La persécution de Néron. — Destruction de Jérusalem. — L’Église judéo-chrétienne.
L’Église naissante ne fut pas longtemps exempte de difficultés et de divisions intérieures. Les Juifs convertis à Jérusalem étaient tous des zélateurs de la loi de Moïse (Actes 21.20), et ils voulaient à tout prix en imposer le joug à leurs frères sortis du paganisme. Leurs efforts furent vains, en somme ; mais bien des églises eurent à traverser, à cause d’eux, de dures épreuves. Les Galates, par exemple, furent lents à comprendre qu’ils n’étaient plus esclaves, mais fils ; qu’ils n’étaient plus des enfants et que la loi n’avait été qu’un pédagogue ; en un mot, que la loi rituelle et cérémonielle de Moïse avait été abolie une fois pour toutes en Jésus-Christ. Affligé de leur attachement puéril aux observances extérieures, l’apôtre Paul s’écrie : « A présent que vous avez connu Dieu, ou plutôt que vous avez été connus de Dieu, comment retournez-vous à ces faibles et pauvres rudiments auxquels de nouveau vous voulez vous asservir encore ? Vous observez les jours, les mois, les temps et le » années ? Je crains d’avoir inutilement travaillé pour vous ! » Et ailleurs : « Êtes-vous tellement dépourvus de sens ? Après avoir commencé par l’Esprit, voulez-vous maintenant finir par la chair (Galates 4.9-11 ; 3.3) ? »
En l’an 64, et sur l’ordre de Néron, eut lieu la première persécution historique des chrétiens à Rome. On sait que cet empereur infâme accusa les chrétiens d’avoir mis le feu à la ville. Il avait trouvé ce moyen d’écarter les soupçons que tout le monde s’accordait à faire peser sur lui. Les habitants de la métropole n’avaient pas encore pu se faire une idée exacte du vrai caractère des chrétiens. Tous les confondaient avec les Juifs, et tous, lettrés ou ignorants, n’avaient pour eux que haine aveugle et mépris. Tacite, auquel nous devons le récit de cette persécution, appelle les chrétiens « une classe d’hommes détestés pour leurs abominations ». Du reste, comme c’est le premier auteur païen qui parle du christianisme d’une manière précise, nous allons citer le passage en entier. « Pour apaiser ces rumeurs, il [Néron] offrit d’autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d’hommes détestés pour leurs abominations, et que le vulgaire appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ, qui, sous Tibère, fut livré au supplice par Pontius Pilatus. Réprimée un instant, cette exécrable superstition se débordait de nouveau, non seulement dans la Judée, où elle avait sa source, mais dans Rome même, où tout ce que le monde enferme d’infamies et d’horreurs afflue et trouve des partisans. On saisit d’abord ceux qui avouaient leur secte ; et, sur leurs révélations, une infinité d’autres, qui furent bien moins convaincus d’incendie que de haine du genre humain. On fit de leurs supplices un divertissement : les uns, couverts de peaux de bêtes, périssaient dévorés par des chiens ; d’autres mouraient sur des croix, ou bien ils étaient enduits de matières inflammables, et, quand le jour cessait de luire, on les brûlait en place de flambeaux. Néron prêtait ses jardins pour ce spectacle et donnait en même temps des jeux au cirque, où tantôt il se mêlait au peuple en habit de cocher, et tantôt conduisait un char. Aussi, quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les cœurs s’ouvraient à la compassion, en pensant que ce n’était pas au bien public, mais à la cruauté d’un seul, qu’ils étaient immolés. »
[Annales, liv. XV, ch. 44. Tacite avait environ six ans lorsque la persécution eut lieu. Son témoignage est confirmé par Suétone, Néron, xvi. — Nous avons fait usage de la trad. Burnouf.]
Le cirque de Néron touchait à ses jardins. Maintenant la cathédrale de Saint-Pierre occupe cet espace, et le fameux obélisque de granit rouge, apporté d’Héliopolis par Caligula et aujourd’hui au centre de la place, était alors à la porte du cirque.
