Genèse 12.9-20
Que celui qui croit être debout prenne garde de tomber !
Abram, en s’établissant dans le pays que Dieu lui avait montré, ne l’a point trouvé inhabité. Nous avons nommé déjà les Cananéens, dont il est dit expressément qu’ils l’occupaient.
Cette population n’était pas aborigène. Venue du pays de Cham, son ancêtre, elle s’était avancée peu à peu vers le nord et vers le nord-ouest, jusqu’à la Méditerranée, tantôt chassant les tribus qu’elle rencontrait, tantôt se mêlant à elles, prenant de leurs usages et de leurs dialectes, leur communiquant aussi des siens. La langue qu’elle avait fini par adopter semble avoir été très analogue, sinon identique, à l’hébreu. Jamais, par exemple, nous ne voyons les patriarches obligés de recourir à un interprète dans les tractations qu’ils conduisent avec les Cananéens. Nous rencontrons, en particulier, plus ou moins fondus avec eux, tout en ayant conservé leurs noms propres et peut-être leurs mœurs, les Amorrhéens et les Hittites ou Héthiens. On admet ordinairement que ces derniers sont de la race de ces Keta qui furent en guerre avec l’Egypte sous Rhamsès II ; l’une de leurs cités, Hébron, est mentionnée comme antérieure de sept ans à Tsoan, ou Tanis. ville antique du Deltav. Abram fut en rapport avec les uns et avec les autres ; il le fut aussi avec les Philistins, alors peuple pasteur, en attendant qu’ils devinssent ces batailleurs infatigables qui seront constamment en lutte avec les Israélites.
v – Nombres 13.22.
La religion des Cananéens doit avoir été le culte de Baal, adoré sous les différentes formes de El, Moloch, Adoni. Nous savons, de plus, qu’Astarté et ses autels paraissaient partout où l’on invoquait Baal. Il suit de là que la débauche et les sacrifices humains étaient pratiqués chez les Cananéens. Tout pourtant, n’était pas païen. L’histoire de Melchisédec nous montrera bientôt, au sein de ce paganisme brutal et sensuel, les restes d’une religion monothéiste. Rien ne prouve qu’Abram ait jamais été molesté dans les manifestations de sa foi : on le respectait, ou bien on le craignait assez pour ne pas oser l’attaquer. Et sans doute, la noblesse de sa vie d’une part, les preuves de sa fortune de l’autre, devaient imposer à ces idolâtres. Le nouveau venu possédait assez de serviteurs et de troupeaux pour qu’il fût considéré à peu près comme un scheik par ces paysans, dont la condition présentait peut-être plus d’une analogie avec celle des fellahs de nos jours.
Quant à la fertilité du sol, il est difficile de dire avec certitude ce qu’elle fut autrefois en Canaan. Les restes de la culture de jadis sont trop rares pour nous renseigner. Tout donne à croire que les terres rapportaient dans le nord plus que dans le midi. Mais ce n’était pas le nord que l’Éternel avait assigné à son serviteur ; c’était bien la portion méridionale de la Palestine. Le patriarche nomade s’y enfonce toujours plus avant, au fur et à mesure que les besoins de son bétail l’exigent. Un temps vient même où il est obligé de quitter le territoire qui lui avait été assigné. La famine a éclaté dans Canaan.
Nous en rencontrons beaucoup, de ces famines, dans l’histoire des Israélites. Leur pays, bien souvent, n’a pu nourrir ses habitants. Aux jours de Jacob, à l’époque d’Élie et d’Elisée, la disette des vivres s’est fait sentir d’une façon effrayantew. Le prophète Amos nous invite à voir dans ces souffrances un châtiment que Dieu emploie pour ramener à lui son peuplex. Ces malheurs, du reste, ne sont point réservés exclusivement à l’orient. L’Europe en a connu de tout aussi redoutables que ceux dont la Terre-Sainte fut affligée. « Pendant tout le dix-huitième siècle, écrit M. Maxime Ducamp, l’histoire de l’alimentation du peuple se résume dans une série de disettes. Notre pays a souffert de la faim jusqu’au commencement du xixme siècley. »
w – 1 Rois 17 ; 2 Rois 8.1, 6.
x – Amos 4.6-7.
y – Revue des Deux-Mondes, 1er novembre 1889, p. 57.
