A celui qui nous a aimés, qui nous a lavés de nos péchés dans son sang, et qui nous a faits rois et sacrificateurs à Dieu son Père, à lui soit la gloire et la force aux siècles des siècles ! Amen.
Les paroles que vous venez d’entendre, saint Jean les a inscrites en tête de ce livre mystérieux, couronnement de l’édifice biblique, qu’on appelle l’Apocalypse. Admis bientôt, par des visions surnaturelles, aux scènes de l’éternité, l’apôtre-prophète entend ces mêmes paroles tomber de la bouche des bienheureux. Et nous, Église de la terre, faisons aujourd’hui écho à l’Église des cieux, en répétant, du sein de l’imperfection et de la lutte, ce qu’elle chante dans le repos et dans la gloire : « A celui qui nous a aimés, qui nous a lavés de nos péchés dans son sang et qui nous a faits rois et sacrificateurs à Dieu son Père, à Lui soit la gloire et la force aux siècles des siècles. » Amen !
Ce cantique de la terre et du ciel rend gloire en accents magnifiques à l’œuvre magnifique de Christ. Il en retrace le moyen douloureux et sublime, le sacrifice de la croix : « A celui qui nous a aimés et qui nous a lavés de nos péchés par son sang. » Il en célèbre les résultats glorieux et saints : « Et qui nous a faits rois et sacrificateurs à Dieu son père. » Nous ne pouvons, en un seul discours, embrasser ces deux faces de notre sujeta. Nous laisserons donc la première dans l’ombre : dans l’ombre, mais non pas dans l’oubli. Ah ! nous n’oublierons jamais que c’est au Christ immolé que nous sommes redevables des titres que sa Parole nous confère, et c’est de ses mains percées que nous recevrons, avec gratitude, la double investiture du chrétien.
a – La rédemption, proprement dite, a été traitée dans le discours précédent.
En nous créant rois et sacrificateurs, Jésus-Christ n’a fait que nous rétablir dans nos dignités primitives.
Transportons-nous à ce moment merveilleux où l’œuvre des six jours est accomplie. Voici la terre parée de verdure, le ciel qui la couronne de son dôme d’azur, les eaux qui murmurent de toutes parts, l’air et la lumière qui se jouent à travers l’espace illimité, et dans les eaux, dans les airs, sur la terre, des milliers de créatures vivantes. Mais quelque chose manque à cet harmonieux ensemble… Où est le centre, où est l’unité, où est le but visible ? Où est l’être dont le regard puisse tout embrasser et le cœur tout sentir ; l’être qui, tout à la fois, appartienne à la terre, la résume et la dépasse ?… La création semble dans une silencieuse attente… Tout à coup retentit, dans les profondeurs de l’être divin, cette parole : Faisons l’homme à notre image, et aussitôt l’homme paraît. Avec quel ravissement ses regards se portent sur les merveilles sans nombre étalées devant lui ! Et n’entendez-vous pas la création tout entière lui répondre comme par un frémissement mystérieux ? Je vous dis que c’est un roi qui fait son entrée dans son palais : et quel palais a jamais égalé l’Eden ? Je vous dis que l’homme est le roi de la création : « Tu l’as fait un peu moindre que les anges, s’écrie David, tu l’as couronné de gloire et d’honneur. » Et Moïse, rapportant les paroles mêmes de Dieu : « Faisons l’homme à notre image, afin qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux et sur le bétail et sur toute la terre. » Qu’il domine… mais pour accepter à son tour la domination de ce Maître suprême que lui seul a le privilège de connaître. Qu’il domine… mais pour lui rapporter toutes les joies que ce monde va lui offrir. Qu’il domine… mais pour être, lui, fils du ciel et fils de la terre tout ensemble, l’intermédiaire entre le monde et Dieu, la conscience vivante de l’hommage que l’univers doit lui rendre. Roi de la création, mais son pontife devant Dieu. Roi de la création, mais vassal du Créateur. Et, pour parler avec notre texte, roi et sacrificateur à Dieu son Père, telle est la double dignité, telle est la double vocation de l’homme sortant des mains de Celui qui l’a formé.
