L’Esprit du Seigneur, l’Éternel, est sur moi.
Un seul verset avait suffi à Luc pour nous raconter, l’enfance du Précurseur : « La main du Seigneur était avec lui. » Un verset encore pour dépeindre sa jeunesse : « L’enfant croissait ; il se fortifiait en esprit ; il se tenait dans les déserts. » Trois coups de pinceau seulement. Pourtant le portrait est achevé. Et si nous prenons la peine de l’examiner, nous le trouverons singulièrement animé et vivant.
L’enfant croissait. La comparaison de ce premier trait avec le suivant nous oblige à l’appliquer surtout, sinon exclusivement, à la croissance physique. Or, comme elle va de soi ; comme, si elle avait fait défaut, l’enfant serait mort ou, du moins, ne serait jamais devenu le Baptiste, il semble que l’historien aurait pu se dispenser de relever ce détail.
C’est une erreur. Aux yeux de Luc, le fait a son importance ; car il a soin de le signaler plus tard à propos de l’enfant Jésus. C’est que l’Écriture n’est nullement insensible à notre développement physique. Il ne faut pas attendre d’elle ces théories quintessenciées, fausses dans leur raffinement, qui font du corps le principe du mal, le chargent de tous les méfaits, et ne comprennent le progrès qu’à la condition, non pas de le tenir en bride – c’est un devoir – mais de le détruire à petit feu, ce qui est un crime. Le corps, d’après la Bible, est une création de Dieu ; un objet saint, par conséquent, ou du moins destiné à l’être. Il faut qu’il croisse, pour répondre à sa destination. En développant normalement le corps de leurs enfants, les parents n’obéissent pas seulement aux règles d’une hygiène bien entendue : ils accomplissent la volonté du Créateur.
Nous nous entendons, n’est-ce pas ? La pensée ne nous aborde pas de plaider en faveur des traitements qui amollissent et qui efféminent le corps. Il s’agit, non pas de le cultiver comme une plante de serre chaude, mais de le fortifier, pour le mettre en état de faire son service comme un utile instrument. Nous n’aurons aucune peine à reconnaître que Dieu peut avoir pour ministres, même pour missionnaires, des hommes d’une constitution très frêle et plus souvent malades qu’en santé. Nous n’oublions pas que Vinet, pour ne parler que de lui, n’a jamais été robuste. C’est au milieu d’indispositions presque continuelles qu’il a fait, dans l’Église du Christ, une œuvre puissante, dont nous ressentons encore les effets. Néanmoins, comment oublier qu’un autre pasteur, un autre bienfaiteur de l’Église, Adolphe Monod, semblait regretter sur son lit de mort, de n’avoir pas pris plus tôt, et plus assidûment, des précautions qui auraient assuré peut-être une plus longue durée à son ministèree. Saint Paul écrit à Timothée que « l’exercice corporel est utile à peu de chosef. » C’est certain, en comparaison surtout de la piété qui est utile à toutes choses. Néanmoins, l’apôtre n’a point dit que cet exercice ne servît à rien. S’il n’a pas vu dans la gymnastique un moyen de sanctification, je ne crois pas non plus qu’il l’ait condamnée comme fatale au développement de l’âme.
e – « Le corps, ne le négligeons pas. Une mauvaise santé, un corps faible, est souvent un grand obstacle à l’accomplissement de notre œuvre devant Dieu. Nous devons l’accepter, quand Dieu l’envoie ; mais il est de notre devoir devant Dieu de faire l’exercice nécessaire même pour le corps, et de prendre les précautions nécessaires pour le fortifier pour le service et pour la gloire de Dieu… Il y a beaucoup d’hommes qui auraient pu faire plus qu’ils n’ont fait pour la gloire de Dieu, s’ils ne s’étaient pas livrés à une activité pieuse plus que réfléchie, qui les a usés tout jeunes… » (Ad. Monod, Adieux à ses amis et à l’Eglise.)
f – 1 Timothée 4.8.
Jean-Baptiste, donc, croissait. Pour la grande tâche qui lui était réservée, il importait beaucoup qu’il fût fort. Le vœu de naziréat, auquel il avait été soumis dès sa naissance, devait y contribuer pour une large part. Rompu de bonne heure à la fatigue, il se préparait aux travaux austères qu’il aurait un jour à accomplir, et à la vie rude qu’il aurait à vivre.