Au temps d’Abram, avec des moyens de communication plus que primitifs, quelquefois nuls, toujours fort lents, faut-il s’étonner si des récoltes surabondantes se perdaient, faute de commerce, à côté d’une contrée où les champs n’avaient rien rapporté. Cela s’est vu en France il y a cent ans a peine ; on comprendra sans peine que cela se soit vu sur les bords du Jourdain près de 2000 ans avant Jésus-Christ.
Ce qui vous surprendra plus que l’explosion de la famine c’est que, dans cette calamité, Abram n’ait pas été miraculeusement épargné. Car enfin, ce n’est point lui qui a demandé à venir en Canaan ; c’est bien Dieu qui l’y a conduit. Alors pourquoi l’y menacer de mourir de faim ? Il y avait du blé en abondance dans les campagnes d’Ur et dans celles de Charan ; le pain n’y était pas cher. Abram a quitté tout cela uniquement pour obéir à Dieu ; c’est une singulière manière de l’en récompenser que de l’exposer à périr faute de nourriture lui et tous les siens !
Singulière, dites-vous ? Si vous voulez. Pourtant, avez-vous remarqué quelque part que Dieu ait promis à ses enfants de les mettre à tout jamais à l’abri de l’épreuve ? Il me semble au contraire que Jésus disait un jour à ses disciples : « Vous aurez des afflictions dans le monde. » Je sais bien qu’il ajouta aussitôt : « Ayez bon courage, j’ai vaincu le monde. » Deux affirmations vraies pour toutes les époques et pour tous les croyants. L’Éternel s’est engagé à faire d’Abram une source de bénédictions pour toutes les familles de la terre. Rien de plus. Qui sait si la manière dont il supportera l’épreuve ne devrait pas contribuer, pour une très large part, à alimenter cette source ? Jamais peut-être, quand la famine les a visités, les Cananéens n’ont pu voir comment un croyant supporte les privations qu’elle entraîne. Le moment ne serait-il pas venu pour eux de recevoir cet enseignement, et, s’il est bien donné, ne sera-t-il pas, au moins pour quelques-uns, une bénédiction ?
Que va faire le patriarche ? Au nord, nous l’avons dit, il échapperait très probablement à la disette. Il pourrait retourner, non pas jusqu’à Ur, sans doute, non pas même jusqu’à Charan, mais au moins jusqu’aux environs de Damas. Il ne le fait point ; il n’y a probablement point songé. Il savait bien que là n’était pas le pays dont Dieu avait dit : « Je le donnerai à ta postérité. » En revanche, le midi lui reste ouvert ; il s’y trouve déjà : pourquoi ne pas descendre plus bas ? Voici les frontières de l’Egypte. Dès une très haute antiquité, la vallée du Nil a été le grenier des contrées affamées. Il n’y a vraiment pas de question à se poser : c’est en Égypte qu’il faut aller.
En apparence, oui. Il ne saurait y avoir de parti plus raisonnable. Abram n’est pas à proprement parler un citoyen de Canaan ; il y habite, rien de plus, et n’y possède pas un pouce de terrain. Aucun lien patriotique ne le retient. Son devoir le plus pressant n’est-il donc pas de sauver ses gens et ses troupeaux, tout en se sauvant lui-même ?
Je ne sais. Avant de répondre affirmativement, il me semble qu’il y aurait eu un conseil à demander. C’est l’Éternel qui a ordonné le départ d’Ur et celui de Charan. A-t-il aussi commandé celui de Canaan ? Ah ! s’il a dit : « Pars ! » il n’y a plus à discuter. En restant, Abram aurait désobéi ; les maux qu’il aurait alors pu souffrir, c’est lui qui les aurait cherchés. Dans une circonstance tout analogue, lorsque la famine règne en Canaan de nouveau, lorsque Joseph appelle à lui son vieux père afin d’avoir l’immense joie de le nourrir, Jacob entend une parole très précise de son Dieu : « Ne crains point de descendre en Egypte… Moi-même je descendrai avec toi en Egypte, et moi-même je t’en ferai remonterz. » Abram a-t-il reçu quelque révélation de ce genre ? Pas que nous sachions. Il est dès lors permis de douter qu’il ait agi dans cette circonstance en pleine conformité avec les vues de l’Éternel.
z – Genèse 46.3-4.
