❦1499-1552 ❦
Catherine Luther
Quinze siècles à peu près s’étaient écoulés depuis que les apôtres avaient prêché le salut par la foi en Jésus-Christ ; quinze siècles, à la fin desquels l’Église ne nous apparaît plus que comme un corps privé de vie, comme un sarment desséché par le vent de l’erreur et de la superstition. S’étant détournée des pures clartés qui éclairaient la primitive église, celle du XVIme siècle était arrivée à un tel degré de grossière ignorance, les préceptes du Sauveur y avaient fait place à une telle multitude d’ordonnances humaines, qu’on eût vainement cherché, au milieu de sa prospérité apparente, quelques pâles reflets de sa glorieuse origine ! — Si nous jetions un coup d’œil rétrospectif sur les trois siècles précédents, nous verrions quelle était la nature du zèle religieux. Là, renversement de toutes les lois de la nature, tendance au perfectionnement par les macérations, mérite des bonnes œuvres, invocation des saints, sacrifice volontaire des devoirs les plus impérieux et pratique aveugle d’un culte idolâtre. Une secousse était nécessaire pour faire jaillir la source qui devait purifier l’Église de Christ. Dieu allait susciter un de ses serviteurs, destiné à ramener les âmes à la simplicité évangélique et à la sanctification par la foi en Christ. — Luther parut. — Mais, pour que l’œuvre à laquelle il était appelé produisît son effet, il lui fallait la coopération d’une épouse dont les efforts devaient tendre à rappeler la haute vocation de la femme. L’épouse de Luther apparaît au XVIme siècle comme la femme de la Bible. Dans l’accomplissement fidèle de ses devoirs d’épouse, de mère et de maîtresse de maison, il ne faut point se le dissimuler, Catherine contribua puissamment à faire considérer sous un nouveau jour la position de la femme dans la société.
La famille des Bora vivait à Stein-Laufig, près de Bitterfeld, en Misnie. Catherine était la fille de Jean de Mergenthal de Bora, et d’Anna de Haubitz. Elle eut deux frères. Jean, longtemps prévôt d’un cloître de femmes, à Leipzig, fut attaché plus tard au service de l’Electeur.
On a fort peu de détails sur l’enfance de Catherine ; nous savons seulement qu’elle fut placée de bonne heure dans le célèbre couvent de l’ordre de Citeaux établi à Nimtschen, près de Grimma. Elle obéissait avec zèle aux règles de l’ordre et priait, dit-elle plus tard, avec beaucoup de ferveur. Mais depuis que Luther, au nom du docteur Staupitz, avait visité, en 1516, le cloître des Augustins à Grimma, et avait trouvé dans cette ville un accès facile à ses idées de réforme, les opinions nouvelles s’étaient glissées derrière les grilles du couvent. Neuf religieuses écrivirent à leurs parents pour les supplier de les délivrer ; leurs lettres restèrent sans réponse. Elles s’adressèrent alors à Luther. Celui-ci, approuvant leur projet, écrivit secrètement au brave sénateur Léonard Koppe, de Torgau, qui, bien connu dans le cloître, pouvait plus aisément aider les jeunes filles dans leur évasion. Désirant tranquilliser Koppe sur les chances de cette entreprise, Luther lui écrivait : « Il est vrai qu’on vous accusera d’avoir participé à un enlèvement, mais Christ ne fut-il pas un ravisseur, lorsque, par sa mort, il enleva l’armure au prince de ce monde et le fit prisonnier. N’allez-vous pas retirer ces pauvres âmes des fers de la tyrannie humaine, précisément à l’époque commémorative de la résurrection de Christ ? Je sais tout ce qu’un monde aveugle pourra dire là-dessus ; aussi j’ai pourvu à ce que personne ne puisse les accuser (les nonnes) d’avoir été enlevées par des gens de mauvaise conduite. Je vous engage donc à ne point vous disséminer, mais à aller de compagnie avec ordre et discipline, logeant dans des lieux honnêtes, afin que la bouche des calomniateurs soit fermée. » La sortie du cloître eut lieu le 4 avril 1525, dans la nuit qui précédait le jour de Pâques. Koppe dut cacher les nonnes fugitives dans des tonnes vides, afin de pouvoir leur faire traverser, sans danger, le territoire soumis au prince Georges de Saxe, trois jours après, les voyageurs arrivèrent heureusement à Wittemberg.
Luther écrivait à Spalatin : « Un pauvre petit peuple, les nonnes de Grimma, est auprès de moi. D’honorables bourgeois de Torgau, entre autres Léonard Koppe, son cousin et Wolfgang Tomizsch s’étaient chargés de les escorter, afin de ne point donner prise à la médisance. Je me sens plein de pitié pour elles et pour toutes celles qui sont forcément retenues dans les liens d’un célibat impie… Oh ! quels tyrans que ces parents impitoyables de l’Allemagne ! Comment assez vous maudire, papes et évêques ! Qui ne peut assez détester l’aveuglement et la folie qui enseignent et commandent de telles choses ! Mais ce n’est point ce dont il est ici question. Vous me demandez ce que je compte faire d’elles. D’abord il me faut écrire à leurs parents, afin qu’ils les reprennent, sinon je verrai comment pourvoir à leur subsistance. On m’a promis quelques secours. Puis je tâcherai de les marier. Voici leurs noms : 1° Madeleine Staupitz ; 2° Elsa de Caniz ; 3° Eva Grossin ; 4° Eva Schönfeld et 5° sa sœur Marguerite ; 6° Laneta de Golis (ou Geolz) ; 7° Marguerite Zeschau ; 8° sa sœur Catherine ; 9° Catherine de Boren ou de Bora. Elles ont toutes vraiment besoin de sympathie. Je vous prie aussi de me donner une preuve de votre charité et de quêter auprès des riches seigneurs de la cour, afin que je puisse les nourrir (les nonnes) 8 à 10 jours, en attendant que je les remette entre les mains de leurs parents ou de ceux qui voudront en prendre soin. »
Il paraîtrait que l’intervention de Luther fut sans résultat auprès des parents des ex-nonnes ; l’Electeur Frédéric envoya secrètement des secours, et les bourgeois de Wittemberg se chargèrent des pauvres filles, qui se trouvaient dans le plus complet dénuement. De cette manière Philippe Reichenbach, plus tard bourgmestre, devint le père adoptif de Catherine de Bora.
