Quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui heurte.
(Luc 11.9)
Il est une forme sous laquelle tout le monde, sauf l’athée — s’il y a des athées — admet la légitimité de la prière : c’est la forme de l’hommage et de l’adoration. Mais la sagesse humaine se refuse à admettre que, dans le saint commerce de l’homme avec Dieu, il y ait réciprocité, c’est-à-dire retour de la part de Dieu ; que la requête d’en bas monte réellement là-haut ; que la demande de cet être limité, qui s’appelle l’homme, provoque une réponse de la part de l’Etre infini, et qu’enfin sa prière puisse peser dans la balance des volontés éternelles. Elle s’inscrit donc en faux contre les affirmations de la foi, appuyées sur cette promesse, formelle de Jésus-Christ : « Quiconque demande reçoit ; qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui heurte. »
A l’entrée du lac de Genève, dans une petite île jetée sur les flots bleus du Léman, s’élève la statue de l’éminent philosophe auquel la cité de Calvin a donné le jour. Le sculpteur a représenté J.-J. Rousseau au moment où, le crayon à la main, il va écrire une pensée qui semble jaillir de son front méditatif. Ce crayon, qui a tracé plus d’une ligne à la gloire du Dieu de l’Evangile, a formulé aussi la plus sérieuse objection qui se puisse élever contre la prière. Tous les arguments du rationalisme ancien et moderne, Rousseau les a éloquemment reproduits, ou rassemblés d’avance, dans ce passage célèbre du Vicaire Savoyard : « J’adore l’Etre suprême, mais je ne le prie pas. Que lui demanderais-je ? Qu’il changeât pour moi le cours des choses, qu’il fît des miracles en ma faveur ? Mais ce vœu téméraire mériterait d’être puni plutôt que d’être exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire ; pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ? » Vous venez de l’entendre, on nie à la fois l’efficacité temporelle et l’efficacité spirituelle de la prière ; on dit à l’homme : « Tu n’as pas le droit de demander pour ta patrie l’éloignement de ce fléau ou la cessation de cette guerre, pour ta famille le pain quotidien, pour ton enfant malade la guérison. Le cours des choses est invariablement fixé ; ce qui doit arriver, arrivera. » Et, d’autre part, on lui dit : « Tu n’as pas le droit d’exposer à Dieu les besoins de ton âme et de lui demander d’y répondre. Tu n’as pas le droit d’implorer la lumière pour ton esprit, le secours d’en haut pour ta volonté ; tu as été pourvu de forces morales comme de forces physiques ; mets-les en œuvre ; agis, mais ne prie pas ; pourquoi demander à Dieu ce qu’il t’a donné ? »
On nie d’abord l’efficacité temporelle de la prière. Dépouillée de la brillante draperie qui recouvre l’argumentation de Rousseau, l’objection revient à ceci : Nous ne pouvons admettre que Dieu change le cours des choses, et qu’il le change à la prière d’un être limité comme l’homme. Mais d’abord, qu’entendez-vous par le cours des choses ? On ne peut appeler de ce nom les lois du monde moral. Celles-là sont immuables ; elles se confondent avec Dieu lui-même, et tout doit concourir à leur maintien, ou à leur rétablissement, si elles ont été violées. Sont-ce les lois physiques qui régissent l’univers ? Ces lois, autant qu’il nous est donné de les connaître, Dieu les maintient, et c’est à leur permanence qu’est due la marche régulière du monde. Et cependant, nous reconnaissons que Dieu pourrait faire appel à des lois de nous inconnues, dans l’intérêt d’un ordre supérieur. N’est-ce pas ce qu’il a fait quand il nous a donné une Révélation avec son cortège de miracles, quand il nous a envoyé son Fils unique né d’une Vierge, qui reste l’inexpliqué, l’inexplicable ? Veut-on enfin entendre par « le cours des choses » qu’il est des lois infiniment diverses et multiples qui règlent la succession des événements et des