Cela posé, je me hâte de convenir que rien n’est plus facile que de donner aux autres de bons avis quand on ne passe pas du tout par les mêmes circonstances. A la place d’Abram, qui nous dit que nous n’eussions pas agi exactement comme lui ? La famine était là, vous savez. Ce n’est pas si facile pour un homme seul de se trouver aux prises avec un pareil ennemi. Quand cet homme est responsable de beaucoup d’autres vies que la sienne propre, il court au plus pressé ; il entre, pour échapper, dans la première voie ouverte devant lui. S’il parvient de la sorte à sauver les siens, sans avoir commis du reste ni délit ni malhonnêteté, il faudrait être un puritain bien morose, ou bien dur, pour lui lancer des reproches.
Nous n’en adressons point au patriarche. Nous devions seulement nous borner à constater un fait. Lui qui n’avait pas encore entrepris un voyage sans un ordre positif de Dieu, en commence un aujourd’hui sans qu’un ordre de ce genre ait été formulé. Or Dieu, s’il voulait qu’il restât en Canaan, avait les moyens de l’empêcher d’y mourir de faim. Si notre pèlerin se rend de son propre chef en Egypte, il s’expose à y être moins directement, moins consciemment sous la conduite de son Père céleste. il y sera plus livré à lui-même ; autant dire plus exposé aux erreurs, aux chutes. C’est tout ce qu’il nous importait de relever.
Voilà donc, de nouveau, sa caravane en route. Une fois qu’il se décidait à quitter Canaan, il semble bien qu’il ne pouvait pas faire un choix plus judicieux que celui de l’Egypte. La marche à faire n’était ni longue ni particulièrement pénible. La population égyptienne avait dès longtemps l’habitude de nourrir des étrangers, soit en leur envoyant, même à de très grandes distances, le trop plein de son blé ; soit en les recevant momentanément sur son territoire et en leur vendant du grain à des prix très abordables. Grâce aux crues annuelles du Nil, l’Egypte ne dépendait pas pour la richesse de ses récoltes de pluies plus pu moins régulières, comme c’était le cas en Palestine et en Syrie. Aussi a-t-elle à plusieurs reprises sauvé ces deux pays… et bien d’autres. Ces avantages matériels très appréciables ne compensaient pourtant pas de graves dangers au point de vue spirituel. On admet généralement que les Hicksos étaient établis en Egypte au moment où Abram y arriva. Sémites ainsi que lui, ils n’avaient pas conservé le culte, à peine le souvenir de Jéhovah. Les quelques progrès qu’ils avaient introduits dans le gouvernement, leurs connaissances relativement avancées dans les arts et dans la civilisation, ne compensaient pas, il s’en faut, l’influence délétère que les mœurs et la religion du pays avaient exercée sur eux. La polygamie régnait ouvertement. Les grands personnages entretenaient des harems qu’on remplissait pour eux par les procédés les plus violents. Ébers raconte même à ce propos un trait qui est une singulière confirmation du récit de la Genèse. Une tresse de cheveux entrevue par quelques courtisans avait fait supposer, tant elle était merveilleuse, que celle qui la portait devait être fille des dieux. On avait recherché cette femme, et on l’avait enlevée de force pour la conduire dans le palais d’un Pharaona. Si tous les détails de ces mœurs n’étaient pas connus d’Abram, il en savait assez cependant pour n’avoir point de confiance en la moralité des Égyptiens. L’accord qu’il va faire avec sa femme le prouvera suffisamment… Non vraiment, le choix qu’il fait n’est pas si sage qu’il paraissait d’abord : mieux eût valu consulter l’Éternel ; il eût certainement répondu.