Mélanchthon et Carlstadt s’étaient mariés en 1520 ; depuis cette époque, ils s’étaient constitués les vaillants défenseurs du mariage pour le clergé. « Voilà nos Wittembergeois qui donnent des femmes aux moines ! » écrivait Luther à Spalatin, le 6 août 1521 ; « mais ils ne m’en imposeront point. » Cependant, le 1er novembre déjà, il faisait part à son père de ses nouvelles opinions sur les vœux de célibat ; mais il ne pensait nullement à se marier. Le 9 octobre 1524, il échangeait l’habit de l’ordre contre la robe de prédicateur, pour laquelle le prince lui envoya un morceau de fin drap brun ; il écrivait à cette occasion à Spalatin : « Je sais très bien que je ne prendrai jamais femme ; non point que je sois de bois ou de pierre, mais parce que mon humeur n’est point tournée au mariage. »
Plusieurs de ses amis cependant le pressaient de se marier. Leur sollicitude pour la santé de Luther, à qui ils désiraient voir une garde attentive, et leur zèle pour le bien de la cause leur faisaient vivement désirer cette démarche de la part du réformateur. Celui-ci, il est vrai, continuait à prêcher l’affranchissement des vœux, mais ils eussent voulu lui voir exécuter ce qu’il conseillait aux autres, afin qu’il détruisît la conviction de ceux qui accusaient Luther de craindre une rupture complète avec Rome. Tout en reconnaissant l’opportunité de ces conseils, qu’il n’avait ni le temps ni la force de suivre, il se bornait à prêcher partout la haute importance du lien conjugal.
Plus tard cependant, pressé par ses amis, par son souverain, aux sollicitations duquel se joignirent encore celles de son père Jean Luther, le réformateur se laissa ébranler. Cette nouvelle résolution fut d’abord tenue secrète ; mais lorsqu’il vit que les antagonistes s’élevaient de plus en plus contre le mariage des prêtres, il se hâta d’écrire à son beau-frère le docteur Rühl. Le 3 juin, il se déclara par amour pour son père, pour son prince et pour ses amis angoissés, prêt à braver le diable, avec ses grandes écailles, les princes et évêques.
Il ne jeta point d’abord les yeux sur Catherine de Bora, à qui il eût préféré sans doute Eva de Schönfeld, mariée plus tard à un médecin. Catherine lui semblait fière et orgueilleuse ; il lui avait offert le riche Hiéronimus de Baumgartner comme époux, écrivant le 12 octobre à celui-ci qu’il eût à se dépêcher avant que quelque autre se présentât. Mais Catherine refusa Baumgartner, ainsi que le docteur Gaspard Glatz, pasteur à Orlamunde. Elle avoua naïvement à Nicolas de Amtsdorf qu’elle eût préféré le docteur Luther.
Les amis du réformateur s’élevèrent hautement contre son choix. « Non point celle-là, s’écriaient-ils, mais une autre ! » Ils craignaient pour l’œuvre de la Réformation, parce que, d’après une ancienne croyance populaire, on disait que l’antéchrist devait naître du mariage d’un moine avec une nonne. Ce furent précisément ces bruits absurdes qui déterminèrent l’ex-moine à choisir une ex-religieuse. Il espérait ainsi anéantir par son exemple la contrainte monacale et l’esprit de caste du moyen âge. Catherine n’avait point de fortune et n’était remarquable par aucun avantage extérieur. Quelques portraits, dont la plupart sont de la main de son ami Kranach, nous la représentent de moyenne grandeur, le visage ovale et plein, les yeux vifs, le front serein, le nez épais, les lèvres grosses et les joues un peu saillantes. Elle portait ses cheveux à la mode italienne, séparés sur le front et réunis derrière la tête ; une robe à longues manches étroites, une chemisette fermée devant, garnie d’une fraise, et un corset brodé. Tel est du moins le costume du jour de ses fiançailles. N’ayant reçu qu’une instruction fort ordinaire, Catherine était douée d’une grande intelligence, d’une vraie simplicité, d’une grande expérience dans les affaires domestiques et d’une adresse peu commune dans les ouvrages à l’aiguille.