destinées humaines ? Mais ces lois, pas plus que les lois physiques, n’ont un caractère immuable et fatal. Peuvent-elles lier d’une manière absolue la volonté de Dieu ? N’en a-t-il pas la libre disposition ? Si le cours des choses était une sorte de puissance fatale, on verrait régner partout une constante uniformité, les événements se dérouler avec une régularité mathématique, toutes choses se passer sans mystère, sans secousse, et marcher d’un pas mesuré comme l’aiguille sur le cadran. Au lieu de cela, que voyons-nous ? Vicissitudes étranges, changements extraordinaires, péripéties inattendues, renversement de nos pensées et de notre logique, déroute de tous nos calculs. N’est-ce pas là l’enseignement de l’histoire ? N’est-ce pas l’histoire elle-même ? Ne se compose-t-elle pas, le plus souvent, de chutes et d’élévations soudaines, de défaites où l’on attendait la victoire, de fragilité où l’on comptait sur la durée, de faits inattendus, quelquefois minimes en apparence, qui portaient en eux le germe de révolutions ? Un adage populaire dit que les grands événements sont suspendus à un fil ; mais nous, chrétiens, nous disons que ce fil est dans la main de Dieu… Lorsque l’escadre française partit sous les ordres du premier consul pour l’aventureuse expédition d’Egypte, l’amiral Nelson alla la poursuivre dans les eaux de la Méditerranée avec des forces navales bien supérieures. Deux ou trois fois, il faillit l’atteindre. Un jour, les deux flottes naviguèrent à une faible distance l’une de l’autre ; mais un brouillard intense les empêcha de s’apercevoir. Que serait-il arrivé si le soleil eût dissipé les nuages ? La flotte anglaise eût probablement anéanti la nôtre et arrêté Bonaparte au début de ses succès, comme plus tard quelques flocons de neige et l’abaissement de quelques degrés du thermomètre devaient, dans les steppes glacés de la Russie, dire à cet indomptable génie, à l’apogée de sa gloire : « Tu n’iras pas plus loin ! » Non, le cours des choses considéré comme une puissance fatale marchant et se déployant d’elle-même, indépendamment de Dieu, n’existe pas : le cours des choses est l’œuvre libre de Dieu qui « travaille continuellement », a dit Jésus ; qui, compte les cheveux de notre tête, comme il conduit les destinées des peuples et des mondes ; le cours des choses, Dieu le fait, Dieu le compose sans cesse ; s’il en était autrement, où serait la liberté de Dieu ? Il faudrait le considérer comme un esclave relégué dans une prison splendide où il assisterait, indifférent et morne, au déploiement d’un mécanisme universel et fatal. « Dieu est liberté, amour, mais non pas mécanique », a dit un penseur chrétien.
Et maintenant, le cours des choses entendu comme un travail continuel du Dieu de la Bible, ce Dieu veut-il et peut-il y introduire des modifications, par suite de nos prières ? Ma raison ne se refuse nullement à l’admettre. Vous dites probablement : Comment concilier cette part faite à la prière avec les plans immuables de Dieu, avec cette série d’événements que sa toute-science voit d’avance se dérouler devant lui ? Je vous réponds : Assurément il les connaît, il les voit d’avance, ces événements ; mais ne connaît-il pas, ne voit-il pas aussi d’avance votre prière — cette prière qu’il demande à l’homme de lui offrir — et n’admettez-vous pas qu’elle peut devenir un des éléments avec lesquels il compose votre histoire et l’histoire générale ? Dieu n’a-t-il pas consenti à limiter sa liberté pour faire une part à la vôtre, en sorte que votre prière a le droit d’entrer dans la trame de ses desseins éternels aussi bien que telle péripétie surprenante qui vous paraît d’une importance capitale ? Mais alors, dites-vous encore, Dieu abdique, Dieu laisse tomber les rênes de son gouvernement dans les mains débiles de sa créature ? Non, il est certain