a – Nous ne pouvons fixer avec précision ni la date de l’arrivée d’Abram en Egypte, ni le nom du Pharaon qui régnait alors. Josèphe lui donne deux noms différents, dans ses « Antiquités » et dans sa « Guerre des Juifs. »
Comme il ne lui a pas demandé conseil, et qu’il entrevoit un péril, il en est réduit à faire seul ses plans, à ne compter que sur son habileté pour les précautions à prendre. Au fait, il avait déjà pourvu à ces mesures. Lorsqu’il s’était éloigné de Charan, il était convenu avec Saraï, son épouse, que celle-ci le ferait passer pour son frère dans tous les voyages qu’ils allaient entreprendreb. Alors au moins, si quelque chef se propose de faire enlever Saraï, au lieu de voir en Abram un mari dont il faut se débarrasser par le meurtre, il le traitera comme un frère qu’il importe de gagner par des présents, puisque la main de sa sœur dépend de son bon plaisir. Il n’y avait pas eu lieu jusqu’ici de faire usage de cette convention, autant du moins que nous pouvons le conjecturer. Au moment d’entrer en Egypte, elle paraît tout particulièrement nécessaire. Abram la rappelle à sa femme avec une crudité d’égoïsme dont il est difficile de ne pas être révolté – et Saraï n’objecte rien. En tout cas, elle cède.
b – Genèse 20.12-13.
Nous ne pouvons pas ne pas nous arrêter un instant ici. Les questions se pressent. Où est la foi d’Abram ? Où est sa justice ? Où est son amour ? Quel nom mérite sa conduite ?
Quel nom ? Mais il n’y a pas à chercher bien loin. C’est une lâcheté doublée d’un mensonge. Un mari qui ne pense qu’à sa vie qu’il veut sauver, et fait bon marché pour y parvenir de l’honneur de sa femme, c’est lâche ! Un mari qui fait passer sa femme pour sa sœur, c’est faux !
Oh ! je sais bien qu’il y avait dans cette façon de mentir un élément de vérité. Abram et Saraï étaient frère et sœur par leur père, s’ils ne l’étaient pas par leur mère. Le droit d’alors permettait de pareilles unions, prohibées depuis par la loi de Moïse. Lors donc que le patriarche dit de Saraï : Elle est ma sœur, il dit une chose vraie. Mais voyons : ne comprenez-vous pas que cette déclaration emporte immédiatement celle-ci : Elle n’est pas ma femme ? Et n’est-ce pas exclusivement en vue de celle-ci, qui est fausse, qu’il a prononcé la première, qui était vraie ? Les demi-vérités sont le plus souvent des mensonges qu’on n’ose pas proférer ouvertement. Il n’est pas possible de laver Abram d’un double péché. Et si l’on essaie de le disculper, en avançant qu’il comptait sur le secours de Dieu pour tirer Saraï de l’effrayant danger où lui-même la jetait, on n’aboutit guère qu’à rendre sa faute plus grave. Ce n’est pas de la foi que de tenter Dieu en abandonnant son devoir.
Cela dit, parce qu’il fallait le dire, trois remarques, trois questions veulent être présentées.
En premier lieu, nous est-il loyalement permis de juger Abram à la lumière de nos principes chrétiens ? Né, élevé, grandi dans un entourage où la morale élémentaire n’était aucunement ce qu’elle est devenue depuis Jésus-Christ – ou déjà depuis Moïse, – il ne pouvait avoir tous les scrupules que la loi et l’Évangile nous ont donnés. Nous avons admiré la foi qui l’a fait sortir d’Ur et de Charan sur un simple ordre de l’Éternel. Peut-être que nous ne l’admirerons jamais assez. Mais cette foi n’était pourtant pas encore complète ; elle ne savait pas tout ce qu’elle devait savoir plus tard. Grande, héroïque dans son principe, il lui restait beaucoup à apprendre quant aux applications diverses de ce principe à la morale de tous les jours. Qui sait ? Les promesses si vastes qui lui ont été faites pouvaient, par certains côtés, lui avoir inspiré un égoïsme que la foi essayait de se justifier à elle-même. S’il était destiné à un avenir aussi élevé que celui dont sa deuxième vocation lui avait tracé les vastes horizons, il pouvait se figurer que son premier devoir était de conserver sa vie, à quel prix que ce fût, jusqu’à ce qu’il eût un fils. Les épreuves, d’ailleurs, lui avaient tenu compagnie à peu près autant que les bénédictions dans sa vie de nomade. Qui soutiendra, même parmi les chrétiens avancés, que les épreuves ne troublent jamais la foi et ne la font en rien dévier ?