Mais tournez un feuillet de ce livre antique qui nous raconte les origines du monde et de l’histoire humaine… Tout est changé ! L’homme a voulu rester roi et il a refusé d’être sacrificateur. Appelé par l’épreuve mystérieuse de l’Éden à constituer sa personnalité morale, à se distinguer de Dieu pour s’unir librement à Lui, à prendre possession de lui-même pour se donner à Dieu, il se pose en dehors de Dieu, il se refuse à Lui, il désobéit, il pèche… et aussitôt son affranchissement est sa ruine, et son élévation sa déchéance ! Cherchez maintenant sa couronne… elle est tombée de son front et gît dans la poussière, au pied « de l’arbre de la connaissance du bien et du mal ! » Ce roi, dont les traits respiraient la puissance et la sérénité, regardez-le, livré maintenant à la honte, au remords, à la peur… « et se cachant derrière les arbres du jardin. » Ce roi, il est chassé de son palais, dont l’entrée est gardée par un ange armé d’une épée flamboyante. Ce roi, le voilà jeté, avec sa triste compagne, sur une terre « maudite à cause de lui, » assujetti à un travail opiniâtre qui fera ruisseler la sueur de son front, assujetti à la souffrance qui a désormais droit de cité dans un monde corrompu, assujetti à la mort, cette amère contradiction, cet affreux désordre, manifestation et châtiment du désordre moral ! Et il faudra qu’il meure, celui qui avait été appelé à la fête d’une vie impérissable, il faudra que, sorti glorieusement du sein de la terre, il y retourne ignominieusement, disant à la terre : « Vous êtes ma mère », et aux vers du sépulcre : « Vous êtes mes frères et mes sœurs. » Oui, il faudra qu’il meure, tandis que son âme, déjà morte dans ses fautes et dans ses péchés, s’en ira, pleine de trouble et d’effroi, tomber aux pieds du souverain Juge ! O changement ! ô déchéance ! Et comme on peut bien répéter, sur ces ruines morales, les lamentations du prophète sur le désastre de Jérusalem : « Comment l’or est-il devenu obscur ? Comment les pierres du sanctuaire sont-elles dispersées au milieu des rues ?… » Il est vrai qu’il reste à l’homme déchu quelques débris de sa dignité première ; comme à ce souverain chassé de ses États, je ne sais quels vestiges ineffaçables de grandeur. Mais qu’importe, si ces débris impuissants ne font que mieux ressortir sa condition misérable ? Il est encore sur la terre l’être spirituel : mais qu’importe, si son esprit est assujetti à la chair ? Il conserve une part de domination sur ce monde ; mais qu’importe si ce monde matériel et périssable le domine à son tour ? Il est « plus grand que l’univers qui le tue, » ou qui le voit mourir ; il est plus grand « parce qu’il sait qu’il meurt, » a dit Pascal, mais il meurt… et la conscience de sa fin ne fait qu’en augmenter les angoisses : voilà son privilège humiliant ! En un mot, sa misère est « celle d’un grand seigneur, d’un roi dépossédé ; » mais c’est une misère d’autant plus profonde, une misère qui ferait pleurer l’univers, si l’univers pouvait la comprendre ; une misère définitive et sans espoir, une misère de laquelle, abandonné à lui-même, il ne se relèvera jamais !
Mais ce qui était impossible à l’homme est possible à Dieu… Quel est celui qui, à l’accomplissement des temps, descend du ciel au secours de ce roi proscrit ? C’est un roi, lui aussi, et quel roi ! puisqu’il est un avec le Père ; Parole éternelle reposant dans son sein, Fils de Dieu, Dieu béni éternellement ! Mais c’est aussi un sacrificateur disant à son Père, dans un entretien qui précéda les siècles : Me voici, je viens, ô Dieu, pour faire ta volonté ! Et, sur la terre, accomplissant, jour après jour, heure après heure, cette volonté, qui était qu’il souffrît et qu’il mourût pour nous ! O mon âme ! n’oublie jamais à quel prix Jésus-Christ est venu opérer ta délivrance ! Demande-le à Bethléem, demande-le à Gethsémané, demande-le au Calvaire, demande-le à cet autel permanent sur lequel il s’est immolé pour toi. Il nous a aimés, il nous a rachetés à Dieu par son sang !