que Dieu reste le Maître souverain des destinées universelles ; en définitive, c’est sa volonté qui s’accomplit, et c’est son plan qui domine le nôtre. S’il laisse un certain jeu à notre liberté, s’il nous permet de lui exprimer nos désirs, s’il nous donne une sorte de voix consultative, il est bien évident qu’il se réserve le droit de décider lui-même en dernier ressort. Quelle perturbation dans l’ordre des choses s’il se trouvait assujetti au gré de nos fantaisies ! Voyez-vous Dieu à nos ordres pour-telle prière qui donnerait une prime à nos mauvais penchants, à nos désirs criminels et dont l’exaucement serait la violation par lui-même de sa loi morale ? Et, d’autre part, ô gens à courte vue que nous sommés, pensons-nous que Dieu nous révélera toujours et tout de suite le secret de ses desseins ? Dans telle circonstance, mon frère, vous croyez que Dieu a refusé de vous entendre. Qu’en savez-vous ? Il est vrai, Dieu ne vous a pas exaucé en suivant la voie que, dans votre ignorance, vous lui aviez tracée ; mais qui vous dit qu’il ne vous a pas exaucé d’après son propre plan, à coup sûr, meilleur que le vôtre ?…. Lorsque Monique, la mère de saint Augustin, suppliait Dieu d’empêcher que son fils — véritable enfant prodigue — quittât l’Afrique pour se rendre en Italie, pouvait-elle soupçonner que Dieu attendait Augustin à Rome pour le convertir ? Ainsi, tandis que l’amour maternel refusait de le laisser partir pour la ville brillante et corrompue entre toutes, l’amour éternel l’appelait à Rome pour faire de lui une des plus belles lumières de l’Eglise. « O mon Dieu, s’est écrié saint Augustin, au livre des Confessions, dans les profondeurs de vos conseils, vous refusâtes à ma mère ce qu’elle vous demandait avec larmes, mais pour faire de moi ce qui était l’objet de ses continuelles prières. » Qui n’a vu dans le beau tableau d’Ary Scheffer, ce fils et cette mère, au port d’Ostie, assis l’un près de l’autre, les regards perdus vers les deux infinis du ciel et de la mer ? Ils adorent dans une muette extase les voies merveilleuses de la Providence qui les a réunis ; puis elle, en possession du seul bien qu’elle eût désiré, la conversion de son fils, exhalant toute son âme dans cette aspiration sublime : « Et maintenant, que fais-je encore ici ? » O mères chrétiennes, le Dieu de Monique n’a pas changé : il est toujours le Dieu des mères, pour vous entendre et vous, exaucer, même en substituant au vôtre son plan éternel…
Enfin une objection très répandue contre l’efficacité de la prière et qu’il ne nous est pas possible de passer sous silence, bien qu’elle ne soit pas contenue dans l’argumentation de Rousseau, parce qu’elle se trouve constamment sur les lèvres, des incrédules, c’est celle-ci : Dieu ne saurait s’occuper de nous ; en vérité, nous sommes trop infimes, et Lui est trop grand. Oh ! l’étrange manière de concevoir la grandeur de Dieu ! Jésus en avait un sens autrement élevé quand il décrivait, avec une grâce incomparable, l’action de la Providence intervenant pour donner la pâture aux oiseaux de l’air et pour revêtir d’une brillante robe les lis des champs. Eh quoi, ne dédaigner rien de ce qui est petit, n’est-ce pas le trait le plus touchant de toute grandeur morale ? Ne mépriserions-nous pas un Dieu qui, après avoir créé, abandonnerait sa création, impassible, muet, semblable à un despote de l’Orient retiré dans son palais silencieux, tandis que ses cruels janissaires pressurent ou égorgent ses peuples ?…