Pour ne point éveiller les soupçons, Luther ne prévint pas ses amis ; accompagné seulement de Jean de Bugenhagen, pasteur de la ville, du peintre Lucas (Kranach) et du savant Apel, il se rendit chez le greffier Reichenbach, pour lui demander la main de sa pupille. Catherine parut surprise, et heureuse tout à la fois de cette démarche. Bientôt arrivèrent le docteur Justus Jonas et la femme de Kranach. Le même soir, à cinq heures, Catherine et Luther furent unis par Bugenhagen en présence des témoins. Luther prononça la prière suivante :
« Bon père céleste ! comme, en ton nom et pour ton service, tu veux que je sois aussi appelé et honoré du nom de père, veuille me faire grâce et me bénir, afin que je règne chrétiennement sur ma femme, sur mes enfants et mes serviteurs. Donne moi la sagesse et la force de les bien diriger, mais donne-leur aussi le cœur et la volonté de suivre ta doctrine et de t’obéir. Amen ! » — Reichenbach fit aussitôt préparer un souper pour les témoins de la cérémonie.
Aussitôt que le bruit du mariage de Luther se fut répandu dans la ville, le sénat de Wittemberg envoya un cadeau de félicitations aux deux époux. (C’étaient 4 pots de vin de Malvoisie, 4 pots de vin du Rhin et 6 pots de vin de France. Les archives de Wittemberg portent cette dépense à 51 florins, « en l’honneur du mariage du docteur Martin. »
Quinze jours après, le docteur, obéissant aux usages d’alors, conduisait ouvertement son épouse dans sa propre demeure. Pour fêter son entrée dans la carrière conjugale, Luther convia ses parents et quelques amis dévoués ; Spalatin, le sénateur Koppe et Amstdorf furent probablement des invités. Chacun contribua pour sa bonne part aux frais du festin. Spalatin, chapelain de !a cour à Altenburg, se chargea du gibier ; Jean Pfister pourvut au vin ; le conseil de la ville fournit un tonneau de bière et de vin de Schreckenberg.
L’université fit don d’un grand gobelet d’argent doré. L’Electeur à son tour envoya encore du gibier, de sorte que rien ne manquait à la fête, hors Mélanchthon, dont Luther évitait la présence ; car Mélanchthon, toujours anxieux et craintif, considérait sous les plus noires couleurs la démarche du réformateur. Plus tard cependant il imposa silence à ses propres angoisses pour calmer celles qui s’élevèrent momentanément dans l’esprit de son ami ; non point que celui-ci fût inquiet de la justice de sa cause, mais parce qu’il craignait que son mariage, en scandalisant quelques uns, ne vînt porter atteinte à la gloire de Dieu.
Il s’était grandement trompé en attribuant à Catherine un caractère fier et orgueilleux ; plus il la connaissait et plus il apprenait à apprécier ses nobles qualités. « J’ai une femme pieuse et fidèle, sur laquelle un cœur d’homme peut se reposer complètement, » disait-il souvent. Catherine eut mainte occasion de prouver sa fidélité à son mari, entre autres, lorsque les adversaires de Luther, redoublant d’activité pour rompre le mariage du réformateur, formèrent le projet de s’emparer de Catherine pour l’enfermer de nouveau dans un cloître. Deux jeunes docteurs de Leipzig, ayant écrit un panégyrique en latin et un en allemand sur la vie claustrale, les envoyèrent à Catherine, dans l’espérance de l’angoisser sur la rupture de ses vœux. Ce fut peine perdue. La femme de Luther ne s’en inquiéta guère, et ses serviteurs, profitant de l’absence de leur maître, renvoyèrent les panégyriques barbouillés et accompagnés d’un petit tableau sur lequel on avait si bien multiplié les lettres du mot Asini, qu’on pouvait les lire quarante fois.
Peu de temps après, Luther répondit aux injures des ânes de Leipzig, envers sa Kathe.
L’union des deux époux fut des plus heureuses. Ils n’oublièrent jamais les égards qu’ils se devaient l’un à l’autre. Le plus souvent Luther écrivait au près de Catherine, ou l’engageait à le suivre dans son cabinet de travail. Comme elle s’intéressait aux progrès de la réformation, il la mettait, autant que possible, au fait de ses travaux, en lisant avec elle certains passages de ses écrits ou de ceux de ses antagonistes. Catherine, de son côté, l’encourageait dans l’œuvre. Souvent même elle le pressait de répondre aux attaques de ses ennemis. Il arrivait quelquefois à Luther de s’enfermer dans sa chambre, lorsqu’il s’agissait de travaux importants, et cela plusieurs jours de suite ; cependant Catherine était sa compagne habituelle.
Pendant leurs fréquents séjours à la campagne, Luther jouait avec les enfants dans le jardin, ou se promenait avec ses amis. Le bonheur de cette union fut augmenté par la naissance de six enfants, que Luther reçut comme une bénédiction du Seigneur. Son cœur doux et affectueux le rendait le plus tendre des pères. Toutefois, les principes arrêtés qu’il avait sur la destination de l’homme donnaient à ses moyens de correction une empreinte de rigidité peut-être exagérée. Quoique sa Kathe fut de parfaite intelligence avec lui, elle cherchait parfois à adoucir ses sentences ; mais son amour maternel ne lui fit jamais fermer les yeux sur des fautes réelles. Les bons fruits de cette éducation prouvèrent plus tard que les parents avaient suivi le droit chemin.
L’aîné des enfants, Jean, naquit le 7 juin 1526. Les lettres de Luther parlent de lui avec un ravissement tout paternel. Un jour que le petit Jean s’était rendu coupable d’une faute grave, son père lui interdit pendant trois jours de se présenter devant lui ; « car, disait-il, il préférait avoir un fils mort, que d’avoir un fils mal élevé. » Luther refusa pendant longtemps de pardonner à l’enfant, qui de mandait grâce ; il céda enfin, pressé par sa femme, par le docteur Jonas et le docteur Teutleben. Jean fréquenta le gymnase de Torgau en 1542, puis il étudia le droit à Wittemberg et à Königsberg. Chancelier de l’électeur, il entra plus tard au service du duc Albert de Prusse, et mourut le 28 octobre 1575 à Königsberg.