Mais par ce sacrifice insondable il nous a rendu tous nos titres, il nous a faits rois et sacrificateurs à Dieu son Père.
Il nous a faits rois ! Quel changement, disions-nous, en comparant l’homme déchu à l’homme normal ! Quel changement, dirons-nous encore, en comparant l’homme naturel au Chrétien !… Oui, du jour où nous avons cru d’une foi simple et vivante à Celui qui « nous a été fait de la part de Dieu sagesse, justice, sanctification et rédemption, » nous nous sommes sentis affranchis, relevés, replacés en notre rang véritable. A la place de ces sentiments de frayeur, de honte, de remords qui oppressaient et abaissaient notre âme, voici le pardon, la paix, la confiance, l’amour : au lieu de « l’esprit de servitude » voici l’esprit d’adoption par lequel nous crions : Abbah ! c’est-à-dire : Père ! Ah ! pouvoir ainsi retrouver le Père, saisir au-delà de ce monde et de tous les mondes sa main miséricordieuse, et, cette main dans la nôtre, marcher vers le ciel qui nous est rouvert, n’est-ce pas être rois ? Pouvoir, du sein de cette communion rétablie, jeter un défi à toute puissance hostile et nous écrier avec saint Paul : « Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est celui qui justifie. Qui condamnera ? Christ est celui qui est mort et qui de plus, est ressuscité, qui est assis à la droite de Dieu et qui intercède lui-même pour nous ? » Tenir un tel langage, n’est-ce pas tenir le langage d’un roi ?
Il est vrai que la loi de souffrir pèse encore sur nous. Le Chrétien souffre comme les autres, et quelquefois plus que les autres. Mais qu’est-ce que la souffrance, lorsqu’on en voit, à deux pas, la glorieuse issue ? Qu’est-ce que la souffrance, quand cette souffrance même devient la préparation la plus active de notre avenir de bonheur, quand chaque poids de douleur entraîne un poids de gloire infiniment excellente, quand chaque épine de la terre devient un fleuron de notre couronne des cieux ? — Il est vrai que la loi de mourir pèse encore sur nous. Le Chrétien meurt comme les autres. Mais s’il est déjà grand « parce qu’il sait qu’il meurt, » que sera-ce de savoir que même en mourant il ne meurt pas et de pouvoir s’écrier sur le tombeau vide du Christ : ô mort où est ton aiguillon ? ô sépulcre où est ta victoire ? Grâces à Dieu qui nous a donné la victoire par notre Seigneur Jésus-Christ ! Ah ! mes frères, remporter la victoire sur la mort, reine funèbre de ce monde de péché, n’est-ce pas être roi ? — Et si la mort est à nous parce qu’elle est vaincue, la vie aussi est à nous parce qu’elle a retrouvé son sens et sa destination véritable. Oui, la vie avec ses éléments variés et ses sphères sans nombre, science, affections, richesses, activité, jouissance ; le monde et les événements, les hommes et les choses, tout cela nous appartient, tout cela nous est ouvert comme à Dieu même ; de tout cela rien ne peut nous nuire, mais tout doit nous servir ! Tout est à vous, dit saint Paul aux fidèles de Corinthe, soit Paul, soit Apollos, soit Céphas, soit le monde, soit la vie, soit la mort… Tout est à vous ! Quelle royauté, mes frères ! — Et cette royauté appartient au plus chétif des enfants de Dieu. « Je leur ai donné, dit Jésus à son Père, la gloire que tu m’as donnée. » Il l’a donnée à ces bateliers de Génésareth, à ces péagers méprisés et à ces femmes perdues, il la donne aujourd’hui encore à l’ouvrier comme au prince de la terre, au charbonnier comme à l’homme de génie… Autant de Chrétiens, autant de rois ! — Cette royauté peut être méconnue ici-bas, honnie, raillée comme la royauté éternelle de Jésus-Christ fut raillée par Hérode et sa royauté d’un jour. Et cependant au fond de la conscience humaine, il est une voix qui la salue, qui l’honore, qui l’envie. Mais connue ou méconnue, respectée ou niée, un jour elle éclatera à tous les yeux. « Quand Christ qui est votre vie apparaîtra, chrétiens, vous paraîtrez avec lui en gloire, vous serez assis sur des trônes, jugeant les douze tribus d’Israël. » Et non seulement vous jugerez Israël, mais vous jugerez le monde, vous jugerez les anges, après avoir ici-bas jugé de tout et n’avoir été jugés de personne ! Encore une fois, mes frères, quelle royauté ! En connaissez-vous une aussi vaste, aussi haute !… En vérité, c’est la royauté des royautés ! Elle est si grande, elle est si prodigieuse… que le Chrétien serait le plus orgueilleux des hommes s’il n’en était le plus humble, et si Celui qui l’a fait roi, ne le faisait pas du même coup sacrificateur.