Après ces explications pratiques qui confinent aux grands problèmes de la liberté divine et de la liberté humaine, lesquels je n’ai pas eu la prétention de traiter au point de vue spéculatif, il me semble, mes frères, que vous êtes tout disposés à admettre ceci : Dieu tient compte des prières de ses enfants, et il permet qu’elles pèsent dans ses balances suprêmes. Quoi, seraient-elles téméraires, comme le pense l’orgueilleux philosophe de Genève, les supplications qui s’élèvent à Dieu de toutes parts pour faire cesser l’horrible boucherie d’une guerre fratricide ? Quoi, vous paraîtrait-il téméraire, le cri désespéré de cette mère qui, voyant son enfant dans les flammes, lève les mains vers le ciel pour que Dieu lui suscite un sauveur ? Mais, vous le voyez bien, la prière est un instinct primordial et universel. Partout, sous la voûte du ciel, l’homme, écrasé par le sentiment de sa faiblesse, a invoqué son Dieu ou ses dieux. Dites à cet homme que ses chevaux emportent vers un abîme, dites à ce matelot qui voit son navire mis en pièces par la tempête, dites à cet ouvrier enseveli vivant sous des décombres, que le cours des choses est irrévocablement fixé, ils ne vous croiront pas ; ils crieront par un sûr instinct à Celui qu’ils savent plus puissant que les événements et que les éléments. Oui, il est des heures suprêmes où, mus par une force invincible, nos genoux se ploient, nos mains se joignent, nos cœurs crient leur détresse là-haut. Et vous n’arrêterez pas plus l’essor de cette prière, ô raisonneurs sans raison, que vous n’arrêteriez avec votre main les chutes du Niagara. Je crois entendre un père incrédule tombant aux genoux de la compagne de sa vie — celle-là une croyante — et lui disant avec désespoir : « Prie, prie ton Dieu de me rendre mon fils ! » Le cœur de ce père, plus logique que sa raison, reconnaissait que la prière peut agir sur Dieu et que, comme nous l’affirmons, la prière est efficace !
Après, avoir essayé d’établir l’efficacité de la prière au point de vue temporel, il nous sera plus facile encore de démontrer son efficacité au point de vue spirituel. Ici, nous rencontrerons moins d’objections. Reprenons la seconde, partie de l’argument de Rousseau. « Je ne demande pas à l’Etre suprême le pouvoir de bien faire : pourquoi lui demander ce qu’il m’a donné ? » J’avoue avoir quelque peine à refouler mon indignation à l’ouïe de ces paroles d’un homme si satisfait de lui-même et qui, sans doute, a montré son pouvoir de bien faire par une vie impeccable ? Nous verrons bien… Mais passons, et raisonnons avec sang-froid.
Il est, d’après les Ecritures, deux périodes dans l’histoire de l’humanité : la période de l’innocence et la période de la déchéance ou de la chute. Eh bien, même dans la première, la prière était une nécessité de l’ordre moral. Comment l’être créé par Dieu pouvait-il se développer dans le bien, si ce n’est en recourant sans cesse à Celui qui est la source de tout bien et de toute vie ? Rayon émané de la Lumière éternelle, comment pouvait-il grandir dans la lumière, si ce n’est en s’alimentant au foyer d’où il était dérivé ? Concevez-vous le progrès de cette créature autrement que par une relation constante avec son Créateur ? Et n’est-ce pas le sens de ces conversations de l’Eden, dont le livre de la Genèse nous a conservé la trace mystérieuse ? Mais, vous le savez, cette pure aurore s’est évanouie sans retour. Par un abus de sa liberté, l’homme est tombé dans le mal. Si donc la prière était une nécessité aux jours de son innocence, à plus forte raison l’est-elle devenue dans la période troublée de sa déchéance. Le pouvoir de bien faire est resté enseveli sous les ruines de l’Eden. A partir de la chute, l’homme n’est plus qu’un indigent qui doit tout solliciter comme une aumône. Le pouvoir de bien faire s’est transformé pour lui en une odieuse puissance de mal faire. Comme deux noirs torrents, le mal et le malheur se sont précipités sur notre terre pour la dévaster. Passions de la chair, mensonge, cupidité, dissolution, bassesse, féroce égoïsme, vengeance poussée jusqu’au crime, — voilà la pratique des siècles de barbarie, comme des siècles de civilisation. Et