Plusieurs écrivains païens parlent de la torture de la chemise brûlante, à laquelle les chrétiens furent soumis. Sénèque dit qu’elle était enduite et en quelque sorte tissée avec des matières combustibles. Juvénal, dans un passage assez obscur, d’ailleurs, parle de ces malheureux qui, attachés à un poteau, brûlent debout et tracent, en fondant, un large sillon brûlant au milieu de l’arène (Ep. 14). L’Église, qui a conservé si peu de traditions authentiques de cette époque primitive, même en ce qui concerne les voyages et la mort des apôtres, ne nous dit rien des souffrances de ses enfants durant ces jours d’épreuves cruelles. Mais si, sur la terre, le nom de ces premiers martyrs reste ignoré, il est inscrit au ciel en même temps que le souvenir de leur foi, de leur patience et des tourments qu’ils ont soufferts dans leurs corps et dans leurs âmes.
La persécution se prolongea, avec des alternatives diverses, jusqu’à la fin du règne de Néron. La tradition rapporte que, vers l’an 67, Paul et Pierre furent mis à mort à Rome ou près de Rome, le premier par décapitation, le second par crucifixion. Il n’y a guère lieu de douter de l’exactitude de cette tradition en ce qui concerne Paul ; mais en ce qui concerne Pierre, les témoignages sont moins concluants. Il paraît certain que tous deux ont été martyrisés. Ce qui ne l’est pas, c’est que Pierre ait été martyrisé à Rome. Clément de Rome dit : « Pierre, après avoir supporté de nombreux travaux, souffrit à la fin le martyre… Paul, après avoir enseigné la justice au monde entier et atteint l’extrême limite de l’Occident, souffrit le martyre par ordre des préfets. »
« La tradition chrétienne, fait observer le chanoine Farrar au sujet de Pierre, devenant de plus en plus explicite à mesure qu’elle s’écarte du moment dont elle parle, nous a rapporté plusieurs détails, qui forment sa biographie telle que l’Église romaine l’accepte ordinairement… En réalité, tout ce qu’on peut savoir de précis sur la fin de sa vie est que très probablement il souffrit le martyre à Rome. »
[Farrar, The Early Days of Christianity, I, 113, 119 ; et Excursus, II, Cf. Neander, Planting of the Christian Church, I, 377-383, où la question est longuement examinée.]
Enfin l’heure arriva, où les prédictions de Jésus-Christ concernant Jérusalem allaient être accomplies et où cette ville allait être « investie par les armées (Luc 21.20-21) » Lorsque Titus s’avançait avec ses légions, les Judéo-Chrétiens, se souvenant des avertissements qu’ils avaient reçus, abandonnèrent en grand nombre la ville sainte, traversèrent le Jourdain et vinrent chercher un refuge à Pella et dans les villages environnants.
Eusèbe, H. E. Crusé, liv. III, ch. 5. Pella était la principale des dix villes de la Pérée, ou Décapole. On pense qu’elle était située où se trouve le rempart de ruines appelé Tubukat Fahil, qui domine la vallée du Jourdain, à 50 ou 60 milles au N.-E, de Jérusalem.
Josèphe nous informe que le siège de Jérusalem eut lieu au moment où la ville était remplie de la foule des Juifs venus de tout le pays pour célébrer la Pâque. Une si grande agglomération ne tarda pas à provoquer d’abord la peste, puis la famine, qui accrurent grandement l’horreur du siège. Tout ce peuple était enfermé dans la ville comme dans une prison, et il en résulta un carnage tel que jamais les hommes ou Dieu n’en infligèrent de pareil. Josèphe évalue à onze cent mille le nombre des morts et à quatre-vingt-dix-sept mille celui des prisonniers. Les jeunes hommes les plus grands et les plus beaux furent réservés pour le triomphe de Tite ; un grand nombre de captifs fut disséminé dans les provinces de l’empire pour servir aux jeux du cirque ; on vendit comme esclaves ceux qui n’avaient pas encore dix-sept ans, et le reste fut envoyé aux mines d’Egypte.
