Il est facile de saisir dans le quiétisme, même d’après nos incomplètes analyses, le principe mystique qui en est la base.
L’idée principale de Molinos que Dieu est au dedans de nous et n’attend pour parler que notre silence, les termes de vie en Dieu et de Dieu, d’âme transformée et déifiée, vidée d’elle-même et remplie de Christ, qui reviennent si souvent dans son livre, tout cela est précisément l’expression de ce faux rapport statué entre l’homme et Dieu, de cette union immédiate et essentielle qui constitue le mysticisme. Molinos du reste ne paraît pas vouloir s’en défendre : il se fait gloire au contraire de se ranger parmi les mystiques, d’adopter leurs idées et leur langage, et il cite constamment Denys l’Aréopagite, Bonaventure, Sainte-Thérèse, etc.
Mais c’est surtout dans Mme Guyon que nous trouvons le principe mystique : elle l’expose avec tout le laisser-aller de son imprudente franchise, et le pousse jusqu’au panthéisme le plus absolu.
Nous l’avons entendue dans le Moyen court nous dire avec exaltation « qu’il n’y a que deux vérités, le Tout et le Rien, que nous ne pouvons honorer le tout de Dieu par notre anéantissement et que nous ne sommes pas plutôt anéantis que Dieu, qui ne souffre point de vide, nous remplit de lui-même. » Le livre entier des Torrents n’est qu’un débordement de mysticisme panthéiste : qu’y a-t-il de plus panthéiste que la comparaison d’une âme avec un torrent qui va se perdre dans le sein de la mer ? Et cette comparaison, qui fait le fond de l’ouvrage, n’est pas affaiblie par les explications de l’auteur : il est impossible d’exprimer plus franchement l’entière absorption de l’âme en Dieu, son écoulement en lui, son identification avec lui, que Mme Guyon l’exprime dans les dernières pages du livre des Torrents (p. 279 — 298). Il faudrait tout citer ici. Contentons-nous de dire qu’elle pousse l’union essentielle de l’âme avec Dieu jusqu’à lui ravir la conscience d’elle-même (p. 287). — Mais dans l’Explication du Cantique, le mysticisme est plus explicite encore : l’union essentielle y est nommée et opposée précisément à l’union morale, à l’union des facultés que nous avons reconnue pour la seule véritable. — Le premier verset du cantique est celui-ci : « Qu’il me baise du baiser de sa bouche. Mme Guyon voit dans ce baiser de la bouche l’union essentielle avec Dieu bien plus parfaite que ce qu’elle appelle l’union des puissances, c’est-à-dire l’union de l’intelligence et de la volonté : elle y voit non plus les fiançailles, mais la consommation du mariage spirituel « où il y a union d’essence à essence et communication des substances, où Dieu prend l’âme pour son épouse et se l’unit non plus personnellement ni par quelque acte ou moyen, mais immédiatement, réduisant tout en unité et la possédant dans son unité mêmet. »
t – Opuscules spirituels de Mme Guyon. Cologne, 1704. — Le Cantique des cantiques, interprété selon le sens mystique et la vraie représentation des états intérieurs. — Voyez les pages 349 — 356.
Voilà donc dans toute sa plénitude le principe mystique : Molinos et Mme Guyon surtout l’expriment sans réserve ; il est à la base du quiétisme. Ici donc peuvent se placer tous les reproches que nous avons adressés au mysticisme lui-même.
Mais, ainsi que nous l’avons dit, l’union essentielle tout en étant impliquée, exprimée même dans le quiétisme, n’en est pas le point principal : le quiétisme insiste non sur l’union elle-même, mais sur la voie de l’union, l’anéantissement. Il aspire à une vie supérieure, mais il ne s’arrête pas à en considérer les avantages : il ne voit que l’éternel obstacle à sa réalisation, l’activité humaine. Aussi, c’est cette activité qu’il combat partout où elle se montre. — Il prêche l’abandon, le délaissement entre les mains de Dieu, le renoncement, la mort à soi-même : renoncement et mort non pas aux intérêts grossiers de notre nature, non pas à notre penchant au mal, non pas à notre orgueil et à notre égoïsme, mais à notre personnalité elle-même, à notre propre vie spirituelle, à notre moi. Le moi, voilà ce qu’il attaque : il refoule tous ses mouvements, il arrête son moindre essor, il étouffe ses manifestations les plus spontanées.