Oui, sacrificateur, car à quelle condition jouira-t-il de ces magnifiques privilèges ? A la condition de renoncer à toute sagesse propre pour ne vouloir que celle de Jésus-Christ, à toute justice propre pour ne vouloir que la justice de Jésus-Christ, à la condition de se sentir pauvre, misérable, aveugle et nu pour s’envelopper de la seule grâce de Jésus-Christ, c’est-à-dire à la condition de renoncer à soi-même, et d’accomplir ce sacrifice du moi orgueilleux et charnel, qui implique tous les autres sacrifices. C’est dans les détresses de la repentance qu’on saisit la joie ineffable du pardon. C’est dans les profondeurs de l’humilité qu’on reçoit la bonne nouvelle du salut. C’est quand on se courbe jusque dans la poussière aux pieds du Crucifié qu’on se relève roi !
Et ce sacrifice qui marque notre entrée dans la royauté Chrétienne, en demeure le caractère permanent et le fruit nécessaire. Nous sommes rois : mais est-ce pour nous élever, pour nous rechercher, pour nous satisfaire nous-mêmes ? Non, ce serait retomber dans cette indépendance et cet orgueil de la créature qui ont fait notre déchéance. Si nous sommes rois, c’est pour servir Dieu, pour le glorifier Lui seul, pour nous consacrer absolument à Lui, en nous arrachant à nous-même et au monde ; c’est pour régner à la manière de notre Maître, dont la royauté fut sainteté, charité, incessante offrande de lui-même à Dieu et aux hommes. Si nous sommes rois, c’est pour offrir chaque jour sur l’autel du Dieu saint un double sacrifice : celui de tout égoïsme, de tout orgueil, de toute impureté, de toute malice, de toute haine, de tous les éléments mauvais de la vie et du monde ; mais aussi celui de tout ce qui est bon et n’est point à rejeter, celui de tous nos biens légitimes, celui de tous les éléments purs de notre vie, dont nous devons faire hommage au Seigneur. Voilà le double sacrifice, le sacrifice sanglant ou d’immolation, et le sacrifice d’actions de grâce ou de prospérité, que le Chrétien présente chaque jour à son Dieu.