Qu’à cette tâche, au reste, la force corporelle ne pût point suffire, c’est ce que Luc sait très pertinemment. Il n’a encore qu’ébauché son portrait lorsqu’il écrit que l’enfant croissait, et il se hâte d’ajouter se fortifiait en esprit. »
Devons-nous entendre par là que les facultés spirituelles de Jean acquéraient de la force en même temps que son corps ? Ou plutôt que le Saint-Esprit agissait en lui, et lui communiquait d’année en année des vertus nouvelles ? Le texte, me semble-t-il, affirme l’un et l’autre. L’esprit de cet enfant devenait à la fois toujours plus ferme et toujours plus ouvert ; et ces progrès étaient dûs à l’action permanente de l’Esprit de Dieu. Dans la pensée de Luc, ces deux croissances n’étaient point opposées l’une à l’autre, mais connexes, au contraire, et intimement unies.
Ce n’est pas l’opinion de tous les éducateurs, nous le savons. Voici un jeune garçon dont la mémoire est brillante, le raisonnement clair et logique, l’application persévérante et opiniâtre. Beaucoup plus avancé que la majorité de ses camarades, il achève ses classes à l’âge où d’autres les commencent. Ses maîtres ne manquent pas de juger que c’est un esprit très fort ; et probablement qu’ils ont raison, ce même étudiant, au milieu de ses progrès, ignore à peu près le monde supérieur ; il passe examens sans croire qu’il doive rendre un compte à Dieu ; il reçoit des diplômes et cueille des éloges sans un mouvement d’humilité ni un mot de reconnaissance. Un Maître, plus clairvoyant que tous les autres, déclarera qu’il est très faible quant aux dons de l’Esprit – nous voulons dire : de l’Esprit Saint. C’est ce dernier progrès, surtout, que le fils de Zacharie réalisait ; mais cela ne l’empêchait point de réaliser le premier.
Assurément, il paraîtrait fort ridicule de faire intervenir le Saint-Esprit dans les lois de l’instruction publique. Nous ne comprendrions même pas du tout comment l’État moderne s’y prendrait pour introduire cette réforme dans l’enseignement des jeunes générations. Ce que nous constatons beaucoup trop, en revanche, et ce que nous déplorons, c’est l’élimination, acceptée par maintes familles, de ce puissant facteur de progrès et de développement.
Eh bien ! vous, mes amis, n’y consentez point. Vous travaillez à fortifier ces instruments si précieux et si merveilleux qui vous ont été donnés par le Seigneur : votre corps et votre esprit. Vous faites bien. Vous vous inquiétez des règles de l’hygiène et vous vous soumettez aux exercices de la gymnastique, beaucoup plus qu’on ne le faisait autrefois. C’est excellent. Votre intelligence, promptement devenue curieuse, tient à s’orner le plus tôt et le plus complètement possible. Vous ne vous contentez pas des leçons et des cours quotidiens. Vous lisez, vous cherchez, vous scrutez. Les problèmes ne sont pas pour vous effrayer. Vous aimez, au contraire, à vous mesurer avec eux. Voilà qui est parfait. Et je vous assure que si je pouvais retourner avec vous sur les bancs de l’Université, recommencer mes études, y consacrer une vigueur nouvelle et l’entrain de la première jeunesse, je m’en sentirais très heureux. Puisque cela m’est interdit, laissez-moi, du moins, vous adresser un mot d’avertissement : c’est le privilège des années.
Beaucoup acquérir n’est pas tout. Il faut savoir profiter des acquisitions. Il en est de la nourriture intellectuelle comme de celle du corps : celle qui n’est pas digérée ne profite point. Gardez-vous donc de confondre la quantité avec l’utilité, la masse avec la force. On a cru souvent, peut-être le croyez-vous aussi, qu’entasser est synonyme de nourrir. Rien de plus faux. A ce régime-là, votre esprit, au lieu de croître, s’étiolerait vite et dépérirait. Jean-Baptiste, à votre âge, n’a pas abordé une foule de connaissances. Il s’est contenté de l’étude des Livres saints – nous le verrons bientôt. Peut-être a-t-il suivi l’école de Hébron et pris quelques leçons à Jérusalem. Mais ce qu’il a étudié, il ne l’a point quitté avant de le savoir à fond. Il s’en est pénétré, et son esprit en a été fortifié. La suite de son histoire l’a suffisamment prouvé.