Le quiétisme détruira d’abord toute activité proprement dite ; la piété ne consiste pas dans une série toujours soutenue d’actes de foi, mais dans un acte éminent et continu qu’il ne faut pas renouveler ; si une tentation survient, il ne faut pas lui résister, lutter avec elle, la repousser de toutes ses forces, mais rester en repos et tourné vers Dieu. Il ne faut pas même revenir sur soi, s’examiner soi-même ; et de là le blâme perpétuel prononcé par les quiétistes contre ce qu’ils appellent la multiplicité, les réflexions inquiètes, la dissipation, etc. ; de là l’incessante recommandation du repos et du silence. Ce silence, ce repos on l’impose à l’intelligence elle-même ; il ne faut pas qu’elle fasse des efforts pour connaître Dieu ; il ne faut pas que, frappée tour à tour de telle ou telle perfection divine, s’arrêtant à tel ou tel des bienfaits du Seigneur, elle précise cette connaissance ; il faut au contraire qu’elle reste dans une notion vague, dans une impression indistincte de Dieu. De là cette singulière opinion sur les mystères de Christ, qui, pour une perfection chimérique, tend à nous détourner des vérités chrétiennes. De là le décri de ce qu’on appelle la méditation, pour prôner bien haut une contemplation stérile. De là le décri des prières verbales qu’on représente comme imparfaites, comme seulement nécessaires aux âmes peu avancées, pour encourager une oraison mentale qu’on réduit à un sentiment vague de la présence de Dieu.
Mais le quiétisme va plus loin : par delà la sphère de l’activité, il y a une sphère plus intime encore où se réfugie la vie du moi. C’est là que le moi sent, qu’il préfère, qu’il s’attache, qu’il repousse. C’est aussi là que le quiétisme va le poursuivre. S’attacher, repousser, c’est sortir du repos suprême, c’est donner signe de vie ; aussi va-t-on interdire à l’âme ses mouvements les plus spontanés, ses manifestations les plus instinctives. A cet effet on discréditera tout ce qui peut la toucher, l’émouvoir ; on discréditera l’oraison effective, la dévotion sensible, c’est-à-dire l’état d’une âme qui se présente devant Dieu et qui en est soutenue et consolée ; on discréditera l’espérance, car l’espérance touche l’âme et éveille ses désirs ; on discréditera encore une fois la prière, car prier suppose qu’on s’attache aux choses qu’on, demande, prier suppose intérêt et empressement.
Il m’est impossible de ne pas citer ici la triste application qu’on faisait de ces maximes. — Mme Guyon disait à Bossuet qu’elle ne pouvait prier, parce qu’elle était arrivée à un état où elle était si résignée et si heureuse qu’elle n’avait aucune grâce à demander à Dieu. — Et M. Nisard nous rapporte un Pater quiétiste, misérable parodie où l’on ne sait vraiment ce qui doit le plus étonner ; de la stupidité ou du blasphème.
Votre royaume a des appas
Pour les âmes intéressées :
Les nôtres d’un motif si bas
Se sont enfin débarrassées :
S’il vient, il nous fera plaisir :
Mais Dieu nous garde du désir !
Seigneur, notre pain quotidien
Ne peut être que votre grâce.
Donnez-la moi, je le veux bien ;
Ne la donnez pas, je m’en passe.
Que je l’aie ou ne l’aie pas
Je suis content dans les deux cas.
Seigneur, si votre volonté
Me met à ces grandes épreuves
Qui désespèrent le tenté,
Mon cœur, pour vous donner des preuves
De mon humble soumission,
Consent à la tentation.
On parlera beaucoup du dépouillement, de la désappropriation, c’est-à-dire des épreuves par lesquelles Dieu nous purifie de notre attachement à ses grâces et à ses dons. Enfin on préconisera un état où l’âme non seulement n’a plus d’activité, mais n’a plus de sentiments et de désirs, où « rien ne la touche plus », où tout lui est égal, « où elle aime également la lumière et les ténèbres, la nuit et le jour, la tristesse et la consolation, où elle ne peut pencher ni du côté de la possession, ni du côté de la privation de Dieu », en un mot une entière indifférence.