Et nous serait-il possible de le Lui refuser, mes chers frères ?… En présence de Celui qui souffre et meurt pour les péchés du monde, oserons-nous dire : je me couronne de ses dons, mais je veux garder ce péché qui a fait couler son sang !… Oserons-nous dire : je crois à ce Sauveur, je m’enveloppe de sa grâce, mais je lui refuse mon cœur et ma vie !… Oserons-nous dire seulement : il y a dans ce cœur une place, il y a dans cette vie une part que je lui refuse !… Impossible, mes frères, mais une divine logique nous fera crier avec saint Pierre : « Christ a porté nos péchés en son corps sur le bois afin qu’étant morts au péché nous vivions à la justice » et avec saint Paul : « Si un est mort pour tous, tous aussi sont morts afin que ceux qui vivent, ne vivent plus pour eux-mêmes mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour eux. »
A lui donc, Chrétiens, le sacrifice vivant et saint de tout notre être ! A lui cette intelligence à laquelle il est venu apporter la vérité et la lumière ! A lui ce cœur auquel il a rendu la paix, la joie et l’amour ! A lui cette volonté qu’il a arrachée à l’empire du péché et restituée à la glorieuse liberté des enfants de Dieu ! A lui cette vie, naguère désorientée, sans principe comme sans but, fleuve aux mille bras se perdant dans les sables, mais qui maintenant recueilli dans un lit profond, porte en un courant unique les ondes confondues de ses ruisseaux divers, dans le sein de Dieu et du monde invisible ! Oui, à Lui nos facultés, à Lui nos aspirations, à Lui nos affections, à Lui nos joies, à Lui nos peines, à Lui notre vie intime, notre vie de famille, notre vie publique ! A Lui tout ce que nous possédons et tout ce que nous sommes ! Tout est à vous, disait saint Paul aux Chrétiens de Corinthe. Achevons sa pensée : et vous à Christ, et Christ à Dieu !
Rois et sacrificateurs, mes frères, c’était la vocation de l’homme normal, c’est la vocation de l’homme nouveau. C’était le type conçu dans le plan primitif du Créateur, c’est le type restauré par Jésus-Christ. Rois et Sacrificateurs, voilà l’ordre, voilà l’harmonie ; voilà la double dignité du Chrétien. L’une l’élève, l’autre l’abaisse : l’une l’affranchit de tout joug terrestre, l’autre le place sous le seul joug légitime. L’une lui soumet le monde, l’autre le soumet lui-même et le monde avec lui au Maître suprême. L’une et l’autre font l’homme vrai, l’homme accompli, l’homme vraiment humain. Aussi l’apôtre saint Pierre les confond-il en une seule quand il dit à ses frères : Vous êtes la sacrificature royale. Sainte confusion ! glorieuse identité ! Vous êtes la sacrificature royale. Oui, dans une main le sceptre, dans l’autre l’encensoir d’or ; sur le front la couronne du roi et sous cette couronne le bandeau du sacrificateur sur lequel étaient écrits ces mots : Sainteté à l’Éternel, voilà le Chrétien !
Mais le monde tend toujours à séparer ce que Dieu a joint, et comme aux jours de la tentation première, il nous veut rois, mais il ne nous veut pas sacrificateurs. Il nous offre, selon nos situations diverses, des royautés sans sacrificature et il ne voit pas qu’elles sont par cela même, fausses, souillées, et périssables. Christ au contraire réunit toujours ces deux dignités et, nous investissant d’une royauté qui lui est propre, il ne répudie aucune des royautés d’ici-bas, mais il les transforme par la sacrificature en royautés pures, légitimes, et immortelles. Prenons des exemples. Commençons par la royauté proprement dite, ce privilège ou ce fardeau adjugé par la Providence à quelques élus d’ici-bas. La royauté, quel don de Dieu ! Commander à tout un peuple, le résumer en sa personne, se confondre avec lui dans une page de l’histoire… quel destin, quelle grandeur ! Mais quand cette grandeur sera-t-elle vraiment digne de ce nom, si ce n’est lorsque le roi de la terre sera sacrificateur au monarque des cieux ? Quel plus noble spectacle que celui d’un David courbant sa majesté empruntée devant la Majesté suprême ; d’un saint Louis illuminant son trône des rayons d’une piété dont nous déplorons les erreurs, mais dont nous admirons la ferveur et la sincérité ; d’un Gustave