Elisabeth, née le 10 décembre 1527, mourut déjà le 3 août 1528. Cet événement fut le premier coup douloureux qui vînt frapper les parents.
Madelaine, née le 4 mai 1529, avait atteint sa quatorzième année lorsqu’elle fut subitement rappelée vers Dieu, le 20 octobre 1542. Elle était l’enfant privilégiée de la famille. L’épreuve semblait inacceptable ; cependant Luther la supporta comme il convient à un chrétien, et fit tous ses efforts pour sécher les larmes de sa femme désolée.
Martin vit le jour le 7 novembre 1531. Il paraîtrait qu’il fut aussi l’un des enfants préférés : jamais cependant l’affection qu’on lui portait ne fut un obstacle à son éducation. Suivant aux vœux de son père, il étudia la théologie ; puis, trop délicat pour continuer ses études, il rentra dans la vie privée. Il se maria, en 1560, avec Anna, fille du bourgmestre Heilinger de Wittemberg, et mourut sans enfants le 3 mars 1565.
Paul, né le 28 janvier 1533, montra de bonne heure les plus heureuses dispositions. Après avoir étudié la médecine, il épousa, à l’âge de vingt ans, Anna, fille du vice-chancelier Veit de Warbeck, et devint médecin particulier de Jean-Frédéric II de Gotha. En 1568, il entra au service de Joachim II de Brandebourg, qui le nomma sénateur ; mais, depuis 1571, il se consacra au service de l’électeur Auguste et de son successeur Christian I de Dresde. Il fut apprécié du premier et choisi comme parrain des princes ; les disputes calvinistes l’engagèrent, en 1590, à se retirer des affaires. Il mourut le 8 mars 1593. Sa famille s’éteignit en 1759.
Marguerite, le dernier rejeton de la famille de Luther, naquit en 1534, et se maria le 5 août 1555 avec George de Kurheim, conseiller de province et seigneur à Knauten. De neuf enfants nés de cette union, trois seulement vécurent.
Luther encourageait sa femme à la lecture et à l’étude de la Parole de Dieu : il lui en faisait apprendre même quelques versets par cœur. Le réformateur écrivait à J. Jonas, le 28 octobre 1535 : « Catherine a commencé la lecture de la Bible : je lui ai promis 50 florins pour le cas où elle aurait fini avant Pâques. Elle en est déjà au cinquième livre de Moïse. »
L’union de Luther avec Catherine lui fit comprendre de plus en plus la sainteté du lien conjugal et la place que doit occuper la femme dans les rapports sociaux. « C’est des femmes que viennent les enfants, par quoi se maintient le gouvernement de la famille et de l’état. Qui les méprise, méprise Dieu et les hommes, » disait le réformateur. « Lorsque j’étais malade à la mort dans mon séjour à Smalkalde, je croyais que jamais je ne reverrais plus ma femme et mes petits enfants ; que cette séparation me faisait de mal ! C’est une grande chose que le lien qui unit l’homme et la femme. »
La femme du docteur lui disait : « Seigneur docteur, d’où nous vient que sous la papauté nous priions si souvent et avec tant de ferveur, tandis qu’aujourd’hui notre prière est tout à fait froide et nous prions rarement ? » Le docteur répondit : « Le diable pousse sans cesse ses serviteurs à pratiquer diligemment son culte. »
Luther demandait à sa femme si elle aussi croyait qu’elle fût sainte. Elle s’en étonna et dit : « Comment puis-je être sainte ? je suis une grande pécheresse. » Il dit alors : « Voyez pourtant l’horreur de la doctrine papale, comme elle a blessé les cœurs et préoccupé tout l’homme intérieur. Ils ne sont pas capables de rien voir hors la piété et la sainteté personnelle et extérieure des œuvres que l’homme même fait pour soi. »
Au milieu des occupations matérielles qui remplissaient le temps de Catherine, celle-ci s’enquérait encore « diligemment des Écritures, » cherchait la vérité, et, bien loin de cacher à son mari les doutes qui pouvaient naître dans son esprit, elle profitait de l’expérience du réformateur pour s’éclairer. Sa piété, sa vivacité, la promptitude de son esprit, sa capacité dans les affaires domestiques, la rendaient une femme complètement selon le cœur de Luther. Les discours et les lettres du réformateur en font foi. « Elle m’est plus précieuse, dit-il, que tout le royaume de France et la souveraineté de Venise ; Dieu m’a donné une femme vraiment pieuse, car c’est une grande grâce que d’avoir une femme affectueuse, craignant le Seigneur, avec laquelle on puisse vivre en paix et à laquelle on puisse confier sa fortune, son corps et sa vie. » — « Catherine, tu as un mari pieux qui t’aime ; tu es une impératrice ! Dieu en soit loué ! Une personne qui craint Dieu est digne d’une telle position. » — « Ma Catherine m’est chère, oui elle m’est plus chère que moi-même ; c’est une chose certaine. » — « Une femme est un agréable compagnon dans la vie. Dieu a pourvu les honnêtes femmes de nobles qualités, qui font oublier les épreuves de la vie. C’est pourquoi il n’existe aucun lien plus doux, aucune communauté plus agréable, aucune affection plus profonde que ceux qui se trouvent dans le lien conjugal. »
Le bonheur intérieur répandait une douce clarté sur les difficultés de ce ménage, qui, sans le secours des amis de Luther, eût été dans les plus grands besoins. Le réformateur recevait une pension annuelle de 200 florins et n’hérita que 250 florins de son père. L’ameublement de son logis était des plus modestes. La chambre, qui servait tout à la fois de salle à manger et de salon, était ornée d’un immense poêle en faïence, de forme pyramidale ; les fenêtres étroites, garnies de petites vitres rondes, ne laissaient entrer l’air que par un petit guichet ; le plafond en planches laissait voir en maint endroit de larges fissures ; dans la niche que formait une double fenêtre étaient une espèce de large fauteuil formé de deux chaises en bois, puis une table de famille posée sur un pied en croix. Mais les amis de Luther ne le laissèrent point dans le dénuement. Leurs secours et ceux de son souverain permirent au réformateur de suffire à ses dépenses. Depuis 1536, l’Electeur Jean Frédéric lui alloua chaque année 100 mesures de blé et d’orge pour fabriquer de la bière, et 60 moules de bois (Klafter) provenant du bailliage de Wittemberg. Jean-le-Persévérant lui avait donné le cloître des Augustins comme demeure, une année après son mariage (1526), et de plus, en mainte occasion, de l’argent, des bijoux, des meubles, des vêtements, ou des objets de consommation, refusés et renvoyés souvent par Luther.