Inactivité, indifférence, voilà donc les deux formes de l’anéantissement que le quiétisme prêche. Nous ne nous arrêterons pas à remarquer que ces principes sont en pleine opposition avec toutes les idées chrétiennes, et qu’on ne trouverait pas dans toute la Bible un seul passage en leur faveur. Nous n’irons pas non plus prouver ici la liberté morale qu’ils paralysent : cette liberté est un fait de conscience, nous en partons, nous ne le prouvons pas. Nous ne rappellerons pas même que la vie chrétienne est une conciliation pratique de deux actions logiquement inconciliables, l’action de Dieu et l’action de l’homme : quel est l’homme de bon sens et de bonne foi qui le nie ? Ce serait d’ailleurs attaquer le quiétisme de trop loin : nous attaquerons ses arguments mêmes. — Pourquoi condamne-t-il l’activité ? Il la condamne comme une impureté, comme une imperfection. Mais l’activité n’est pas impure par elle-même, elle ne l’est que dans ses effets ou dans ses motifs. L’activité est une force ; elle peut devenir, par son application ou par l’intention qui la dirige, excellente ou criminelle : c’est par là qu’elle est susceptible d’une appréciation morale. Mais en elle-même elle n’est ni un bien ni un mal ; elle est l’exercice naturel des facultés de l’homme ; elle est la forme nécessaire de la vie, dans son développement religieux comme dans tous les autres.
Quant à la seconde face de l’anéantissement, l’indifférence, les arguments du quiétisme sont plus spécieux. Il condamne ce qu’il appelle l’appropriation des grâces de Dieu. Mais qu’entend-il par là ? Est-ce le fait de croire que ces grâces ne viennent pas de Dieu, mais de nous, et de nourrir ainsi un coupable orgueil ? — Si c’est là l’appropriation, condamnons-la. « Qu’avons-nous que nous ne l’ayons reçu ? Et si nous l’avons reçu, pourquoi nous en glorifier, comme si nous ne l’avions point reçu ? » — Mais pour les quiétistes l’appropriation a un tout autre sens. Si celui que nous venons d’énoncer lui est attribué dans quelques passages de Molinos et de Mme Guyon ; c’est pour donner le change. S’approprier les grâces de Dieu est pour les quiétistes s’attacher à ces grâces de telle sorte qu’on est heureux quand on les possède, malheureux quand on les perd. — Etre propriétaire, c’est pour eux aimer les dons de Dieu, les désirer, y tenir. — En vérité, nous ne saurions blâmer une appropriation semblable. — Dieu nous dispense deux sortes de grâces : des grâces temporelles et des grâces spirituelles. L’Évangile nous permet d’aimer les premières, de les désirer, de les demander dans nos prières ; toutefois il nous ordonne de ne nous y attacher que secondairement et en les subordonnant aux grâces spirituelles. Mais quant à celles-ci, nous devons nous y affectionner de tout notre cœur, les désirer, les implorer sans cesse, ne rien redouter autant que leur privation. L’indifférence ici n’est pas une perfection, mais un crime. Ces grâces spirituelles sont des dons de Dieu, parfaits, souverainement utiles ; ce sont de bonnes pensées, d’heureux mouvements, des forces pour le bien, des armes contre le péché ; ce sont des progrès dans la sanctification. Ces grâces intéressent notre salut, intéressent la gloire de Dieu ; et avoir de l’indifférence pour elles, c’est en avoir pour Dieu même. Nous reviendrons plus tard sur cette idée. Concluons pour le moment que cette inactivité et cette indifférence, préconisées par le quiétisme comme le nec plus ultra de la vie spirituelle, ne sont que de coupables chimères.
Mais nous ne sommes pas au bout des folies du système. Il a enlevé à l’homme toute activité, il a arrêté toute manifestation de son moi, il l’a réduit à la passivité la plus absolue, à l’anéantissement, à la mort — Qui est-ce qui va prendre la place de ce moi anéanti, de cette vie écoulée, de cette personnalité éteinte ? Dieu lui-même, disent les quiétistes. Nous savons ce que nous devons penser de ce principe, voyons-en l’application. Voilà une âme qui n’agit pas, qui ne lit pas l’Écriture, qui ne s’examine pas, qui ne prie pas, qui se fait un devoir de la plus entière indifférence : et c’est à cette âme qu’on vient dire que Dieu est en elle-même, que c’est lui qui pense, qui parle, qui sent, qui veut à sa place, et que tous les mouvements de son cœur sont des mouvements de l’Esprit de Dieu ! Peut-on ouvrir une plus large porte à l’immoralité ?