Adolphe préparant ses troupes par le chant d’un cantique à cette bataille de Lutzen dans laquelle il devait mourir et vaincre ! — Mais que celui qui tient le sceptre, oublie qu’il l’a reçu des mains de Dieu, pour la gloire de Dieu et pour le bien de ses peuples… Oh ! alors, voyez-vous la prévarication se proportionner à la hauteur du rang et à l’étendue du pouvoir ! Il me suffira de citer, non pas les noms maudits d’un Achab ou d’un Néron mais, tel prince de notre patrie trop aisément salué du titre de bon ou du titre de grand. Après quelques siècles écoulés, un juge se lève, il s’appelle l’Histoire. Il compulse, il étudie toutes les pièces du procès, et il révise plus d’une fois les arrêts des contemporains éblouis. Il montre ici, sous une bonté trop vantée, les qualités mais aussi les défauts les plus caractérisés de notre génie national, les mœurs et la conscience également faciles, et la foi d’une mère héroïque sacrifiée en plaisantant à un trône. Ailleurs, sous une grandeur qui est bien plus celle du siècle que celle du prince lui-même, d’indignes petitesses, tous les caprices de la volupté et de la tyrannie, sous la prospérité apparente la misère publique et tout l’effort d’un règne aboutissant à cet acte d’une politique insensée au nom de laquelle, dit un écrivain moderneb, « la France s’est arraché elle-même le cœur ou les entrailles par l’expulsion ou l’étouffement de près de deux millions de ses meilleurs citoyens ». Ainsi juge l’histoire… en attendant le jugement de Dieu. O rois de la terre, soyez sacrificateurs !
b – Edgard Quinet. Révolution française.
Il est d’autres royautés que celles qui siègent dans des palais et commandent à des armées. C’est une royauté que le génie. Qu’il se déploie dans le domaine des sciences et découvre les lois qui président au mécanisme des mondes, qu’il fasse vibrer la voix de l’orateur ou la lyre du poète, qu’il guide le ciseau du sculpteur ou le pinceau de l’artiste, qu’il fasse jaillir de l’âme inspirée d’un Mozart ou d’un Beethoven des torrents d’harmonie, le génie est un grand roi, dont l’empire n’a pas de frontières, et qui compte à travers tous les siècles et en toute nation autant de sujets qu’il y a de cœurs dignes de le comprendre. Mais quand le diadème du génie jette-t-il son éclat le plus pur, si ce n’est lorsqu’il s’incline devant Dieu et lui donne gloire ? A qui appartient le sceptre dans le monde de la science ? N’est-ce pas à un Newton, à un Kepler, qui s’humiliaient devant Dieu, à proportion qu’il daignait leur expliquer ses secrets ? Quels écrivains, quels orateurs, quels poètes auront vraiment honoré leur génie, recueilleront non pas les applaudissements éphémères d’une génération ou d’un siècle, mais l’admiration reconnaissante de l’humanité et seront trouvés toujours grands, toujours beaux, à mesure que l’humanité grandira elle-même en se pénétrant de plus en plus de l’élément divin ? Ceux qui, fidèles à une inspiration supérieure auront propagé la sainte flamme du vrai, du beau et du bien, soutenu toutes les nobles causes, rappelé aux hommes le ciel et Dieu par leurs pieux élans ou tout au moins par leurs douloureux soupirs, — ou bien ces génies égarés qui, destinés à porter la lumière, n’ont fait que des ténèbres dans les âmes, et ces auteurs frivoles et charnels qui n’ont su qu’enchaîner l’homme à la terre et voiler devant lui les horizons célestes ? Quels artistes auront le privilège d’émouvoir à toujours les générations humaines et d’exciter au fond des âmes la noble sensation du beau dans toute sa pureté ? Ceux qui, simples copistes du monde de la matière, auront encouragé le culte des sens et l’oubli de l’invisible — ou ceux qui auront incarné dans le marbre ou sur la toile une pensée supérieure, un sentiment qui nous transporte, un idéal qui nous reflète Dieu et nous rapproche de Lui ?…. Ah ! qu’il nous serait facile, si la dignité de cette chaire nous permettait de discuter ici des noms modernes, d’opposer poète à poète, écrivain à écrivain, artiste à artiste, et quelquefois un même poète, un même artiste à lui-même, pour prouver que sur le trône du génie, pour être roi il faut être sacrificateur.