Vous me répondrez que si la dispersion tend à prendre, dans vos travaux, la place de la concentration, la faute n’en est pas à vous, mais à des programmes trop chargés. C’est possible, probable même. Il y a pourtant un remède dont l’application dépend à la fois de vos parents et de vous. Il y a un éducateur, aux lumières duquel vous ne vous adresserez jamais trop, jamais assez : c’est le Saint-Esprit. On ne vous en parle pas au collège ? Raison de plus pour recourir à lui dans le cercle de la famille et dans votre chambre de travail. Il n’y a pas un maître, pas un professeur qui sache enseigner comme lui. Seulement il réclame l’obéissance. Il entend gouverner la volonté aussi bien que la raison. Il possède un arsenal de connaissances dont vous ne pouvez vous faire une idée, avant de l’avoir interrogé. En même temps, il communique à ses disciples cette force morale qui vaut mieux encore que la science ; cette résistance victorieuse aux tentations, qui a plus de valeur que les succès dans les concours ; cette pureté du cœur qui l’emporte de beaucoup sur les caprices aventureux de l’imagination… Mes amis, mettez-vous à l’école de ce maître-là. Si la génération qui s’élève veut devenir forte en esprit ; s’il ne lui suffit pas d’être gracieuse ; s’il lui importe d’être prête à l’heure où les plus graves problèmes s’imposeront, et ouvriront probablement des crises redoutables, il faut qu’elle soit fortifiée par l’Esprit Saint. Telle fut la force de Jean-Baptiste. Instruit par les exemples et par les paroles de ses parents, il le fut aussi par l’Esprit de Dieu. Grâce aux leçons qu’il reçut de lui, il apprit à ne point discuter avec le devoir. « Le récit que Zacharie lui répéta souvent, sans doute, de sa conversation avec l’ange dans le temple de Jérusalem, lui enseigna cette soumission immédiate aux ordres de Dieu qui constitue la vraie foi et, par là même, la vraie puissance. Le prêtre, devenu croyant, put redire fréquemment à son enfant les paroles du cantique chanté auprès de son berceau. Quelles explications y furent ajoutées, à mesure qu’une année nouvelle confirmait cette prophétie ! La mère, de son côté, retraçait les souvenirs de la visite faite à Marie. On s’entretenait de cet autre enfant, qu’on n’eut bien rarement l’occasion de voir – si même on l’eut jamais – et sur lequel se concentraient de plus en plus les espérances de cette famille. Ainsi agirent sur l’âme qui leur avait été confiée les instruments de l’Esprit Saint. Mais ce fut cet Esprit lui-même qui l’instruisit et qui la fortifia.
L’évangéliste achève d’esquisser par un troisième trait la jeunesse du Précurseur. Il se tenait, dit-il, dans les déserts.
Sous ce terme de « déserts, » il faut probablement entendre ces vastes terrains dénudés, assez pareils à des steppes, qui s’étendent sur les bords du Jourdain dans la dernière partie de son cours, enveloppent la mer Morte, et se prolongent, au sud du territoire de Juda, jusqu’aux environs de Hébron. Beaucoup de grottes et de cavernes se rencontrent dans cette région sauvage. De bonne heure elles ont servi de retraites à des solitaires et à des religieux. Au milieu de l’abaissement politique du monde juif et de la corruption du monde romain, nombre d’esprits généreux avaient pris la résolution de fuir ainsi les hontes qui les entouraient, ou de protester contre des maux qu’ils ne pouvaient détruire. Les motifs qui les poussaient n’étaient pas chez tous également louables. Les uns ne se vouaient à la vie ascétique que par mépris arrogant des hommes, et sans aspiration bien accentuée vers la sainteté. D’autres n’obéissaient qu’à un dégoût stérile ; fatigués de jouir, ils s’en allaient loin des jouissances. Quelques-uns encore cédaient à une préoccupation exclusive, mais passablement égoïste, de leur propre salut.