ces forfaits amènent à leur suite des douleurs inouïes, font verser des larmes de sang, auxquelles il faut ajouter toutes les épreuves inhérentes à la destinée humaine. Dans cette détresse, est-il étonnant que l’humanité exhale un cri de supplication vers le ciel, vers ce ciel où elle voit l’image de la pureté et du bonheur, où elle cherche un être tout-puissant, tout bon, qui ait pitié de sa misère ? Est-ce que Dieu restera sourd à ce cri universel ? S’il n’y répondait pas, il serait donc moins puissant que nous qui cherchons à agir sur nos semblables, soit en fécondant leur pensée, soit en les entraînant au bien par l’effort de notre volonté ; il serait aussi moins généreux, car quel est le père qui, voyant son fils s’égarer, ne cherche à le sauver du mal, même au prix de sa propre vie ? Supposition qui serait un blasphème et qui a été glorieusement démentie par les faits ! Oui, assurément, Dieu a entendu le cri de sa créature. Avant qu’elle l’eût jeté aux espaces infinis, Dieu la cherchait, Dieu l’appelait. Aux jours mêmes de sa chute, il lui annonçait un Libérateur : promesse renouvelée aux patriarches, proclamée par tous les prophètes et réalisée par Jésus-Christ. Dès lors, de nouvelles relations ont pu s’établir entre Dieu et l’homme, par cette prière qui est une demande de l’homme à Dieu et une réponse de Dieu à l’homme. Ce ne sont pas, il est vrai, les rapports de l’Eden où l’homme fût monté tout naturellement dans l’échelle des êtres ; c’est un échange plus actif, plus émouvant aussi ! — De la part de Dieu, c’est une sollicitation pressante à la conversion et au salut accompli par son Fils unique ; c’est une supplication généreuse pour que l’enfant prodigue revienne dans la maison paternelle ; puis, lorsqu’il y est rentré, c’est une condescendance et une tendresse infinies, comme s’il avait besoin de cet enfant pour être heureux ! Et, de la part de l’enfant prodigue, c’est un repentir tout trempé de larmes, une humilité toute faite du sentiment de son indignité, un amour tout pénétré de reconnaissance, une prière instante pour que son péché, effacé aujourd’hui, ne puisse se reproduire demain. Tout cela est si divinement beau, que nous serions tentés de répéter le paradoxe étrange de saint Augustin : « Bienheureuse faute » ; oui, bienheureuse faute, puisqu’elle a créé entre le père et le fils des relations nouvelles véritablement sublimes ! … Après cela, comprenez-vous la force, la beauté, la puissance sanctifiante de la prière ?
Quel don magnifique nous est fait par ce Dieu qui nous permet de le prier ! En le priant, nous échappons à l’empire du mal ; la tentation est vaincue, et l’effort du Prince de ce monde réduit à néant. En le priant, nous trouvons le secret de toute consolation, le point de jonction entre le monde visible et le monde invisible, le lien mystique qui rattache le temps à l’éternité, la terre au ciel ; le chemin éclairé d’un sillon lumineux qui relie la maison d’ici-bas à la maison du Père où sont nos bien-aimés… O bénédiction de la prière ! A voir tout ce qu’elle nous apporte de relèvement moral, de sainteté effective, de joie ineffable et de vraie grandeur, ne concevez-vous pas que l’essai de nous ravir ce saint commerce avec Dieu nous apparaisse comme un crime de lèse-humanité ?
Ainsi le pouvoir de bien faire n’est point une vertu inhérente à notre nature, mais une grâce qu’il faut demander chaque jour à genoux à notre Père céleste. Tous les vrais chrétiens ont fait l’expérience de cette force de Dieu qui consent à secourir leur faiblesse ; tous peuvent témoigner que leurs progrès spirituels sont en relation directe avec leurs prières. Au reste, douter de cette action de Dieu sur le cœur de l’homme, serait douter de la Bible elle-même. Dans toutes ses pages, les rapports de la créature avec le Créateur sont affirmés.