[Josèphe, Guerres des Juifs, liv. VI, ch. 9, et les notes de Whiston. Whiston estime que le nombre des Juifs réunis à Jérusalem a ce moment-là ne pouvait être inférieur à trois millions. Cette évaluation est basée sur ce que Josèphe affirme relativement aux agneaux mis à mort pour la fête, et sur le nombre des personnes qui se réunissaient pour un agneau. A l’en croire, on immola 236 800 agneaux et, pour chacun, il y avait dix personnes au moins ou vingt au plus. Cf. Deutéronome 28.68.]
Dès le retour de Tite à Rome, le sénat décréta qu’un triomphe extraordinaire serait fait à lui et à son père Vespasien, qui avait commencé la guerre. Josèphe y assista, et il n’a pas honte d’en décrire les splendeurs en style pompeux. Il aurait dû se souvenir que c’était au prix de la ruine et de l’humiliation de son pays ! L’or, l’argent, l’ivoire, dit-il, y éclataient partout. On ne voyait que tentes de pourpre, broderies, pierres précieuses, animaux rares. Des Romains, vêtus de somptueux habillements, portaient des statues colossales de leurs dieux ; puis venaient de longues files de captifs. Après eux, des trophées magnifiques, hauts de trois ou quatre étages, représentaient les batailles et les sièges de la guerre : on y voyait des plaines dévastées, des villes en flammes, l’ennemi ensanglanté et suppliant, et des fleuves traversant des contrées ravagées par le fer et le feu…
Mais ce qui attirait le plus l’attention, c’étaient les dépouilles du temple de Jérusalem, la table d’or, le chandelier à sept branches et le rouleau de la Loi.
Enfin venaient Vespasien, Tite et Domitien. Ils terminaient glorieusement le cortège. Au moment de monter du Forum au Gapitole, ils s’arrêtèrent et attendirent la nouvelle de l’exécution de Simon Bar-Gioras, le général en chef des ennemis. Ce malheureux avait été retiré du cortège, jeté dans un horrible cachot de la prison Mamertine et mis à mort.
Aussitôt que son supplice leur eut été annoncé, ils se remirent en marche, montèrent au temple de Jupiter Capitolin, pour offrir leurs prières et des bœufs blancs comme le lait et déposer sur les genoux du dieu leurs couronnes d’or.
On sait que ce triomphe est rappelé sur l’Arc de Triomphe de Titus ; on y voit sculptés la table d’or, les trompettes d’argent et le chandelier à sept branches. Quant à ces objets eux-mêmes et à tous ceux de même origine que Titus avait pu arracher aux flammes, ils furent déposés dans le Temple magnifique que Vespasien fit élever à la déesse de la Paix. Seuls, le rouleau de la Loi et les voiles de pourpre du sanctuaire furent portés au palais impériala.
a – Josèphe, op. cit., liv. VII, ch. 5 Adam, Roman Antiquities.
Arc de Titus, gravure de Piranèse (1720-1778).
Ni la destruction de Jérusalem, ni la cessation des cérémonies du culte qui en fut la conséquence, ne purent, cependant, ébranler la foi des Juifs dans l’obligation perpétuelle d’observer les prescriptions de la Loi. Les Judéo-chrétiens eux-mêmes restèrent, en majorité, attachés à cette idée. Dès la fin de la guerre, ils étaient revenus de Pella et de la Pérée et s’étaient établis dans la cité en ruines. Leur Église y subsista, pure de tout mélange, jusqu’au temps d’Adrien (136), se distinguant toujours des Églises pagano-chrétiennes par une observance aussi complète que possible des prescriptions mosaïquesb.
b – Neander, Hist. Eccl., trad. Towey, I, 476.
Ceux d’entre eux qui étaient restés dans la Décapole (et leur nombre n’était pas sans importance) formèrent une Église distincte, qui survécut jusqu’au ve siècle.
Assurément on n’a pas lieu d’être trop surpris de l’excessive ténacité avec laquelle ces Hébreux, bien que sincèrement chrétiens, restèrent attachés aux cérémonies du culte de leurs pères. Mais on ne doit pas oublier non plus l’influence fâcheuse que le ritualisme juif exerça sur l’Église entière, atténuant de bonne heure son éclat et plus tard, lorsque des idées et des pratiques du paganisme s’y mêlèrent, mettant son existence même en danger.
Le chandelier d’or et la table des pains figurant sur l’Arc de Titus.