A l’abri du besoin, Catherine eut d’autres préoccupations plus sérieuses encore. Les menées continuelles des ennemis de Luther et sa faible santé étaient un vrai sujet d’inquiétude pour « l’impératrice. » En 1527, Luther tomba si gravement malade, que ses amis et sa femme le crurent à la fin de ses jours. Il cherchait à consoler Catherine : « Ma bien-aimée Kathe, je t’en prie, confie-toi en Dieu et soumets-toi à sa volonté, s’il veut me retirer à lui… Tourne-toi vers la Parole de Dieu, et, si tu t’y tiens ferme, tu auras la consolation la plus sûre, la plus constante contre le diable et tous les calomniateurs. » Catherine fit aussi ses efforts pour lui cacher sa profonde douleur. « Mon bien cher docteur, je serai heureuse de vous sentir auprès de Dieu plutôt qu’auprès de moi, si le Seigneur le veut ainsi ; et si je m’inquiète, ce n’est point seulement pour moi et pour mes enfants, mais pour tous les chrétiens qui ont encore besoin de vous. Ne prenez aucun souci de moi ; j’espère et je me confie en Dieu, qui peut-être vous rétablira. »
Effectivement Luther se guérit au bout de huit jours. Une épidémie redoutable força l’université de fuir à Jena ; Luther et Bugenhagen restèrent seuls à Wittemberg. Le réformateur écrivait, le 1er novembre : « Ma maison est devenue un hôpital. Je ne suis pas sans inquiétude pour ma Kathe, qui attend chaque jour sa délivrance. Mon petit garçon est fort malade depuis trois jours, il souffre et ne mange pas. »
De 1528 à 1536 la santé de Luther subit de tels échecs que l’on craignit sérieusement pour sa vie. Souffrant déjà, il dut partir le 1er février 1537 par un froid rigoureux pour assister à la réunion des états évangéliques à Smalkalde.
Son mal empirant de plus en plus, l’Electeur écrivit promptement à Catherine pour l’inviter à rejoindre son mari. Mais, soulagé momentanément, celui-ci s’était mis en route et arriva à Gotha si malade, que, se croyant prêt à rendre l’âme, il se fit donner la Ste. Cène. Catherine se hâta d’accourir et trouva Luther à Altenburg, chez Spalatin, dans la maison duquel le réformateur reprit assez de forces pour s’acheminer vers Wittemberg.
Les neuf années qui suivirent ne furent réellement pour Luther qu’une succession d’infirmités de toute nature. Maux de tête, dyssenterie, accès de fièvre, vertiges, maux de poitrine, tombèrent sur lui coup sur coup et le mirent plusieurs fois aux portes du tombeau. Les occasions ne manquèrent pas pour mettre à l’épreuve le dévouement de sa compagne, dont il appréciait tout le renoncement. « Elle m’a soigné, non pas seulement comme une épouse, mais aussi comme une esclave, » disait-il. Il ne pouvait assez répéter à ses amis « combien il rendait grâces à Dieu, qui lui avait donné une épouse si sage, si modeste, veillant avec tant de sollicitude sur sa santé. »
Le dévouement de Catherine était dépourvu de tout égoïsme ; car elle jouissait habituellement fort peu de Luther. « Il semblait enfoncé dans ses livres, qu’il éparpillait sur tous les meubles ; il avait tant de lettres à écrire, que deux secrétaires n’eussent pas été de trop pour lui aider. » En effet, ses travaux et ses écrits, ses cours publics, ses prédications, ses visites et ses voyages continuels, devaient souvent priver Catherine de sa présence. Bien loin de se plaindre, elle faisait tous ses efforts pour lui procurer quelque récréation : elle lui ménageait des surprises, et lorsqu’elle le voyait assombri ou fatigué, vite elle invitait le docteur Jonas, qui seul, disait elle, savait ramener la sérénité sur le front de Luther. N’était-ce pas elle seule qui possédait ce pouvoir ?
