plus beau trophée que la France ait jamais vu ! Les arcs de triomphe et les statues élevées à la gloire du roi ne la porteront pas plus haut que ce temple de l’hérésie abattu par sa piété. Cette hérésie, qui se croyait invincible, est entièrement vaincue… Il paraît tant de force dans le vainqueur de l’hérésie que la seule idée de cette victoire jette dans l’âme de ses ennemis une terreur qui les arrête, et il n’y a que la fable de l’hydre étouffée qui puisse nous aider à exprimer en quelque sorte l’étonnante victoire que nous admirons. »
q – Fléchier, Oraison funèbre de Le Tellier.
Les jansénistes eux-mêmes se départirent de la rigidité de leurs principes pour approuver la conduite de Louis XIV. Après avoir longtemps soutenu, dans leurs écrits, que Dieu n’agrée point d’autres hommages que notre amour, qu’une entreprise fondée sur la profanation devait échouer par la malédiction céleste, et que leurs cheveux se hérissaient à la seule pensée des communions involontaires des calvinistes, ils changèrent tout à coup de langage et déclarèrent par l’organe du grand Arnault, leur interprète le plus illustre, que l’on avait employé des voies un peu violentes, mais nullement injustesr.
r – Histoire de Bossuet, par M. de Beausset, t. IV, p. 66.
A Rome, la joie fut immense. Un Te Deum fut chanté en actions de grâces de la conversion des huguenots, et le pape Innocent XI envoya un bref à Louis XIV dans lequel il lui promit les louanges unanimes de l’Église. Les arts célébrèrent à leur tour cette déplorable victoire. L’on voit encore peintes, dans un des brillants salons de Versailles, des figures hideuses qui semblent fuir à la vue du calice. Ce chef-d’œuvre de Lesueur représente les sectes vaincues par l’Église catholique. Le prévôt et les échevins de Paris élevèrent à l’Hôtel-de-Ville une statue d’airain consacrée au roi destructeur de l’hérésie. Les bas-reliefs dessinaient une affreuse chauve-souris aux larges ailes enveloppant les œuvres de Jean Huss et de Calvin. Sur la statue on lisait cette inscription : Ludovico Magno, victori perpetuo, ecclesiæ ac regum dignitatis assertori. [Cette statue qui remplaça celle du jeune roi foulant aux pieds la Fronde, fut fondue en 1792 et transformée en canons qui tonnèrent à Valmy.] Des médailles furent frappées pour éterniser le souvenir de ce fatal événement. L’une représentait la Religion plantant une croix sur des ruines, pour marquer le triomphe de la vérité sur l’erreur, avec cette légende : Religio victrix, et cet exergue : templis Calvinianorum eversis 1685. Une autre représentait la Religion plaçant une couronne sur la tête du roi, qui s’appuie sur un gouvernail et foule aux pieds l’hérésie, avec cette légende, qui renfermait à la fois une erreur et un mensonge : Ob vicies centena millia Calvinianorum ad ecclesiam revocata. MDCLXXXV. (pour avoir ramené au sein de l’Église deux millions de calvinistes.)
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