Nous demandons, en second lieu, si nous sommes, nous, assez décidés dans l’obéissance, assez ancrés dans la droiture et dans la vérité, pour nous sentir autorisés à condamner sans rémission le patriarche ? Notre désintéressement est-il si entier que ce soit à nous de juger son égoïsme ? N’est-ce pas la société contemporaine qui excuse, encourage presque le mensonge, pourvu qu’il réussisse, qui prône comme habileté méritoire des réserves, des sous-entendus, des subtilités jésuitiques pour le moins aussi condamnables que celles dont elle se montre indignée quand elle les surprend chez un patriarche ? N’est-ce pas elle encore qui soutient avec toutes sortes de sourires, en guise d’arguments, que « charité bien ordonnée commence par soi-même ? » Où donc alors prend-elle le droit de monter sur un tribunal pour lancer une sentence de condamnation contre celui qui n’a fait qu’appliquer son principe ? Un peu d’équité serait pourtant ici de mise. Quand notre âge, qui en sait beaucoup plus long qu’Abram sur les exigences de la morale, sera net des souillures qu’il lui reproche à grand bruit, il aura plus d’autorité pour le juger. Présentement, chacun de ses verdicts retombe d’aplomb sur lui-même, c’est-à-dire sur nous.
Troisièmement, enfin, à qui devons-nous ces réclamations de la morale ? Vous le savez ; osez donc le dire. Nous les devons précisément à ce livre qui a poussé la loyauté jusqu’à nous raconter la défaillance d’un Abram, et l’outrage fait par lui aux lois morales. Sans ce livre, nous en serions au même point que l’époux de Saraï durant son séjour en Egypte. Les mêmes faiblesses nous paraîtraient naturelles ; les mêmes taches nous sembleraient excusables. Bien plus : ce ne seraient à nos yeux ni des taches, ni des faiblesses, pas seulement des peccadilles. Il suffit de voir ce qui se passe là où la Bible n’a pas pénétré. Si les mœurs privées et les mœurs publiques nous paraissent plus pures en Ecosse – au moins dans leur ensemble – qu’au milieu des républiques de l’Amérique du Sud, ignorez-vous la raison de ce contraste ? Là, la Bible mise à la place d’honneur, étudiée dès l’enfance, formant l’esprit, inspirant le cœur, dirigeant la conscience au foyer de la famille comme dans une partie de la législation. Ici, les Écritures ignorées, fermées, ou ce qui revient au même, traduites dans une langue étrangère que personne ne lit excepté quelques prêtres. Soyons donc justes, nous qui prétendons juger. La seule chose, dans le sujet qui nous occupe, que nous ayons à demander au texte sacré, c’est de ne pas approuver la conduite coupable du patriarche. Est-ce là ce qu’il fait ? Examinons.
Les choses se passent en Egypte exactement comme Abram les avait prévues. Bien vite on est frappé de la beauté de Saraï. Il fallait, en effet, qu’elle fût exceptionnelle, car, de dix années plus jeune que son mari, Saraï devait avoir alors pour le moins soixante-six printemps. Il est vrai que ce n’était guère que la moitié de sa vie, puisqu’elle atteignit l’âge de 127 ansc Elle arrivait à peine à son plein épanouissement. Et comme la beauté est une œuvre et un don de Dieu, nous ne sommes point surpris de voir relevée celle de Saraï, comme le sera aussi celle de Moïsed. Les courtisans de Pharaon en ont parlé devant leur maître avec admiration ; le monarque a donné l’ordre de faire enlever cette femme ; cela ne paraît à personne un crime ; n’est-ce pas ce qui se passe tous les jours, dans la capitale et ailleurs ? Persuadé, au surplus, que le riche étranger n’est que le frère de cette belle personne. Pharaon se fait un plaisir, ou même un devoir, de le traiter avec distinction. Des bœufs, des ânes, des brebis, des ânesses, des chameaux, avec des serviteurs et des servantes, lui sont envoyés à titre de présents ; et Abram accepte ce prix de sa honte.
c – Genèse 17.17 ; 23.1.
d – Exode 2.2.