Mais les quiétistes présentent la même idée sous une forme très spécieuse, et qui a toutes les couleurs d’une sincère piété : l’état d’une âme parfaitement inactive et indifférente est, pour Mme Guyon, un continuel acquiescement à la volonté de Dieu. « Laisser le passé dans l’oubli, l’avenir à la providence, et donner le présent à Dieu ; nous contenter du moment actuel qui apporte avec soi l’ordre éternel a du Dieu sur nous », voilà ce qu’elle nous a recommandé dans le Moyen court. Qu’on y fasse bien attention : ici reparaissent les mêmes conséquences immorales ; car tout ce qui arrive à l’âme, sera pour elle la volonté de Dieu. Ceci est vrai en un sens, et cette parole sera comprise de toute âme pieuse. Oui, tout ce qui arrive à l’âme, est la volonté de Dieu : mais laissons cette âme dans les conditions où Dieu l’a placée, laissons-la avec l’exercice des facultés qu’il lui a données, laissons-la avec ses forces pour repousser le mal et accueillir le bien. Dans ces conditions fixées par Dieu lui-même, tout ce qui arrive à l’âme, est naturellement la volonté de Dieu. Une tentation se présente : oui, c’est là la volonté de Dieu, c’est Dieu qui l’a permise, mais à la condition que nous userons de tous les moyens qu’il nous offre, pour en triompher. Au dedans de nous la chair se révolte ; c’est encore la volonté de Dieu, Dieu le permet, mais à la condition que nous traiterons durement la chair (1 Corinthiens 9.21), et que nous la crucifierons. Le péché vient assiéger notre âme ; c’est encore la volonté de Dieu, Dieu le permet, mais à la condition que nous lui résisterons jusqu’au sang (Hébreux 12.4). Si on enlève ces conditions, si on dégrade la nature humaine, en lui imposant l’inactivité et l’indifférence, l’acquiescement à la volonté de Dieu ne sera plus que l’acquiescement aux suggestions de Satan !
Les conditions dans lesquelles Dieu nous a placés et que le christianisme suppose, peuvent se réduire à une seule : la participation active des facultés de notre être à l’action de Dieu. Le quiétisme la nie en principe, nous l’avons vu, en admettant une union substantielle qui aboutit à l’absorption de l’homme en Dieu : de plus, elle est constamment annulée par tous les développements du système. — Le christianisme vient au devant de l’homme par la vérité déposée dans les livres saints ; il l’invite donc à l’y chercher par une lecture et une méditation fréquentes. Le quiétisme déprécie la vérité, en n’en faisant pas la base de l’union avec Dieu ; et de plus, en n’exigeant qu’une connaissance obscure, qu’une foi indistincte ; il combat l’activité de l’intelligence. — Le christianisme impose de l’activité au sentiment lui-même : il nous appelle à aimer Dieu, à désirer ses grâces, à nous affectionner aux choses d’en haut, à nourrir nos âmes des plus vives espérances. Le quiétisme nie tout cela, et réduit le sentiment à une inertie contre nature, par la doctrine de l’indifférence. — Le christianisme enfin, par les saints motifs qu’il présente à nos cœurs, a pour but de mettre notre volonté en exercice et de nous porter à manifester notre foi par nos œuvres, à la rendre agissante par la charité. Le quiétisme concentre l’homme dans une passive attente, dans un repos perpétuel, et lui impose une vie inutile à lui-même et à ses frères.
Sur ce point donc, comme sur les précédents, le quiétisme sort du champ que Dieu a tracé à l’âme humaine ; il veut faire de l’homme ce qu’il ne peut pas être, à moins de cesser d’être homme, et au lieu de résoudre le problème de la religion, il n’en accepte pas même les données. Il doit donc être absolument rejeté.
Et cependant, comme toute théorie religieuse, si erronée qu’elle puisse être, ce système répond à quelque besoin de l’âme ; il est l’expression de quelque aspiration du cœur, de quelque cri de la conscience. Oui, sans doute, il y a dans tout homme le sentiment qui est le point de départ du quiétisme, le sentiment douloureux d’une séparation d’avec son Dieu, la vague impression d’une union rompue et l’ardent besoin de la rétablir. — Mais (et c’est ici l’objet d’une seconde remarque générale) le quiétisme méconnaît la cause véritable de cette séparation, et il ne peut par conséquent en indiquer le véritable remède. — Or quelle est cette cause ? C’est le péché : le péché a brisé la chaîne d’amour qui retenait l’homme à Dieu ; c’est parce que l’homme est corrompu qu’il est éloigné de Dieu ; le sentiment de cet éloignement est un remords. Si telle est la cause, quel sera le remède ? Si telle est la déchéance, quel sera le rétablissement ? Évidemment ce remède, ce rétablissement ne pourra être que moral Pour que l’homme soit réuni à Dieu, il faut qu’il redevienne pur devant lui ; pour qu’il soit encore digne d’être appelé son enfant, il faut qu’il soit nettoyé de la lèpre du pécheur. — C’est ainsi que le christianisme a conçu la chute et la réhabilitation de l’homme : redoublant dans son cœur le sentiment du péché par l’aspect de la croix où Jésus-Christ l’expie, il lui offre un pardon gratuit par le sang du Fils de Dieu, et ce pardon accepté par une foi sincère, purifie son âme, sanctifie tout son être et fait jaillir dans son cœur la source d’une nouvelle vie. — Dès lors le pécheur est rapproché de Dieu, et la chaîne des miséricordes a renoué la terre au ciel : dès lors le douloureux sentiment de son divorce avec Dieu cesse dans le cœur de l’homme ; pour lui commencent les heureux épanchements d’une communion céleste, et « Celui dont les yeux sont trop purs pour voir le mal », tend la main à sa créature, « dont l’iniquité est ôtée et le péché couvert ». Voilà le magnifique enseignement de l’Évangile. — Au lieu de cela, que fait le quiétisme ? La vraie cause du mal, le péché, il n’en parle pas, ou s’il en parle dans quelques lignes inconséquentes, c’est, comme il le fait quelquefois, pour nous donner le change : ce n’est pas le péché qui le préoccupe, qui l’inquiète ; ce n’est pas là l’ennemi qu’il veut abattre.