Quelle que fût la paix intérieure du réformateur, il arrivait cependant que les luttes incessantes auxquelles il se trouvait appelé, élevaient parfois des doutes pénibles dans son esprit. Au moment d’un de ces combats spirituels, il s’absenta pendant quelques jours espérant que la distraction le tirerait de son accablement. Mais non ! il revint au logis plus triste encore. Que voit-il ? Catherine en grand deuil, assise au milieu de la chambre. Son mouchoir est humide ; elle doit avoir pleuré ! Luther la presse de questions et veut savoir la cause de sa douleur. « Hélas, seigneur Luther, notre Sauveur est mort ! » — Luther se mit à rire de la plaisanterie et s’écria : « Tu as raison, chère Catherine, j’agissais vraiment comme s’il ne fût pas ressuscité ! » Dès cet instant, sa mélancolie se dissipa.
La vive sollicitude que Catherine portait à son mari s’étendait aux parents de celui-ci. Lorsque son beau-père mourut, le 29 mai 1530, elle craignit beaucoup l’effet que cet événement pourrait produire sur l’âme de Luther, alors à Cobourg. Elle lui écrivit une lettre remplie de douces consolations, et, pour adoucir autant que possible l’amertume de sa douleur, elle lui envoyait aussi le portrait de la petite Madelaine, âgée d’un an. L’image chérie de cette enfant bien-aimée dissipa la tristesse de Luther et le remplit de joie.
Luther riait souvent de l’autorité que sa femme avait prise dans la maison. Ces plaisanteries ne furent jamais prises complètement au sérieux, car il sut toujours conserver son autorité de chef de famille ; seulement, trop occupé pour se mêler des détails du ménage et naturellement très inhabile dans ces sortes de choses, il laissait volontiers la surintendance domestique à Catherine, qui en remplissait admirablement les fonctions. Ferme et bonne avec ses serviteurs, elle exigeait d’eux l’ordre et la discipline, si nécessaires dans un ménage sur lequel étaient dirigés non seulement les yeux des ennemis de Luther, mais aussi les regards de l’Allemagne entière. Le réformateur approuvait hautement cette discipline et s’y soumettait lui-même, non toutefois sans quelque plaisanterie. Il adressait un jour une lettre à « son bien-aimé seigneur Kathe Lutherin, docteur et prédicateur à Wittemberg. » Dans plusieurs autres il lui dit : « Mon seigneur Kathe. »
Une main ferme dans la tenue des affaires domestiques était d’autant plus nécessaire, que la bourse de Luther se trouvait souvent épuisée par les visites continuelles de pauvres, d’amis, d’étrangers de toutes sortes et souvent même de souverains. « Je resterai toujours inscrit sur les registres de la pauvreté, dit-il, car j’ai un trop nombreux domestique, et un ménage considérable qui demande plus d’argent que je n’en reçois : la cuisine seule dépense 500 florins ; il faut de plus pourvoir aux habits, aux objets de luxe, aux aumônes, et cependant ma pension ne monte qu’à 200 florins ! » Mais que ne devaient pas coûter les nombreux voyages, les baptêmes, les cadeaux de noces, pour cinq de ses propres enfants, ainsi que la culture d’une petite propriété à Züllsdorf près de Wittemberg ! Il fit l’acquisition de ce domaine en faveur de Catherine, qui aimait à y séjourner pendant les fréquentes absences de Luther.
Le caractère éminemment désintéressé du Réformateur le rendait d’aufant mieux disposé à laisser le sceptre domestique entre les mains de « son Impératrice, de la reine de Züllsdorf. » Les circonstances et les offres séduisantes faites par les envoyés du pape, ont bien prouvé que Luther n’était pas un homme d’argent et d’ambition. Quelqu’un lui disait un jour qu’il devait s’efforcer de laisser une petite fortune à sa femme et à ses enfants. « Si je le faisais, répondit-il, ils ne se confieraient plus en Dieu, ni au travail de leurs mains ! » Il cautionnait ses amis, engageait son argenterie et vendit même un superbe gobelet doré, présent du prince, pour venir en aide à un pauvre étudiant. Il ne voulut jamais recevoir de rétribution pour ses écrits, qu’il livrait gratis aux libraires.
« Je ne vends point la grâce de Dieu, disait-il. » Ses cours étaient aussi gratuits. Lorsque l’électeur Jean (1529) voulut lui donner un intérêt dans les mines d’argent de Schneeberg, pour prix de sa traduction de la Bible, il répondit : « Si je ne voulais pas travailler gratuitement pour l’amour de celui qui est mort pour moi, le monde n’aurait jamais assez d’or pour me payer. Je ne veux pas être récompensé de mon travail par le monde : il est trop pauvre et trop misérable pour cela ! »
Catherine, à ce qu’il paraît, faisait aussi des exhortations et de petits sermons, que Luther écoutait avec gaieté. « Il me faut de la patience avec le pape, s’écriait-il ; il m’en faut avec les domestiques, il m’en faut avec Catherine de Bora, en un mot ma vie n’est que patience. — Les femmes ne commencent à prier que lorsqu’elles ont prêché… » Malgré les plaisanteries de son mari, Catherine savait fort bien qui était le maître dans la maison.