Là-dessus, « l’Éternel frappe de grandes plaies Pharaon et sa maison. » Cela vous irrite ? C’est contraire à vos notions de l’équité ? Pourquoi, s’il vous plaît ? Est-ce qu’à votre sens Pharaon a bien agi ? Est-ce que sa conduite est de celles qu’on peut approuver ? Mais le châtiment de ce prince est au contraire un des éléments de la justice de Dieu. C’est aussi une marque de sa miséricorde, une preuve qu’il ne repousse pas les païens. S’il avait laissé passer cet adultère, dans une occasion aussi éclatante, ne l’auriez-vous point accusé de partialité, et avec quelque apparence de raison ?
Oui, le roi d’Egypte devait être puni. Seulement Abram devait l’être au moins autant, et le récit ne nous montre guère qu’il l’ait été.
En êtes-vous bien sûrs ? Voici ce que le récit nous apprend. Averti par quelque remords de sa conscience qui rapproche l’acte commis des coups reçuse, Pharaon fait appeler le voyageur : « Pourquoi, lui dit-il en lui montrant Saraï, ne m’as-tu pas déclaré que c’est ta femme ? » Voilà donc ouvertement publié devant une cour païenne précisément ce qu’Abram avait voulu taire : la réalité de ses relations avec Saraï, et par conséquent toute la lâcheté de son mensonge. Si la cour le sait, le peuple ne tardera guère à en être informé. Dès lors, l’homme de Dieu, le croyant, le fidèle, celui qui remplissait naguère en Canaan un office de missionnaire en élevant de place en place des autels à Jéhovah, est publiquement convaincu d’imposture. Il a trompé un Pharaon, le roi d’un peuple chez qui le mensonge était généralement condamné comme infamant. Il n’a pas eu le courage de prendre la défense de son épouse ; il a trahi, il a menti, et nul désormais n’en ignore dans le royaume païen…
e – D’après Josèphe, le roi dut consulter les prêtres pour savoir la vérité : « Comme il se demandait ce qu’il devait faire pour échapper à ces maux, les prêtres lui révélèrent que c’était un effet de la colère de Dieu, parce qu’il avait projeté de faire du tort à l’épouse d’un étranger. » (Antiq. I, 8, 1).
Vous trouvez qu’il n’est pas châtié ? Que cette punition soit d’un caractère essentiellement moral. j’en conviens sans peine. Mais ce sont pour certaines natures les plus douloureuses.
D’ailleurs ce n’est pas tout. Après la révélation, l’expulsion : « Va-t-en ! » dit le monarque irrité ; et il donne l’ordre à ses gens de renvoyer Abram. Encore une humiliation, n’est-ce pas ? De plus, des souffrances nouvelles en perspective. Adieu l’Egypte et ses greniers bien fournis. Il faut reprendre, avec cette épouse qu’il a si mal gardée, une marche d’autant plus pénible qu’il ne rencontrera plus l’estime dont il fut entouré au début. La famine n’est peut-être pas terminée en Canaan. Tous les plans avaient été formés en vue d’un séjour beaucoup plus prolongé. C’est égal ; il faut partir… Voyons, la main sur la conscience, trouvez-vous qu’Abram n’a pas été châtié ?
Fidèle à elle-même, fidèle au but qu’elle n’a pas cessé de poursuivre, la Bible est demeurée vraie et morale en racontant la chute d’un de ses plus nobles héros. Nous conservons le droit d’appeler histoire sainte l’histoire qu’elle nous raconte, car ce n’est pas celle des hommes pécheurs, mais celle du Dieu saint au travers de toutes les souillures de l’humanité. Ne vous inquiétez pas, du reste. Les nuages ne voileront pas toujours les purs rayons du soleil. Bien petit quand il a cherché à sauver sa vie, Abram va bientôt redevenir grand quand il s’oubliera lui-même, pour sauver la paix de sa famille. Au moment où il repasse les frontières de ce pays qui a failli lui devenir funeste, il peut murmurer les paroles qu’un prophète a mises dans la bouche de la fille de son peuple : « Ne te réjouis pas à mon sujet, mon ennemie ! car si je suis tombée, je me relèveraif. »
f – Michée 7.8.