Il y en eut aussi, parmi eux, qui se joignirent aux Esséniens – l’un des trois grands partis religieux d’alors, mais pas le plus influent à l’époque où nous place notre histoireg. On a prétendu que Jean-Baptiste, en se retirant au désert, n’avait d’autre désir que celui de s’affilier à cette secte, et qu’il lui a même emprunté une grande partie de sa prédication. Cela paraît infiniment douteux, dès qu’on étudie les doctrines et les croyances des Esséniens. Ils avaient, par exemple, abandonné les espérances messianiques : or elles constituent le fond de tout le ministère de Jean. Par plusieurs côtés, ils se rapprochaient du platonisme, philosophie dont nous ne surprenons aucune trace dans les appels du Baptiste à la repentance. Ils étaient disposés à mettre dans la matière le siège et la racine du mal : le Précurseur le fait dépendre du cœur et de la volonté. Ils exigeaient, enfin, de leurs adeptes qu’ils vécussent à toujours dans l’isolement, séparés du monde : Jean n’a point hésité à y rentrer, dès que son Dieu lui en a donné l’ordreh. Ce rapide parallèle suffit pour combattre l’hypothèse que le fils de Zacharie aurait été chercher les leçons des Esséniens. D’autres motifs l’ont conduit au désert.
g – Les deux autres étaient les pharisiens et les sadducéens.
h – Voir sur les Esséniens un article de M. Edm. Stapfer, dans Lichtenberger, Encyclop. des sciences religieuses, IV, p. 551.
Nous croyons pouvoir affirmer, d’abord, qu’il ne s’y est point rendu aussi longtemps qu’il a conservé ses parents. L’Écriture tout entière attache un si haut prix aux devoirs de la famille, les exigences du cinquième commandement ont une telle portée, que nous ne saurions nous représenter cet enfant quittant un beau jour le foyer domestique, abandonnant son vieux père et son excellente mère, les privant de la joie et de l’appui qu’ils trouvaient en lui, et s’enfermant dans la solitude, sous prétexte d’y atteindre une sainteté plus grande. Il ne saurait y avoir de sainteté à fouler aux pieds des devoirs. Que ce soit impatience fiévreuse de « voir du nouveau, » ou désir de secouer les jougs prochains pour s’en imposer d’autres, qu’on appellera des tâches religieuses, tout cela devient vite malsain, et ce n’est pas à Jean-Baptiste qu’il faut demander de tels exemples. Au moins, je ne le pense pas.
En revanche, il me paraît extrêmement probable qu’il n’a pas beaucoup tardé à devenir orphelin. Elisabeth et Zacharie étaient tous deux avancés en âge, quand Dieu leur a donné leur fils. Que le père, par exemple, eût eu alors soixante ou soixante et dix ans, je n’y verrais rien d’étonnant. Et quand nous en conclurions qu’à douze ou quinze ans Jean n’avait déjà plus ni père ni mère, nous ne ferions pas une supposition inadmissible. Elle semble, bien plutôt, tout indiquée par le texte qui nous dit, en une seule phrase : « L’enfant croissait et se fortifiait, et il fut dans les déserts. » C’est bien un enfant, celui qui dit adieu à la maison paternelle. Qu’avait-il encore qui pût l’y retenir ? Plus rien, à notre connaissance. Pas de frères, pas de sœurs ; point de devoirs immédiats. Il y avait bien là-bas, dans le nord, Marie, la cousine de sa mère. Mais c’était loin ; environ quatre jours de chemin. En outre, on se connaissait à peine. L’intérieur de Joseph, à Nazareth, était pauvre. Fallait-il lui imposer une charge de plus ? Cela ne paraissait pas indiqué. Jean se trouvait donc absolument libre. Dégagé de liens humains, habitué par ses parents à chercher les directions de Dieu, il put trouver dans cette liberté même une indication. Il partit. Et qui nous dit que ce nouvel Élie, pour jeune qu’il fût alors, n’ait pas entendu la voix de Celui qui avait autrefois commandé au Thischbite de descendre au torrent de Kérith ? S’il n’avait obéi qu’à un goût d’aventures, s’il avait fait un coup de tête, il n’aurait point trouvé au désert les bénédictions qui l’y ont rencontré. Il n’y aurait pas salué l’Agneau de Dieu.