Au nombre des connaissances utiles dont la femme de Luther put faire un fréquent usage se trouvait l’art de composer des drogues et des remèdes, auquel elle recourut avec succès. Depuis 1543 à 1545, la santé de Luther subit une telle altération, que, pris d’un accès de découragement, il résolut de vendre ce qu’il possédait et de quitter Wittemberg. Ses amis, l’électeur et l’université se joignirent à Catherine pour le détourner d’un projet pareil. Etant parti déjà pour Leipzig, Luther céda, mais à contre-cœur, et revint auprès des siens. Leur joie ne fut pas de longue durée. Quelques affaires d’intérêt l’obligèrent à partir de nouveau pour Eisleben, le 17 janvier 1546. Ses trois fils l’accompagnèrent ; l’aîné, Jean, avait alors 19 ans. Luther écrivait de Halle le 25 janvier :
« Chère Käthe ! Nous sommes arrivés à Halle aujourd’hui à 8 heures, mais nous n’avons point osé continuer pour Eisleben, empêchés que nous sommes par les glaçons et les torrents qui envahissent le pays. Impossible de revenir sur nos pas, à cause de la Mulda ; placés ainsi entre deux eaux, il nous faut rester à Halle, non point du tout que nous désirions profiter de cette abondance de liquide, car nous préférerions de la bonne bière et du vin du Rhin pour nous réconforter, tandis que la Saale gronde autour de nous. Car, de même que les gens et les conducteurs, nous n’avons pas passé l’eau, ne voulant pas tenter Dieu. Le diable est en colère et demeure dans les flots : il est donc mieux de ne pas donner une si grande joie au pape et à ses écailles. Je ne croyais pas la Saale capable de produire une aussi grande sauce que celle qui couvre le pays. Maintenant assez, prie pour nous et demeure dans la piété ; je pense que si tu eusses été ici, tu nous eusses conseillé de faire ainsi, et, pour une fois, nous aurions suivi ton conseil. »
Il arriva malade à Eisleben le 28 janvier. Jean se hâta de retourner au logis pour y chercher quelques drogues préparées par la main de Catherine. Elles produisirent un si bon effet, que, le 6 février déjà, Luther écrivait à sa femme pour l’assurer de son rétablissement complet. Tranquillisée à ce sujet, Catherine fut comme frappée d’un coup de foudre, lorsqu’elle apprit la mort subite du Réformateur. Né à Eisleben, il devait y expirer le 18 février 1546, à l’âge de 63 ans. A la douleur d’une telle perte se joignirent pour Catherine les regrets de n’avoir pu soigner son époux dans ses derniers moments ! L’électeur Jean Frédéric lui écrivit aussitôt pour l’assurer de sa sympathie et de sa protection. Luther (du 6 janvier 1542) laissait par testament à sa femme un douaire indépendant, qui comprenait le petit domaine de Züllsdorf, une maison endettée de 200 florins, et pour 100 florins à peu près d’argenterie et de bijoux. « Je le fais, dit-il, parce qu’elle a toujours été une épouse pieuse, fidèle, qui m’a aimé tendrement et qui, sous la bénédiction de Dieu, m’a donné et élevé cinq enfants heureusement encore en vie. Secondement, pour qu’elle se charge de mes dettes, montant à quatre cent cinquante florins environ, au cas où je ne pourrais les acquitter avant ma mort. Troisièmement je veux que ses enfants soient dépendants de leur mère et non point que la mère soit dépendante des enfants, qu’ils lui soient soumis comme Dieu l’a commandé. J’ai vu et éprouvé combien souvent le diable excite les enfants, même les enfants pieux, à désobéir à ce commandement, surtout quand les mères sont veuves et que les enfants veulent se marier. Or je soutiens que la mère doit être le meilleur des tuteurs pour ses enfants ; nul ne peut mieux faire usage de ce douaire que celle dont ils sont la chair et le sang et qui les a portés dans son sein. Si, après ma mort, elle se croit obligée d’en agir autrement, j’ai pleine confiance dans ce qu’il lui plaira de faire pour ceci ou pour autre chose. Je prie tous mes bons amis de vouloir bien aider et soutenir ma Käthe, lorsque les calomniateurs l’accuseront injustement. Je suis témoin qu’il n’y a point d’argent, sauf les gobelets et les bijoux cités plus haut : j’ai dû mener un train de maison si considérable qu’il me faut reconnaître comme une bénédiction particulière d’avoir pu suffire à mes dépenses sans laisser de dettes ; car le diable, ne pouvant m’approcher de plus près, cherchera de toutes les manières à susciter des ennuis à ma Käthe parce qu’elle fut la digne épouse du Docteur Martin Luther, et que, Dieu soit loué, elle l’est encore. »
L’électeur confirma ce testament si honorable pour Catherine. Le revenu annuel de la veuve montait, après la vente des biens, à environ 180 florins. Cette somme était insuffisante pour l’éducation de quatre enfants encore adolescents. L’électeur, informé des embarras de la veuve, envoya 100 florins aux théologiens de Wittemberg, afin qu’ils se remboursassent de l’argent prêté à Catherine et donnassent à celle-ci le surplus de la somme. Il ajouta 2000 florins destinés à l’instruction des enfants et proposait au fils aîné une place dans sa chancellerie, au cas où il quitterait les études. Les comtes de Mansfeld promirent, en 1548, de payer annuellement à la veuve l’intérêt à 5 pour cent d’un semblable capital ; à la mort de Catherine, les débiteurs étaient en arrière de 1000 florins.