Là se mêlent les demandes temporelles et les demandes spirituelles dont nous n’avons fait la distinction que pour l’étude de notre sujet, mais qui ne sont pour Dieu qu’une seule et même prière. La Bible est un dialogue entre l’homme, fils de la poussière qui invoque l’Eternel, et l’Eternel qui lui répond du lieu où il est. — Abraham intercédant pour Sodome et Gomorrhe, avec une hardiesse sublime, Israël vainqueur de Jéhovah dans un combat mystérieux, Ezéchias obtenant une prolongation de vie de quinze années, la Cananéenne poursuivant Jésus de ses supplications et lui arrachant la guérison de sa fille ; Pierre délié de ses chaînes, arraché à sa prison, rendu à l’Eglise en prières, — il faudrait tout citer dans cette épopée qui va de la Genèse à l’Apocalypse. Après la fondation des premières communautés chrétiennes par les apôtres, l’Eglise continue à prier et n’est puissante que par la prière. C’est par la prière qu’elle résiste aux oppositions les plus formidables, aux persécutions les plus cruelles. L’Eglise reproduit véritablement les étonnantes péripéties du peuple d’Israël, décrites par l’éloquent auteur de l’épître aux Hébreux et qui s’appliquent, trait pour trait, à sa propre histoire : « Ils subirent les moqueries, ils furent maltraités, lapidés, eux dont le monde n’était pas digne ! — Ils fermèrent la gueule des lions, ils échappèrent au tranchant de l’épée, ils guérirent les maladies, ils recouvrèrent leurs morts par une sorte de résurrection. » (Hébreux 11) Et tout cela, dit l’auteur sacré, par la puissance de leur foi ; mais nous osons ajouter, sans crainte de manquer de respect à la parole de Dieu, par la puissance de leurs prières. Oui, à travers les siècles, toutes les communions chrétiennes, toutes les sectes chrétiennes ont prié. Il n’y a que le rationalisme qui ne prie pas, ou qui n’admet la prière que comme un moyen d’action, non sur Dieu, mais sur l’homme… Aujourd’hui, la chrétienté tout entière prie comme elle a prié dans le passé. Qu’est-ce qui fait la force de l’œuvre des Missions ? Ouvrez les annales de cette magnifique évangélisation du monde païen moderne ; vous y verrez que ses succès sont liés à l’esprit de foi et de prière de ses missionnaires. Et si la moisson se fait attendre, elle n’en est que plus féconde. Les pionniers si fidèles du Lessouto travaillent pendant six ans sans pouvoir constater une seule conversion ; puis, un soir, sous la clarté des étoiles, ils entendent une voix traînante qui s’écrie en sessouto : « Seigneur Jésus, aie pitié de moi ! » Quoi, un noir en prière ! Et les missionnaires de tomber à genoux et de pleurer de joie… Tous les réveils religieux ont été obtenus par la prière. Heureux les pasteurs qui ont assisté dans leurs paroisses à des réveils religieux se propageant comme une flamme sainte : ce sont des heures inoubliables… Aussi, nous sentons-nous pressé de dire à nos collègues dans le ministère : « Soyez fidèles dans la prière, et vous verrez de grandes choses, ! » Enfin, on entend raconter que des hommes simples, mais pénétrés de l’esprit de Dieu, opèrent des guérisons par la prière, et chacun de les appeler, non sans ironie, des illuminés ! Pourquoi cet étonnement, gens de petite foi ? Est-ce que le Sauveur qui assujettissait la maladie à sa parole n’est plus le même aujourd’hui ? Est-ce qu’il n’a pas annoncé que ses disciples feraient des œuvres plus grandes que les siennes ? La prière est le levier qui soulèverait le monde moral si nous savions l’employer. O Christ, c’est avec ce levier que tu transportais les montagnes, durant ta vie terrestre, toi qui, dépouillé pour un temps des attributs divins, ne parlais, n’enseignais, n’agissais, ne faisais des miracles que par une communion permanente avec ton Père, toi qui te retirais sur la montagne et dans les déserts pour prier ton Père… Hélas ! que sont nos prières mises en regard des tiennes ?…