En cherchant bien, d’ailleurs, nous pouvons découvrir les motifs qui ont poussé ce jeune homme dans la solitude, et l’y ont retenu pendant près de quinze ans.
Motif de renoncement, d’abord. Un avenir fort honorable s’ouvrait devant Jean, à ne juger du moins que par les habitudes de ses compatriotes. Seulement, les dangers coudoyaient les honneurs. Fils de prêtre, il était tout naturellement marqué pour le sacerdoce. Or, malgré la déchéance d’Israël, on avait pour un sacrificateur toutes sortes d’égards ; sa position pouvait être considérée comme exceptionnellement avantageuse. Ce n’était pas tout. Les événements miraculeux qui avaient marqué la naissance du fils d’Elisabeth étaient connus dans Jérusalem. Cet enfant annoncé par un ange, envoyé soudain à une famille qui n’en attendait plus, c’était à coup sûr un personnage extraordinaire, un être prédestiné… et vous savez de quelles flatteries on entoure ces prédestinés. Vous savez comme le monde s’entend à les gâter. Jean, nous n’en doutons pas, aurait eu des succès dans la société. Pour commencer, du moins, il y serait devenu un jeune homme à la mode. Rien de pire pour une âme qui veut servir Dieu. Comme il vaut mieux tourner le dos à la capitale et s’enfoncer dans les déserts !
Motif, ensuite, de discipline. Il est étroitement lié au précédent. Oui : Jean-Baptiste a dû reconnaître de bonne heure le devoir de se discipliner soi-même. C’était probablement un effet des leçons de ses parents. C’était certainement celui des enseignements du Saint-Esprit. Ce n’est pas pour fuir la lutte avec le monde qu’il recherche la vie solitaire ; c’est bien plutôt pour s’y préparer. Car, avant d’avoir saisi corps à corps le péché, on est mal armé pour le combat au milieu des hommes. Celui-là seul aura quelque influence bienfaisante sur ses semblables, qui aura commencé par remporter des victoires sur lui-même.
Jean ne connaît pas encore ces victoires ; mais il fait connaissance avec l’ennemi. Il lui faut, comme jadis à Élie pendant les trois ans de la famine, comme à Moïse durant sa longue retraite à Madian – il lui faut vivre seul, aux prises avec les convoitises qui font la guerre à l’âme, et qu’il ne déracinera pas chez les autres s’il leur a laissé la haute main dans sa vie. Il faut, pour parler avec le théologien Lange, que, « chez lui, l’homme tout entier devienne une prédication. » Tous ne sont pas appelés, c’est vrai, à la vie d’anachorète qu’il dût mener jusqu’à l’âge de trente ans. Mais tous, aussi, ne sont point destinés à être les précurseurs du Messie. A une mission hors ligne, une préparation exceptionnelle était indispensable. Dompter son corps en même temps que son esprit ; disons mieux : les laisser dompter par le divin éducateur dont il avait déjà reçu les premières directions à Hébron, telle était une des nécessités de la carrière de Jean ; tel, un des principaux mobiles qui l’ont poussé au désert.
Motif d’instruction, ensuite, ou d’étude. Paul fut conduit à l’école des rabbins ; le temps qu’il y passa ne fut perdu ni pour lui ni pour l’Église. Jean-Baptiste ne fut pas élevé aux pied de Gamaliel. Mais il n’en avait pas moins besoin d’apprendre, et il apprit beaucoup. Deux maîtres surtout furent les siens ; deux livres lui furent donnés. Il les ouvrit et les feuilleta l’un et l’autre, avec une assiduité qui ne se lassa point et que des prières constantes rendirent efficaces. L’un, ce fut la Parole de Dieu ; l’autre, la nature.