C’est une royauté que la fortune. De combien de difficultés elle nous affranchit, de combien de servitudes elle nous rachète ! Quels moyens d’influence, quel ascendant elle nous procure ! Et si le propre de la fortune, comme l’a dit Pascal, est de se répandre en libéralités, quelle carrière digne d’envie elle ouvre à l’âme généreuse ! Pauvres secourus, orphelins recueillis, asiles ouverts à toutes les infortunes, bibles répandues, églises fondées, temples s’élevant de toutes parts, missionnaires jetés sur toutes les plages ; charité chrétienne, surabondant comme la grâce de Dieu là où ont abondé le péché et la souffrance, dites-nous les bénédictions de la richesse sanctifiée ! — Mais placez cette même fortune dans des mains infidèles, et voici la fureur d’amasser ou celle de jouir, voici les satisfactions de la chair et les duretés de l’égoïsme, voici l’envie et la haine du pauvre répondant à l’orgueil et à l’insensibilité du riche, voici sur la terre un homme qui se « revêt de pourpre et de fin lin et se traite magnifiquement tous les jours, » tandis que Lazare est couché à sa porte avec sa faim et ses ulcères…. et là-bas, de l’autre côté du voile, ce prodigieux renversement des rôles et cet abîme d’infortune dans lequel on ose à peine regarder…. O riches, comprenez vos privilèges et vos devoirs ! ô rois de la fortune, soyez sacrificateurs !
Mes frères, quelle que soit notre condition ici-bas, nous pouvons la transformer, par une pieuse consécration au Dieu de l’Évangile, en une condition royale ! Si à défaut de la fortune nous avons l’aisance ou tout au moins le strict nécessaire : si à défaut du génie ou de la science, nous possédons les clartés d’une saine raison et d’une conscience droite ; si à défaut de l’empire sur une nation, nous exerçons une charge modeste dans l’État ou dans l’Église, ou la simple autorité d’un chef de famille, mettons aux pieds de Jésus-Christ cette aisance, cet emploi modeste, ce simple bon sens, cette humble influence dans une humble sphère ; soyons sacrificateurs, et nous serons rois ! Sacrificateurs et rois, je le déclare au terme comme au début de ce discours, ce sont là les deux titres que Dieu veut pour chacun de nous. Point de royauté qui ne doive se transformer en une humble sacrificature ! Point de sacrificature qui ne puisse s’élever à une royauté !
Un jour le prophète Samuel, cherchant de la part de Dieu un nouveau roi pour son peuple, et tenant en main la corne de l’onction, se rend dans la petite ville de Bethléem, dans la demeure du vieil Isaï. Celui-ci fait comparaître successivement devant, le prophète ses sept fils, grands et beaux… Sont-ce là tous tes enfants ? lui dit Samuel. Isaï répond : « Il reste encore le plus petit, mais voici, il paît les brebis… » Et c’est sur le front du jeune berger David que coula l’huile sacrée.
Mes frères, l’Esprit de Dieu, nouveau Samuel, veut sacrer aujourd’hui non pas un roi, mais autant de rois qu’il y a dans ce temple d’âmes immortelles. Mais sur qui descendra l’onction sainte ? Sur celui qui, se courbant le plus bas dans le sentiment de ses péchés, acceptera avec la simplicité d’un enfant la grâce de Dieu en Jésus-Christ et lui répondra par le don joyeux de son cœur et de sa vie. Celui-là (et plaise à Dieu que ce soit toi, mon frère, que ce soit toi, ma sœur, que ce soit chacun de ceux qui sont assis dans ce temple), celui-là s’en retournera roi et sacrificateur dans sa maison terrestre…. en attendant de ceindre, dans les demeures éternelles, une couronne plus glorieuse…. mais pour la jeter avec une humilité plus profonde au pied du trône de Dieu et de l’Agneau, et pour chanter d’une bouche purifiée l’immortel cantique :
A celui qui nous a aimés et qui nous a lavés de nos péchés par son sang, et qui nous a faits rois et sacrificateurs, à Dieu son père, à lui soient la gloire et la force aux siècles des siècles ! Amen.