Et cependant, malgré tout ce qui leur manque de foi et de vie intense, combien, dans cet auditoire, pourraient attester, par leur propre expérience, que la prière est efficace ! Ce seraient les ignorants ; mais ce serait aussi l’élite des intelligents. Cette foi en la prière — naïve comme celle de l’enfant, éclairée comme celle de l’homme qui pense –je l’ai constatée avec admiration chez des littérateurs, des professeurs, des magistrats, des artistes, des hommes d’Etat, des hommes de guerre, dont je pourrais citer les noms. Il n’est pas un pasteur fidèle qui n’ait vu autour de lui des exaucements de prières éclatants comme la lumière du jour, et tout ministère chrétien est un témoignage authentique en faveur de l’efficacité de la prière. Tel malade est éprouvé par des souffrances cruelles, si cruelles (il m’en faisait l’aveu) qu’il avait été sur le point de s’ôter la vie. Mais il prie, et ses affreuses pensées de suicide s’éloignent, et il se trouve capable, avec la force de Dieu, de supporter ces insupportables douleurs. Tel homme est assailli par le doute ; il lit les livres humains des meilleurs apologistes, mais ses ténèbres ne font que grandir ; alors il se souvient qu’il est un Dieu, source de toute vérité ; il tombe à genoux, il persévère dans la prière, et, bientôt, un doux rayon brille dans sa nuit ; les petits côtés des questions s’effacent, les grands côtés s’illuminent, et il se donne avec ferveur au Dieu de Jésus-Christ. Tel homme est en proie à une horrible tentation d’adultère dont les conséquences vont peser sur le reste de sa vie. Satan l’enveloppe, le harcèle ; mais un plus grand que Satan veille ! « Prie », lui crie une voix intérieure. Il prie tout tremblant, et la tentation s’éloigne, et la prière l’a sauvé du crime…
Ce sont quelques exemples pris entre bien d’autres ! Et si je pouvais vous interroger, mes frères, c’est vous qui vous lèveriez en grand nombre pour me dire, sur les modes les plus divers, d’après votre histoire intime, que Dieu a vu vos larmes, exaucé vos supplications et que, véritablement, la prière est efficace !
Or, c’est cette prière, ô philosophe, que vous vous êtes proposé de nous interdire, parce qu’elle est une illusion à l’égard de nous-mêmes et une témérité à l’égard de Dieu ! Eh bien, souffrez que je vous demande quel est le téméraire ici ? Celui qui, accablé par le sentiment de son impuissance, guidé par la voix de son cœur, s’adresse à Dieu avec une confiance enfantine comme à un, Père qui peut tout ce qu’il veut ; ou celui qui, s’inscrivant en faux contre l’instinct universel de l’humanité, conteste à Dieu le pouvoir de nous entendre et de nous exaucer ? Quel est le téméraire ? Celui qui, tout pénétré de son indignité, demande au Père le pardon de ses fautes et un invincible appui pour sa faiblesse, ou celui qui, le ton dogmatique, le front superbe, déclare ne compter que sur sa propre force et, en définitive, ne croire qu’à lui-même ? Quel est le téméraire, enfin ? L’homme qui tient humblement pour vraie la parole de Jésus-Christ : « Celui qui demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui heurte » ; ou l’homme qui affirme avec hauteur : « Celui qui demande ne reçoit pas, celui qui cherche ne trouve pas, et l’on n’ouvre pas à celui qui heurte » ? O philosophe, le téméraire ici, c’est vous-même ! Et votre vie, que vous avez racontée avec un cynisme qui nous déconcerte, en est la trop douloureuse démonstration. Vous demander ce que vous avez fait de ce pouvoir de bien faire, dont vous osiez vous glorifier, serait une ironie trop sanglante pour que nous cherchions à nous donner le triste honneur du triomphe…
Les applications de ce discours ressortent d’elles-mêmes. Je les résume, mes frères, en une pressante supplication de pasteur et de chrétien qui, humilié de ne pas mieux prier et mieux croire lui-même, vous dit cependant avec conviction : « Croyez et priez ! »