La Bible ! Elle était bien, incomplète celle que ce jeune homme eut entre les mains. Il n’est pas impossible, cependant, qu’il ait emporté dans sa retraite quelques rouleaux sacrés. Il est certain, en outre, que plus d’un passage s’était de bonne heure logé dans sa mémoire, et la solitude où il vécut ne fit que les y raffermir plus encore. De quels rayons imprévus durent s’illuminer pour lui ces pages qu’il avait apprises pour la première fois sur les genoux de sa mère, ces psaumes qu’il avait chantés avec elle, et dans lesquels il avait entrevu, tantôt le Roi qui « brise les nations avec une verge de feri, » tantôt le grand-prêtre établi pour toujours selon l’ordre de Melchisédecj ! A mesure qu’il retournait ainsi dans la société des prophètes, il pouvait mieux se sentir de la même famille qu’eux, leur successeur et, peut-être, sur quelques points, l’accomplissement de leurs prédictions. Comme il comprenait mieux les visions d’Ésaïe, et quel ébranlement amenait dans son âme son vibrant appel : « Préparez le chemin de l’Éternel… Que les coteaux se changent en plaines… Alors la gloire de l’Éternel sera révéléek. » Avec quelle ; hardiesse, mêlée d’humilité, ne dut-il pas se demander : Si c’était moi qui allais être choisi pour opérer cette préparation ! Malachie annonce l’envoi prochain du messager de Dieu, sur les pas duquel le Seigneur entrera dans son temple. Est-ce moi qui suis ce messager ?… Oh ! que ce livre ancien est nouveau, et que de trésors cachés j’y découvre à chaque instant !
i – Psaumes 2.9.
j – Psaumes 110.4.
k – Ésaïe 40.3-5.
Et puis, le livre de la nature. Voyez-vous ce jeune homme vaillant, au corps que les excès n’ont point usé, parcourir dès l’aube les sommités de Juda, ou les sentiers perdus de la steppe, à l’heure où la nature endormie s’éveille, où les ténèbres disparaissent, tandis que le soleil, « semblable à un époux qui sort de sa chambre, s’élance dans la carrière avec la joie d’un hérosl ! » Ce n’est pas seulement l’astre du jour qu’il salue. C’est aussi cet Orient d’En-haut que son père avait chanté jadis. Le grand recueillement du désert l’amène, comme ses méditations personnelles, à Celui qui règne dans les cieux, et dont le regard s’abaisse avec amour sur les enfants des hommes. Ces scènes, quelquefois sauvages, mais toujours impressives sur une imagination que le monde n’a point flétrie, lui font « voir comme à l’œil ce qui se peut connaître de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinitém… » Le soir est revenu. La nuit étend son voile au-dessus du solitaire. Et ces étoiles qui s’allument les unes après les autres au firmament, proclament à ses oreilles, à son cœur, la majesté de Celui qui les a semées dans l’espace et qui les connaît toutes par leur nom.
l – Psaumes 19.6.
m – Romains 1.19-20.
Les deux livres, d’ailleurs, ont dû se réunir souvent et confondre leurs enseignements dans la conscience de Jean-Baptiste. Pas une localité des plaines qu’il traversait n’était pour lui sans souvenir. Chacune avait à lui rappeler quelque tableau de l’histoire de son peuple, quelque fragment de l’Écriture par conséquent. Quand il se promenait, par exemple, sur les rives désolées de la mer Morte, les débris séculaires qu’il apercevait au fond des eaux lui redisaient les efforts impuissants de Lot, la perversité sans exemple des villes de la plaine, la ruine effroyable de Sodome et de Gomorrhe. Quels textes, n’est-il pas vrai ? pour ses prédications sur la colère à venir ! C’était ensuite, sur la route des caravanes, la silhouette de ces Madianites qui la parcouraient autrefois, descendant en Egypte et y conduisant Joseph prisonnier. C’était la famille de Jacob suivant le même chemin, pour aller s’établir au pays des Pharaons. C’était, plus loin, les traces effacées et pourtant visibles encore d’Élie tombant sous le buisson, attendant, demandant la mort, soudain relevé par l’ange qui l’envoie jusqu’en Horeb ! Ah ! des promenades comme celles-là sont instructives, et un esprit réfléchi, sortant d’une famille pieuse, peut y faire des études que n’offrent pas toutes les facultés de théologien.
n – « Dans ses rapports intimes avec les pensées de cette longue lignée de prophètes qui s’étaient adressés avant lui à un peuple rebelle ; dans ses entretiens avec les voix secrètes qui lui venaient de la montagne et de la plaine, Jean avait appris des doctrines plus profondes qu’il n’en eût entendu aux pieds de Hillel ou de Schammaï. » (Farrar, The life of Christ, I, p. 108 et 109.)