Le mal pour lui, c’est (qu’on nous pardonne cette expression) l’écartement des deux substances ; c’est que l’homme est essentiellement séparé de Dieu ; c’est qu’il existe à part au lieu d’être absorbé par lui. Le grand vice de la nature humaine c’est son activité par laquelle elle se dérobe à cette absorption. Le remède, la réhabilitation sera, par conséquent, la cessation de cette activité, l’arrêt de toutes les manifestations du moi, l’extinction de la personnalité. Alors l’homme, anéanti, aura retrouvé Dieu ; la créature, absorbée par son Créateur, sera rétablie dans ses véritables rapports avec lui. On le voit clairement, le point de vue moral est ici complètement laissé de côté ; or, qu’on y songe bien, cette omission ne saurait être indifférente : négliger le point de vue moral, c’est presque le combattre. Une doctrine qui n’est pas avant tout morale est bien près de l’immoralité.
Le quiétisme réalise, nous l’avons vu, cette conséquence. En insistant sur le péché chimérique de l’activité, de l’appropriation des grâces, il glisse sur le péché véritable, sur la transgression de la loi de Dieu ; il ne s’en offense pas ; il le hait paisiblementa ; il ne veut pas qu’on lui résiste ; qu’on en ait de la peine, qu’on fasse quelque chose pour s’en défaireb ; il y voit souvent une salutaire épreuve, une échelle pour monter au ciel. Sous ce rapport donc, qui est fondamental, le quiétisme est encore en pleine opposition avec l’Évangile ; car l’Évangile est avant tout une doctrine morale, et tous ses enseignements reposent sur la notion de péché. Nous pourrions encore rattacher cette seconde remarque à la précédente, en disant que le quiétisme qui, tout à l’heure, mentait à la nature de l’homme, ment ici à son histoire en ce qu’il en néglige le fait le plus essentiel et le plus irrécusable. Nous aurons donc encore le droit de le taxer de théorie chimérique.
a – Moyen court, p. 46.
b – Torrents, p. 291.
Après ce blâme sévère nous aurons mauvaise grâce à appeler le quiétisme un essai de réforme : il mérite pourtant ce titre jusqu’à un certain point ; il fut du moins une protestation contre un des nombreux abus du catholicisme, et nous devons l’accueillir comme une réclamation bien imparfaite, mais cependant fondée, de la conscience religieuse. Le formalisme était alors à son comble : la participation extérieure aux sacrements, l’assiduité aux Églises, les retraites succédant à la satiété du plaisir, les répétitions machinales des prières, étaient l’aliment trompeur de la piété du grand nombre.
Le quiétisme voulut substituer à l’activité tout extérieure dont se payait la facile dévotion du temps, le bienfait d’une oraison plus simple, plus réelle, moins mécanique, moins apparente. Regrettons qu’il ait si mal réussi, et qu’il n’ait pas, comme autrefois nos réformateurs dans ce siècle de Léon X, qui ressemblait sous tant de rapports au siècle de Louis XIV, attaqué le formalisme romain au nom du pur Évangile : regrettons que, moins austère que le jansénisme, il ait ajouté à toutes ses chimères le ridicule de l’afféterie empruntée à la cour ; regrettons surtout qu’il ait donné une fausse direction à la touchante piété d’une dame Guyon, de tant d’autres âmes bien intéressantes peut-être, et qu’il ait pu séduire un grand esprit et un noble cœur, l’archevêque de Cambrai.