Catherine eut encore la jouissance d’une pension faite à Luther par le roi de Danemark, Christian III. Elle lui écrivit à ce sujet : « Après avoir eu pendant cette année tant d’épreuves et de souffrances, qui ne semblent point à leur fin (la guerre de Smalkalde commençait), ce m’est une grande consolation que votre royale majesté m’ait fait la grâce de m’écrire et de m’envoyer 50 écus pour l’entretien de mes pauvres enfants ; j’en suis très humblement reconnaissante, espérant que le Seigneur, qui s’appelle le Dieu des veuves et des orphelins, récompensera dignement votre royale majesté ; c’est à sa grâce et à sa protection que je recommande votre majesté et votre épouse, et tous les jeunes princes, ainsi que votre pays et vos sujets. Donné à Magdebourg le 9 février 1547. De votre royale majesté la servante obéissante, Catherine Luther, veuve du docteur Martin Luther de bienheureuse mémoire. »
L’électeur Jean-Frédéric fut malheureusement fait prisonnier à la bataille de Mühlberg (24 avril 1547), et, après quelques jours de siège, l’empereur Charles V entra dans Wittemberg avec ses Espagnols (le 25 mai). Catherine s’enfuit à Magdebourg et de là à Brunswick avec Mélanchthon ; elle pensait trouver un refuge à Copenhague auprès de Christian III. Mais, informée par un décret impérial qu’il ne lui serait fait aucun mal, elle revint à Wittemberg avec d’autres fugitifs. Dès ce moment, sa vie ne fut plus qu’une succession d’épreuves de tous genres. Son souverain ne pouvait plus rien faire pour elle ; la pension de Copenhague fut supprimée ; ses propriétés étaient hypothéquées : elle dut emprunter 400 fl. sur le domaine de Züllsdorf et engager son argenterie pour 600 fl. Elle prit alors des pensionnaires, auxquels elle donnait le logement et la table. — L’intercession de quelques amis ne pouvant rien auprès du roi de Danemark, elle lui écrivit à deux reprises pour lui demander quelque secours, car elle se trouvait dans la position la plus désespérée. Bugenhagen vint à son aide. L’oubli et l’abandon de ceux qui s’étaient jadis déclarés les plus chauds partisans de Luther, portèrent un coup plus funeste à la santé de Catherine que n’eussent pu le faire les persécutions de ses ennemis. Fuyant de lieu en lieu pendant la guerre, elle errait avec ses jeunes enfants et souffrait les privations les plus dures ; elle fit alors la douloureuse expérience de l’ingratitude des hommes, et fut même en butte aux tromperies de ceux sur le dévouement desquels elle croyait pouvoir compter. Luther eut un vague pressentiment des difficultés qui entoureraient sa femme si elle venait à le perdre. Catherine lui exprimait un jour son étonnement des plaintes continuelles du Psalmiste sur ses ennemis, ses faux amis, etc. Luther lui répondit : « Lorsque tu seras veuve, tu le comprendras mieux. »
Après le traité de Passau (2 août 1552), à peine commençait-on à jouir de quelque tranquillité, qu’une épidémie redoutable fit invasion dans l’université de Wittemberg et força cette dernière de fuir à Torgau. La maladie pénétra dans l’habitation de Catherine : elle résolut de partir aussi avec ses deux fils Martin et Paul, et sa fille Marguerite. Comme ils étaient en route, les chevaux s’effrayèrent et prirent à travers champs. Angoissée pour ses enfants, la pauvre mère sauta hors de la voiture et tomba dans un fossé plein d’une eau glacée. Elle n’était plus assez forte pour supporter une pareille émotion ; elle arriva malade à Torgau. Sa maladie prit bientôt un caractère des plus graves et se changea eu consomption. Alitée pendant trois mois, elle se consolait par la Parole de Dieu et souhaitait ardemment de quitter cette vallée de larmes ; elle recommandait souvent à Dieu l’Église et ses enfants : elle priait pour que la pure doctrine continuât à être enseignée.
Elle mourut, le 20 décembre 1552, à l’âge de 54 ans. Elle fut, selon l’usage, ensevelie le lendemain, dans l’église Ste. Marie à Torgau. Tous les étudiants ayaient été invités par Mélanchthon à prendre part à la cérémonie. On éleva dans la sacristie un mausolée sur lequel Catherine est représentée de grandeur naturelle et couchée dans son linceul. Elle tient la Bible pressée sur sa poitrine. A gauche sont les armoiries de la famille de Bora ; vis-à-vis, celles de Luther, représentant une rose blanche épanouie, avec un cœur rouge traversé par une croix noire. « Le cœur du chrétien est au milieu des roses, même sous la croix. »
Catherine Luther a dignement rempli la belle mission à laquelle elle était destinée. Après avoir frappé fort et ferme sur le parti monacal, il fallait que Luther montrât par des faits la valeur de ses principes sur l’importance et la sainteté du lien conjugal. Quel effet désastreux n’eût pas produit le mariage d’un moine et d’une nonne sur le peuple nouvellement réformé, si Catherine n’eût pas été à la hauteur de cette tâche ! Mais, Dieu soit loué, le ménage de Luther offrit constamment le tableau des pures affections de famille, de la discipline, de l’ordre, de la soumission et de l’autorité conjugale, tels que Dieu les a institués. Catherine ne brillait ni par la beauté, ni par la richesse : la science ou le grand savoir ne la répandait point au dehors. Non ; mais elle accomplissait fidèlement ses devoirs, avec un esprit doux et tranquille, qui est d’un grand prix devant Dieu. Elle fut donc le modèle de la femme selon l’Écriture, c’est-à-dire, qu’elle mit son espérance en Dieu, qu’elle fut soumise à son mari, « qu’elle demeura dans la foi, dans la charité, dans la sainteté et dans la modestie. »