L’histoire des religions nous raconte qu’au sixième siècle avant Jésus-Christ, dans un royaume de l’Inde centrale, un autre ascète essaya, par les privations et les austérités de tout genre qu’il s’imposa, de se préparer à devenir lui-même le réformateur et comme le messie de son peuple. Fils de roi, destiné à régner, il fut pris, dans sa vingt-neuvième année, d’une immense pitié pour ses semblables. Il résolut de renoncer à tout, aux honneurs que sa position lui promettait, aux jouissances dont il était déjà comblé, jusqu’à ce qu’il eût trouvé une religion qui apportât aux hommes une vraie liberté ! Quittant, à la suite de quatre rencontres mémorables, le palais de son père, il s’enfonça dans la solitude, refusant toute autre assistance que celle de cinq disciples gagnés à ses projets. Il se traita, pendant six années, avec une sévérité presque sans égale. Souffrances multipliées, jeûnes accablants, il ne s’épargna rien. Il consentit, au bout de ce temps, à s’accorder une nourriture plus abondante, mais sans rentrer pour cela dans la société des hommes. Il méditait, il cherchait toujours. Enfin, sept ans après son exode, il déclara qu’il avait trouvé. Dans une suprême et dernière extase, la loi d’affranchissement lui avait été révélée.
Eh bien ! quelle était-elle cette loi que le royal anachorète, le Bouddha Çakyamoûni, allait proclamer ? Elle nous a été conservée dans des documents assez précis pour que nous puissions en parler. Au point de vue de la morale, elle mérite des éloges. Elle a produit des dévouements admirables, des missions qui ne pâlissent guère auprès des nôtres. Il n’en est pas moins vrai qu’elle a créé un peuple de désespérés et d’athées. Le merveilleux désintéressement du prédicateur n’a pas empêché la prédication d’être funeste. Deux points la résument. Tuer le désir au sein de l’humanité ; voilà pour le présent. Aboutir au Nirvâna ; voilà pour l’espérance. Or, si subtiles ou si savantes que soient les interprétations données de ce terme, il paraît difficile de nier que le Nirvâna soit autre chose que l’anéantissement. Sept années de travaux incessants, de sacrifices multipliés et de renoncements dont il y a peu d’exemples, pour en arriver à proposer à ses semblables, comme consolation suprême, de se perdre dans le néant !
« Malgré des apparences parfois spécieuses, écrivait il y a trente-deux ans M. Barthélémy St-Hilaire, le Bouddhisme n’est qu’un long tissu de contradictions ; et ce n’est pas le calomnier que de dire qu’à le bien regarder c’est un spiritualisme sans âme, une vertu sans devoir, une morale sans liberté, une charité sans amour, un monde sans nature et sans Dieu. Que pourrions-nous tirer de pareils enseignements ? Et que de choses il nous faudrait oublier pour en devenir les aveugles disciples !o »
o – Barthélémy Saint-Hilaire, Le Bouddha et sa religion, p. 182.
Dans un travail récent sur le « Pessimisme hindou, » M. le prof. Paul Oltramare aboutit à des conclusions analogues. « Le bouddhisme, dit-il, est foncièrement pessimiste, et c’est là sa principale originalité… Non seulement il ignore volontairement l’existence d’une âme universelle, il nie même l’existence d’une âme individuelle… Le bouddhiste regarde la vie comme détestable parce qu’elle est individualisée ; il cherche son salut dans la négation de toute activité, de toute passivité, de toute conscience. » (V. Étrennes chrétiennes pour 1892, p. 47, 48, 50, 51, 56.)
Mes amis, retournons au désert de Juda. La longue préparation de Jean-Baptiste l’a conduit à des résultats meilleurs. Nous en verrons sortir, non le désespoir, mais le salut ; une loi aussi, et une loi sévère, mais celle qui mène à Christ et non pas au Nirvâna.